Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 5

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 36-49).





CHAPITRE V



DU CONSEIL QUE TINT DE LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX QU’IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS.



Pourquoy sont si contentes les dames
quand on leur dit que les autres dames
font l’amour comme elles ? — Pour ce
que leur faute s’amoindrit.

Questions diverses et responces d’icelles. — 1617.


Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures avaient sonné à toutes les horloges, et avant que le dernier coup n’eût fait vibrer le dernier timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait déjà la grande salle à pas méthodiques et déterminés.

Toutes les femmes s’éveillèrent à regret. La plupart, se retournant avec un soupir maussade, essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais sans espoir qu’on le leur permît.

— Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l’heure du réveil. Le droit de dormir ne vous appartient plus. Debout ! Debout !

— Non… zut !… firent des voix suppliantes.

— Rien ne sert de lutter contre le règlement, dit Taxis. L’Écriture nous enseigne : « Il y a temps pour tout sous les cieux, un temps pour naître et un temps pour mourir ; un temps pour tuer et un temps pour guérir ; un temps pour abattre et un temps pour bâtir[1]. » Il y a un temps pour rêver et un temps pour vivre : debout !

S’arrêtant, il examina un coin tout encombré de corps longs et las.

— Ah fit-il impatienté, il règne ici un désordre scandaleux. Dès ce soir, je veux assigner à chacune de Vos Majestés une place rigoureuse et invariable dont il ne lui appartiendra pas de s’écarter à l’heure de la sieste.

Un murmure bruyant s’éleva, aussitôt dompté par un regard plein de menaces :

— Silence ! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées d’abord par des considérations d’hygiène, de police et de décence ; mais ne le fussent-elles point qu’elles seraient encore selon la sagesse, car il est écrit : « Tu vivras par les lois et par les ordonnances[2]. » Ce qui est élu par la fantaisie est exécrable ; ce qui est conçu par l’autorité est judicieux. Ainsi doit s’exprimer une voix saine, stricte et droite.

— Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser choisir ? Moi, j’aime mieux dormir sur une natte et ma sœur sur un tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir à personne et nous en serons désolées.

— Il n’importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L’autorité le sait pour vous et vous le donne à votre insu, malgré vous, c’est là son rôle.

— Quand personne ne la réclame ?

— L’autorité s’exerce. Elle ne défère point. Elle seule discute son droit, limite son domaine et décide son action.

— Au nom de qui ?

— Au nom des principes.

Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac où restaient couchées les deux amies languissantes :

— Je vois, dit-il, par cet exemple, qu’il est urgent de légiférer, puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signalé tout ce qu’une telle attitude offre d’incorrect et de pernicieux ? Vous ne tenez nul compte de mes opinions. C’est bien. J’établirai la règle jusque-là.

Mais l’une des apostrophées laissa tomber un bras faible hors du hamac qui pencha, et comme elle était juive, elle sut lui répondre :

— Il est écrit monsieur « Si deux couchent ensemble, ils auront chaud. Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle[3] ? » Ce que la Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici ?

— Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous connaissez si bien l’Ancien Testament, vous feriez mieux d’y choisir des textes d’un sens plus clair et…

— Oh ! c’est très clair.

— … Et moins sujets à controverses. Où vous ne voyez qu’une phrase concrète et brutale, l’exégète voit un sens mystique dont la hauteur échappe à votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais recommandé de ne jamais dormir deux à deux afin d’éviter les occasions de vous égarer en certaines démences que je ne suis pas autorisé par le Roi lui-même à vous interdire, mais que je déclare néanmoins, de mon chef, abominables.

— Cela n’est pas interdit par le Pentateuque.

— Parce qu’on n’a pas osé prévoir une aberration si profonde.

— Oh ! on en a prévu de bien plus singulières… On les a prévues toutes, excepté celle-là. Laissez-nous penser qu’on la permettait.

— Elle n’existait point.

— Comment dites-vous ? Elle n’existait point ?… Ah ! cher monsieur !… vous êtes inimitable !

Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer, quand une autre infraction le fit bondir ailleurs.

