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Les Chasseurs d’abeilles/08

La bibliothèque libre.
Roy & Geffroy (p. 69-79).


VIII

LE PUEBLO


Lorsque la domination espagnole fut assurée sans conteste dans le Nouveau-Monde, le gouvernement, dans le but de maintenir les Indiens, fonda de distance en distance, sur l’extrême limite de ses possessions, des postes auxquels il donna le nom de presidios, qu’il peupla des criminels de toutes sortes dont il jugea prudent de débarrasser la mère-patrie.

Le presidio de San-Lucar, sur le rio Vermejo, fut un des premiers établis.

À l’époque de la fondation du presidio de San-Lucar, ce poste consistait seulement en un fort bâti sur la rive nord, au sommet d’une falaise escarpée qui domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante.

Sa forme est carrée, il est construit de murs épais, de pierres de taille, et flanqué de trois bastions, deux sur la rivière à l’est et à l’ouest, et le troisième sur la plaine.

L’intérieur renferme la chapelle, le presbytère et le magasin aux poudres ; sur les autres côtés se prolongent les anciennes habitations des condamnés, les logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers en garnison et un petit hôpital.

Toutes ces constructions, hautes d’un rez-de-chaussée seulement, se terminent en azoteas plates à l’italienne ; le gouvernement avait en outre établi au dehors de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux ranchos approvisionnés de chevaux et de têtes de bétail.

Aujourd’hui le fort est presque ruiné, les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts, seuls les bâtiments d’habitation sont en bon état.

Le presidio de San-Lucar se divise en trois groupes, deux au nord et un au sud de la rivière.

L’aspect général en est triste, à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord de la rivière, témoignant de l’existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d’un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.

Trois jours après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, vers deux heures de l’après-midi, cinq ou six vaqueros et leperos attablés dans la boutique d’un pulquero du nouveau San-Lucar, situé sur la rive sud de la rivière, discutaient vivement, en avalant à longs traits du pulque dans des cuïs qui circulaient à la ronde.

— Canarios ! s’écria un grand gaillard maigre et efflanqué, qui avait la mine et la tournure d’un effronté coquin, ne sommes-nous pas des hommes libres ? Si notre gouverneur, le señor don Luis Pedrosa, s’obstine à nous rançonner de la sorte, le Chat-Tigre n’est pas si loin qu’on ne puisse s’entendre avec lui. Quoique chef indien aujourd’hui, il est de race blanche sans mélange et caballero jusqu’au bout des ongles.

Calla la voca ! (tais-toi !) Pablito, reprit un autre ; tu ferais mieux d’avaler tes paroles avec ton pulque que de lâcher de telles sottises !

— Je veux parler, moi ! fit Pablito, qui s’humectait le gosier plus que les autres.

— Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l’ombre, rôdent des yeux invisibles qui nous épient, et que des oreilles s’ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter ?

— Allons donc ! dit le premier en haussant les épaules, tu as toujours peur, toi ; Carlocho ! je me soucie des espions comme d’une vieille cuarta (bride).

— Pablito ! fit l’autre en mettant un doigt sur sa bouche.

— Quoi ! n’ai-je pas raison ? Pourquoi don Luis nous veut-il tant de mal ?

— Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant, don Luis ne veut au contraire que votre bien, et la preuve, c’est qu’il vous le prend le plus possible.

— Ce diable de Verado a de l’esprit comme un coquin qu’il est, s’écria Pablito en riant aux éclats. Bah ! après nous la fin du monde !

— En attendant, buvons, dit le Verado.

— Oui, reprit Pablito, buvons, noyons les soucis ; d’ailleurs don Fernando Carril n’est-il pas là pour nous aider au besoin ?

— Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout, exclama Carlocho en frappant le comptoir d’un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit ?

Pablito fronça le sourcil, et regardant son compagnon de travers :

— Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard ? Canarios ! tu commences à me remuer le sang, s’écria-t-il avec colère.

— Une leçon ? pourquoi pas, si tu la mérites ! répondit l’autre sans autrement s’émouvoir. Caraï ! depuis plus de deux heures tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille femme : tais-toi ou va dormir.

Mil rayos ! hurla Pablito en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir, tu m’en rendras raison !

Vive Dios ! une saignée te fera du bien ; la main me démange de te donner un navajada sur ton vilain museau.

— Vilain museau ! as-tu dit ?

Et Pablito se précipita sur Carlocho qui l’attendait de pied ferme.

Les autres vaqueros et leperos se jetèrent entre eux pour les empêcher de se joindre.

