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Les Chasseurs d’abeilles/09

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Roy & Geffroy (p. 79-89).


IX

DOÑA HERMOSA


Le Cœur-de-Pierre ne s’était pas trompé lorsqu’il avait annoncé à ceux qu’il guidait que la poussière soulevée au loin dans le désert l’était par des serviteurs de leur hacienda ; en effet, à peine le chasseur s’était-il éloigné depuis quelques minutes que le nuage de poussière qui se rapprochait rapidement se fendit tout à coup et laissa voir une nombreuse troupe de vaqueros et de peones bien armés qui accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux.

À deux longueurs de cheval en avant galopait don Estevan Diaz, qui ne cessait de gourmander ses compagnons et de les exciter à redoubler encore la célérité de leur allure.

Bientôt les deux troupes se joignirent et se confondirent en une seule.

Estevan Diaz, ainsi que l’avait prévu don Pedro, s’était inquiété de l’absence prolongée de son maître ; redoutant qu’il ne lui fût arrivé malheur, il avait en toute hâte rassemblé les hommes les plus résolus de l’hacienda, et, se mettant à leur tête, il avait immédiatement commencé des recherches et exploré le désert dans toutes les directions.

Cependant, sans l’heureux hasard qui avait fait rencontrer aux voyageurs le Cœur-de-Pierre au moment où les forces et le courage leur manquaient à la fois, il est probable que ces recherches n’auraient produit aucun résultat et que les sombres annales de la prairie auraient enregistré une lugubre et horrible tragédie de plus.

La joie de don Estevan et de ses compagnons fut grande en retrouvant ceux qu’ils craignaient de ne plus revoir, et l’on reprit gaîment le chemin de l’hacienda où l’on arriva deux heures plus tard.

À peine eut-elle mis pied à terre que, prétextant la fatigue qu’elle avait éprouvée, doña Hermosa se retira dans son appartement.

Lorsqu’elle fut enfin dans sa fraîche chambre à coucher de jeune fille, si calme et si gaie, doña Hermosa salua d’un regard ces meubles qu’elle chérissait, et, par un mouvement d’instinctive reconnaissance, elle alla s’agenouiller près de la statue de la Vierge qui, placée dans un angle de l’appartement et entourée de fleurs, semblait veiller sur elle.

La prière que la jeune fille adressa à la Vierge fut longue, bien longue ; pendant près d’une heure elle demeura ainsi agenouillée et murmurant des paroles que nul, si ce n’est Dieu, ne pouvait entendre.

Enfin elle se releva lentement comme à regret, fit un dernier signe de croix, et traversant la salle, elle se laissa tomber sur un canapé où elle se blottit dans un flot de mousseline comme un bengali dans un lit de mousse.

Alors elle réfléchit profondément.

Qui pouvait si sérieusement absorber l’esprit jusqu’alors si gai et si insoucieux de cette jeune fille, dont la vie n’avait été depuis sa naissance qu’une suite non interrompue de joie douce, pour laquelle le ciel toujours avait été sans nuage, le passé sans regrets et l’avenir sans appréhensions ? Pourquoi ses bruns sourcils se fronçaient-ils si opiniâtrement, creusant sur son front pur une imperceptible ride, que la pensée rendait d’instant en instant plus profonde ?

Nul n’aurait pu le dire, Hermosa elle-même aurait peut-être été fort embarrassée de l’expliquer.

C’est que, sans se rendre compte de la métamorphose qui se faisait en elle, doña Hermosa s’éveillait comme d’un long sommeil, son cœur battait plus vite, son sang coulait plus rapide dans ses artères, un flot de pensées inconnues lui montait du cœur au cerveau et lui causait une espèce de vertige ; en un mot, la jeune fille se sentait devenir femme !

