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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/52

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Continuation des miracles aduenuz par les Decretales.

Chapitre LII.


Voicy (diſt Panurge) qui dict d’orgues. Mais i’en croy le moins que ie peuz. Car il me aduint vn iour à Poictiers ches l’Ecoſſoys docteur Decretalipotens[1] d’en lire vn chapitre, le Diable m’emport, ſi à la lecture d’icelluy ie feuz tant conſtipé du ventre, que par plus de quatre, voyre cinq iours ie ne fiantay qu’vne petite crotte. Sçauez vous quelle ? Telle, ie vous iure, que Catulle[2] dict eſtre celles de Furius ſon voiſin.

En tout vn an tu ne chie dix crottes
Et ſi des mains tu les briſes & frottes,
Ia n’en pourras ton doigt fouiller de erres.
Car dures ſont plus que febues & pierres.

Ha, ha (diſt Homenaz) Inian mon amy vous, par aduenture, eſtiez en eſtat de peché mortel. Ceſtuy là (diſt Panurge) eſt d’vn aultre tonneau.

Un iour (diſt frere Ian) ie m’eſtoys à Seuillé torché le cul d’vn feuiellet d’vnes meſchantes Clementines, les quelles Ian Guymard noſtre recepueur auoit iecté au preau du cloiſtre, ie me donne à tous les Diables, ſi les rhagadies & hæmorrutes ne m’en aduindrent ſi tres horribles, que le paouure trou de mon clous bruneau en feut tout dehinguandé. Inian, diſt Homenaz, ce feut euidente punition de Dieu, vengeant le peché qu’auiez faict incaguant ces ſacres liures, les quelz doibuiez baiſer & adorer, ie diz d’adoration de latrie, ou de hyperdulie, pour le moins. Le Panormitan n’en mentit iamais.

Ian Chouart (diſt Ponocrates) à Monſpellier auoit achapté des moines de ſainct Olary vnes belles Decretales eſcriptes en beau & grand parchemin de Lamballe, pour en faire des Velins pour batre l’or. Le malheur y feut ſi eſtrange, que oncques piece n’y feut frappee, qui vint à profict. Toutes feurent dilacerees & eſtrippees. Punition, diſt Homenaz, & vengeance diuine.

Au Mans (diſt Eudemon) François Cornu apothecaire auoit en cornetz empoicté vnes Extrauaguantes frippees, ie deſaduoue le Diable, ſi tout ce qui dedans feut empacqueté, ne feut ſus l’inſtant empoiſonné, pourry, & guaſté : encent, poyure, gyrofle, cinnamone, ſaphran, cire, eſpices, caſſe, reubarbe, tamarins : generalement tout, drogues, guogues, & ſenogues. Vangeance (diſt Homenaz) & diuine punition. Abuſer en choſes prophanes de ces tant ſacres eſcriptures.

