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Les Bijoux indiscrets/10

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 165-166).
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CHAPITRE X,

moins savant et moins ennuyeux que le précédent.

suite de la séance académique.

Il parut, aux difficultés qu’on proposa à Orcotome, en attendant ses expériences, qu’on trouvait ses idées moins solides qu’ingénieuses. « Si les bijoux ont la faculté naturelle de parler, pourquoi, lui dit-on, ont-ils tant attendu pour en faire usage ? S’il était de la bonté de Brahma, à qui il a plu d’inspirer aux femmes un si violent désir de parler, de doubler en elles les organes de la parole, il est bien étrange qu’elles aient ignoré ou négligé si longtemps ce don précieux de la nature. Pourquoi le même bijou n’a-t-il parlé qu’une fois ? pourquoi n’ont-ils parlé tous que sur la même matière ? Par quel mécanisme se fait-il qu’une des bouches se tait forcément, tandis que l’autre parle ? D’ailleurs, ajoutait-on, à juger du caquet des bijoux par les circonstances dans lesquelles la plupart d’entre eux ont parlé, et par les choses qu’ils ont dites, il y a tout lieu de croire qu’il est involontaire, et que ces parties auraient continué d’être muettes, s’il eût été dans la puissance de celles qui les portaient de leur imposer silence. »

Orcotome se mit en devoir de satisfaire à ces objections, et soutint que les bijoux ont parlé de tout temps ; mais si bas, que ce qu’ils disaient était quelquefois à peine entendu, même de celles à qui ils appartenaient ; qu’il n’est pas étonnant qu’ils aient haussé le ton de nos jours, qu’on a poussé la liberté de la conversation au point qu’on peut, sans impudence et sans indiscrétion, s’entretenir des choses qui leur sont le plus familières ; que, s’ils n’ont parlé haut qu’une fois, il ne faut pas en conclure que cette fois sera la seule ; qu’il y a bien de la différence entre être muet et garder le silence ; que s’ils n’ont tous parlé que de la même matière, c’est qu’apparemment c’est la seule dont ils aient des idées ; que ceux qui n’ont point encore parlé parleront ; que s’ils se taisent, c’est qu’ils n’ont rien à dire, ou qu’ils sont mal conformés, ou qu’ils manquent d’idées ou de termes.

« En un mot, continua-t-il, prétendre qu’il était de la bonté de Brahma d’accorder aux femmes le moyen de satisfaire le désir violent qu’elles ont de parler, en multipliant en elles les organes de la parole, c’est convenir que, si ce bienfait entraînait à sa suite des inconvénients, il était de sa sagesse de les prévenir ; et c’est ce qu’il a fait, en contraignant une des bouches à garder le silence, tandis que l’autre parle. Il n’est déjà que trop incommode pour nous que les femmes changent d’avis d’un instant à l’autre : qu’eût-ce donc été, si Brahma leur eût laissé la facilité d’être de deux sentiments contradictoires en même temps ? D’ailleurs, il n’a été donné de parler que pour se faire entendre : or, comment les femmes qui ont bien de la peine à s’entendre avec une seule bouche, se seraient-elles entendues en parlant avec deux ? »

Orcotome venait de répondre à beaucoup de choses ; mais il croyait avoir satisfait à tout ; il se trompait. On le pressa, et il était prêt à succomber, lorsque le physicien Cimonaze le secourut. Alors la dispute devint tumultueuse : on s’écarta de la question, on se perdit, on revint, on se perdit encore, on s’aigrit, on cria, on passa des cris aux injures, et la séance académique finit.