Une inquiétude vague, sans cause apparente, une irritabilité fébrile, l’agitaient tour à tour ; parfois un sanglot étouffé lui déchirait la gorge, et une larme brûlante perlait au coin de sa paupière ; puis soudain ses lèvres purpurines s’écartaient sous l’effort d’un charmant sourire, reflet de ces pensées qu’elle ne pouvait définir et qui l’obsédaient sans qu’il lui fût possible de les chasser et de retrouver ce calme et cette insouciante gaieté qu’elle avait perdus peut-être pour toujours.

— Oh ! s’écria-t-elle tout à coup en faisant un bond de biche effarouchée, je veux le connaître !

La jeune fille venait enfin, à son insu, de laisser échapper le mot de l’énigme ; sous l’obsession de son agitation intérieure, elle aimait, ou du moins l’amour était sur le point de se révéler à elle.

À peine eut-elle laissé échapper les paroles que nous avons rapportées, qu’elle rougit, baissa les yeux et, se levant, alla en courant, par un mouvement plein d’une naïve pudeur de jeune fille, tirer devant la statue de la Vierge le voile destiné à la cacher.


Après quelques minutes de marche ils aperçurent la grotte naturelle dont il leur avait parlé.

La Vierge, confidente habituelle des pensées de la jeune fille, ne devait plus savoir les secrets de la femme ! Cette nuance délicate pleine de sainte croyance, Hermosa l’avait immédiatement saisie ; peut-être doutait-elle d’elle-même, et le sentiment qui s’était si soudainement révélé dans son cœur avec une si grande violence ne lui semblait-il pas assez pur pour qu’elle en confiât les désirs et les espoirs à celle à qui jusqu’alors elle avait tout avoué ?

Plus calme après cette action que, dans sa superstitieuse ignorance, elle croyait devoir la dérober à l’œil clairvoyant de sa céleste protectrice, doña Hermosa regagna sa place après avoir appuyé son doigt mignon sur un timbre.

À cet appel, la porte s’entr’ouvrit doucement, et une charmante chola[1] passa sa figure mutine dans l’entre-bâillement, d’un œil interrogateur.

— Entre, chica, dit sa maîtresse, en lui faisant signe de s’approcher.

La chola, svelte jeune fille à la taille cambrée et à la peau légèrement bistrée, comme toutes les métisses, vint s’agenouiller gracieusement aux pieds de sa maîtresse, et, fixant sur elle son grand œil noir :

— Que désirez-vous, niña ? demanda-t-elle en souriant.

— Rien, Clarita, répondit évasivement celle-ci, te voir, causer avec toi un instant.

— Oh quel bonheur ! fit la folle enfant en frappant joyeusement ses mains l’une contre l’autre, il y a si longtemps que je ne vous ai vue, niña !

— As-tu été bien inquiète de mon absence, Clarita ?

— Pouvez-vous le demander, señorita ? moi qui vous aime comme une sœur ; il paraît que vous avez couru de grands dangers ?

— Qui dit cela ? fit-elle distraitement.

— Tout le monde, on ne parle que de ce qui vous est arrivé dans la prairie ; tous les peones ont quitté le travail pour avoir des nouvelles ; l’hacienda est en révolution.

— Ah !

— Pendant les deux jours où vous avez été absente, nous ne savions à quel saint nous vouer ; j’ai fait vœu d’un anneau d’or à ma bonne patronne santa Clara.

— Merci ! répondit-elle en souriant.

— C’est surtout don Estevan Diaz qu’il fallait voir ; il ne pouvait tenir en place ; le pauvre jeune homme était comme fou ; il s’accusait de ce qui vous était arrivé, il se frappait la poitrine en soutenant qu’il aurait dû désobéir à votre père et demeurer auprès de vous malgré ses ordres.

— Pauvre Estevan ! dit la jeune fille, qui pensait à autre chose et que le bavardage de sa camériste commençait à fatiguer, il m’aime comme un frère.

— Ça, c’est vrai ! aussi il a juré sur sa tête que cela ne vous arriverait plus et qu’il ne vous quitterait jamais maintenant.

— Oh ! oh ! Il a donc eu bien peur pour moi ? — Vous ne pouvez vous l’imaginer, niña ! d’autant plus qu’il parait que vous étiez tombés entre les mains du plus féroce pirate de la prairie.