A Paris (diſt Carpalim) Groignet couſturier auoit emploicté vnes vieilles Clementines en patrons & meſures. O cas eſtrange. Tous habillemens taillez ſus telz patrons, & protraictz ſus telles meſure, feurent guaſtez & perduz : robbes, cappes, manteaulx, ſayons, iuppes, cazaquins, colletz, pourpoinctz, cottes, gonnelles, verdugualles. Groignet cuydant tailler vne cappe, tailloit la forme d’vne braguette. En lieu d’vn ſayon tailloit vn chapeau à prunes ſuccees. Sus la forme d’vn cazaquin tailloit vne aumuſſe. Sus le patron d’vn pourpoinct tailloit la guiſe d’vne paele. Ses varletz l’auoir couſue, la deſchicquetoient par le fond. Et ſembloit d’vne paele à fricaſſer chaſtaignes. Pour vn collet faiſoit vn brodequin. Sur le patron d’vne verdugualle tailloit vne barbutte. Penſant faire vn manteau faiſoit vn tabourin de Souiſſe. Tellement que le paouure home par iuſtice feut condemné à payer les eſtoffes de tous ſes challans : & de præſent en eſt au ſaphran. Punition (diſt Homenaz) & vengeance diuine. A Cahuzac (diſt Gymnaſte) feut pour tirer à la butte partie faicte entre les ſeigneurs d’Eſtiſſac, & vicomte de Lauſun. Perotou auoit depecé vnes demies Decretales du bon canonge. La carte[3], & des feueilletz auoit taillé le blanc pour la butte. Ie me donne, ie me vends, ie me donne à trauers tous les Diables, ſi iamais harbaleſtier du pays (les quelz ſont ſupellatifz en toute Guyenne) tira traict dedans. Tous feurent couſtiers. Rien du blanc ſacroſainct barbouillé ne feut, depucellé, ne entommé. Encores Sanſornin l’aiſné qui guardoit les guaiges, nous iuroit Figues dioures[4] (ſon grand ſerment) qu’il auoit veu apertement, viſiblement, manifeſtement le paſadouz[5] de Carquelin droict entrant dedans la grolle au milieu du blanc, ſus le poinct de toucher & s’enfoncer s’eſtre eſcarté loing d’vne toiſe couſtier vers le fournil. Miracle (s’eſcria Homenaz) miracle, miracle. Clerice[6], eſclaire icy. Ie boy à tous. Vous me ſemblez vrays Chriſtians. A ces motz les filles commencerent ricaſſer entre elles. Frere Ian hanniſſoit du bout du nez comme preſt à rouſſiner, ou baudouiner pour le moins, & monter deſſus, comme Herbault ſus paouures gens. Me ſemble diſt Pantagruel) que en telz blancs l’on euſt contre le dangier du traict plus ſceurement eſté, que ne feut iadis Diogenes. Quoy ? demanda Homenaz. Comment ? Eſtoit il Decretaliſte ? C’eſt (diſt Epiſtemon retournant de ſes affaires) bien rentré de picques noires. Diogenes, reſpondit Pantagruel, vn iour s’eſbatre voulent viſita les archiers qui tiroient à la butte. Entre iceulx vn eſtoit tant ſaultier, imperit, & mal à droict, que lors qu’il eſtoit en ranc de tirer, tout le peuple ſpectateur s’eſcartoit de paour d’eſtre par luy feruz. Diogenes l’auoir vn coup veu ſi peruerſement tirer que ſa fleche tomba plus d’vn trabut loing de la butte, au ſecond coup le peuple loing d’vn couſté & d’aultre s’eſcartant, accourut & ſe tint en pieds iouxte le blanc : affermant ceſtuy lieu eſtre le plus ſceur. & que l’archier plus touſt feriroit tout aultre lieu, que le blanc : le blanc ſeul eſtre en ſceureté du traict. Vn paige (diſt Gymnaſte) du ſeigneur d’Eſtiſſac nommé Chamouillac, aperceut le charme. Par ſon aduis Perotou changea de blanc, & y employa les papiers du proces de Pouillac. Adoncques tirerent treſbien les vns & les aultres.

A Landerouſſe (diſt Rhizotome) es nopces de Ian Delif feut le feſtin nuptial notable & ſumptueux, comme lors eſtoit la couſtume du pays. Apres ſoupper feurent iouees pluſieurs farces, comedies, ſornettes plaiſantes : feurent danſees pluſieurs Moresques aux ſonnettes & timbous : feurent introduictes diuerſes ſortes de masques & momeries. Mes compaignons d’eſchole & moy pour la feſte honorer à noſtre pouoir (car au matin nous tous auions eu de belles liurees blanc & violet) ſus la fin feiſmes vn barboire ioyeulx auecques force coquilles de ſainct Michel, & belles cacquerolles de limaſſons. En faulte de Colocaſie, Bardane, Perſonate & de papier : des feueilletz d’vn vieil Sixieſme, qui là eſtoit abandonné, nous feiſmes nos faulx viſaiges, les deſcouppans vn peu à l’endroict des œilz, du nez, & de la bouche. Cas merueilleux. Nos petites caroles & pueriles eſbatemens acheuez, houſtans nos faulx viſaiges appareumes plus hideux & villains que les Diableteaux de la paſſion de Doué : tant auions les faces guaſtées aux lieux touchez par les dictz feueilletz. L’vn y auoit la picote, l’aultre le tac, l’aultre la verolle, l’aultre la rougeolle, l’aultre gros froncles. Somme celluy de nous tous eſtoit le moins bleſſé, à qui les dens eſtoient tombees. Miracle (s’eſcria Homenaz) miracle. Il n’eſt, diſt Rhizotome, encores temps de rire. Mes deux ſœurs, Catharine, & Renee auoient mis dedans ce beau Sixieſme, comme en preſſes (car il eſtoit couuert de groſſes aiſſes, & ferré à glaz) leurs guimples, manchons, & collerettes ſauonnees de frays, bien blanches, & empeſees. Par la vertus dieu. Attendez, diſt Homenaz, du quel Dieu entendez vous ? Il n’en eſt qu’vn, reſpondit Rhizotome. Ouy bien, diſt Homenaz, es cieulx. En terre n’en auons nous vn aultre. Arry auant, diſt Rhizotome, ie n’y penſois par mon ame plus. Par la vertus doncques du Dieu Pape terre, leurs guimples, collerettes, bauerettes, couurechefz, & tout aultre linge y deuint plus noir qu’vn ſac de charbonnier. Miracle (s’eſcria Homenaz) Clerice[7], eſclaire icy : & note ces belles hiſtoires. Comment (demanda frere Ian) dict on doncques.

