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Les Confidences d’une jolie femme/Partie 3

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Chez la veuve Duchesne (Troisième Partiep. 3-86).

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

TROISIEME PARTIE.


Je n’avois pas encore achevé la lecture de ce cahier, lorſque M. de Murville arriva : ſa vue me fit jetter un cri. Je me détournai avec horreur, pour éviter ſes regards, & ne pas laiſſer tomber les miens ſur lui.

Qu’avez-vous donc ? me demanda-t-il, en s’arrêtant à quelque diſtance. Ce que j’ai ! m’écriai-je ; ce que j’ai ! O ciel ! c’eſt lui qui me fait cette queſtion ! — Et bien oui, c’eſt moi ; qu’y trouvez-vous de révoltant ?… Votre ſœur eſt morte, c’eſt un événement triſte ; mais non pas au point de réduire une perſonne ſenſée dans l’état où je vous vois. Quelle impudence ! m’écriai-je encore. Celui qui devroit verſer des larmes de ſang, a l’œil ſec, la contenance tranquille !… L’aſſaſſin de ma ſœur, ne met ſa mort qu’au rang des événements ordinaires ! Son aſſaſſin ! Voilà une furieuſe accuſation ! Sur quoi la fondez-vous, je vous prie ? Sur la dépoſition même de la malheureuſe d’Aulnai… Tenez, Monſieur, récuſez, ſi vous en avez l’audace, un ſemblable témoignage.

Il prit le cahier, en parcourut quelques pages au hazard… La ſinguliere fille ! dit-il, avec un ſouris amer ; elle vous a donc légué l’hiſtoire de nos folies ? Dites plutôt de vos perfidies, repliquai-je, en arrachant l’écrit qu’il ſe mettoit en devoir de déchirer… Vous avez trompé ma ſœur, vous m’avez trompée moi-même ; vous avez rendu, méchamment, deux femmes tendres & crédules, les victimes de vos paſſions…

Ce ſont là de grands mots qui ſignifient peu de choſes, reprit-il d’un air très-calme… Puiſque vous êtes inſtruite, tâchons de nous expliquer paiſiblement… D’abord, comment prétendez-vous que j’ai trompé votre ſœur ? — En faiſant tout ce qu’il falloit pour lui perſuader que vous étiez amoureux d’elle. — Je ne la trompois pas, cela étoit vrai. — Cela étoit vrai ! Vous oſez en convenir, & vous l’avez abandonnée ! — Je n’ai fait que ce qu’on voit arriver tous les jours, quand les circonſtances y déterminent. — Mais vous cherchiez à la ſéduire, en attendant qu’elles vous déterminaſſent. — Je le cherchois ? Non : l’occaſion ſeule en penſa décider. Une femme qui nous met aux priſes avec nos ſens, n’a rien à nous reprocher quand la tête nous tourne, & que nous travaillons à faire tourner la ſienne.

J’ai voulu me faire aimer de votre ſœur, parce qu’elle me plaiſoit, parce que je croyois l’épouſer, & trouvois aſſez piquant de filer l’aventure à la maniere des romans : elle eſt devenue tragique, j’en ſuis fâché ; mais qui diable auroit pu le prévoir ? Il n’y avoit qu’une fille de couvent, capable d’aimer avec cette fureur. — Et pourquoi, demandai-je, n’avez-vous pas oppoſé plus de réſiſtance aux volontés de ma mere ? Pourquoi avez-vous fait violence à vos inclinations, pour tyranniſer les miennes ? Je jure, répondit-il, que je n’ai pu mieux faire… Mais cette hiſtoire exigeroit un développement de détails dont votre amour-propre ne ſeroit pas flatté ; & quand votre ſexe eſt bleſſé de ce côté-là, il devient intolérant ſur tout le reſte.

Fort bien ! dis-je, en étouffant de colere, ajoutez l’inſulte à vos noirceurs. Mon amour-propre ! quels coups pouvez-vous lui porter qu’il n’ait déja reçus ? Vous me direz que vous ne m’aimez point, que vous ne m’avez jamais aimée, que l’intérêt ſeul a décidé de votre mariage avec moi ? Je ſais tout cela, Monſieur, & j’ajoute que je ſuis très-diſpoſée à en recevoir la confirmation de votre bouche.

A la bonne heure, reprit-il : je n’eſpérois pas de vous trouver ſi raiſonnable… Puiſqu’il eſt ainſi, je vais vous parler avec une entiere franchiſe.

La néceſſité de faire un mariage de fortune, dirigea mes vues ſur vous, dès que je fus lié d’amitié dans votre famille. Comme vous n’étiez qu’un enfant, je pris le parti de cacher mon deſſein, juſqu’à ce que le temps me parût propre à le manifeſter.

La mort de votre pere changea mon plan, je jettai les yeux ſur ſa veuve, en qui je trouvois le double avantage d’une femme charmante, & d’une fortune, à la vérité, moins conſidérable que la vôtre, mais dont je pouvois jouir ſans retardement.

Ma propoſition, mes inſtances la flatterent, & ne purent la perſuader. Je ne ſuis pas aſſez jeune & aſſez riche pour vous, me dit-elle : ma fille vous convient mieux, je vous la promets. Laiſſez-moi prévenir les eſprits ſur ce mariage : en le concluant, je ſatisferai mon amitié, & reconnoîtrai, comme je le dois, la préférence que vous m’avez donnée.

Dès que vous fûtes en âge d’être mariée, je ſommai votre mere de ſa parole : elle la renouvella, en différant de l’effectuer. Les motifs qu’elle m’allégua étoient ſpécieux ; je devinai les véritables, & mis de la retenue dans mes ſollicitations, par la crainte de lui déplaire. Monſieur de Rozane, qui n’avoit pas les mêmes raiſons que moi, pour ménager la délicateſſe de ſa femme, ne l’eut pas plutôt épouſée, qu’il la perſécuta pour vous retirer du Couvent, & l’obtint, après quelques délais.