— Holà ! caballeros, fit le pulquero, jugeant urgent d’intervenir dans le débat, Ja paix, au nom de Dieu ou du diable ! Pas de querelles chez moi ; si vous voulez vous expliquer, la rue est libre.

— Le pulquero a raison, dit Pablito, allons, viens, si tu es un homme.

— Avec plaisir.

Les deux vaqueros, suivis de leurs camarades, s’élancèrent dans la rue. Quant au digne puîquero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans les poches de ses calzoneras, il sifflotait une jarana en attendant la bataille.

Pablito et Carlocho, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s’étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur bras gauche leur zarapé en guise de bouclier, tirèrent de leur ceinture leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils tombèrent en garde avec un sang-froid remarquable.

Dans ce genre de duel, le seul du reste connu au Mexique, l’honneur consiste à toucher son adversaire au visage : un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d’un vrai caballero.

Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer.

Les autres vaqueros, la fine cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d’un œil impassible et applaudissaient le plus adroit.

La lutte se soutenait avec un succès égal de part et d’autre depuis quelques minutes, lorsque Pablito, dont la vue était sans doute obstruée par ses copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Carlocho lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.

— Bravo ! bravo ! s’écrièrent à la fois tous les vaqueros, bien touché !

Les combattants, flattés de cette approbation, reculèrent d’un pas, saluèrent l’assistance, rengaînèrent leurs couteaux, s’inclinèrent l’un devant l’autre avec une exquise courtoisie, et, après s’être serré la main, ils rentrèrent dans la pulqueria.

Les vaqueros forment une espèce d’hommes à part, dont les mœurs sont complètement inconnues en Europe.

Ceux de San-Lucar peuvent servirent de type : nés sur la frontière indienne, ils ont contracté des habitudes sanguinaires et un grand mépris de la vie. Joueurs infatigables ; il ont sans cesse les cartes en main ; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle.

Insoucieux de l’avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie et ne reculent devant aucun danger.

Eh bien ! ces hommes qui abandonnent souvent leur famille pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaîté de cœur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui sont implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d’ardente amitié, de dévouement et d’abnégation extraordinaires.

Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités.

Ils sont tour à tour et à la fois paresseux, joueurs, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix.

Dès leur enfance le sang coule comme de l’eau à travers leurs doigts dans les haciendas, à l’époque de la malanza del ganado (abattage des bestiaux), et ils s’habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine.

Du reste, leurs plaisanteries sont grossières comme leurs mœurs : la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le plus frivole prétexte.

Pendant que les vaqueros, rentrés après la querelle chez le pulquero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de pulque et de mezcal le souvenir de ce petit incident, un homme embossé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux entra dans la pulqueria sans souffler un mot, s’approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre forte qu’il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir.

À ce bruit inattendu qui ressemblait à un signal, les vaqueros, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique.

Pablito et Carlocho tressaillirent, essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait les traits de l’étranger, tandis que le Verado détourna un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.

L’inconnu jeta sa cigarette à demi consumée et se retira du bouge comme il y était venu.

Un instant après, Pablito, qui s’essuyait la joue, et Carlocho, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulqueria. Le Verado se glissa le long du mur jusqu’à la porte et courut sur leurs talons.

— Hum ! murmura le pulquero, voilà trois picaros qui me font l’effet de manigancer quelque chienne de besogne où il y aura plus de têtes cassées que de duros ; ma foi ! ça les regarde.


Dès qu’ils furent à une certaine distance, les broussailles s’agitèrent d’où s’avança une tête pâlie par la peur.

Les autres vaqueros, complètement absorbés par une partie de monté et penchés sur les cartes, n’avaient pour ainsi dire pas pris garde au départ de leurs camarades.

L’inconnu, à une certaine distance de la pulqueria, se retourna.

Les deux vaqueros marchaient, presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent.

Le Verado avait disparu.

Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l’étranger se remit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s’éloignait du cours de la rivière et s’enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie du pueblo, tournait par un coude assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres, semblait se perdre dans la plaine.

À l’angle du sentier passa près des trois hommes un cavalier qui, au grand trot, se dirigeait vers le presidio ; mais, préoccupés sans doute par de sérieuses pensées, ni l’étranger, ni les vaqueros ne le remarquèrent. Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d’œil rapide et perçant, et ralentit insensiblement l’allure de son cheval qu’il arrêta à quelques pas de là.

