Aller au contenu

Les Boucaniers/Tome X/IV

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 97-124).

IV

On se ferait difficilement aujourd’hui une idée, tant les mœurs sont changées, du prodigieux prestige qui s’attachait, sous le règne du grand roi, à l’ordre de Saint-Louis.

Un noble qui, après quarante ans de rudes et loyaux services militaires, obtenait pour sa retraite le brevet de simple chevalier de l’ordre, voyait tous ses souhaits accomplis, son ambition satisfaite.

Celle distinction qu’il avait payée parfois du prix de vingt blessures, et de la majeure partie de son patrimoine, dissipé dans les camps, lui valait dans sa province une considération extrême, et lui faisait une heureuse et honorable vieillesse.

L’étonnement que causa à de Morvan la vue du grand cordon de commandeur porté en sautoir par son matelot Laurent, atteignit jusqu’à la stupéfaction.

Montbars lui-même, que rien ne surprenait, ou qui du moins savait si bien cacher ses impressions, ne put retenir une exclamation de surprise.

Quant aux officiers de la marine royale, qui formaient le cercle dont Laurent était le centre, il était facile de deviner, à leurs regards ébahis, combien ce cordon de commandeur porté par un flibustier constituait à leurs yeux un fait inouï, inexplicable.

— Parbleu, matelot, tu arrives fort à propos, s’écria Laurent en s’avançant à la rencontre du chevalier ; je parlais justement de toi à ces messieurs.

— De moi, matelot ? Et à quel propos, je te prie ?

— À propos de ta vertu : figure-toi, cher ami, que ces messieurs sont arrivés ici en ayant sur notre compte la plus détestable opinion qu’il soit donné d’imaginer.

Ils se figuraient trouver en nous de grossiers ivrognes, jurant, sacrant, se battant à coup de poings, ayant, en un mot, une abominable tenue.

Les flibustiers, à ce qu’ils croyaient, étaient des êtres goudronnés et débraillés, quelque chose qui tenait du brutal matelot et du sauvage Caraïbe.

Je dois rendre cette justice à ces messieurs d’avouer qu’ils sont déjà revenus en partie de leur première opinion.

Ce que je veux leur prouver maintenant, c’est que l’île de Saint-Domingue possède en tous les genres, en esprit, courage et naissance, des supériorités incontestables et dignes d’entrer en parallèle avec les célébrités de la cour. Je te citais donc comme un modèle de délicatesse et de constance en fait d’amour…

Cette réponse fit monter le rouge au visage du jeune homme.

— Bon, continua Laurent, voilà que tu vas te fâcher. Que diable, matelot, tu sais bien que je prends tout en plaisanterie.

Donne-moi plutôt le bras et allons faire un tour : j’ai à te parler.

Le beau Laurent salua alors avec une exquise politesse les officiers de marine et s’éloigna en compagnie du chevalier.

— Louis, reprit-il, une fois qu’ils se trouvèrent à l’extrémité de la cour du Gouvernement, c’est-à-dire hors de portée de toute oreille curieuse ou indiscrète, tu as peut-être trouvé étrange et déplacé le long silence que j’ai gardé envers toi ?

Je devais, comme ton matelot, m’inquiéter de ton sort, te tenir au courant de mes faits et gestes, te proposer d’entrer dans les courtes et fructueuses opérations que j’ai réalisées depuis notre séparation, c’est vrai ! Pourtant, cher ami, tu n’as pas à m’en vouloir, au contraire ! C’est dans ton intérêt seul que j’ai rompu avec toi !.. Laisse-moi poursuivre, je te prie, sans m’interrompre ; je t’écouterai tout-à-l’heure tant que tu voudras… Je continue : Il était incontestable pour moi, matelot, que tu éprouvais, lorsque je t’ai quitté, un amour ardent et sincère pour Fleur-des-Bois ! Tu n’ignores pas, — c’est une chose que je t’ai assez souvent répétée, — la profonde impression que cette adorable créature a produite sur mon cœur !… En te voyant blessé, mourant, j’ai eu un bon mouvement dont je m’étonne encore, j’ai voulu renoncer à faire de Fleur-des-Bois ma maîtresse, te laisser le champ libre… Voilà pourquoi tu n’as plus entendu parler de moi.

— Et à présent, Laurent ?

— À présent, matelot, j’ai acquis la certitude que le régime de la vertu est positivement contraire à mon tempérament. Plus j’ai voulu oublier Fleur-des-Bois, et plus la passion que je ressens pour elle, s’est accrue ; sans l’arrivée de l’escadre royale, je me serais déjà rendu auprès d’elle ; décidément le dévouement est une sotte chose.