Je croyois toucher à mon but, quand vos grands parents s’aviſerent de produire le Marquis de B***, & le firent appuyer par toutes les perſonnes capables de donner du poids à ſa recherche. L’embarras de votre mere fut extrême. Un rang à la Cour, d’illuſtres alliances, de puiſſantes recommandations, n’étoient pas choſes qu’on pût rejetter ſans dire pourquoi… J’ignore comment je m’en tirerai, diſoit-elle : la contrainte me révolte ; je hais le petit Marquis, cependant… Cependant vous lui donnerez Mademoiſelle de Tournemont, ajoutai-je, & toutes mes eſpérances ſeront détruites ? J’ai peine à croire que je me laiſſe réduire à cette néceſſité, reprit-elle… En tout cas, il n’en ſeroit ni plus, ni moins pour votre fortune, puiſqu’il me reſtera une fille. Ce ſera, je l’avoue, un mince préſent, quant au perſonnel : nul uſage du monde, peu de beauté ; de la roideur dans le caractère ; de la ſingularité dans l’eſprit… J’ai négligé ſon éducation, pour ne pas ajouter la vanité des talents à ſon orgueil naturel, & parce que je la deſtinois à quelque Noble de Province, dont elle auroit parfaitement ſécondé la morgue… Vous ne l’aimerez point, c’eſt égal, vous ſerez riche.

L’incertitude de votre mere, ne m’en laiſſa point. Je tins pour aſſuré que vous épouſeriez le Marquis, & que Mademoiſelle d’Aulnai ſeroit mon lot. Prévenu comme je l’étois, l’idée de me marier avec elle ne m’inſpiroit aucune envie de la connoître… Ma viſite au Couvent de *** fut le pur effet du hazard : vous ſavez ce qui s’enſuivit. Je devins réellement amoureux. Votre ſœur me fit parcourir un pays nouveau pour moi : celui d’un amour digne de la bergerie ; mais cette charmante métaphyſique auroit été miſe en défaut, ſi la plus paſſionnée des femmes n’en avoit été la plus courageuſe.

J’ignorois les termes où Madame de Rozane en étoit avec le Marquis : mes queſtions ſur cela, n’avoient jamais obtenu d’elle, que des réponſes aſſez vagues. J’en tirai des conſéquences en faveur de ce que je deſirois ; & la tête échauffée, par ce qui s’étoit paſſé au Couvent, j’allai la ſupplier d’accélérer les unions projettées au gré de mon impatience.

Soyez tranquille, me dit-elle : je m’occupe ſérieuſement de vos intérêts, & réponds que vous ſerez bientôt marié, ſans qu’il ſoit beſoin de recourir à Mademoiſelle d’Aulnai : c’eſt toujours ma fille ainée que je vous deſtine. Confondu par ce changement, je demandai ſi le Marquis s’étoit déſiſté de ſes pourſuites ? Non ; mais elles ſeront inutiles, répondit votre mere. J’ai traîné l’affaire en longueur, pour découvrir, dans le perſonnage, des motifs valables d’excluſion : il m’en a fourni plus qu’il ne m’en falloit : c’eſt un diſſipateur obſcur, auſſi peu délicat ſur les moyens de fournir à ſa dépenſe, que ſur les objets qui la lui font faire ; la famille de Mademoiſelle de Tournemont ne s’en doute pas, il faut l’éclairer… Des gens à moi ſont chargés de produire ſes ſottiſes au grand jour : ſous peu de temps elles feront éclat, & nous verrons tous nos Financiers plus éloignés de ce mariage, que je ne le ſuis moi-même : je prendrai acte de leur mauvais choix, pour donner à ma fille un mari ſelon mon cœur, avant qu’ils s’aviſent d’en propoſer quelqu’autre.

Ce diſcours n’admettoit, ce ſfemble, aucune replique ; j’oſai cependant en faire, & de très-fortes. J’avouai mon amour, je plaidai la cauſe du vôtre… En voulant tout gagner, je penſai tout perdre… Ce ne fut que par une très-prompte & très-profonde ſoumiſſion, que j’obtins le pardon de ma réſiſtance.

Convenez donc à préſent, que je n’ai été un monſtre, ni comme amant, ni comme mari ; que loin d’avoir cherché à ſéduire votre ſœur, pour l’abandonner enſuite, ma retenue, avec elle, me couvriroit d’un ridicule, ſi on venoit à le ſavoir… J’ai deſiré ſincérement de l’épouſer. J’ai combattu, de bonne foi, ſon projet extravagant, quoiqu’il dût doubler votre fortune ; & malgré les regrets que ſon ſouvenir me coûtoit, mes procédés avec vous, ont égalé ceux d’un homme qui ſe ſeroit marié par goût.

De quelque fermeté dont j’euſſe fait parade, je ne pus ſoutenir le libre aveu de l’indifférence de Murville, & de ſes vues intéreſſées en m’épouſant. Ce ſont donc mes fatales richeſſes qui m’ont perdue, m’écriai-je ! ſans elles, je n’aurois pas eu le malheur d’attirer vos regards, & de vous être ſacrifiée… Que je les déteſte ! puiſqu’elles m’ont liée à un perfide que je dois haïr, qui m’en a toujours impoſé ſur ſes ſentiments… dont je rougis d’avoir été la dupe.

Quel mal cela vous a-t-il fait ? qu’importe que vous ayez cru ce qui n’étoit pas, puiſque vous avez joui d’une illuſion équivalente à la réalité ? C’eſt moi qui devrois me plaindre du rôle forcé que j’ai fait auprès de vous… Soyons de bon compte ſur nos droits ; vous n’en aviez point pour exiger ma tendreſſe, puiſque la vôtre étoit placée ailleurs. Je me ſuis rendu aſſez de juſtice pour ne pas m’arroger celui de perſécuter votre amour pour le Comte : nous devons être but à but. Mais qu’eſt-ce, interrompit-il, malgré l’évidence de la raiſon, je vous vois toujours prête à tomber dans les convulſions de l’emportement ? Cela étoit vrai ; je trouvois tant de choſes à repliquer ; je me retenois avec tant d’effort, que j’en étois dans une continuelle agitation.

Modérez-vous, reprit-il, & tâchez de m’écouter encore quelques moments. Ce qui me reſte à vous dire, mérite attention.

Ce jour-ci marquera vraiſemblablement notre déſunion de fait ; il s’agit de ſauver les dehors ; de ne point ſe donner en ſpectacle. Vous avez une paſſion, l’objet ne m’en eſt pas agréable ; malgré cela, je vous promets de l’indulgence, à condition que vous n’en abuſerez pas. Gardez les décences, ce ſera toujours mon refrein… Je ſens bien qu’il faut paſſer quelques dédommagements à une femme de votre âge, de votre vivacité ; mais je ne porterois pas la bonté juſqu’à ſouffrir qu’elle déshonorât mon nom par une inconduite éclatante…

Comment donc, dis-je en le pouſſant de la main avec fureur, vous oſez me menacer, je penſe ? Vous ! le plus coupable des hommes… La digue rompue, il ſe fit un débordement que Murville laiſſa courir ſans y mettre aucune importance.

