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Les Boucaniers/Tome X/V

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 127-164).

V

La haute réputation de loyauté dont jouissait Ducasse, son caractère si honorable, sa pénétration d’esprit ne permettaient ni de supposer qu’il voulût abuser de la crédulité de l’assistance, ni qu’il eût été la dupe de Laurent.

Aussi, du moment où l’amiral baron de Pointis et son état-major virent le gouverneur s’effacer, sinon humblement, du moins respectueusement devant le flibustier pour lui céder le pas, ne doutèrent-ils plus des droits de ce dernier à porter le cordon du commandeur de l’ordre !

Au reste, la parole de Ducasse ne tarda pas à confirmer son action.

— Messieurs, dit-il avec celle assurance naturelle aux hommes qui savent qu’on ne peut révoquer en doute leur témoignage, je déclare publiquement ici, sur mon honneur et sur ma conscience, que M. Laurent est bien et dûment commandeur de l’ordre. Il a daigné m’expliquer après avoir reçu ma promesse de lui garder un inviolable secret, le motif qui jusqu’à ce jour l’a empêché d’user de ses prérogatives ; j’ai compris toute la gravité de ce motif ; j’ajoute qu’à la place de M. Laurent, je n’aurais pas hésité à agir comme il l’a fait.

Pendant que le gouverneur Ducasse prononçait d’une voix mâle et émue tout à la fois cette étrange déclaration, tous les yeux s’étaient tournés vers le flibustier ; le beau Laurent, la tête rejetée en arrière, le regard froid et hautain, la contenance assurée, ne paraissait nullement embarrassé de l’attention dont il était l’objet : on eût dit un grand personnage habitué depuis longtemps déjà à recevoir les hommages et à éveiller la curiosité de la foule.

À peine Ducasse eut-il cessé de parler, que le beau Laurent, s’adressant aux officiers :

— Messieurs, leur dit-il en souriant d’une façon ironique, j’ai voulu vous prouver que parmi ces pirates et ces bandits, que vous traitez, dans votre ignorance, avec un si superbe dédain, il est des gens qui vous sont supérieurs, soit par leurs dignités, soit par leur naissance : j’espère avoir réussi. À présent, je pousse plus loin encore l’orgueil ! Des chaînes ont beau être dorées, elles ne cessent pas pour cela d’être des chaînes ; quelque glorieuses que soient, aux yeux du monde, certaines entraves, elles n’en restent pas moins des entraves !… Ce cordon, dont vous n’osez même pas convoiter la possession dans vos plus extravagantes pensées d’ambition, je m’en dépouille volontairement à tout jamais !… La livrée sied mal aux hommes de ma trempe ; le honteux harnais des animaux domestiques n’est point fait pour les lions et les tigres du désert. Ce qu’il me faut à moi, c’est un costume qui me laisse mon indépendance, et dont la vue n’éveille aucune idée d’abjection ou d’esclavage !… À moi l’habit de Boucanier !…

À cette réponse du beau Laurent, un frémissement d’enthousiasme parcourut les rangs des Frères-la-Côte.

— Bien, très bien ! s’écria Montbars, avec un généreux élan.

Laurent s’approchant alors du capitaine Pierre :

— Veux-tu changer ton costume contre le mien, Pierre ? lui demanda-t-il.

— Mais, Laurent, dit le capitaine-flibustier surpris, tes habits ressemblent à une relique ; ils valent au moins quinze mille livres, tandis que ma casaque de grosse toile n’a coûté que deux écus !… Tu perdrais trop à ce troc !

— Ta casaque, Pierre, a reçu le baptême du feu. Le fer et le plomb espagnols l’ont trouée pendant la bataille, lorsque, monté sur ton banc de quart, tu tournais vers l’ennemi un front calme et intrépide ! Je te donne de l’or, et tu me rends un glorieux drapeau ! C’est donc, au contraire, moi qui gagne à ce marché…

Laurent se dépouilla alors de son magnifique pourpoint et revêtit la casaque du flibustier.

Des acclamations bruyantes retentirent, puis les Frères-la-Côte, sans se soucier de la présence de l’amiral de Pointis et de son état-major, se mirent à crier : Vive Laurent !

— Eh bien ! Montbars, dit à voix basse de Morvan en s’adressant à son oncle, tu ne mêles plus cette fois ta voix à ces applaudissements. Le triomphe de Laurent, devenu trop complet, te contrarierait-il ?

