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Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 10

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Dentu (Tome Ip. 106-116).
Première partie


X

Irène


Vincent resta un instant immobile et suivant des yeux Marie-de-Grâce, qui s’éloignait.

Irène s’était élancée à sa rencontre et lui avait jeté les bras autour du cou.

Il fut réveillé par le baiser de la fillette, dont les grands yeux étonnés interrogeaient son regard.

— On dirait que tu la connais, père, murmura-t-elle.

Vincent eut un mouvement d’impatience ou de dépit.

— Dirait-on cela ? fit-il en essayant de sourire. C’est tout le contraire. Je croyais connaître toutes les figures de la maison, et en voici une que je n’avais jamais aperçue. Cela m’a étonné, et c’est bien simple. Y a-t-il longtemps qu’elle est avec vous ?

— Un mois, à peu près.

— Je suis venu bien des fois depuis un mois. Quel est son service ?

— Oh ! repartit Irène, comme si la question eût été malséante, elle n’a pas de service. Un service ! Marie-de-Grâce ! par exemple !

— Quel est son titre ?

— On l’appelle mère assistante ; mais cela ne veut pas dire qu’elle soit au-dessous de madame la supérieure ; elle n’est au-dessous de personne.

Pendant que ces premières répliques étaient échangées, la physionomie de Vincent Carpentier exprimait un intérêt assez vif, mais la préoccupation qui semblait ne l’abandonner jamais reprit bientôt le dessus.

— On lui a donné, continua Irène avec une certaine emphase, le logis des dignitaires ; sa chambre est celle où couche Mme la supérieure générale quand elle vient en inspection d’honneur.

— Ah !… fit Vincent, qui se mit à jouer avec les cheveux de l’enfant. Tu te portes bien, sais-tu ? Je suis content de toi.

Irène pinça ses belles lèvres roses.

— La première fois que ces dames lui ont parlé, dit-elle, c’était comme à une reine.

— Ah !… fit encore Vincent.

Il s’assit sur le banc, à la place occupée naguère par Marie-de-Grâce. Irène se mit auprès de lui et poursuivit, pleine de son sujet :

— Bien sûr qu’on ne nous prend pas pour confidentes, mais les choses se savent ; il y a eu des ordres venus de haut. L’archevêché n’était pas très content de ces ordres-là.

— Il y a donc quelque chose de plus haut encore que l’archevêché ? demanda Vincent.

— Il y a Rome.

— C’est juste, dit Carpentier, dont la canne dessinait un kiosque sur le sable de l’allée.

Irène eut une petite moue charmante et murmura :

— Père, plus tu vas, moins tu écoutes ce qu’on te dit. Ce n’est plus la peine de te parler.

— L’opinion de ton Reynier, répondit Vincent gaiement, est que je deviens un peu fou, et Francesca trouve qu’il ne va pas assez loin.

Au nom de Reynier, une teinte rosée couvrit les joues de la fillette.

— Voilà longtemps qu’il n’est venu, prononça-t-elle à voix basse.

Le bras de son père entoura sa taille, tandis qu’il disait non sans émotion :

— Voilà le vrai fou ! Celui-là t’aime trop ; moi, qui n’ai jamais eu qu’un seul amour en toute ma vie, je ne sais pas si j’aimais mon Irène, ta mère, comme je le vois t’adorer.

— Moi aussi, je l’aime bien, dit la jeune fille avec une sorte de recueillement.

Ses paupières étaient baissées. Un voile de pâleur avait remplacé le vermillon léger qui naguère veloutait son visage.

— Seras-tu assez belle ! pensa tout haut Carpentier. Tu es tout le portrait de ta mère.

Il l’attira sur son cœur en un brusque élan de tendresse et ajouta :

— Alors, elle te donne des leçons d’italien, cette puissante Marie-de-Grâce ?

— J’ai eu le bonheur de lui plaire, répondit Irène, et il ne faut pas railler quand on parle d’elle.

Carpentier effaça du pied le dessin de kiosque qu’il venait de tracer, et dit avec une distraction soudaine :

— C’est une ressemblance comme on en voit tant, après tout…

— Quelle ressemblance ? demanda Irène vivement.