— Dieu me pardonne ! se dit-il à lui-même, c’est don Fernando Carril, ou c’est le diable en chair et en os : cet imbécile de Zapote l’a donc manqué encore ! Que peut-il avoir affaire par là en compagnie de ces deux bandits qui m’ont tout l’air de suppôts de Satan ? Que je perde mon nom de Torribio Quiroga si je n’en ai le cœur net et si je ne me mets à leurs trousses.

Et il sauta vivement à terre.

Le señor don Torribio Quiroga était un homme de trente-cinq ans au plus, d’une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet. Mais, en revanche, la carrure de ses larges épaules et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit œil gris vif et pétillant de malice et d’audace éclairait sa physionomie peut-être un peu chafouine. Son costume était celui de tous les Mexicains d’un certain rang.

Dès qu’il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais il ne vit personne à qui confier sa monture, car à San-Lucar et surtout dans le nouveau pueblo, c’est presque un miracle de rencontrer en même temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulqueria, d’où les vaqueros venaient de sortir, et le confia à l’hôte.

Ce devoir accompli, car le meilleur ami d’un Mexicain est son cheval, don Torribio revint sur ses pas avec les précautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n’être pas aperçu.

Les vaqueros avaient de l’avance sur lui et disparaissaient derrière une dune mouvante de sable, au moment où il tournait le coude du chemin ; néanmoins, il ne tarda à les revoir gravissant un sentier raide oui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces sables arides, par hasard ou par un caprice de la nature.

Sûr désormais de les retrouver, don Torribio marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout soupçon, il alluma une cigarette.

Les vaqueros, par bonheur, ne se retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite de l’homme que don Torribio avait reconnu pour être don Fernando Carril.

Lorsqu’à son tour don Torribio arriva devant la marge du bois, au lieu d’y entrer immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant sur le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus grande précaution, afin de n’éveiller par aucun bruit l’attention des vaqueros.

Au bout de quelques minutes des voix arrivèrent jusqu’à lui ; il leva alors doucement la tête et dans une clairière, à dix pas de lui environ, il vit les trois hommes arrêtés et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s’effaça derrière un érable et prêta l’oreille.

Don Fernando Carril avait laissé retomber son manteau ; l’épaule appuyée contre un arbre et les jambes croisées, il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Pablito.

Les mains de don Fernando étaient parfaitement gantées et petites, son pied, de race, se cambrait dans des bottes vernies, luxe inouï sur cette frontière éloignée ; son costume, d’une grande richesse, était absolument pareil par la forme à celui des vaqueros. Un diamant d’un prix immense serrait le col de sa chemise, et le lin tissu de son zarapé valait plus de cinq cents piastres.

Quant à présent, nous bornerons là ce portait. Deux ans avant l’époque où commence ce récit, don Fernando Carril était arrivé à San-Lucar, inconnu de tout le monde, et chacun s’était demandé : d’où vient-il, de qui tient-il sa fortune ? où sont ses propriétés ? Don Fernando avait acheté à quelques lieues de San-Lucar une hacienda, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l’avait fortifiée, entourée de palissades et de fossés, et munie de petites pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son hacienda ne s’ouvrît jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles de San-Lucar, qu’il visitait assidûment ; puis soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers.

Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs œillades, les hommes leurs questions adroites, pour faire parler don Fernando. Don Luis Pedrosa, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d’avoir quelques inquiétudes au sujet de l’étranger, mais de guerre lasse il en appela au temps, qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.

Voilà quel était l’homme qui écoutait Pablito dans la clairière et tout ce qu’on savait sur son compte.

— Assez ! fit-il tout à coup avec colère en interrompant le vaquero, tu es un chien et fils d’un chien.

— Señor ! dit Pablito, qui redressa la tête.

— J’ai envie de te briser comme un misérable que tu es.

— Des menaces à moi ! s’écria le vaquero pâle de rage et dégainant son couteau.

Don Fernando lui saisit le poignet avec sa main gantée et le lui tordit si rudement que le misérable laissa échapper son arme avec un cri de douleur.

— À genoux ! et demande pardon, reprit don Fernando ; et il jeta le misérable sur le sol.

— Non, tuez-moi plutôt.

— Va, retire-toi, tu n’es qu’une bête brute.

Le vaquero se releva en chancelant ; le sang injectait ses yeux, ses lèvres étaient bleues, tout son corps tremblait ; il ramassa son couteau et s’approcha de don Fernando, qui l’attendait les bras croisés.

— Eh bien ! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.

— Va-t’en, te dis-je !

— C’est votre dernier mot, n’est-ce pas ?

— Oui, laisse-moi tranquille.

— Ah ! c’est ainsi ? eh bien, au diable, alors !