— J’ai applaudi tout à l’heure Laurent, répondit Montbars, lorsqu’il était sincère dans son orgueil : il a eu un beau mouvement. À présent, ce qu’il dit, il ne le pense pas ! Il joue, mu par une pensée que je devine, une comédie destinée à capter la bienveillance de son auditoire !… Je conviens que son hypocrisie est pleine de tact, et dénote de sa part une parfaite présence d’esprit !… Il ne pouvait mieux s’adresser qu’au capitaine Pierre, le plus déguenillé et le moins riche pour l’instant des Frères-la-Côte !… Oui, il a été fort adroit !…

Bah ! après tout, à quoi bon m’inquiéter ? La scène qui vient de se passer ne m’apprend rien. J’ai toujours reconnu Laurent pour un garçon d’infiniment d’esprit, surtout dans les détails.

N’importe, jamais sa dent ne m’atteindra plus haut qu’au talon.

— Mais si cette dent est venimeuse, Montbars ! Du talon, le poison monte jusqu’au cœur !…

— Oui, à moins que le talon, avant d’être atteint, n’écrase la tête du reptile.

Après avoir été présenté par Montbars au gouverneur Ducasse, qui l’accueillit avec une affabilité pleine de cœur et de franchise, de Morvan sortit du gouvernement et fut se promener en ville.

À peine avait-il fait cent pas dans la rue, qu’il fut accosté par plusieurs officiers et gardes-marine qui, reconnaissant sans doute à sa tournure un homme comme il faut, s’empressèrent, avides d’obtenir des renseignements sur les flibustiers, de lier conversation avec lui.

De Morvan répondit avec empressement à ces avances, et la journée ne s’était pas encore écoulée, qu’il était intime avec ses nouvelles connaissances.

— Vraiment, cher chevalier, lui dit un enseigne de vaisseau nommé Du Rolond, vous ne pouvez vous imaginer combien grande est la surprise que nous éprouvons depuis notre arrivée ! Nous étions à mille lieues, de nous attendre à trouver parmi les flibustiers des gens distingués sous tous les rapports, comme ceux que nous rencontrons à chaque instant ! Jusqu’à présent nous avions considéré comme des contes inventés à plaisir les merveilleux exploits que l’on attribue aux Frères-la-Côte ! Là, franchement, entre nous, — et cette question ne peut vous offenser en rien, puisque vous n’appartenez, nous avez-vous avoué, que momentanément à la flibusterie — vos compagnons se battent-ils aussi bien qu’on le prétend ?

— Je n’ai encore assisté qu’à deux affaires, l’une sur terre, l’autre sur mer, répondit de Morvan, mais l’intrépidité que je leur ai vu déployer en ces deux circonstances a suffi pour me donner la plus haute opinion de leur valeur.

— Quelles étaient ces affaires, je vous prie, chevalier ?

— La prise de la ville de Grenade, que nous avons opérée en une seule nuit avec cent-vingt hommes, et un combat soutenu avec une frégate portant seize canons et montée par quatre-vingt-dix hommes, contre deux vaisseaux espagnols réunissant cent-vingt bouches à feu et trois mille combattants !

— Quoi ! vous avez été l’un des acteurs de cette affaire !

— J’étais le second de Laurent, le commandant de la frégate.

Cette réponse, que de Morvan fit avec beaucoup de simplicité et d’un ton qui prouvait combien il attachait peu d’importance au rôle joué par lui dans ce merveilleux combat, le fit prendre en grande considération par ses nouveaux amis.

— Ma foi ! chevalier, lui dit l’enseigne Du Rolond, je vois que pour soutenir l’honneur de la marine royale, il ne nous reste à nous tous, officiers du roi, qu’à nous faire tuer.

L’enseigne Du Rolond ne se doutait peut-être pas qu’en parlant ainsi il prophétisait son sort. Un mois plus tard, il devait être blessé à la cuisse en faisant des prodiges de valeur, et mourir deux jours après des suites d’une amputation !

L’heure du dîner arrivée, les officiers priaient de Morvan de partager leur repas de bord, lorsque Montbars débouchant dans la rue, se dirigea vivement vers son neveu :

— Chevalier Louis, lui dit-il, je te cherchais ; le baron de Pointis réunit aujourd’hui dans un repas de corps les principaux capitaines de la flibuste. Ducasse, chargé de faire les invitations, m’a recommandé à deux reprises de ne pas t’oublier. Que cette invitation à courte échéance ne t’effarouche pas ; nous ne sommes pas ici à la cour de Versailles.

De Morvan prit congé des officiers de marine et suivit son oncle.