Outrée de ſa tranquillité, ne trouvant plus rien d’aſſez fort, d’aſſez atterrant à mon gré, je m’élançai hors de mon cabinet, uniquement pour fuir un homme dont la préſence m’étoit inſupportable : heureuſement il n’avoit point perdu la tête. Effrayé de la ſcene que j’allois donner, il courut par une porte de dégagement, & ſe trouva, en même temps que moi, au milieu de ma chambre… Où voulez-vous aller, me demanda-t-il ? Où vous ne ſerez pas, répondis-je, en cherchant à paſſer outre. Et bien, Madame, rentrez, je vais m’éloigner ; mais ne vous montrez pas à vos gens dans le déſordre où vous êtes : ce ſont leurs obſervations qu’il faut éviter ſur toutes choſes ; c’étoit aſſurément ce qui m’inquiétoit fort peu ; j’aurois voulu au contraire faire retentir mes clameurs, pour jetter ſur Murville tout l’odieux de la circonſtance. Il le comprit à quelques mots qui m’échapperent, ſe tint ferme, & m’obligea de rentrer dans le cabinet, dont je fermai la porte avec autant de précaution que ſi j’avois été pourſuivie par un aſſaſſin.

Je ne me reconnus dans le labyrinthe où j’étois égarée, que pour enviſager toute l’horreur de mon ſort. Qu’il me parut affreux ! J’étois accablée ſous le poids des chaînes qui m’attachoient à Murville… L’eſpece de menace qu’il m’avoit faite, me tranſportoit de colere : il l’avoit rendue conditionnelle ; je la ſuppoſois abſolue, parce qu’il ſeroit toujours le maître de trouver des prétextes à ſon exécution.

Cependant, par une inconſéquence ſinguliere, nul ſentiment de crainte ne ſe fit jour dans mon ame. Aveuglée par mon indignation, j’aurois regardé comme une baſſeſſe de trembler, de fléchir, de m’obſerver même juſqu’à un certain point, devant un mari qui tenoit tout de moi, & que je me jugeois en droit de mépriſer.

Le deſir d’avoir un confident me revint avec plus d’apparence de raiſon, & non moins d’imprudence ſur le choix. Rozane avoit refuſé ce titre. Je me dis qu’alors il l’avoit pu ſans inhumanité, puiſqu’il me croyoit heureuſe ; mais qu’en me voyant abymée dans la douleur, il n’héſiteroit pas à me ſecourir de ſes conſeils, à me conſoler par ſa tendre compaſſion.

Mon imagination s’échauffoit, en parcourant les motifs que j’avois de compter ſur ſon cœur ; ce cœur où j’avois regné… où je regnois peut-être encore… Quel contraſte il formoit avec celui de Murville !… Que j’aimois le Comte en ce moment ! Toute autre à ma place ſe ſeroit défiée d’une pareille diſpoſition ; je ne l’examinai même pas. Appercevoir un ſoulagement à mes peines, le deſirer avec ardeur, le chercher avec empreſſement, furent tellement la même choſe pour moi, que j’écrivis à l’inſtant ce billet, & l’envoyai à Rozane, quoiqu’il fût près de minuit.

Madame de Murvillle à M. le Comte de Rozane.

„ En d’autres temps, j’ai fait gloire de vous inſpirer des ſentiments plus doux que celui de la pitié ; aujourd’hui c’eſt elle ſeule que je réclame : ſi vous en êtes ſuſceptible, venez ; la plus malheureuſe des femmes vous en conjure. A quelque heure que vous receviez mon billet, ſuivez celui qui vous le remettra. La nuit qui va ſuccéder au plus affreux de mes jours, ne verra sûrement pas le ſommeil approcher de mes yeux ; ainſi je ſerai toujours prête à recevoir l’unique conſolation que je puiſſe encore eſpérer, celle de me plaindre, & de trouver une ame ſenſible aux cruels chagrins dont je ſuis dévorée. „

L’hôtel de Rozane & le mien n’étoient pas éloignés. Une demi-heure s’étoit à peine écoulée, quand j’entendis quelqu’un qui s’avançoit fort vîte : ce bruit me cauſa une oppreſſion, un tremblement qui m’ôterent la force de me lever à l’arrivée du Comte.

Je peux donc me flatter d’avoir en vous un ami, dis-je, en lui préſentant la main. M’auriez-vous fait l’injuſtice d’en douter, demanda-t-il ? ― Je crois qu’oui… Tant de choſes alloient à me perſuader que vous ne l’étiez plus… Mais je vous fais réparation… tous mes ſoupçons ſe diſſipent, puiſque je vous vois diſpoſé à partager mes peines… Ma ſœur eſt morte, ajoutai-je : je penſe que vous le ſavez ? — Oui, Madame, & j’en ſuis pénétré d’un véritable regret. — Vous devez l’être ; elle vous aimoit, vous eſtimoit… D’ailleurs, vous n’ignorez pas comment, pourquoi nous l’avons perdue ? Mais par une cauſe toute naturelle, ſans doute, répondit-il, en me regardant d’un air d’inquiétude ; Mademoiſelle d’Aulnai étoit d’une foible complexion ; elle n’aura pu ſoutenir… Eh ! non, non, interrompis-je, ne diſſimulez point avec moi ; cela ſeroit inutile ; la fatale vérité m’eſt dévoilée : ma ſœur eſt morte de déſeſpoir ; & ſans les ſecours de l’amitié, je ſuivrois bientôt ſon exemple… Ah ! Comte, que je ſuis malheureuſe ! Dans quel gouffre d’horreurs on m’a fait entrer ! Tenez, liſez, & jugez quel doit être mon état avec de ſemblables connoiſſances.

Rozane frémit aux apoſtrophes terribles qui commençoient la lettre. Cet écrit eſt-il bien de Mademoiſelle d’Aulnai, demanda-t-il ? Oui, répondis-je, c’eſt le legs qu’une ſœur chérie a daigné me faire en mourant… Comme elle me haïſſoit ! eh, pourquoi ? qu’avois-je fait que de baiſſer la tête ſous le joug qu’on m’obligeoit de porter ?… Plût-à-Dieu qu’elle eût obtenu ce qu’elle deſiroit ! je ne ſerois pas aujourd’hui plongée dans une affreuſe déſolation… Mais ma deſtinée eſt de ſouffrir de mes propres maux, & de l’injuſtice des autres ; de n’inſpirer, quelque choſe que je faſſe, que des ſentiments d’averſion, de fureur, de mépris… ou tout au plus de compaſſion.