— Cependant, je t’assure, chica, que l’homme qui nous a abrités nous a comblés de soins et d’attentions.

— C’est ce que dit votre père ; mais don Estevan soutient qu’il connaît cet homme de longue date, que sa bonté était feinte et qu’elle cachait quelque infernale trahison.

Doña Hermosa était subitement devenue rêveuse.

— Don Estevan est un fou, dit-elle ; son amitié pour moi l’égare ; je suis convaincue qu’il se trompe. Mais tu me fais songer qu’à peine arrivée je me suis échappée sans lui adresser un mot de remerciement ; je veux réparer cet oubli involontaire. Est-il encore à l’hacienda ?

— Je crois que oui, señorita.

— Va t’en assurer, et, s’il ne s’est pas encore retiré, prie-le de me venir trouver.

La camériste se leva et sortit.

— Puisqu’il le connaît, murmura la jeune fille dès qu’elle fut seule, il faudra bien qu’il parle et qu’il m’apprenne ce que je veux savoir.

Et elle attendit impatiemment le retour de sa messagère.

Celle-ci semblait avoir deviné l’impatience de sa maîtresse, tant elle mit de hâte à s’acquitter de sa commission ; dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis sa sortie lorsqu’elle annonça don Estevan.

Nous l’avons dit, don Estevan était un beau jeune homme, au cœur de lion, à l’œil d’aigle, dont les manières pleines de grâce et de désinvolture décelaient la race.

Il entra en saluant la jeune fille avec une familiarité de bon goût autorisée par ses longues et intimes relations avec elle, puisqu’il l’avait pour ainsi dire vue naître.

— Ah ! Estevan, mon ami, lui dit-elle en lui tendant joyeusement la main, je suis bien heureuse de vous voir ; asseyez-vous et causons.

— Causons, répondit le jeune homme en s’associant avec joie à la gaîté de doña Hermosa.

— Donne un siège à Estevan, chica, et va-t’en, je n’ai pas besoin de toi.

La camériste obéit sans répliquer.

— Oh ! que j’ai de choses à vous dire, mon ami ! reprit la jeune fille.

Estevan Diaz sourit.

— D’abord, continua-t-elle, excusez-moi de m’être échappée ; j’avais besoin d’être seule afin de remettre un peu d’ordre dans mes idées.

— Je comprends cela, ma chère Hermosa.

— Ainsi, vous ne m’en voulez pas, Estevan ?

— Pas le moins du monde, je vous assure.

— Bien vrai ? fit-elle avec une petite moue semi-sérieuse.

— Ne parlons plus de cela, je vous en prie, ma chère enfant ; on n’est pas exposé à des dangers comme ceux que vous avez courus sans que l’esprit s’en ressente longtemps après.

— Oh ! maintenant, c’est fini, je vous assure ; d’ailleurs, entre nous, mon bon Estevan, ces dangers n’ont pas été aussi grands que votre amitié pour moi vous le fait supposer.

Le jeune homme hocha la tête d’un air peu convaincu.

— Vous vous trompez, niña, dit-il, ces dangers ont été, au contraire, beaucoup plus sérieux que vous ne sauriez le croire.

— Mais non, Estevan, je vous assure, les gens que nous avons rencontrés nous ont offert la plus cordiale hospitalité.

— J’admets cela, mais je ne vous répliquerai que par une seule question.

— Faites, et, si je le puis, j’y répondrai.

— Savez-vous le nom de l’homme qui vous a offert cette cordiale hospitalité ? dit-il en appuyant avec affectation sur les derniers mots.

— Je vous avoue que je l’ignore et que, qui plus est, je n’ai pas songé à le lui demander.

— Vous avez eu tort, señorita, car il vous eût répondu qu’il se nommait le Chat-Tigre.

— Le Chat-Tigre ! s’écria-t-elle en pâlissant, cet effroyable scélérat qui, depuis tant d’années, répand la terreur sur ces frontières ! Oh ! vous vous méprenez, Estevan, ce ne peut être lui.