Deux heures après, le jeune homme se trouvait assis à la table de l’amiral.

Ce dîner, que le baron de Pointis avait improvisé afin de faire connaissance avec ses alliés et pouvoir étudier leurs dispositions et leurs caractères, offrait un singulier spectacle.

Les flibustiers, aussi à leur aise dans la salle à manger de l’amiral que s’ils eussent été sur le pont de leur navire, présentaient dans la diversité de leurs costumes un bizarre coup d’œil.

L’or, la soie, les pierreries portées par ceux qui n’avaient pas encore eu le temps de dissiper le produit de leurs dernières prises, contrastaient singulièrement avec le cuir éraillé, la toile goudronnée, les grossières étoffes dont étaient couverts les moins favorisés récemment par le sort.

Au reste, quel que fût l’éclat ou la pauvreté de leur position présente, tous se traitaient avec une égalité absolue.

Laurent, orgueilleusement revêtu des habits déguenillés du capitaine Pierre, tenait la gauche de l’amiral ; Montbars occupait la place d’honneur à la droite du baron.

Habitués à ne pas se contraindre, les flibustiers firent le plus cordial accueil aux vins de leur amphytrion ; aussi une heure ne s’était-elle pas encore écoulée, que la conversation était montée à un haut diapason ; chacun déployait une entière franchise dans ses propos.

L’amiral de Pointis, homme de tête et d’intelligence, écoutait ses alliés avec une attention extrême, qui prouvait à quel point il tenait à arrêter un jugement sur leur compte.

— Frères-la-Côte, s’écria en élevant son verre un capitaine-flibustier nommé Pays, je bois à la santé de Laurent !… Vive Laurent !…

Ce toast — ce mot n’était pas encore employé alors — souleva des acclamations prolongées et frénétiques !

Laurent se leva, et saluant avec une grâce complète :

— À la santé des Frères-la-Côte ! dit-il en fixant Montbars d’un regard triomphant et moqueur. À l’espoir d’un riche butin !…

Le flibustier lui sourit de la façon la plus aimable ; pourtant une immense colère, une rage furieuse grondaient en son cœur. On avait acclamé Laurent avant lui !…

À son tour prenant la parole :

— À l’indépendance présente, à la grandeur et à la gloire futures de notre association ! s’écria-t-il.

Ce vœu, qui n’éveillait pour ainsi dire qu’une idée abstraite, et ne touchait en rien aux passions cupides et violentes des Frères-la-Côte, passa presque inaperçu.

Montbars, de plus en plus souriant, se rassit d’un air ravi.

L’amiral de Pointis avait écouté avec le plus vif intérêt les différents toast portés par ses convives ; ils contenaient pour lui de précieuses révélations.

Tout à coup, une voix qui s’éleva au haut bout de la table, le fit tressaillir ; cette voix vibrante, presque impérieuse, portait en elle un tel accent de conviction et de dignité, s’il est permis de se servir de cette expression, qu’elle fit cesser les bruyantes conversations des flibustiers :

C’était de Morvan qui, le verre à la main, disait :

— Messieurs, à la santé du grand roi dont nous sommes les humbles sujets, à la gloire de la marine française !…

Soit que la hardiesse du chevalier les eût surpris, soit, ce qui arrive souvent dans une foule, qu’une commotion magnétique les eût mis momentanément en rapport avec l’orateur, les flibustiers accueillirent admirablement la santé portée par de Morvan.

— Quel est ce jeune homme ? demanda l’amiral en se penchant à l’oreille de Montbars.

— C’est le fils unique du dernier comte de Morvan, dont les biens ont été jadis confisqués par Louis XIV, et qui, condamné à la peine capitale, parvint à se sauver, et mourut misérablement en exil, dit Montbars avec émotion.

À cette réponse, le baron de Pointis regarda le chevalier d’un air attendri.

— Voilà un noble cœur ! dit-il. Je serais heureux de le compter parmi mes officiers, fier de l’avoir pour fils !

Le dîner terminé, l’amiral s’approcha de de Morvan, et l’attirant dans l’embrasure d’une croisée :

— Monsieur le comte, lui dit-il en lui serrant affectueusement la main, permettez-moi de vous donner un conseil, qui, en entraînant peut-être votre mort, me causera un regret éternel. Recherchez, quand nous serons devant Carthagène, toutes les occasions possibles de vous signaler. Ne reculez devant aucune témérité. Il faut vous faire tuer ou accomplir une action d’éclat !… Au revoir, comte ; soyez persuadé, je vous prie, que vous avez en moi un ami dévoué et sincère.