Je pleurois, le Comte avoit la tête appuyée ſur ſa main, de maniere qu’elle me cachoit entiérement ſon viſage… Nous reſtâmes ainſi quelques minutes ſans parler…

Il eſt bien cruel, reprit-il, d’avoir détruit des illuſions auxquelles vous attachiez votre bonheur. Mon bonheur ! lui dis-je. Ah ! je n’en ai jamais eu qu’en eſpérance : on m’a forcée d’y renoncer pour toujours… Mais qui donc a eu l’imprudence de vous communiquer cette lettre, demanda-t-il encore, ſans paroître faire attention à ce qui venoit de m’échapper ? Une perſonne qui n’en ſavoit pas le contenu, répondis-je. Alors, reprenant ma narration de plus haut, je détaillai tout ce qui s’étoit fait & dit, depuis le moment où la Touriere étoit venue chez Madame de Rozane, & ne paſſai ſous ſilence que ce qu’il y avoit eu de relatif au Comte dans ma diſpute avec Murville.

Pluſieurs fois mes ſanglots avoient interrompu mon récit ; je voyois les pleurs de Rozane couler à travers ſes doigts : c’étoit un ſpectacle raviſſant pour moi, un baume qui rafraîchiſſoit les plaies de mon cœur ; mais cette délicieuſe contemplation fut fuſpendue par un mouvement d’incertitude ſur le véritable objet de ces larmes. Etoit-ce ma ſœur ? Etoit-ce moi qui les faiſoit répandre ?… J’étois d’autant mieux fondée à douter, que, malgré l’importance des choſes, & le pathétique que j’y mettois, le Comte étoit toujours dans la même attitude, les yeux conſtamment attachés ſur le cahier, dont, à la vérité, il ne tournoit pas les feuillets.

Ce doute devint ſi tourmentant, que j’abrégeai mes détails, pour chercher à l’éclaircir. Mais comment entrer en matiere ?… Preſſée de me décider, je ne trouvai rien de mieux qu’une eſpece de tracaſſerie.

Les malheurs de Mademoiſelle d’Aulnai paroiſſent vous toucher infiniment, dis-je à Rozane, d’un ton de reproche. J’en conviens, répondit-il ; mais ils ne m’affectent pas excluſivement. Quand cela ſeroit, repris-je, il n’y auroit rien dont je duſſe être étonnée ; vous l’aimiez beaucoup, vous poſſédiez ſa confiance, & peut-être lui aviez-vous accordé la vôtre ? — Oui, Madame, c’étoit une douceur dont ſa ſituation nous permettoit de jouir. — Qu’elle en auroit été flattée, ſi elle avoit ſu combien vous en êtes avare ! — Avare ! point du tout ; mais je ſais la placer. — C’eſt me dire, ſans détour, que vous ne m’en avez pas jugé digne. — Vous vous trompez, Madame, cela ſignifie ſimplement, que ce qui pouvoit être entendu & ſenti par l’infortunée Mademoiſelle d’Aulnai, n’auroit pu convenir à l’heureuſe Madame de Murville. — L’heureuſe Madame de Murville ! Vous vous plaifez à m’inſulter, Monſieur. — Qui, moi ? Non, je vous jure… Je parlois de ce que vous avez été ; mais tout a changé de face, & je ſens qu’aujourd’hui vous êtes infiniment à plaindre. Si je le ſuis ! m’écriai-je ; ah Dieu ! qui le fut jamais davantage ! Toutes les erreurs agréables ſont détruites ! Toutes les vérités accablantes ſont dévoilées… On ne m’aime plus !.. Je perds ce qui m’auroit fait attacher quelque prix à vie… Eh, ce n’eſt point Murville qu’il me faut accuſer de cette perte.

Rozane s’étoit levé à la premiere queſtion que je lui avois faite ſur ſes ſentiments pour ma ſœur ; il marchoit à grands pas, répondoit ſans s’arrêter, comme s’il eût voulu ſe dérober à mes obſervations & s’affermir contre lui-même. La ſaillie qui venoit de m’échapper, le fixa dans la place où il ſe trouvoit. Son air, ſon regard avoient quelque choſe d’enchanteur ; mais d’indéfiniſſable… J’en fus troublée au point de ne ſavoir plus ce que je devois dire ou faire pour réparer mon indiſcrétion, dont je compris toute l’étendue… Laiſſez-moi, laiſſez-moi, lui criai-je : ne vous ſuffit-il pas de faire mon plus cruel ſupplice, faut-il encore que vous me rendiez inſenſée ?

De grace, rappellez vos eſprits, me dit-il, avec beaucoup de douceur ; voyez ſi l’excès de votre affliction ne vous fait pas prendre le change… Seroit-ce bien à moi que vous auriez deſſein d’adreſſer vos reproches ? Par où ? comment les aurois-je mérités ?

Il tenoit mon bras, s’efforçoit de déplacer le mouchoir dont je me couvrois les yeux ; je réſiſtois, & fis même un geſte pour le repouſſer, qui m’attira de nouvelles inſtances : elles étoient ſi preſſantes, ſa voix ſi tendre, ſi émue, que le déſordre de mon eſprit en fut porté à ſon comble. Eh mon Dieu ! dis-je, ceſſez de me perſécuter… Que prétendez-vous ?… Je veux me taire, & mourir de honte d’en avoir trop dit.

C’eſt donc à moi de parler, dit-il, en s’aſſeyant : tout ce que je vois, tout ce que j’entends, m’y détermine… Il va m’en coûter infiniment pour vous faire des aveux, dont quelques-uns pourront vous bleſſer ; mais puiſque je ſuis forcé de rompre le ſilence, ce ne ſera qu’avec la ſincérité qui m’eſt propre.

Je penſe, reprit-il, après une aſſez longue pauſe, que vous n’avez pas oublié notre entrevue au Couvent de ***, & la propoſition que je vous fis de nous engager ſur la foi des ſerments ? Votre effroi, votre indéciſion me firent juger que j’étois condamné aux tourments d’une paſſion invincible & malheureuſe.

