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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/55

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Comment en haulte mer Pantagruel ouyt diuerſes
parolles degelees[1].


Chapitre LV.


En pleine mer nous banquetant, gringnotans, diuiſans, & faiſans beaulx diſcours, Pantagruel ſe leua & tint en pieds pour diſcouurir à l’enuiron. Puys nous diſt. Compaignons, oyez vous rien ? Me ſemble, que ie oy quelques gens parlans en l’air, ie n’y voy toutesfoys perſonne. Eſcoutez. A ſon commandement nous feuſmes attentifz, & à pleines aureilles humions l’air comme belles huytres en eſcalle, pour entendre ſi voix ou ſon aulcun y ſeroit eſpars : & pour rien n’en perdre à l’exemple de Antonin l’Empereur, aulcuns oppouſions nos mains en paulme darriere les aureilles. Ce neanmoins proteſtions voix quelconques n’entendre. Pantagruel continuoit affermant ouyr voix diuerſes en l’air tant de homes comme de femmes, quand nous feut aduis, ou que nous les oyons pareillement, ou que les aureilles nous cornoient. Plus perſeuerions eſcoutans, plus diſcernions les voix, iusques à entendre motz entiers. Ce que nous effraya grandement, & non ſans cauſe, perſonne ne voyans, & entendens voix & ſons tant dizers, d’homes, de femmes, d’enfans, de cheuaulx : ſi bien que Panurge s’eſcria. Ventre bieu eſt ce mocque ? nous ſommes perdus. Fuyons. Il y a embuſche au tour. Frere Ian es tu là mon amy ? Tien toy pres de moy ie te ſupplyu ? As tu ton bragmart ? Aduiſe qu’il ne tienne au fourreau. Tu ne le deſrouille poinct à demy. Nous ſommes perduz. Eſcoutez : ce ſont par Dieu coups de canon. Fuyons. Ie ne diz de piedz & de mains, comme diſoit Brutus[2] en la bataille Pharſalicque, ie diz à voiles & à rames. Fuyons. Ie n’ay poinct de couraige ſus mer. En caue & ailleurs i’en ay tant & plus. Fuyons. Sauluons nous. Ie ne le diz pour paour que ie aye. Car ie ne crains rien fors les dangiers. Ie le diz touſiours. Auſſi diſoit le Franc archier de Baignolet[3]. Pourtant n’hazardons rien, à ce que ne ſoyons nazardez. Fuyons. Tourne viſaige. Vire la peaultre filz de putain. Pleuſt à Dieu que præſentement ie feuſſe en Quinquennoys à peine de iamais ne me marier. Fuyons, nous ne ſommes pas pour eulx. Ilz ſont dix contre vn, ie vous en aſceure. D’aduentaige ilz ſont ſus leurs fumiers, nous ne congnoiſſons le pays. Ilz nous tueront. Fuyons, ce ne nous ſera deſhonneur. Demoſthenes diſt que l’home fuyant combatra de rechief[4]. Retirons nous pour le moins. Orche, poge, au trinquet, aux boulingues. Nous ſommes mors. Fuyons, de par tous les Diables, fuyons. Pantagruel entendent l’eſclandre que faiſoit Panurge, diſt. Qui eſt ce fuyart là bas ? Voyons premierement quelz gens ſont. Par aduenture ſont ilz noſtres. Encores ne voy ie perſone. Et ſi voy cent mille à l’entour. Mais entendons. I’ay leu[5] qu’vn Philoſophe nommé Petron eſtoyt en ceſte opinion que feuſſent pluſieurs mondes ſoy touchans les vns les aultres en figure triangulaire æquilaterale, en la pate & centre des quelz diſoit eſtre le manoir de Verité, & le habiter les Parolles, les Idees, les Exemplaires & protraictz de toutes choſes paſſees, & futures : autour d’icelles eſtre le Siecle. Et en certaines annees par longs interualles, part d’icelles tomber ſus les humains comme catarrhes, & comme tomba la rouſee ſus la toizon de Gedeon : part là reſter reſeruee pour l’aduenir, iuſques à la conſommation du Siecle. Me ſouuient auſſi que Ariſtoteles maintient les parolles de Homere eſtre voltigeantes, volantes[6], mouentes, & par conſequent animees. D’aduentaige Antiphanes[7] diſoit la doctrine de Platon es parolles eſtre ſemblable lesquelles en quelque contree on temps du fort hyuer lors que ſont proferees, gelent & glaſſent à la froydeur de l’air, & ne ſont ouyes. Semblablement ce que Platon enſeignoyt es ieunes enfans, à peine eſtre d’iceulx entendu, lors que eſtoient vieulx deuenuz. Ores ſeroit à philoſopher & rechercher ſi forte fortune icy ſeroit l’endroict, on quel telles parolles degelent. Nous ſerions bien eſbahiz ſi c’eſtoient les teſte & lyre de Orpheus. Car apres que les femmes Threiſſes eurent Orpheux mis en pieces, elles iecterent la teſte & la lyre dedans le fleuue Hebrus. Icelles par ce fleuue deſcendirent en la mer Pontiq iuſques en l’iſle de Leſbos, touſiours enſemble ſus mer naigeantes. Et de la teſte continuellement ſortoyt vn chant lugubre, comme lamentant la mort de Orpheus : la lyre à l’impulſion des vents mouuens les chordes accordoit harmonieuſement auecques le chant. Reguardons ſi les voirons cy autour.


  1. Parolles degelees. L’histoire des paroles gelées, puis dégelées, n’est pas de l’invention de Rabelais. Nous tenons de lui-même qu’elle remonte à Antiphanes (Voyez ci-dessous, note sur la l. 13 de la p. 465*). Il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours, comme le fait La Monnoye (Ménagiana, t. III, p. 448), au Cortiglano de Balthazar de Castillon, publié chez les Aide en 1528 et traduit en français en 1537, et dont un récit du IIe livre renferme une fiction analogue. Il est encore plus inutile de rapporter tout au long, pour les comparer au texte de Rabelais, deux apologues de Cœlius Calcagninus (Ferrare, 1544) intitulés, l’un : Voces frigoris vi congelatæ, et l’autre : Voces frigore concretæ, dont le second n’est qu’une simple paraphrase des paroles d’Antiphanes.
    * Parolles… volantes. Ἔπεα πτερὁεντα.
  2. Comme diſoit Brutus. Brutus disait au contraire (Plutarque, Marcus Brutus, 63) : « Il s’en fault fouir voirement… mais c’eſt auec les mains, & non pas auec les pieds. » C’est-à-dire : il faut éviter la mort en combattant.
  3. Le Fran archier de Baignolet. Voyez ci-dessus, p. 284, la note sur la l. 16 de la p. 354.*
    * Ne crains rien que les dangiers. Panurge dit encore plus loin (p. 464) : « Ie ne crains rien fors les dangiers. Ie le diz touſiours. Auſſi diſoit le Fran archier de Baignolet. »

    Ie ne craignois que les dangers.

    (Villon, Le Monologue du franc-archier)
  4. L’home fuyant combatra de rechief. Ἀνήρ ὀ φεύγων ϰαί πάλιν μαχήσεται. (Aulu-Gelle, XVII, 21)
  5. I’ay leu. Dans Plutarque, Des oracles qui ont ceſſé, 35.
  6. Parolles… volantes. Ἔπεα πτερὁεντα.
  7. Antiphanes. Plutarque, Sur les progrès dans la vertu, 15.