— Non, señorita, je ne me méprends pas, je suis certain de ce que j’avance ; les renseignements que votre père m’a donnés ne me laissent aucun doute à cet égard.

— Mais comment se fait-il alors que cet homme nous ait si bien reçus et qu’il n’ait pas cherché à profiter de l’occasion qui nous livrait en son pouvoir ?

— Nul ne peut sonder les replis ténébreux du cœur de cet homme. D’ailleurs, qui vous prouve qu’il ne vous ait pas tendu un piège ? n’avez-vous pas été poursuivis par les Peaux-Rouges ?

— C’est vrai, mais nous leur avons échappé, grâce au dévouement de notre guide, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix.

— Vous avez raison, fit le jeune homme avec ironie ; mais ce guide lui-même, savez-vous qui il est ?

— Malgré les plus instantes prières de mon père, il a constamment refusé de lui dire son nom.

— Il a eu certes raison d’agir ainsi, niña, parce que ce nom vous eût fait frissonner de terreur.

— Mais qui est donc cet homme, alors ?

— C’est le fils du Chat-Tigre, celui qu’on nomme le Cœur-de-Pierre.

La jeune fille se recula avec un mouvement instinctif de frayeur en se cachant le visage dans ses mains.

— Oh ! mais c’est impossible ! s’écria-t-elle, cet homme ne peut être un monstre, lui qui s’est montré si fidèle, si dévoué, qui m’a sauvé la vie, enfin !

— Comment ! fit vivement le jeune homme, que voulez-vous dire ? il vous a sauvé la vie ?

— Ne le saviez-vous donc pas ? mon père ne vous l’a pas raconté ?

— Non, don Pedro ne m’a rien dit de cela.

— Alors je vous le dirai, moi, Estevan, car, quel que soit cet homme, justice lui doit être rendue ; si je ne suis pas morte dans des souffrances horribles, c’est à lui, à lui seul que je le dois.

— Expliquez-vous, au nom du ciel, Hermosa !

— Lorsque nous errions dans la forêt, reprit-elle avec une agitation extrême, en proie à un violent désespoir, attendant la mort qui ne devait pas tarder à venir, je me sentis tout à coup piquée au pied par un serpent de la plus dangereuse espèce ; dans le premier moment, je surmontai ma douleur, afin de ne pas augmenter le découragement de mes compagnons.

— Oh ! s’écria-t-il, je vous reconnais bien là, niña, forte et courageuse.

— Oui, reprit-elle avec un sourire triste, mais écoutez : bientôt la douleur devint si aiguë que, malgré ma résolution, les forces me manquèrent ; ce fut à ce moment que Dieu nous envoya celui que vous nommez le Cœur-de-Pierre. Le premier soin de cet homme fut de venir à mon secours.

— C’est étrange ! murmura Estevan Diaz d’un air pensif.

— Au moyen de je ne sais quelles feuilles il parvint à neutraliser si bien l’effet du poison que, quelques heures à peine après avoir été piquée, je ne souffrais plus de ma blessure, et aujourd’hui je suis complètement guérie. Nierez-vous maintenant que je lui doive la vie ?

— Non, répondit-il avec une loyale franchise, car il vous a sauvée, en effet ; seulement dans quel but, voilà ce que je ne puis deviner.

— Mais dans celui de me sauver, par humanité tout simplement ; du reste, sa conduite postérieure l’a suffisamment prouvé : si nous avons échappé aux Apaches qui nous poursuivaient, c’est à lui seul que nous le devons.

— Tout ce que vous me dites, niña, me semble un rêve incompréhensible ; je ne sais, en vous écoutant, si je dors ou si je veille.

— Mais cet homme a donc commis des actions bien infâmes, que vous en ayez une si mauvaise opinion ?

Estevan Diaz ne répondit pas, il sembla embarrassé. Il y eut un instant de silence.