Depuys que Decretz eurent ales[8],
Et genſdarmes portent males,
Moines allerent à cheual,
En ce monde abonda tout mal.

Ie vous entens, diſt Homenaz. Ce ſont petitz Quolibetz des Hereticques nouueaulx.


  1. L’Ecoſſoys docteur Decretalipotens. « Ce doit être, dit Burgaud des Marets, Robert Irland, d’une des plus anciennes maisons d’Écosse, qui s’établit en France vers 1492, obtint en 1502 une chaire de droit à l’université de Poitiers, et mourut le 15 février 1561, après avoir professé avec beaucoup d’éclat pendant soixante ans, et compté parmi ses élèves Éghinaire, Baron, Roaldès, Hurault de Cheverny, Achille de Harlay, etc. »
  2. Catulle. Poèmes, XXIII, Ad Furium.

    Nec toto decies cacas in anno,
    Atque id durius est faba et lapillis :
    Quod tu si manibus teras fricesque,
    Non unquam digitum inquinare possis.

  3. Perotou auoit depecé vnes demies Decretales du bon canonge. La carte… Ce passage est assez obscur. Le Duchat explique canonge ou canonnage par « beau grand papier ; » ce qui n’éclaircit rien. Burgaud des Marets, qui semble plus près de la vérité, supprime, dans sa seconde édition, le point après canonge, et trouve ici un « bon chanoine La carte, » sur lequel, du reste, il n’a aucun renseignement à nous donner.
  4. Figues dioures. « Figues d’or, » dans le langage de Cahusac.
  5. Le paſadouz. « La flèche. »
  6. Clerice. Voyez ci-dessus, p. 296, note sur la l. 19 de la p. 448.*
    * Clerice. Vocatif du mot latin clericus, « clerc. » Il forme une sorte de jeu de mots avec eſclaire icy, qui suit.
  7. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : aucun texte n’a été fourni pour les références nommées Cleric
  8. Depuys que Decretz eurent ales. Jeu de mots sur les décrétales et les décrets auxquels les ailes ont poussé, qui sont en pleine vigueur : Du Fail fait dire à Eutrapel (t. II, p. 50) : « L’Ordonnance defendante n’accompagner les ſergens, n’auoit point encore d’ailes. » — Quant aux males des gens d’armes, elles eurent pour résultat funeste de faciliter leurs déprédations ; mais c’est seulement depuis peu que, par le progrès de toutes choses, elles se sont transformées en fourgons et en trains de bagages. Ce dicton satirique a été bien souvent cité, quelquefois avec certaines variantes. Henri Estienne, dans son Apologie pour Hérodote (c. XXXIX, t. I, p. 300), lui donne un vers de plus :

    Depuis que decrets eurent ales,
    Et que les dez vindrent ſur tables,
    Et gendarmes porterent males,
    Moines allerent à cheual,
    Au monde n’y a eu que mal.