Je partis, le déſeſpoir dans l’ame, & ne cherchai point à entretenir, par mes lettres, un amour trop foible, pour réſiſter aux attaques qu’on alloit lui porter.

J’appris votre ſortie du Couvent, & bientôt après les aſſiduités de Murville, dont j’avois toujours craint les vues intéreſſées, & le talent à flatter votre mere.

La nouvelle de votre mariage me fut annoncée quand Madame de Rozane l’eut rendu public. Je penſai que je ne ſouffrirois jamais davantage qu’en cette conjoncture. Je me trompai. Notre cœur a une extenſion étonnante pour la douleur ; chaque forme qu’elle prend, ſemble nous communiquer une faculté nouvelle pour la ſentir : l’extrémité où vous fûtes réduite, m’en fit faire la triſte expérience.

Je croyois, & je devois croire que la violence à laquelle vous étiez en butte, étoit la ſeule cauſe du danger qui menaçoit vos jours : concevez-vous à quel point vous m’étiez chere dans cette ſuppoſition ?… Combien ne ſouhaitai-je pas que, ſoumiſe à la néceſſité, vous aſſuraſſiez votre vie, votre repos, par le ſacrifice de votre amour !… Ils ont été pleinement exaucés, ces vœux que m’arrachoit la tendreſſe allarmée !… Je ne me ſuis jamais repenti de les avoir formés, quoique j’aie depuis cru ſentir que l’infidélité de ce qu’on aime, eſt peut-être plus difficile à ſupporter que ſa mort.

Je n’eſſayerai point de vous rendre ce que j’éprouvai, quand je ſus qu’un lien indiſſoluble vous uniſſoit à Murville. & que votre cœur avoit ratifié la promeſſe que vous aviez faite de m’oublier… Il me fut permis de revenir à Paris ; je doutai ſi c’étoit faveur ou châtiment de la part de votre mere. Craignant, & deſirant preſque également de vous voir, ce combat devint ſi fort, en approchant des lieux où vous habitiez, que je fus ſur le point de reculer, en vous appercevant chez Madame de Rozane.

Murville arriva… L’inhumain prit plaiſir à m’aſſaſſiner par les agaceries qu’il vous fit. Un reſte d’égard mit de la contrainte, de l’embarras, dans la maniere dont vous y répondîtes… M’en croirez-vous ? Ces ménagements me déplurent ; votre procédé m’auroit paru plus eſtimable, ſi franchement inconſtante, vous aviez manifeſté un ſentiment, dont le prétexte, vrai ou faux, pouvoit être tiré de vos devoirs. Mais après avoir fait trophée de votre nouvel amour, vous être livrée à l’engouement des plaiſirs, avoir porté la froideur juſqu’à ne me pas donner une légère marque de ſouvenir ; après tout cela, dis-je, vouloir m’en impoſer par une petite diſſimulation, jouer l’indifférence pour Murville, la pitié pour moi ; n’oſer vous montrer ni femme ſenſible, ni maîtreſſe infidelle : c’étoit manquer à votre mari, à votre amant & à vous-même.

Je ne fus pas long-temps ſans reconnoître que vous étiez négligée par Murville, & que le dépit me ramenoit votre cœur ; mais vous l’avouerai-je ? La même fierté qui m’avoit empêché de vous faire entendre mes plaintes, m’empêcha auſſi de mettre à profit l’occaſion que vous me préſentiez. Une femme que j’aurois médiocrement aimée, ne m’auroit pas trouvé en garde contre cette tentation… Avec vous je dédaignois un ſemblable triomphe. La renaiſſance de votre goût pour moi n’étoit qu’une ſuite des négligences de Murville, ou de votre penchant à changer : quels motifs pour une paſſion comme la mienne ! votre poſſeſſion même à ce prix, auroit pu flatter mes deſirs, & non me rendre heureux ; comblé de vos bontés, j’en aurois rappellé le principe, qui ſeul auroit ſuffi pour en détruire le charme.

Ce ſont là, Madame, les véritables raiſons de ma conduite envers vous : je n’en fais ni l’apologie ni la cenſure. Quelque ſinguliere que cette conduite ait pu vous paroître, elle n’a été & ne ſera jamais que le ſimple effet de ma façon de voir & de ſentir.

Je n’avois jamais été tant humiliée que je le fus par le diſcours de Rozane. Quel portrait il m’avoit préſenté de moi-même ! quels retours il m’obligeoit de faire ſur mes inconſéquences !… J’avois à ſon égard des torts bien réels, plus même qu’il n’en avoit dit… Ma juſtification étoit la choſe du monde la plus difficile ; je l’entrepris pourtant avec la chaleur qu’on met à une mauvaiſe cauſe, & voulus la fonder ſur ce que j’avois ſouffert pour me conſerver à lui… Madame, interrompit-il, je n’ai jamais penſé que vous euſſiez ſouſcrit, ſans réſiſtance, à mon malheur ; mais plus vous avez combattu, plus la prompte adhéſion de votre cœur à vos nouveaux engagements, plus l’abandon où vous m’avez laiſſé, paroiſſent inconcevables… Le peu d’application que j’ai donné à l’étude des femmes, le mal qu’on en dit, & ma propre expérience, m’auroient fait regarder vos variations comme un défaut de votre ſexe, ſi l’exemple de Mademoiſelle d’Aulnai n’avoit que trop prouvé ce dont il eſt capable, quand une grande paſſion l’anime.

Quelqu’amour que j’euſſe pour le Comte, mon reſſentiment s’allumoit d’autant plus, qu’il me reſtoit moins de reſſources pour me défendre… Mes devoirs m’en offroient encore une : je les alléguai avec hauteur ; je me parai de vertus dont je ne connoiſſois que le nom… Vous n’êtes pas franche, dit Rozane, & pourquoi ? Laiſſez penſer au public ce que vous voudriez me perſuader, ce ſera bien fait ; mais vouloir me tromper ! Comment en avez-vous pu former le deſſein ?… Madame, ſi vos devoirs avoient été la regle de votre façon d’agir avec moi, j’aurois reſpecté la ſévérité de vos principes, à quelque privation qu’ils m’euſſent condamné ; mais j’avois trop d’intérêt à vous obſerver pour m’y méprendre… Vous avez aimé Murville par foibleſſe, vous vous en êtes dégoûtée par légèreté, par mécontentement ; votre cœur eſt revenu vers moi par habitude, & peut-être les charmes de la nouveauté le dirigeront vers quelqu’autre.