— Bon ! fit Carpentier, voilà que je cause tout seul ! C’est Reynier qui a esquissé un scélérat de tableau… Tu verras que ce polisson-là fera un grand peintre !

— Que Dieu le veuille, mon père ; mais cette ressemblance ?

— Une tête napolitaine, — blanche et noire, — qui me trotte dans la cervelle et que j’ai revue… Je suis sûr de l’avoir vue deux fois en comptant celle-ci.

Ces derniers mots furent prononcés à voix basse et Irène ne les entendit pas.

Vincent passa son mouchoir sur son front en ajoutant :

— Est-ce que tu ne trouves pas la chaleur étouffante, toi ?

Malgré elle, Irène l’observait.

— Marie-de-Grâce ! murmura-t-il. A-t-elle un nom de famille, cette personne ?

— Je ne le connais pas, mon père.

— Que m’importe après tout ? Et tu ne sais pas non plus si, par hasard, elle aurait un frère ?

Soit pour garder une contenance, soit par besoin réel, Carpentier continuait d’éponger son front.

Cela l’empêcha de voir la rougeur épaisse qui empourpra subitement tout le visage d’Irène depuis la naissance des cheveux jusqu’à la ligne austère que sa robe d’uniforme traçait au-dessus de sa gorge.

— Comment le saurais-je ? balbutia-t-elle.

— C’est juste, dit encore Vincent, qui se leva. En vérité, je divague. Comment le saurais-tu ?

— Mais qu’as-tu donc, chérie ? demanda-t-il en s’interrompant. Te voilà toute bouleversée.

— C’est que, répondit Irène, tes visites deviennent de plus en plus courtes. Tu as quelque chose, père…

C’était si vrai que Vincent ne songea même pas à le nier. Il se rassit.

Quant à Irène, elle courbait la tête, étonnée et honteuse de l’habileté soudaine qu’elle venait de trouver en elle-même pour côtoyer par deux fois le mensonge.

Elle ne se souvenait point d’avoir jamais dissimulé sa pensée. Son cœur était serré douloureusement.

— Ma chérie, reprit Carpentier avec un véritable embarras, l’homme est une bien pauvre créature. Ce qui m’excuse, c’est que je travaille pour toi uniquement. Cela est certain, je pourrais laisser aller ma vie et être plus heureux qu’un roi. Je n’ai ni passion illicite ni ambition prohibée. Autour de moi le succès grandit, supérieur peut-être au talent que Dieu m’a donné. Je suis sûr de te laisser ce qu’on nomme « une belle existence, » et mon cœur ne désire rien en dehors de cela. Mais il y a autre chose que le cœur. Une fièvre s’est emparée de ma tête. Un jour que j’allais au hasard, je me suis heurté contre une énigme… J’en dis trop. Ne répète jamais cela. Il y va de la vie !

— De votre vie à vous ? s’écria Irène effrayée.

— De notre vie à tous ! répondit Vincent, dont le regard inquiet interrogea les alentours.

L’allée était déserte, mais un bruit léger se fit dans un massif de verdure situé à quelques pas du banc.

Carpentier eut un mouvement comme pour s’élancer de ce côté. Il se retint et demanda tout bas :

— Je n’ai rien dit, n’est-ce pas ? Rien de positif ?

— Absolument rien, mon père, répondit Irène, sans cacher sa surprise. Qu’avez-vous donc ? Jamais je ne vous avais vu ainsi.

Vincent fixait toujours ses yeux sur le massif.

— C’est le vent qui agitait les feuilles, dit-il. Remercie Dieu de ne rien savoir. Moi-même, j’ignore tout. Tant mieux ! c’est notre salut. L’ignorance est d’or !

Il se leva pour la seconde fois. Quelque chose d’égaré était en lui.

— Voilà pourquoi, murmura-t-il, Reynier n’est pas avec moi à la maison. Je lui avais fait faire un atelier au second. C’était mon rêve de vivre nous trois, car le voilà grande, et tu vas bientôt nous revenir…

— Oh ! père ! interrompit Irène, qui se jeta à son cou.