Et le vaquero, d’un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.

— Je te pardonne, reprit don Fernando, qui avait arrêté le bras de Pablito, mais, si tu veux continuer à me servir, sois muet comme un cadavre.

Le vaquero tomba à ses pieds et couvrit sa main de baisers, semblable à un chien qui lèche son maître par qui il a été battu.

Carlocho était resté témoin impassible de cette scène.

— Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être ainsi aimé ? murmura don Torribio, toujours caché derrière son érable.

Après un court silence don Fernando Carril reprit la parole :

— Je sais que tu m’es dévoué et j’ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, et la boisson conseille mal.

— Je ne boirai plus, répondit le vaquero.

Don Fernando sourit avec mépris.

— Bois, mais sans tuer ta raison : dans l’ivresse, comme tu l’as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n’est pas le maître qui parle ici, c’est l’ami ; puis-je compter sur vous deux ?

— Oui, répondirent les vaqueros.

— Je pars pour quelques jours, ne quittez pas les environs : à peu de distance du pueblo se trouve l’hacienda de las Norias de San-Antonio, la connaissez-vous ?

— Qui ne connaît pas don Pedro de Luna ? fit Pablito.

— Bien, surveillez attentivement cette hacienda au dehors et au dedans ; s’il arrive quelque chose d’extraordinaire à don Pedro ou à sa fille doña Hermosa, un de vous me viendra immédiatement prévenir ; vous savez où me trouver ?

Les deux hommes baissèrent affirmativement la tête.

— Chacun de mes ordres, si incompréhensible qu’il soit, me promettez-vous de l’exécuter avec promptitude et dévouement ?

— Nous vous le jurons, maître.

— C’est bien. Un dernier mot : liez-vous avec le plus de vaqueros que vous pourrez ; tâchez, sans éveiller le soupçon, qui ne dort jamais que d’un œil, de réunir une troupe d’hommes déterminés. Ah ! à propos, méfiez-vous du Verado, c’est un traître ; j’ai la preuve qu’il sert contre moi d’espion au Chat-Tigre.

— Faut-il le tuer ? demanda froidement Carlocho.

— Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s’en débarrasser sans bruit.

Les deux vaqueros se lancèrent un regard à la dérobée, mais don Fernando feignit de ne pas le voir.

— Avez-vous besoin d’argent ? leur demanda-t-il encore.

— Non, maître, répondirent-ils, nous en avons encore un peu.

— N’importe, prenez toujours cela, mieux vaut avoir trop que pas assez. Il jeta dans la main de Carlocho une longue bourse en filet, au travers des mailles de laquelle étincelaient un grand nombre d’onces.

— Maintenant, Pablito, amène mon cheval.

Le vaquero entra dans le bois et reparut presque aussitôt tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Fernando s’élança.

— Adieu ! leur dit-il, prudence et fidélité, une indiscrétion vous coûterait la vie.

Et ayant fait un salut amical aux vaqueros, il donna de l’éperon dans les lianes du cheval, et s’éloigna dans la direction du presidio. Les deux vaqueros reprirent le chemin du pueblo.

Dès qu’ils furent à une certaine distance, dans un coin de la clairière s’agitèrent les broussailles d’où s’avança par degré une tête pâlie par la peur.

Cette tête appartenait au corps du Verado qui, son couteau d’une main et un pistolet de l’autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d’un air effaré et en murmurant à demi-voix :

— Canarios ! me tuer sans bruit, nous verrons, nous verrons, santa Virgen del Pilar ! Quels démons ! Eh ! eh ! on a raison d’écouter.

— C’est le seul moyen d’entendre, dit une voix railleuse.

— Qui va là ? s’écria le Verado, qui lit un bond de côté.

— Un ami, reprit don Torribio Quiroga en sortant de derrière l’érable et entrant dans la clairière.

— Ah ! ah ! senor don Torribio Quiroga, soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi ?

— Cuerpo de Cristo ! si j’écoutais ! Je le crois bien ! J’ai profité de l’occasion pour modifier sur don Fernando.

— Eh bien ! maintenant que vous avez entendu sa conversation, qu’en pensez-vous ?

— Ce caballero me paraît un assez ténébreux scélérat, mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d’ombre.

— Ainsi soit-il ! murmura le Verado avec un soupir.

— Et d’abord, que comptez-vous faire, vous ?

— Moi, ma foi ! je l’ignore ; j’ai des bourdonnements dans les oreilles ; comprenez-vous qu’ils veulent me tuer sans bruit ? À mon avis, Pablito et Carlocho sont sans contredit les plus hideux sacripants de la prairie.