Ah ! c’en eſt trop, m’écriai-je, en me levant avec impétuoſité. Retirez-vous, Monſieur, délivrez-moi de la vue d’un homme qui met de ſang froid le comble à mon malheur,… d’un cruel, qui n’a rien d’humain que des dehors perfides, dont je ne ſerai plus ſéduite… Tout ſe réunit contre moi ; tout le monde veut ma mort ; & bien, il faut le ſatisfaire… Sortez donc, répétai-je avec plus d’emportement, je n’ai pas beſoin de vous pour diſpoſer de mon ſort ; il eſt effroyable, mais il ne durera pas.

C’étoit mon intention. Outrée, ne me connoiſſant plus, j’allois tourner ma fureur contre moi… Rozane épouvanté me ſaiſit à travers le corps, & me demanda, d’une voix tremblante, ce que je voulois faire ? Que vous importe ? dis-je, en le repouſſant. Votre barbarie vous a-t-elle donné le droit de vous oppoſer à ma volonté ?… Retirez-vous… Je ne veux ni vous entendre, ni vous revoir jamais. — Ni me revoir jamais ! Ciel ! de quel ton vous me ſignifiez cet arrêt ! — Comme je le dois, comme je le ſens, comme le méritent les indignités que je viens d’eſſuyer de vous. Et ce ſont ces indignités mêmes qui vous prouvent la véhémence de ma paſſion, repliqua-t-il. Je vous ai dit des choſes dures : j’en penſois encore plus… Mon cœur étoit plein : il ne pouvoit s’ouvrir, ſans qu’il en ſortît un torrent d’amertume ; mais il n’en brûloit qu’avec plus d’ardeur… C’étoit l’amour outragé qui me faiſoit paroître impitoyable envers celle dont je voudrois aſſurer le bonheur aux dépens de ma vie… Ne pleurez plus, je vous en conjure… Ne prolongez point vos tourments & les miens… Dites que vous m’aimez : répétez-le mille fois pour me forcer d’oublier que vous en avez aimé un autre, & vous me verrez mourir du regret d’avoir pu vous déplaire.

Rozane étoit à mes pieds, d’où je ne penſois pas à le faire relever… Abattue, fatiguée par ce qu’elle avoit ſouffert, mon ame admettoit lentement la douceur de retrouver mon amant auſſi tendre. Je me plaignis, je fis des reproches, j’oppoſai des douces ; tout fut répondu, tout fut combattu, tout fut détruit.

Mon courage ſe relevoit, je reprenois une exiſtence plus agréable, quand le ſouvenir du nom que je portois, me replongea dans l’accablement… Je pouſſai un ſoupir, une exclamation… Rozane en comprit le ſens, il en fut déchiré… Nous tombâmes en des réflexions déſolantes, dont nous devinions le ſujet, ſans nous le communiquer.

L’immobilité du Comte me donna le temps de conſidérer la carriere que j’avois déjà parcourue, & celle qui me reſtoit à remplir : cette vue m’oppreſſoit… Un nouveau ſoupir, qui ne s’ouvrit un paſſage qu’avec effort, tira le Comte de ſa rêverie ; il leva les yeux au ciel, prit une de mes mains, la preſſa ſur ſon cœur, ſur ſa bouche, avec une action paſſionnée… Ah ! Rozane, m’écriai-je, il eſt donc vrai que toute eſpérance de bonheur eſt détruite, que rien ne peut nous réunir ? Qui te l’a dit, cruelle, demanda-t-il, en me ſerrant étroitement dans ſes bras : quand tu m’aimes, quand je t’idolâtre, quand l’amour nous livre l’un à l’autre, embraſés de tous ſes feux, quelle puiſſance nous obligeroit de nous refuſer à la félicité qu’il nous préſente ! Va, nous devons nous regarder comme ſeuls dans l’univers ; tu n’as plus de mari ; tu n’as jamais eu de mere ; on te rend à toi-même ; c’eſt te rendre à ton amant : il faut que tu ſois toute à lui, puiſqu’il veut être tout pour toi…

Agitée, me connoiſſant à peine, je ne repliquois rien,… mes pleurs couloient ſans âcreté ; Rozane les eſſuya, fixa ſur moi ſes regards dont l’expreſſion étoit ſi dangereuſe ; les miens s’y confondirent ; ſes tranſports en redoublerent ; … notre raiſon s’éclipſa… Il faut avoir de l’habitude dans le déſordre, pour l’enviſager de ſang froid. L’ivreſſe de nos ſens diſſipée, nous fûmes preſque également étonnés du pas que nous venions de franchir ; nous n’oſions nous regarder, ni rompre le ſilence que la confuſion nous impoſoit. Ma vivacité me fit ſortir la premiere de cet état : je ſuis perdue ! m’écriai-je, qu’avons-nous fait… Rozane ſe jetta une ſeconde fois à mes pieds, baiſſa la tête juſques ſur mes genoux, qu’il embraſſa d’un air ſuppliant. Je frémis de ce qui m’avoit cauſé une émotion ſi douce, quelques moments auparavant. Bon Dieu ! que voulez-vous donc encore ? demandai-je en me reculant avec une véritable terreur. Obtenir de vous mon pardon, répondit-il, avec timidité. Ne me fuyez pas… Ne me craignez plus ; je ſuis coupable, mais… Dites que nous le ſommes, interrompis-je : c’eſt moi qui me ſuis précipitée dans l’abyme… C’eſt à moi qu’il convient de gémir, de me cacher au centre de la terre. Pourquoi vous êtes-vous oppoſé à mes deſſeins ? Ma mort n’auroit été que l’ouvrage de ma douleur, elle doit être celui de ma honte & de mes regrets… A parler vrai, rien ne me paroiſſoit moins évident que cette néceſſité de mourir. Malgré ce que l’amour de Rozane me coûtoit, il me faiſoit goûter le plaiſir d’être, & je n’étois pas aſſez Romaine, pour payer de ma vie les preuves que je lui avois données du mien.

La crainte des chagrins que mon imprudence pouvoir m’attirer, commençoit à ſe faire ſentir avec une toute autre force. La nuit s’étoit écoulée ſans que j’y euſſe fait attention… Les premiers rayons du jour me glacerent d’un tel effroi, que la préſence du Comte me devint auſſi terrible qu’elle m’avoit été délicieuſe. Il ne lui fut plus poſſible de ſe faire écouter ; mon trouble, mes inſtances le contraignirent de ſortir, pénétré de l’état violent où il me laiſſoit.