Ce mot et ce geste pouvaient exprimer une joie très vive, et pourtant il y avait de l’appréhension sur le visage de l’enfant.

— Tu ne te déplais pas ici ? demanda Carpentier.

— Tout le monde est si bon pour moi !

— Certes, certes, mais cela ne t’empêche pas de soupirer après la liberté. Nous sommes tous ainsi. L’existence se passe à regretter ce qu’on a souhaité ardemment de voir finir. Il te faut encore au moins une année, chérie.

— Crois-tu, père ?

Irène avait les yeux baissés.

Vincent, qui pensait plaider une cause très difficile, prit ses belles petites mains et les caressa doucement.

— Au moins une année, répéta-t-il. Je veux que mon Irène soit partout la plus brillante, comme elle sera la plus jolie.

— Si c’est ta volonté, père…

— Sois raisonnable ! Tu seras un peu seule chez nous. On ne s’y amuse pas du matin au soir, sais-tu ? C’est la maison du travail. Je vieillis, il y a des jours où j’ai peur de mourir maniaque. Embrasse-moi. Tu n’es pas fâchée ?

Irène lui donna dix baisers pour un, et ils reprirent, les bras entrelacés, le chemin du couvent.

À moitié route, Vincent s’arrêta. Son malaise était visible.

— Ma parole, dit-il, ce sont des arbres comme aux Tuileries ! Et cet espace ! Nos jardinets font pitié à côté de cela. Je parie qu’ici vous n’avez pas souvent de malades ?

— Ces dames, repartit Irène, dont le minois s’éveilla, mettent le bon air de leur enclos bien au-dessus du climat de Nice.

— Elles ont raison. Elles doivent avoir raison. Voilà une chose que j’aurais voulu, c’est te conduire à Nice ou en Italie. Malheureusement, il y a impossibilité. Voyons, chère, veux-tu être gentille, mais là, comme un ange ?

Vous eussiez démêlé un espoir dans la prunelle étonnée, mais souriante, de la fillette.

— Je tâcherai, père, répondit-elle.

— J’ai des affaires… j’ai un voyage… enfin, tu penses bien qu’il faut une nécessité absolue pour me forcer à te faire cette demande. Je me faisais fête de tes vacances encore plus que toi…

Les paupières d’Irène se relevèrent, tandis que celles de Vincent se baissaient.

— Une ou deux semaines, poursuivit-il avec effort, un mois peut-être…

— Je resterai ici tant que vous voudrez, mon père, interrompit la jeune fille très émue. Ne craignez jamais de me demander un sacrifice.

— Et tu ne m’en voudras pas ? fit Vincent étonné et presque contrarié.

— Ne connais-je pas votre cœur ?

— Mais si cela te rendait trop malheureuse ?…

Irène lui jeta ses deux bras autour du cou. Elle pleurait et souriait à la fois.

— Père, bon père, dit-elle, ne sois pas trop longtemps sans me venir voir !

Vincent lui baisa les mains avec une gratitude passionnée, et s’enfuit.

Quelques minutes après, Irène trouvait Marie-de-Grâce, non loin du banc où elles s’étaient quittées.

La mère assistante avait reparu derrière le massif où Vincent avait cru entendre un bruit.

La jeune fille était grave et recueillie.

Comme le regard de l’Italienne l’interrogeait, elle dit :

— Je ne sais si j’ai mal fait. Je me mépriserais si je croyais avoir joué la comédie. J’ai pleuré, mon père en avait l’âme brisée ; pouvais-je lui dire qu’il y avait de la joie dans mes larmes ?

— Pourquoi avez-vous pleuré, chère enfant ?

— Parce que mon père m’a demandé de faire le sacrifice de mes vacances.

Une flamme s’alluma dans les grands yeux noirs de l’Italienne, et cette parole lui échappa :

— Ah ! il vous a demandé cela ! Il veut donc être seul ?

Elle reprit aussitôt :

— Et vous nous restez, Irène ?

Elle avait tendu les bras. La jeune fille se réfugia en quelque sorte dans son sein et murmura d’une voix altérée :

— Je reste. Et je vous aime tant que je suis heureuse de rester.