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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/54

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Comment Homenaz donna à Pantagruel des poires de
bon Chriſtian.


Chapitre LIIII.


Epistemon, frere Ian, & Panurge voyans ceſte faſcheuſe cataſtrophe, commencerent au couuert de leurs ſeruiettes crier, Myault, myault, myault, faignans ce pendent de s’eſſuer les œilz, comme s’ilz euſſent ploré. Les filles feurent bien apriſes, & à tous præſenterent pleins hanatz de vin Clementin, auecques abondance de confictures. Ainſi feut de nouueau le bancquet reſiouy. En fin de table Homenaz nous donna grand nombre de groſſes & belles poyres, diſant. Tenez amis. Poires ſont ſingulieres : les quelles ailleurs ne trouuerez. Non toute terre porte tout.[1] Indie ſeule porte le noir Ebene. En Sabee prouient le bon encent. En l’iſle de Lemnos la terre Sphragitide[BD 1]. En ceſte iſle ſeule naiſſent ces belles poires. Faictez en, ſi bon vous ſemble, pepinieres en vos pays.

Comment, demanda Pantagruel, les nommez vous ? Elles me ſemblent treſbonnes, & de bonne eau. Si on les cuiſoit en Caſſerons par quartiers auecques vn peu de vin & de ſucre, ie penſe que ſeroit viande treſſalubre tant es malades, comme es ſains. Non aultrement, reſpondit Homenaz. Nous ſommes ſimples gens, puys qu’il plaiſt à Dieu. Et appellons les figues, figues[2] : les prunes, prunes : & les poires, poires. Vrayement, diſt Pantagruel, quand ie ſeray en mon meſnaige (ce ſera, ſi Dieu plaiſt, bien touſt) i’en aſſieray & hanteray en mon iardin de Touraine ſus la riue de Loyre, & ſeront dictes poires de bon Chriſtian. Car oncques ne veiz Chriſtians meilleurs que ſont ces bons Papimanes. Ie trouueroys (diſt frere Ian) auſſi bon qu’il nous donnaſt deux ou troys chartees de ſes filles. Pourquoy faire ? demandoit Homenaz. Pour les ſaigner, reſpondit frere Ian, droict entre les deux gros horteilz auecques certains piſtolandiers de bonne touche. En ce faiſant ſus elle nous hanterions des enfans de bon Chriſtian, & la race en nos pays multiplieroit : es quelz ne ſont mie trop bons. Vraybis (reſpondit Homenaz) non ferons, car vous leurs feriez la follie aux guarſons : ie vous congnoys à voſtre nez[3], & ſi ne vous auoys oncques veu. Halas, halas, que vous eſtes bon filz. Vouldriez vous bien damner voſtre ame ? Nos Decretales le defendent. Ie vouldroys que les ſceuſſiez bien. Patience, diſt frere Ian. Mais, ſi tu non vis dare, præſta queſumus[4]. C’eſt matiere de breuiaire. Ie n’en crains home portant barbe, feut il docteur de Chryſtallin (ie diz Decretalin) à triple bourlet.

Le dipner paracheué, nous prinſmes congié de Homenaz, & de tout le bon populaire, humblement les remercyans, & pour retribution de tant de biens, leurs promettans que venuz à Rome ferions auecques le Pere ſainct tant qu’en diligence il les iroyt veoir en perſone. Puys retournaſmes en noſtre nauf. Pantagruel par liberalité & recongnoiſſance du ſacre protraict Papal, donna à Homenaz neuf pieces de drap d’or frizé ſus frize, pour eſtre appouſees au dauant de la feneſtre ferree : feiſt emplir le tronc de la reparation & fabricque tout de doubles eſcuz au ſabot[5] : & feiſt deliurer à chaſcune des filles, les quelles auoient ſeruy à table durant le dipner, neuf cent quatorze ſalutz d’or[6], pour les marier en temps oportun.


  1. Terre ſphragitide. terra ſigillata eſt nommee des Apothecaires
  1. Non toute terre porte tout.

    Nec vero terræ ferre omnes omnia possunt.
    ......Sola India nigrum
    Fert ebenum, solis est thurea virga Sabæis.

    (Virgile, Géorgiques, II, 109-116)
  2. Appellons les figues figues. παρρησίας ϰαὶ ὰληθείας φίλος, ὡς ὁ Κομιϰος φηοι, τα σῦϰα σῦϰα… ονομάσων (Lucien, Comment on doit écrire l’histoire, 41)

    J’appelle un chat un chat…

  3. Ie vous congnoys à voſtre nez. Voyez ci-dessus, p. 140, note sur la l. 2 de la p. 151.*
  4. Si… queſumus. « Si tu ne veux donner, prête, nous t’en prions. »
  5. Eſcuz au ſabot. Suivant Le Duchat, Rabelais les nomme ainsi parce que les fleurs de lys y étaient semées « dans un écuſſon preſque triangulaire & de la figure, à peu près, de cette forte de toupie qu’on nomme ſabot. »
  6. Salutz d’or. Voyez ci-dessus, p. 145, la note sur la l. 9 de la p. 171.* Les commentateurs font remarquer que si Pantagruel donne aux filles à marier des pièces de monnaie représentant la salutation angélique, c’est pour leur promettre ce que l’ange annonçait à la vierge Marie.