Dès qu’il fut retiré, une de mes femmes entra, ſans que je l’appellaſſe : c’étoit cette Marcelle qui m’avoit élevée, qu’un attachement d’habitude rendoit zélée à temps, & à contretemps. Inquiète de l’affliction où elle me ſuppoſoit, pour la mort de ma ſœur, & de ce que j’avois refuſé de prendre quelque nourriture le ſoir précédent, elle étoit reſtée dans mon anti-chambre, pour épier le moment de me faire ſes repréſentations. Ce ſoin déplacé l’avoit expoſée à être vue, & queſtionnée par le Baron. Revenu à deux heures, il avoit ſu de cette fille, que le Comte étoit chez moi ; la ſurpriſe, le mécontentement s’étoient laiſſé voir ſur ſon viſage… il avoit même fait quelques pas vers mon appartement,… s’étoit arrêté ; & avoit repris, ſans rien dire, le chemin du ſien.

Alarmée de ce que j’entendois, n’oſant preſque parler, de peur de me trahir, je me mis promptement au lit pour cacher mon embarras, & délibérer plus librement ſur ce que j’avois à faire.

La timidité s’étoit emparée de moi ; je redoutois ma mere, mon mari, juſqu’au dernier de mes valets ; mais rien n’approchoit des tranſes cruelles que le Comte m’inſpiroit : ce Rozane ſi ſévere, dont la phraſe ſur les femmes égarées, étoit encore récente à ma mémoire.

Rozane s’étoit rendu mon complice, ſans perdre le droit de me mépriſer, par la différence des préjugés. Que cette penſée rendit mes regrets cuiſants !… J’en fus bourrelée.

A force d’errer dans un dédale obſcur, je crus appercevoir quelque lueur, quelque moyen d’échapper au mépris, particuliérement à celui du Comte : il s’agiſſoit de prudence, de décence, de réſerve, & je me promis d’en avoir.

Ce n’étoit pas tout, il falloit gagner de vîteſſe les réflexions du Comte : je ne le pouvois que dans une entrevue, ou par une lettre ; la premiere, plus agréable, ſans doute, auroit plus de lenteur, trop d’inconvénients ; j’optai pour la ſeconde.

D’un ſtyle guindé au ton de l’héroïſme, je me cherchai des excuſes très-adroites, très-flatteuſes pour Rozane… Je le ſuppliois de ſe borner au titre de mon ami,… de ne ſe point prévaloir d’une foibleſſe que je ne ceſſerois jamais de me reprocher… C’étoit à ſa retenue, diſois-je, que je reconnoîtrois l’eſtime qu’il auroit conſervée pour moi.

Qu’auroit pu dire de mieux la vertu même, après un oubli momentané ? Je fus contente ; & pour remettre plus ſûrement cette Lettre, je réſolus d’aller dîner chez ma mere, aux riſques d’encourir une aſſez mauvaiſe réception.

J’allois m’habiller dans ce deſſein, quand Murville envoya demander comment j’avois paſſé la nuit, & ſi j’étois viſible ? Ce meſſage me parut ce qu’il étoit, c’eſt-à-dire, une ſanglante épigramme… Je répondis, en balbutiant, je ne ſais quoi ; mais ſûrement rien de relatif à la premiere queſtion…

Il arriva, & fit ſigne à mes femmes de ſe retirer. Mon trouble augmenta… Je repréſentai, que voulant aller dîner chez ma mere, je n’avois point de temps à perdre. Vous en avez plus qu’il ne vous en faut, dit mon mari. La circonſtance & l’abattement où je vous vois, n’admettent pas une grande parure ; d’ailleurs ce ſeroit dommage d’en faire ; le négligé vous donne un air de langueur plus ſéduiſant, plus intéreſſant que vous ne l’auriez dans un ajuſtement recherché. Je vous ai fait demander, continua-t-il, s’il m’écoit permis de me préſenter chez-vous. — Monſieur, je le ſais ; mais j’ignore depuis quand vous vous croyez obligé à ce cérémonial. — Depuis que j’ai compris qu’un mari prudent ne devoit pas entrer chez ſa femme, ſans être ſur qu’il ne l’incommoderoit pas… Cette nuit, par exemple, n’aurois-je pas eu fort mauvaiſe grâce de venir troubler, par ma préſence, le tête-à-tête que vous aviez avec Rozane ? — En vérité… vous étiez bien le maître : je n’avois rien à dire que ce que vous ſaviez plus parfaitement qu’un autre — J’entends ; vous informiez le Comte de tout ce dont vous veniez d’être inſtruite : ce ſoin annonce vos égards pour les perſonnes à qui vous êtes liée par le ſang, ou par d’autres nœuds. En tout cas, repris-je, la confidence s’eſt réduite à bien peu de choſe, puiſque le Comte avoit appris l’hiſtoire de ma ſœur par elle-même. — Ah ! ah ! cet homme-là joue un grand rôle dans la famille… Mais vous aviez donc bien d’autres affaires à traiter, puiſque vous l’avez gardé juſqu’au jour ?… Oui, cela ſe devine : il falloît diſcuter mes torts, vrais ou imaginés ; inſtruire mon proces, me juger, me condamner avec dépens… Heureuſement je fais peu de cas du tribunal où vous m’avez traduit ; mais vous, Madame, n’en faites-vous aucun des jugements qu’on peut porter d’une telle démarche ? La croyez-vous fort propre à vous attirer du reſpect ? Soyez ſûre que, malgré la précaution d’envoyer coucher vos gens, il n’en eſt pas un d’eux qui ne ſache, à la minute près, l’heure où le Comte eſt ſorti de chez vous, & qui ne ſe donne la liberté de tirer les conſéquences d’une telle viſite : eh ! quelles peuvent-elles être, Monſieur, demandai-je, en jouant l’étonnement ? — La queſtion eſt bonne : ſuppofez-vous quelqu’un aſſez imbécille, pour imaginer que vous avez paſſé, Rozane & vous, une nuit entiere à gémir ſur la mort d’une Religieuſe ? Car c’eſt le ſeul prétexte de votre longue & ſinguliere conférence.