Quand on ne croit plus rien, le seul moyen qui reste pour ne pas tomber dans l’ignominie du suicide, c’est de marcher droit devant soi à l’accomplissement de ses moindres désirs, et cela sans détourner la tête, sans écouter les niaises générosités de son cœur. Il n’y a ici bas qu’une vérité : la force.

Toute condescendance aux sentiments d’autrui est un acte de faiblesse : on doit prendre le bonheur d’assaut.

— Laurent, répondit le chevalier d’une voix grave et émue, ma franchise égalera la tienne. À ton tour, ne m’interromps pas ! Mon amour pour Fleur-des-Bois a atteint les dernières limites de la passion. La fille de Barbe-Grise représente pour moi l’univers. Vivre près d’elle est mon seul rêve, mon unique désir !… Du jour où il me faudrait renoncer au bonheur de sa présence, mon âme perdrait sa volonté, mon corps sa vigueur ; je deviendrais un cadavre vivant, un objet de pitié !… Après cet aveu, est-il besoin d’ajouter que rien ne me coûtera pour m’opposer à ton odieuse entreprise, que je ne reculerai devant aucune extrémité pour déjouer tes desseins… Laurent, un esprit orgueilleux et superbe comme le tien, dédaigne le mensonge : la réputation de franchise est trop universelle pour n’être point méritée, enfin l’homme, si au-dessus de l’humanité qu’il affecte de se placer, a toujours en lui un côté faible ou généreux : toi, tu possèdes, je le sais, la religion du serment, tu n’as jamais manqué à ta promesse. Au nom de ton orgueil, Laurent, je t’adjure de me répondre : si Fleur-des-Bois te résiste, emploieras-tu la force ? Dans ce cas, Laurent, je dois te prévenir que, ne voulant pas livrer l’honneur de Jeanne aux hasards d’un duel, je ferai tout mon possible pour t’assassiner ! Et, jour de Dieu ! je crois que je réussirai !…

— Tu es bien toujours le même, matelot, répondit le flibustier avec un calme parfait : honnêtement violent, vertueux avec fureur ! Ton énergie manque d’originalité et frise de près la monotonie ; n’importe, elle est toujours si vivace et si jeune qu’elle me plaît ! Ta menace de m’assassiner n’influera en rien sur ma réponse ; j’ai, tu l’as dit, trop d’orgueil pour être accessible à l’amour-propre ; jamais l’idée ne te viendra, n’est-ce pas, que la peur de ton poignard a pu agir sur moi, mettre une entrave à ma franchise !…

— Non, jamais, Laurent.

— Eh bien ! cher ami, ma réponse sera aujourd’hui ce qu’elle a été jadis, — j’ai de la mémoire : — j’emploierai tous les moyens possibles, tous, excepté la force, pour devenir l’amant de Fleur-des-Bois. J’ajoute encore, comme jadis, que je suis intimement convaincu de ma réussite future… Sur quoi, me demanderas-tu, est fondé mon espoir ? Sur le hasard, qui protège toujours les audacieux qui ont foi en leur étoile !

À la réponse du beau Laurent, de Morvan sourit d’un air moqueur et rassuré ; en effet, dès qu’il s’agissait de vaincre la vertu de Fleur-des-Bois, il ne pouvait plus conserver aucune inquiétude.

En ce moment la conversation des deux compagnons d’armes fut interrompue par les tambours qui battirent aux champs : c’était le gouverneur pour le roi dans l’île de Saint-Domingue, M. Ducasse, qui rentrait au Gouvernement en compagnie de l’amiral baron de Pointis.

— Veux-tu que nous allions à présent faire une apparition dans les salons ! dit Laurent, je t’avouerai que je ne serais pas fâché de montrer mes diamans et mon cordon aux officiers de l’escadre. Cette façon de répondre à leur outrecuidance, me paraît préférable au moyen que j’ai employé lors des premiers jours de l’arrivée de l’escadre.

— Quel moyen, Laurent ?

— Oh ! un moyen des plus vulgaires ! j’ai ferraillé ! On prétend que j’ai tué en duel quatre officiers ! c’est une exagération énorme. Trois seulement sont restés sur le carreau !

— Soit, montons aux salons.

Toutefois, et pendant que nous sommes encore seuls, je voudrais bien que tu m’apprennes comment tu te trouves revêtu du cordon de commandeur de l’ordre ! Sais-tu bien, Laurent, que les plus grands seigneurs, les maréchaux de France, les ministres, désirent et briguent souvent en vain cet insigne honneur !

