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Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 50-60).





CHAPITRE VI



COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE
VIRENT ENTRER QUELQU’UN QU’ILS N’ATTENDAIENT
POINT.



Sa seule nudité descouvre sa richesse ;
Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté ;
Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse
Elle doit son éclat à sa propre clarté.

Malleville. — 1634.


Diane à la Houppe, gardée par une servante, copiait un Bacchus de Velasquez dans le salon carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant la perfection de son goût, et pressentant celle de ses formes, lui demanda, non sans égards, toutes les grâces qu’elle pouvait donner.

La jeune fille accepta sur l’heure. Sa bonne elle-même, consultée, n’y vit aucun inconvénient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacré Pausole entendait protéger les libertés individuelles, et ils ne tentèrent point d’exprimer en public leur égoïsme inexcusable.


Introduite dans une des chambres qui précédaient le harem, Diane jeta sur la chaise longue, avec un soulagement très vif, les vêtements qu’on lui avait imposés pendant ses années de servitude familiale.

Et Pausole observait debout les révélations successives d’un corps teinté, ferme et vivace, tandis qu’elle ouvrait tour à tour la chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc.

Elle était plus belle encore que jolie ; son adolescence valait une maturité. Un torse rond, des épaules droites, des seins gorgés comme des pastèques, des jambes longues et bien en chair se délivrèrent agilement d’un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, très brune, pleine et fertile, duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur des cuisses, tandis que la chevelure noire, démordue de ses écailles dentées, recourbait sur le dos les plumes de son aile.


Les autres femmes du harem, quand on leur présenta cette beauté… ombreuse, trouvèrent qu’elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des théories très particulières sur l’esthétique de leurs rivales. Diane à la Houppe ne se fâcha point. Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation avec le Roi l’avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le palais charmant.

Hélas il n’en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique entrevue. Pausole en vain lui exposa que s’il ne la revoyait plus, s’il fallait qu’elle entrât dans la règle commune, c’était parce qu’il avait grand’peur de devenir amoureux d’elle, catastrophe qui aurait compromis à la fois sa tranquillité d’âme et les intérêts de l’État. Diane ne comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus l’indifférence de ses compagnes, lesquelles considéraient la cérémonie annuelle comme une occasion excellente d’obtenir des soies de Manille ou des pantoufles de Paris. Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps de sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait rien d’autre. Privée du roi, elle ne voulut même pas apprendre les jeux variés et traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l’exemple à toute heure et qu’elles vantaient en sa présence ou comme suffisants ou comme incomparables, selon la tournure de leur esprit.

La pauvre fille vécut un an dans l’attente. Année de larmes et de pensées. Le dernier jour en faillit être, on le devine, le plus déchirant. La Princesse royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée vit pendant plusieurs heures, avec l’imagination du désespoir, le Roi lui-même partir à sa recherche…

— Ah Sire, s’écria-t-elle dès que la portière de la chambre à coucher fut retombée sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J’ai tant pleuré depuis ce matin !

— Houppe, tu es charmante, répondit Pausole. En effet, tes paupières se gonflent et tes yeux sont encore humides ; mais cela donne à leurs regards l’expression de la Volupté même. Tu serais épuisée des suites du plaisir et à la limite de l’évanouissement, tes yeux, ma Houppe, luiraient du même éclat. Ne me détrompe pas : dans un instant, je pourrai croire qu’ils me le doivent.

Diane pencha la tête et sourit malgré elle.


La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre obscure par une très large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store levé au linteau, entre les portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche apparaissait mollement. — C’était une campagne onduleuse semée de bois et de maisons plates, avec une grande route plantée d’arbres, chemin qu’aurait pris le Roi pour aller à sa capitale s’il n’avait pas eu cent raisons (et même trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un énorme figuier faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches cachées par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas. Vers la gauche, le parc se massait, avec ses magnolias déjà défleuris, ses eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques sagoutiers lunaires. Une défense d’aloès ourlait le jardin sombre et la plaine s’étendait au delà jusqu’aux étoiles.


— Comme cette nuit ressemble à celle de mes noces ! murmura Diane. Il n’y a pas eu d’autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la sœur de la première. N’est-ce pas qu’il y a des nuits étranges où le paysage qui nous regarde a l’air de contenir tout le bonheur que nous voudrions enfermer en nous ?

Pausole ne répondit rien.

— On a frappé, reprit la Reine.

— Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait grand faim.

Et il cria : — Entrez ! Entrez !


Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra, tout à coup, entre les portières, sa vilaine physionomie de personnage antipathique.

— Ah qu’est-ce encore ? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n’ai aucun besoin de vous, Taxis, j’ai affaire.

— Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n’avez rien à voir ici.

— C’est l’heure de mon repas, continua Pausole. Je n’ai pas d’autres papiers à lire que le menu.

— Avez-vous le menu ? répéta Diane à la Houppe. Non ? Alors, allez-vous-en !

— Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur les attributions des autres officiers de la cour, nous courons à l’anarchie. Allez dire au Grand-Échanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir choisir en mon nom le vin que je dois préférer. J’ai trop de tracas pour rien décider sur ce point, et à plus forte raison pour vous entendre. Allez !

— Mais allez-vous-en donc ! cria Diane, au comble de l’agacement.

Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne faisait aucun geste d’obéissance, Diane le prit par les deux épaules et lui dit en face, du ton le plus sérieux :

— Vilain parpaillot ! Si vous obtenez de la bonté du Roi la permission de parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononcé un mot ; si ce n’est, pas par la violence, ce sera par un moyen que vous connaissez bien !

Le Roi leva les bras :

— Allons fit-il. Un conflit ! Houppe, tiens-toi tranquille, Taxis va s’en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne souhaitons pas en ce moment son entretien.

Taxis eut un sourire mielleux, qui s’acheva en importance.

— En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si l’unique souci d’un devoir souvent ingrat, si la passion de la vérité ne m’appelaient où je suis, croyez, Sire, que j’aurais déjà déféré au désir que m’exprime Votre Majesté. Mais ma tâche est plus haute que mon intérêt personnel, et dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu’au bout. Je n’empiète pas, quoique Votre Majesté m’en fît tout à l’heure le cruel reproche, sur les attributions de mes collègues. Je suis maréchal du palais, et comme tel, je devais m’occuper du grave incident qui s’est produit ce matin au rez-de-chaussée du pavillon sud. Mon initiative ne s’est pas trouvée en défaut. J’ai fait rechercher la Princesse Aline.

— Hélas ! gémit la Reine Diane.

Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella :

— Qui vous en a donné l’ordre ?

— Le Roi m’a confié la mission sacrée de prévenir, de suspendre, de réprimer au besoin la turbulence et les excès dans l’enceinte de la demeure royale.

— Ah ! de prévenir !… Eh bien, il paraît que vous n’avez pas « prévenu », puisqu’un étranger a pu s’introduire ici comme chez lui… Vous n’avez pas non plus « suspendu », puisque la Princesse est partie à votre barbe et que personne n’en a rien su pendant six heures. Maintenant vous voulez « réprimer » ? Le Roi vous le défend, seigneur Grand-Eunuque.

— Sa Majesté…

— Le Roi désapprouve. C’est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le Roi vient de prendre une décision qui est admirable et sur laquelle il ne reviendra certainement pas pour écouter vos lubies. Il vaut mieux ne rien faire pendant un jour au moins ; on ne vous expliquera pas pourquoi, mais tel est l’ordre : suivez-le. Allez-vous-en ! Rappelez vos hommes. Gardez le silence sur l’événement et disparaissez jusqu’à demain soir. M’entendez-vous ?

Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu’il avait en main.

— Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est découvert. La Princesse ne l’a pas quitté. Leur asile est gardé à vue sans qu’ils le sachent. Je n’attends qu’un mot de vous pour agir.

— Monsieur, répondit Pausole, je n’ai pas l’habitude de me jeter à l’étourdie au milieu des faits divers. Je n’aime pas les aventures ; et j’entends n’en pas avoir. Vous parlez et vous décidez avec une précipitation funeste. Il n’y a ni sagesse ni méthode dans une telle pétulance, et je ne sais où j’avais pris l’estime que je vous portais. Taxis, vous êtes hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous avez organisée si légèrement devant la retraite où dort ma fille. Et tenons-nous-en là pour ce soir. J’ai dit. Veuillez vous retirer.

Taxis recula de trois pas, montra le plafond d’un doigt osseux :

— L’Éternel appréciera ! Dit-il.

Sur ces mots, il salua d’un front sec et disparut.

Diane, restée seule avec le Roi, saisit l’occasion par le nez.

— Ah ! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet odieux personnage ? Il est notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu’il invente pour nous exaspérer. Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu’à nos pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser ni courir au parc, ni lire de romans, ni manger de bonbons qu’aux heures fixées par sa manie. Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous tue !… Pour le faire fuir nous n’avons qu’un moyen, c’est celui que je voulais employer tout à l’heure ; et encore, si vous ne lui aviez pas interdit de nous parler décence, il nous châtierait terriblement de ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont parfois il faut bien qu’on le rende témoin. Mais ce moyen-là me répugne et je n’ai même pas toujours plaisir à le voir employer par les autres. Aussi quelle idée singulière que de mettre un pasteur protestant à la tête d’un harem si nu ! Vous l’avez voulu, c’est donc parfait ainsi, et je vous pose des questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne pas nous donner de véritables eunuques, comme cela se fait en Orient ? Mes compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres êtres peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu’ils ne partagent point et qui ne doit éveiller la jalousie de personne. Moi, je ne pense guère à de pareilles choses ; je n’ai de joie qu’en votre souvenir, mais je voudrais qu’on ne m’empêchât plus d’y rêver tout à mon aise et qu’une haïssable face ne se dressât pas tout le jour entre lui et moi.

— Eh ! Eh ! dit Pausole, Taxis a du bon.