— Parlez, mon ami, reprit-elle avec une certaine animation, dites-moi ce que vous savez de cet homme envers lequel j’ai contracté une aussi importante obligation : j’ai le droit de le connaître.

— Je serai franc avec vous, Hermosa, répondit enfin le jeune homme ; il faut, en effet, que vous connaissiez votre sauveur ; je vous en dirai tout ce que j’en sais moi-même ; peut-être, plus tard, ces renseignements vous seront-ils utiles, si la fatalité vous remet en présence de cet homme extraordinaire.

— Parlez, mon ami, parlez, je vous écoute.

— Hermosa, reprit-il, prenez garde, ne vous laissez pas imprudemment entraîner aux élans de votre cœur. Ne vous préparez pas de cuisants chagrins pour l’avenir. Le Cœur-de-Pierre est, ainsi que je vous l’ai dit, le fils du Chat-Tigre. De son père, je n’ai rien à vous apprendre. Ce monstre à face humaine s’est fait une trop sanglante renommée pour qu’il soit nécessaire d’entrer dans aucun détail à son sujet. La renommée du père a naturellement rejailli sur le fils et répandu autour de lui une auréole de meurtre et de pillage qui l’a fait presque aussi redouté que son père ; pourtant, pour être juste envers ce jeune homme, je dois avouer que, bien qu’on l’accuse d’une foule de méfaits et de crimes odieux, cependant il a été jusqu’à présent impossible d’articuler contre lui aucune accusation positive, et que tout ce qui se raconte sur lui est enveloppé d’un impénétrable mystère ; chacun, sans pouvoir l’affirmer avec certitude, rapporte sur son compte les plus odieuses histoires.

— Ah ! fit-elle en respirant avec force, elles ne sont pas vraies.

— Ne vous hâtez pas de l’innocenter, Hermosa ; souvenez-vous qu’au fond de toute supposition se cache une vérité. D’ailleurs, le métier même de cet homme pourrait à la ligueur servir de preuve contre lui et témoigner de son naturel farouche.

— Je ne vous comprends pas, Estevan. Quel est donc ce métier si affreux ?

— Le Cœur-de-Pierre est chasseur d’abeilles.

— Comment ! chasseur d’abeilles, interrompit-elle en riant : mais je ne vois là rien que de très inoffensif.

— Oui, le nom est doux à l’oreille, le métier en lui-même est en effet des plus inoffensifs, mais les abeilles, ces sentinelles avancées de la civilisation qui, au fur et à mesure que les Blancs envahissent l’Amérique, s’enfoncent dans les prairies et se réfugient dans les plus inabordables déserts, exigent dans les hommes qui leur donnent la chasse une organisation toute spéciale, un cœur de bronze dans un corps de fer, une résolution à toute épreuve, un courage indomptable et une implacable volonté.

— Pardonnez-moi de vous interrompre, Estevan, mais dans tout ce que vous me dites là je ne vois rien que de très honorable pour les hommes qui se dévouent à faire un aussi périlleux métier.

— Oui, répondit-il, votre observation serait juste si ces hommes, à demi sauvages à cause de la vie qu’ils mènent, sans cesse en butte aux plus grands dangers, obligés de lutter continuellement pour défendre leur vie contre les Peaux-Rouges et les bêtes fauves qui les menacent continuellement, n’avaient pas contracté, malgré eux peut-être, une telle habitude de verser le sang, une si froide cruauté, en un mot, que le mépris de la vie humaine est arrivé chez eux à un si extrême degré, qu’ils tuent un homme avec autant d’indifférence qu’ils enfument un arbre d’abeilles, et que souvent, par passe-temps, par plaisir, ils tirent sur le premier individu venu, blanc ou rouge, comme sur une cible : aussi les Indiens les redoutent-ils bien plus que les animaux les plus féroces, et, à moins qu’ils ne soient en grand nombre, fuient-ils devant un chasseur d’abeilles avec plus de frayeur et de précipitation qu’ils ne le feraient devant un ours gris, cet hôte si redouté des forêts américaines. Croyez bien, niña, que je n’exagère rien ; il résulte de ce que je vous ai dit que, lorsque ces hommes reparaissent sur les frontières, leur arrivée cause une panique générale, car ils ne marchent que dans une voie sanglante et jalonnée de cadavres, tombés la plupart sous les plus frivoles prétextes ; en un mot, chère enfant, les chasseurs d’abeilles sont des êtres complètement en dehors de l’humanité, qui ont tous les vices des Blancs et des Peaux-Rouges, sans avoir aucune des qualités de ces deux races, qui toutes deux les renient et les repoussent avec horreur.

