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Les Bijoux indiscrets/11

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 166-169).
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CHAPITRE XI.

quatrième essai de l’anneau.

l’écho.

Tandis que le caquet des bijoux occupait l’académie, il devint dans les cercles la nouvelle du jour, et la matière du lendemain et de plusieurs autres jours : c’était un texte inépuisable. Aux faits véritables on en ajoutait de faux ; tout passait : le prodige avait rendu tout croyable. On vécut dans les conversations plus de six mois là-dessus.

Le sultan n’avait éprouvé que trois fois son anneau ; cependant on débita dans un cercle de dames qui avaient le tabouret chez la Manimonbanda, le discours du bijou d’une présidente, puis celui d’une marquise : ensuite on révéla les pieux secrets d’une dévote ; enfin ceux de bien des femmes qui n’étaient pas là ; et Dieu sait les propos qu’on fit tenir à leurs bijoux : les gravelures n’y furent pas épargnées ; des faits on en vint aux réflexions.

« Il faut avouer, dit une des dames, que ce sortilège (car c’en est un jeté sur les bijoux) nous tient dans un état cruel. Comment ! être toujours en appréhension d’entendre sortir de soi une voix impertinente !

— Mais, madame, lui répondit une autre, cette frayeur nous étonne de votre part : quand un bijou n’a rien de ridicule à dire, qu’importe qu’il se taise ou qu’il parle ?

— Il importe tant, reprit la première, que je donnerais sans regret la moitié de mes pierreries pour être assurée que le mien se taira.

— En vérité, lui répliqua la seconde, il faut avoir de bonnes raisons de ménager les gens, pour acheter si cher leur discrétion.

— Je n’en ai pas de meilleures qu’une autre, repartit Céphise ; cependant je ne m’en dédis pas. Vingt mille écus pour être tranquille, ce n’est pas trop ; car je vous dirai franchement que je ne suis pas plus sûre de mon bijou que de ma bouche : or il m’est échappé bien des sottises en ma vie. J’entends tous les jours tant d’aventures incroyables dévoilées, attestées, détaillées par des bijoux, qu’en en retranchant les trois quarts, le reste suffirait pour déshonorer. Si le mien était seulement la moitié aussi menteur que tous ceux-là, je serais perdue. N’était-ce donc pas assez que notre conduite fût en la puissance de nos bijoux, sans que notre réputation dépendît encore de leurs discours ?

— Quant à moi, répondit vivement Ismène, sans m’embarquer dans des raisonnements sans fin, je laisse aller les choses leur train. Si c’est Brama qui fait parler les bijoux, comme mon bramine me l’a prouvé, il ne souffrira point qu’ils mentent : il y aurait de l’impiété à assurer le contraire. Mon bijou peut donc parler quand et tant qu’il voudra : que dira-t-il, après tout ? »

On entendit alors une voix sourde qui semblait sortir de dessous terre, et qui répondit comme par écho : « Bien des choses. » Ismène ne s’imaginant point d’où venait la réponse, s’emporta, apostropha ses voisines, et fit durer l’amusement du cercle. Le sultan, ravi de ce qu’elle prenait le change, quitta son ministre, avec qui il conférait à l’écart, s’approcha d’elle, et lui dit : « Prenez garde, madame, que vous n’ayez admis autre fois dans votre confidence quelqu’une de ces dames, et que leurs bijoux n’aient la malice de rappeler des histoires dont le vôtre aurait perdu le souvenir. »

En même temps, tournant et retournant sa bague à propos, Mangogul établit entre la dame et son bijou, un dialogue assez singulier. Ismène, qui avait toujours assez bien mené ses petites affaires, et qui n’avait jamais eu de confidentes, répondit au sultan que tout l’art des médisants serait ici superflu.

« Peut-être, répondit la voix inconnue.

— Comment ! peut-être ? reprit Ismène piquée de ce doute injurieux. Qu’aurais-je à craindre d’eux ?…

— Tout, s’ils en savaient autant que moi.

— Et que savez-vous ?

— Bien des choses, vous dis-je.

— Bien des choses, cela annonce beaucoup, et ne signifie rien. Pourriez-vous en détailler quelques-unes ?

— Sans doute.

— Et dans quel genre encore ? Ai-je eu des affaires de cœur ?

— Non.

— Des intrigues ? des aventures ?

— Tout justement.

— Et avec qui, s’il vous plaît ? avec des petits-maîtres, des militaires, des sénateurs ?

— Non.

— Des comédiens ?

— Non.

— Vous verrez que ce sera avec mes pages, mes laquais, mon directeur, ou l’aumônier de mon mari.

— Non.

— Monsieur l’imposteur, vous voilà donc à bout ?

— Pas tout à fait.

— Cependant, je ne vois plus personne avec qui l’on puisse avoir des aventures. Est-ce avant, est-ce après mon mariage ? répondez donc, impertinent.

— Ah ! madame, trêve d’invectives, s’il vous plaît ; ne forcez point le meilleur de vos amis à quelques mauvais procédés.

— Parlez, mon cher ; dites, dites tout ; j’estime aussi peu vos services que je crains peu votre indiscrétion : expliquez-vous, je vous le permets ; je vous en somme.

— À quoi me réduisez-vous, Ismène ? ajouta le bijou, en poussant un profond soupir.

— À rendre justice à la vertu.

— Eh bien, vertueuse Ismène, ne vous souvient-il plus du jeune Osmin, du sangiac[1] Zégris, de votre maître de danse Alaziel, de votre maître de musique Almoura ?

— Ah, quelle horreur ! s’écria Ismène ; j’avais une mère trop vigilante, pour m’exposer à de pareils désordres ; et mon mari, s’il était ici, attesterait qu’il m’a trouvée telle qu’il me désirait.

— Eh oui reprit le bijou, grâce au secret d’Alcine[2], votre intime.

— Cela est d’un ridicule si extravagant et si grossier, répondit Ismène, qu’on est dispensée de le repousser. Je ne sais, continua-t-elle, quel est le bijou de ces dames qui se prétend si bien instruit de mes affaires, mais il vient de raconter des choses dont le mien ignore jusqu’au premier mot.

— Madame, lui répondit Céphise, je puis vous assurer que le mien s’est contenté d’écouter. »

Les autres femmes en dirent autant, et l’on se mit au jeu, sans connaître précisément l’interlocuteur de la conversation que je viens de rapporter.



  1. Nom générique des provinces et des gouverneurs de ces provinces en Turquie.
  2. Voir plus haut, p. 152.