L’amiral, après avoir prononcé ces paroles, s’éloigna brusquement du jeune homme sans lui donner le temps de répondre, et en le laissant dans un grand étonnement.

Quatre jours après le dîner donné par M. l’amiral de Pointis aux flibustiers, c’est-à-dire le 30 mars 1697, les forces préparées depuis si longtemps par Montbars, pour servir à l’expédition de Carthagène, se trouvaient réunies dans le quartier du Petit-Goave, rendez-vous habituel, le lecteur doit s’en souvenir, des Frères-la-Côte, lorsqu’ils accomplissaient une entreprise en commun.

Il s’agissait de nommer les capitaines et les seconds chargés de commander la flotte des flibustiers.

Ce choix, selon l’usage invariable, devait avoir lieu à la majorité des voix.

Les flibustiers qui s’étaient présentés aux suffrages des Frères-la-Côte appartenaient tous à la mystérieuse et formidable association dont Montbars était le chef.

Quant à ce dernier, muni du blanc-seing royal qui lui donnait une autorité suprême, il avait résolu, afin de conserver une plus complète liberté de mouvement, et pouvoir observer de près l’amiral, de s’embarquer en qualité de simple volontaire sur le Sceptre que montait le baron de Pointis.

Les vaisseaux — comme on disait alors — que Montbars, fidèle à la promesse qu’il avait faite à Louis XIV, fournissait pour renforcer l’escadre royale, étaient au nombre de treize.

Huit étaient manœuvrés par des équipages uniquement composés de Frères-la-Côte, trois par des Boucaniers et deux par des compagnies de nègres.

L’élection des capitaines, accomplie d’acclamation et à l’unanimité des voix, car les aventuriers se connaissaient trop bien entre eux pour hésiter dans leurs choix, donna les résultats suivants :

La Serpente, commandée par Laurent ;

La Gracieuse, par Godefroy ;

Le Pembrock, par Galet ;

Le Cerf-Volant, par Pierre ;

La Mutine, par Pays ;

L’Anglais, par Colong ;

Le Jersé, par Macary ;

Le Brigantin, par Jales ;

Les trois vaisseaux ou navires montés par les Boucaniers eurent pour chefs :

Le Cap-Bourg, le capitaine Lessan ;

Le Cap-Limmande, le capitaine Grenier ;

Le Port-Paix, le capitaine Pin.

Les compagnies nègres choisirent :

Pour capitaine du Le Leogane, Janot ;

Pour capitaine du Cap, Guimba.

À l’élection des seconds, de Morvan, déjà connu des flibustiers pour sa belle conduite dans le combat livré aux deux galions-amiral et vice-amiral espagnols, fut réuni à son matelot, et nommé le second du beau Laurent.

Enfin, Ducasse, — cela était convenu d’avance, — reçut le titre d’amiral de la flotte des flibustiers et des Boucaniers.

Un habitant, le sieur Paty, fut nommé chef des compagnies nègres, eu égard à la grande expérience qu’il avait des gens de couleur et à l’extrême influence qu’il exerçait sur eux.

Les forces des aventuriers présentaient un total de 1,650 combattants ; quant à celles de l’escadre royale elles se composaient de 2,638 matelots et maîtres, 130 gardes-marine, 45 officiers supérieurs et 1, 890 soldats.

Les deux flottes réunies portaient un effectif de six mille trois cents et quelques combattants, et comptaient 29 voiles.

Barbe-Grise, fidèle à sa parole, était arrivé le 25 mars avec une troupe de cent cinquante boucaniers. Présenté par Montbars à l’amiral de Pointis, il lui avait clairement et brièvement exposé le prix auquel il mettait son concours, c’est-à-dire que justice lui serait rendue, que l’on reconnaîtrait ses droits à porter le nom et les armes des Kerjean.

L’amiral, appréciant les immenses services que les Boucaniers étaient à même de lui rendre, avait accepté cette condition.

Inutile d’ajouter que Fleur-des-Bois accompagnait son père.

Les officiers de la marine royale, avertis par les capitaines flibustiers du superstitieux respect et de la confiance que Jeanne inspirait aux Frères-la-Côte, se virent, à leur grand regret, obligés de renoncer à l’espoir de séduire une si délicieuse créature, qui, l’avouaient-ils en toute sincérité, l’emportait en tout sur les plus célèbres beautés de Paris et de Versailles.

Le 1er avril au matin, l’expédition mit à la voile.