— Estevan, répondit la jeune fille avec gravité, j’ai sérieusement écouté les explications que vous m’avez données ; je vous en remercie ; seulement je vous avoue que dans mon opinion elles ne prouvent rien, ni pour, ni contre, à l’égard de l’homme sur le compte duquel je vous interroge. Que les chasseurs d’abeilles soient des demi-sauvages d’une profonde cruauté, cela est possible, cela est vrai même, je vous l’accorde ; mais ne peut-il pas se trouver parmi eux des cœurs grands et loyaux, des caractères généreux ? Vous m’avez parlé de la généralité : qui me dit que le Cœur-de-Pierre n’est pas l’exception ? Sa conduite m’oblige à le supposer. Je ne suis qu’une jeune fille ignorante et sans expérience, mais, s’il m’était permis de parler à cœur ouvert, de dire franchement mon opinion, je vous répondrais :

— Mon ami, cet homme, fatalement condamné depuis sa naissance à une vie de honte et d’épreuves, a vaillamment lutté contre le courant qui l’entraînait et l’enivrement des mauvais exemples qui sans cesse l’assaillaient de toutes parts ; fils d’un père criminel, associé malgré lui à des bandits pour lesquels tout frein est insupportable et qui ont rejeté loin d’eux tout sentiment d’honneur, au lieu d’imiter leur conduite, de piller, d’incendier et d’assassiner à leur suite, il a préféré embrasser une carrière de périls continuels ; son cœur est resté bon, et, lorsque le hasard lui a fourni l’occasion de faire une bonne action, il l’a saisie avec empressement et avec joie : voilà ce que je vous dirais, Estevan, et, si comme moi vous aviez pendant deux jours entiers étudié cet homme étrange, vous seriez, j’en suis convaincue, de mon avis, et vous reconnaîtriez qu’il est plus digne de pitié que de blâme, car, entouré de bêtes féroces, il a su rester un homme.

Le jeune homme demeura un instant pensif, puis il se pencha vers la jeune fille, prit sa main qu’il serra dans la sienne et, la regardant avec une tendre pitié :

— Je vous plains et vous admire, Hermosa, lui dit-il doucement : vous êtes bien telle que je vous ai jugée, moi qui, depuis votre naissance, suis avec tant d’intérêt les développements de votre caractère ; la femme tient toutes les promesses de la jeune fille et de l’enfant ; vous avez le cœur noble, les sentiments élevés, vous êtes enfin une créature complète, une âme d’élite. Je ne vous blâme pas de suivre les élans de votre cœur, vous obéissez à cet instinct du beau et du bon qui vous maîtrise malgré vous ; mais hélas ! chère enfant, je suis votre frère aîné, j’ai plus que vous l’expérience ; l’horizon me semble bien noir ; sans rien préjuger de ce que nous prépare l’avenir, laissez-moi vous adresser une prière.

— Une prière, vous, Estevan ! répondit la jeune fille avec émotion, oh ! parlez, ami, parlez, je serais si heureuse de faire quelque chose qui vous plaise !

— Merci ! Hermosa, mais la prière que je vous adresse ne se rapporte aucunement à moi, elle est toute dans votre intérêt.

— Raison de plus pour que je vous l’accorde alors, fit-elle avec un gracieux sourire.