— Des bonbons ? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant ? Des bonbons à quatre heures dix ! Le goûter ne commence qu’à cinq heures. Cela est imprimé dans l’Emploi du Temps. Défense absolue de prendre aucune espèce de nourriture en dehors des repas. J’ai le regret d’informer Votre Majesté qu’elle sera privée de promenade au parc durant quatre jours à dater de demain.

Il s’élança de nouveau plus loin.

— Même châtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture n’est permise qu’à cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil, toilette et entretiens, vous devriez le savoir.

La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de la licence que le Roi entendait laisser à ses femmes en matière de tenue et de discours, elle s’approcha en souriant :

— N’appréhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de votre personne, car je me mettrais dans le cas d’être punie de nouveau ; mais je sais à quel point la pudeur vous est chère ; aussi vais-je l’enfreindre sous vos propres yeux impunément, monsieur le Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite imagination.

— Madame…

— Préparez-vous. J’ai daigné vous avertir.

Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula d’horreur vers le mur…

— Madame… par pitié…

— Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous ainsi ?

— Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d’enfer et de damnation vous jetez votre âme éternelle !

— Hélas, non ! dit la jeune femme.

Elle ajouta même :

— Je continue.

Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et sereine luxure dont la flamme léchait à chaque mot toutes les âmes de la multitude, n’en put souffrir davantage. Il s’enfuit dans le vent du scandale.

Une acclamation salua son éclipse : au même instant Pausole se montrait, et se croyant la cause d’une si touchante allégresse, le bon Roi s’inclina, comblé.



La même ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant bruyante ; mais la lumière basse du soleil couchant y soufflait des nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre où montaient des poussières. Les femmes apparaissaient vêtues de gaze d’or. Il y en avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D’autres, couchées sur les nattes, semblaient peintes des pieds à la tête comme des émaux sous les flammes.


Pausole ne s’arrêta guère à des contemplations que les circonstances ne comportaient point.

Il s’étendit sur un divan, et les sept Reines désignées à ses tendresses de la semaine l’entourèrent aussitôt d’une sympathie agitée qui n’allait pas sans bavardage.

— Eh bien ?

— Comment donc !

— Quelle nouvelle !

— Qui l’eût dit ?

— Ce n’est pas possible !

— Et que s’est-il passé ?

— Nous ne savons rien !

— En est-on bien sûr ?

— Dit-on avec qui ?

— Êtes-vous sur leur piste ?

— Où sont-ils cachés ?

Le Roi haussa les épaules.

— Je n’en sais pas plus que vous.

— Mais qu’a-t-on décidé ?

— On ne peut rien décider aujourd’hui ; ce serait absurde.

— Pourquoi ?

— Parce que les plans irréfléchis déterminent les pires catastrophes.

— Mais le temps passe et la Princesse fuit.

— Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême, soyez-en sûres. Si je me résous à la faire traquer (et cette perspective m’est odieuse), cela sera possible demain ; encore possible le jour suivant. C’est une vérité qui saute aux yeux.

— Et alors ?

— Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les suivrai. Peut-être l’une de vous pourra-t-elle découvrir l’artifice dont j’ai besoin. Les femmes s’empressèrent.

— Oh moi… dit l’une.

— Moi… interrompit la seconde.

Mais, avant qu’elles eussent parlé, la Reine Denyse avait glissé, de sa petite voix persuasive :

— Sire, vous devriez écrire à saint Antoine. Voyez-vous, quand on a perdu quelqu’un ou quelque chose, c’est le seul moyen de le retrouver.

Autour d’elle on parut douter.

Elle rougit, s’entêta :

— Mais si !

Et elle développa le récit complet d’une anecdote personnelle qui, on doit l’avouer, était péremptoire.

Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec insistance une Reine très jeune, encore toute pure, qui jusque-là n’avait rien dit.

Il l’interrogea finement :

— Où serais-tu, à l’heure qu’il est, si pareille aventure t’avait enlevée à moi ? Quel moyen aurais-tu pris pour t’enfuir, et quel chemin ? Courrais-tu loin d’ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu près, pour tromper les soupçons ? Dis-moi tout cela, Gisèle ; et réfléchis bien : c’est intéressant.

Gisèle se tut, très étonnée.

— Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses…

— Oh ! fit-elle, piquée du reproche. Je n’en aurai jamais à prendre ! Si j’hésitais, c’est qu’on ne peut guère répondre à une question pareille. Nous menons les hommes jusqu’à nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui nous mènent. J’ai vu cela dans les romans, Sire, car je n’en ai pas d’autre expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve que cela va de soi. J’ai quitté mon père et ma mère pour venir où vous me voyez, et je vous suivrais ailleurs, s’il vous plaisait ainsi. Soyez sûr que la Princesse a plus de confiance que de présomption. Vous qui connaissez les hommes mieux que moi, cherchez ce qu’a pu faire son amant : c’est le meilleur moyen de savoir où elle est.

— Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-même une peine qui peut être prise très dignement autour de moi. Lorsqu’il se présente un cas difficile et sujet à méditations, on ne fait le tour des banalités nécessaires qu’après un travail considérable. C’est un premier effort dont je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la question sera déblayée sans qu’il m’en ait coûté même un froncement de sourcil. Je verrai alors s’il est urgent que je réfléchisse à mon tour ; mais plus probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus sages, à moins que cette tâche elle-même ne me semble trop délicate.

— Alors qu’arriverait-il ?

— Nous verrons cela. Aujourd’hui, c’est à vous de penser pour moi. Je suis impatient de vous entendre.

— Puis-je parler ? demanda la Reine Françoise.

— Je le demande, répéta Pausole.

— Eh bien, dans un enlèvement, le premier jour est celui des imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est à deux pas d’ici ; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui l’accompagne se croit caché par un buisson ou par les rideaux de son lit. Il l’a conduite au plus près, c’est évident, cela ne laisse pas un doute. Demain il s’apercevra qu’il a fait une bêtise. Et après-demain il aura pris tant de précautions que toute la police du royaume ne pourra plus trouver sa trace. C’est aujourd’hui qu’il faut agir, et tout de suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas ?

— Bien, remercia le Roi. Voici une première banalité. Je suis ravi qu’elle soit dite : je n’aurai plus à m’occuper d’elle. D’ailleurs, le conseil ne me plaît en aucune façon ; mais vous avez, Françoise, la peau si nuancée autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux vous donner raison au moins pendant cinq minutes.

— Vous vous moquez de moi.

— Vous êtes seule à le penser.

— Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi.

Diane, qu’on nommait au harem Diane à la Houppe, afin de la désigner par ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe tremblait un peu. C’était elle qui devait, ce soir-là, enviée par trois cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on savait, il était clair, enfin, que l’année d’espoirs et de souvenirs dont elle voyait le terme si proche avait duré plus de jours que sa résignation. Elle était donc émue, et balbutia non sans rougeur :

— Sire, on vous abuse. Le premier jour d’un enlèvement est celui de tous les mystères, et le second celui des oublis. L’inconnu qui conseille la Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents personnes, sans éveiller une attention. Il avait un plan fort habile et fort bien exécuté. Soyez sûr qu’il le suit encore. Ce soir il doit penser que tout le monde est à ses trousses : il n’aura garde de se laisser prendre ; et s’il se terre sous un buisson, c’est que ce buisson est bien le dernier où l’on imagine sa retraite… Mais il faudra qu’il en sorte… Attendez-le au passage. Mieux vous lui démontrerez d’ici là qu’il a pris trop de précautions, puis il sera imprudent par la suite. Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si personne ne le chasse, dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une loge à l’Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l’attendre, mais il est très important que vous restiez tranquille ce soir.

— Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage, aussi nécessaire que le premier. En outre, comme il le contredit exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l’esprit chargé par aucun de leurs deux poids égaux.

Après un court silence, il conclut de la sorte :

— C’est donc avec une liberté exquise et déliée même d’inquiétude que j’adopterai pour le mien, Diane à la Houppe, ton sentiment. Redis-le-moi, car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m’affirmes…

— Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit.

Pausole approuva de la main.

La belle Diane eut un soupir, et, achevant, son conseil, sa phrase, sa pensée :

— Avec moi fit-elle en souriant.

  1. Ecclésiaste, III, 1-3.
  2. Lévitique, XVII, 5.
  3. Ecclésiaste, IV, 11.