Il est impossible que, jeune encore, et ayant dans le monde une position peu régulière, tu sois, je ne dirai pas commandeur, mais même simple chevalier de l’ordre… Je ne m’explique pas l’audace presque sacrilège de ton travestissement…

— Le cordon qui brille sur ma poitrine a été déposé sur mon berceau, peu de jours après ma naissance, répondit sérieusement Laurent : Louis XIV était, à ce qu’il paraît, en fort bons termes avec ma famille… Tu m’obligeras en n’insistant pas pour obtenir d’autres explications

il me serait impossible de te les donner…

L’entrée du beau Laurent dans les salons du Gouvernement produisit une sensation profonde.

Ducasse, à la vue du cordon de commandeur que portait le flibustier, pâlit.

Il craignait que cette profanation, rapportée à la cour, n’y causât un scandale irréparable et ne compromît l’avenir de la colonie de Saint-Domingue.

L’embarras du gouverneur redoubla encore lorsque le baron de Pointis lui demanda, en désignant Laurent, quel était cet homme.

— C’est, amiral, lui répondit-il, après Montbars, le plus brillant et le plus populaire de nos flibustiers : on le nomme le beau Laurent. C’est lui qui, dernièrement, a soutenu cet incroyable et magnifique combat, dont le retentissement est arrivé, m’avez-vous dit, jusqu’aux pieds du trône, combat dans lequel, avec une frégate de seize canons, il mit en fuite le galion-amiral espagnol et son matelot, vaisseaux armés à eux deux de cent vingt bouches à feu et ayant trois mille hommes d’équipage…

— Il ne s’agit point de cet admirable fait d’armes, dit de Pointis ; pourquoi donc ce Laurent porte-t-il ce grand cordon de l’ordre !

— Ma foi, je l’ignore, c’est aujourd’hui la première fois que je le vois revêtu de ces insignes.

— Ne pensez-vous pas, monsieur le gouverneur, que cela mérite une explication ?

— Certes, je le pense ; je vais, si vous le permettez, y procéder sans retard.

Ducasse s’avança alors vers le flibustier, et, baissant la voix :

— Laurent, lui dit-il, pourriez-vous m’accorder un court entretien ?

— Comment donc, mon cher Ducasse, mais avec le plus grand plaisir.

— En ce cas, passons dans mon cabinet.

Le départ de Ducasse et de Laurent, remarqué de tout le monde, produisit sur les assistants une émotion indicible.

Les commentaires les plus divers commencèrent à se produire.

Les officiers de la marine royale, exaspérés de l’insolence de cet aventurier, qui avait osé profaner, par un inqualifiable travestissement, l’ordre de Saint-Louis, laissaient éclater hautement leur indignation.

Les compagnons d’armes de Laurent, c’est-à-dire les capitaines flibustiers, approuvaient avec non moins d’énergie qu’elle était attaquée, la conduite de leur Frère-la-Côte.

— Après tout, cria l’un d’eux, nommé Pierre, si cela amuse le beau Laurent de porter ce chiffon rouge, pourquoi l’en empêcher ? Qui peut se vanter, parmi ceux de l’ordre, d’avoir mieux gagné cette récompense que lui ?

Qui sait encore si le beau Laurent n’a pas voulu montrer par là que notre marine vaut autant que la royale et mérite la même considération !… Il a joliment d’esprit Laurent !… C’est vrai, sacrebleu, que nous vous valons, messieurs ! ajouta Pierre en élevant la voix. Faites-moi donc le plaisir de parler avec plus de respect de Laurent ; si vous continuez à l’insulter, mille tonnerres, les pistolets et les coutelas vont jouer leur jeu.

Les paroles de Pierre trouvèrent un parfait écho dans le cœur des flibustiers présents ; les coutelas sortirent du fourreau, les pistolets des ceintures.

L’amiral de Pointis, qui avait été prévenu de l’irascible susceptibilité des alliés qu’il allait trouver à Saint-Domingue, et dont le concours devait lui être d’une si grande utilité, se hâta d’interposer son autorité.

— Ce n’est pas nous qui vous avons nommé amiral, lui dit Pierre en l’interrompant, et nous n’obéissons qu’aux chefs élus par nous. Ne vous mêlez donc en rien, si ce n’est pour votre propre compte, à cette querelle. Voyons, qui ose parler mal de Laurent ? Que le diable m’engloutisse au fond de la mer, si à celui-là je ne lui brûle pas la cervelle !

Les officiers de marine, retenus par la présence de l’amiral, ne relevèrent heureusement pas ce défi, qui eût pu entraîner pour eux les plus graves conséquences.

Presque au même instant la porte du cabinet de Ducasse s’ouvrit ; tous les yeux se portèrent sur le gouverneur.

Ducasse, son chapeau à la main, s’effaçait humblement devant Laurent pour lui céder le pas.

— Monsieur le gouverneur, dit le flibustier, vous oubliez que sur le seuil de cette porte, je redeviens l’aventurier Laurent.