— Écoutez, enfant : les événements de ces deux jours ont complètement changé votre vie et fait germer dans votre âme des sentiments dont, jusqu’à présent, vous ignoriez l’existence ; toujours vous avez eu en moi la confiance la plus entière, je vous demande la continuation de cette confiance ; je n’ai d’autre désir que celui de vous voir heureuse ; toutes mes pensées, toutes mes actions tendent à ce but ; ne croyez pas que je songe jamais à vous trahir ou à contrarier vos projets ; si je tiens à être votre confident, c’est afin de vous aider de mes conseils et de mon expérience, de vous sauvegarder contre vous-même et de vous faire échapper aux pièges qui, dans un avenir prochain, seront peut-être tendus à votre naïve loyauté : me promettez-vous défaire ce que je vous demande ?

— Oui, reprit-elle sans hésitation en le regardant bien en face, je vous le promets, Estevan, mon frère, car vous êtes bien réellement un frère pour moi ; quoi qu’il arrive, je n’aurai jamais de secrets pour vous.

— Merci ! Hermosa, dit le jeune homme en se levant ; j’espère vous prouver bientôt que je suis digne de ce nom de frère que vous me donnez. Venez après-demain, dans l’après-dîner, au ranch de ma mère, j’y serai ; peut-être pourrai-je alors vous apprendre certaines choses que je n’ai pu aujourd’hui que vous laisser entrevoir.

— Que voulez-vous dire, Estevan ? s’écria-t-elle avec agitation.

— Rien, quant à présent, chère enfant ; laissez-moi agir à ma guise.

— Quel est votre projet ? que voulez-vous faire ? Oh ! mon ami, n’attachez pas à ce que je vous ai dit une plus grande importance que je n’en attache moi-même ; je me suis, malgré moi, laissé entraîner à vous dire des choses dont vous auriez grand tort de tirer des conséquences…

— Rassurez-vous, Hermosa, interrompit-il en souriant, je ne tire aucune conséquence fâcheuse pour vous de notre conversation ; j’ai compris que vous aviez voué une grande reconnaissance à l’homme auquel vous devez la vie, que vous seriez heureuse de savoir que cet homme n’est pas indigne du sentiment qu’il vous inspire, pas autre chose.

— C’est cela en effet, mon ami ; je crois que ce désir est naturel et que nul ne le peut blâmer.

— Certes, chère enfant, je ne le blâme pas pour ma part, loin de là ; seulement, comme je suis un homme, que je puis faire bien des choses qui, à vous femmes, vous sont interdites, eh bien ! je vais tacher de soulever le voile mystérieux qui recouvre la vie de votre libérateur, afin de pouvoir vous dire positivement s’il est ou s’il n’est pas digne de l’intérêt que vous lui portez.

— Oh ! faites cela, Estevan, et je vous en remercierai du fond du cœur.

Le jeune homme ne répondit que par un sourire à cet élan passionné de doña Hermosa, et, après l’avoir saluée, il ouvrit la porte et sortit. Dès qu’elle fut seule, elle cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Regrettait-elle la confidence à laquelle elle s’était laissé entraîner ? Ou bien avait-elle peur d’elle-même ? C’est aux femmes seules, et aux femmes hispano-américaines, si impressionnables, et dans les veines desquelles coule la lave de leurs volcans, qu’il est permis de décider cette question. Don Fernando Carril, ainsi que nous l’avons dit, après sa conversation avec les deux vaqueros, prit au galop de son cheval le chemin qui conduisait au pueblo, mais, arrivé à cent pas environ des premières maisons, au lieu de continuer son chemin, il avait peu à peu ralenti l’allure de sa monture et ne s’était plus avancé qu’au pas, en jetant à droite et à gauche des regards investigateurs, comme s’il se fût attendu à rencontrer quelqu’un qu’il espérait voir.


Il appuya froidement l’anneau du pistolet sur sa tempe droite.

— Mais, si telle était sa pensée, elle ne semblait pas devoir se réaliser, car le chemin était complètement désert aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans toutes les directions.



  1. Femme de couleur, presque blanche. (G. A.).