— Bah ! je les connais de longue date ; à cette heure ils m’inquiètent médiocrement.

— Moi, je vous avoue qu’ils m’inquiètent beaucoup, au contraire.

— Allons donc, vous n’êtes pas encore mort, que diable !

— Ma foi ! je n’en vaux guère mieux, je suis littéralement entre le diable et la mort.

— Ta, ta, ta ! auriez-vous peur, vous le plus hardi chasseur de jaguars que je sache ?

— Un jaguar n’est après tout qu’un jaguar, on en a raison avec une balle, mais les deux birbones que don Fernando m’a si sournoisement lâchés aux jambes sont de véritables démons sans foi ni loi, qui couperaient[1] leur père pour une petite mesure de pulque.

— C’est vrai : allons donc au plus pressé. Pour des raisons qu’il est inutile de vous faire connaître, je porte énormément d’intérêt à don Pedro de Luna et surtout à sa charmante fille. Don Fernando Carril, d’après ce que nous avons appris, ourdit contre cette famille quelque infernal complot que je veux déjouer : êtes-vous décidé à me prêter main-forte ? Deux hommes peuvent beaucoup, qui à eux deux n’ont qu’une volonté.

— Ainsi, c’est une association que vous me proposez, don Torribio ?

— Donnez à cela le nom que vous voudrez, mais répondez-moi promptement.

— Alors, franchise pour franchise, don Torribio, reprit le Verado après un instant de réflexion. Ce matin, j’aurais refusé net votre proposition, ce soir je l’accepte, car je n’ai plus rien à ménager. La position est complètement changée pour moi. Me tuer sans bruit, vive Dios ! je me vengerai ! Je suis à vous, don Torribio, comme mon couteau est à son manche ; à vous corps et âme, foi de vaquero !

— À merveille ! Je vois que nous nous entendrons facilement.

— Dites que nous nous entendons déjà, et vous n’avancerez rien de trop.

— Soit, mais il faut bien prendre nos précautions pour réussir ; le gibier que nous voulons chasser n’est pas facile. Connaissez-vous un lepero nommé Tonillo el Zapote ?

— Si je connais Tonillo ! s’écria le vaquero ; je le crois bien ! c’est mon compère ! — De mieux en mieux ; ce Tonillo est un homme résolu auquel on peut se fier sans crainte.

— Pour cela, c’est la vérité pure, et de plus un caballero qui a d’excellents principes.

— En effet ; cherchez-le, puis ce soir, rendez-vous avec lui une heure après le coucher du soleil au Callejon de las Minas.

— Parfaitement, je vois cela d’ici, nous y serons.

— Alors, entre nous trois, nous dresserons notre plan de contre-mine.

— Oui, et soyez tranquille, Tonillo et moi nous trouverons un moyen de vous délivrer de cet homme qui veut me tuer sans bruit.

— Il paraît que cela vous tient au cœur, hein ?

— Dame ! mettez-vous à ma place ; enfin, qui vivra verra, don Fernando n’en est pas où il croit avec moi.

— Ainsi voilà qui est convenu, ce soir au Gallejon avec Tonillo.

— Quand je devrais l’amener de force, nous nous y trouverons tous deux.

— Maintenant, il ne nous reste plus qu’à aller chacun à nos affaires.

— C’est juste ; de quel côté vous dirigez-vous ?

— Je me rends tout droit à l’hacienda de don Pedro de Luna.

— Croyez-moi, don Torribio, ne lui parlez de rien.

— Pourquoi me dites-vous cela, Verado ?

— Parce que don Pedro, bien que ce soit un excellent homme et un parfait caballero, a peut-être un peu les idées arriérées, et que probablement il chercherait à vous dissuader de votre projet.

— Vous pourriez avoir raison ; mieux vaut qu’il ignore le service que je veux lui rendre.

— Oui, oui, cela vaut mieux. Ainsi, don Torribio, à ce soir, alors.

— À ce soir, au Çallejon ; adieu et bonne chance !

Les deux hommes se séparèrent. Don Torribio Quiroga descendit à grands pas le chemin du pueblo pour aller reprendre sa monture chez le pulquero, à qui il l’avait confiée, tandis que le Verado, dont le cheval était caché aux environs, se mettait en selle et s’éloignait en galopant avec fureur, tout en grommelant entre ses dents serrées par la colère :

— Me tuer sans bruit ! A-t-on jamais-vu une idée pareille ! Nous verrons, mil rayos !



  1. Les Mexicains emploient cette expression énergique pour dire assassiner. (G. A.)