Après mes hauteurs, mes éclats de la veille, le parti de la douceur étoit une diſparate, qui valoit preſqu’un aveu ; le témoignage de ma conſcience me contraignit de l’adopter. Je feignis d’être frappée des raiſons de Murville ; je convins de mon imprudence ; je la motivai ſans aigreur. Rozane, dis-je, connoiſſoit les chagrins de demoiſelle d’Aulnai : j’en étois informée par ſa lettre, & ne craignois pas de commettre une indiſcrétion, en m’en entretenant avec lui… Peut-être j’aurois mieux fait de différer ; mais preſſée par ma douleur, & raſſurée par l’innocence de mes motifs, j’avois couru, en aveugle, au-devant de la conſolation qu’il pouvoit me procurer.

En aveugle ! répéta Murville, cela vous plaît à dire, je ne ſais rien de mieux vu. Quels pleurs par un amant ne ſont point eſſuyés ? — Un amant, Monſieur ! — Oui, Madame : pourquoi vous récrier à ce nom ? Voudriez-vous, par-là, me faire comprendre que Rozane a écouté vos lamentations, ſans exiger aucun dédommagement ? Ce ſeroit une merveilleuſe prud’hommie !… Enfin, je ne vous demande pas ce qui en eſt, mais je vous prie d’être perſuadée qu’il n’eſt pas facile de m’en faire accroire.

Les paroles de Murville étoient comme autant de fleches bien acérées, qui, ſans être mortelles, cauſoient des douleurs fort aiguës : je ne pus en ſoutenir la bleſſure, ſans fondre en larmes. N’êtes-vous point las de m’accabler, lui dis-je, vous reſteroit-il quelque choſe à ajouter aux propos offenſants que vous venez de me tenir ? — Oui, Madame, il me reſte à vous rappeller l’avis ſalutaire que je vous donnai hier au ſoir, qui vous mit dans une ſi belle fureur, & dont vous avez ſi promptement juſtifié l’utilité. Votre début annonce que vous iriez loin, ſi l’on vous laiſſoit aller ; mais comme il ne me ſeroit pas agréable de vous entendre citer entre les extravagantes qui divertiſſent le public à leurs dépens, je vous avertis que ſi vous donnez dans des démarches inconſidérées, vous me rencontrerez ſur votre chemin pour vous arrêter…

Il ſonna, ma confuſion devint extrême, en voyant rentrer mes femmes. Baignée de pleurs, dont il n’étoit pas difficile de deviner le ſujet, j’aurois voulu pouvoir me rendre inviſible, du moins me ménager le temps de ſécher mes yeux, de me remettre un peu avant que de m’expoſer aux obſervations… Murville s’amuſoit trop de mon embarras, pour ſouffrir que je le diminuaſſe : il me preſſa, il m’obligea de m’habiller ſans retardement, en m’annonçant qu’il viendroit dîner avec moi chez ma mere.

J’avois déjà balancé ſur ce dîner, eu égard à l’état où j’étois : j’en fus entiérement dégoûtée, quand je ſus que je l’aurois pour adjoint… Quelle figure iroi-je faire entre un amant heureux, de quelques heures, auprès de qui je voulois reprendre de la dignité, & un mari qui ſe plairoit à m’humilier, à me confondre ? Mes paroles, mes actions, juſqu’à mon ſilence, ſeroient interprétés par le plus malin & le plus clairvoyant des hommes. Préoccupée de cette penſée, je commettrois mille gaucheries ; elles prêteroient à des ſarcaſmes dont le Comte ſeroit de moitié. Je ne pourrois, ni lui parler, ni lui donner ma lettre… Que j’aurois été obligée à quelque maladie ſubite qui m’auroit forcée de garder la chambre ! elle ne vint point : je n’oſai la feindre ; nous partîmes.

Ma mere étoit ſeule, ſon accueil fut glacé, ou plutôt elle ne m’en fit aucun ; toute ſon attention ſe tourna ſur Murville. Belle maman, lui dit-il, j’ai quelque choſe à vous communiquer : daignez m’accorder un moment d’audience.

Cette priere, un ſourire, un coup d’œil fin me cauſerent un friſſon général. Mon hiſtoire de la nuit alloit être contée ; un orage affreux groſſiſſoit ſur ma tête ; le Baron ne m’avoit amenée que pour m’en faire ſupporter les éclats… Heureuſement, j’en fus quitte pour la frayeur. Madame de Rozane reparut : ſon viſage n’annonçoit rien ; mes alarmes ſe diſſiperent. Votre fille a très-mal dormi, dit Murville, elle en eſt ſinguliérement abattue. Ma mere ſe tourna vers moi : quels yeux, dit-elle ! peut-on ſe défigurer ainſi, avec un peu de raiſon !

Ces mots me confirmerent dans l’opinion que Murville n’avoit point parlé ; mais à quoi devois-je attribuer ce ménagement de ſa part… Tout-à-coup mon eſprit s’ouvrit à la vérité ; je conçus qu’il ſe garderoit bien de provoquer une explication, dans laquelle je pouvois uſer d’une terrible repréſaille ; qu’il me connoiſſoit aſſez pour être ſûr que de moi-même je ne romprois pas la glace ; mais que je ne ménagerois rien, s’il me mettoit dans la néceſſité de me défendre. J’allai plus loin : je me dis qu’il n’avoit cherché à m’intimider, que parce qu’il me craignoit lui-même ; … que la lettre de Mademoiſelle d’Aulnai ſeroit toujours un frein qui le tiendroit en reſpect à mon égard… Quel triomphe ! de me trouver en fonds pour lui rendre les inquiétudes qu’il m’avoit fait malicieuſement éprouver ! ma fierté ſe releva ; je condamnai ma timidité du matin, & me remis à peu près dans des diſpoſitions pareilles à celles où j’avois été la veille.

Tout cela fut arrangé dans ma tête, avant le dîner, où je me promettois une plus douce occupation. Le moment du ſervice tardoit à mon impatience… Cependant je n’étois pas ſi jolie qu’à l’ordinaire ; mais les larmes dont Rozane remarquoit les traces ſans en ſavoir le ſujet, pouvoient me rendre bien intéreſſante ! j’eſpérois en tirer un grand parti… Quelle fut ma ſurpriſe, mon chagrin, mon dépit, quand je me vis réduite à dîner en quatrieme avec ma mere, ſon mari & le mien. Je me fis mille queſtions ; je formai cent conjectures… J’accuſai Rozane de refroidiſſement, de mauvais procédé,… de me faire, par ſon abſence, un reproche tacite de ma foibleſſe, & l’aveu de ſon peu d’eſtime… Je me tourmentai horriblement, & bien à pure perte. Le Comte étoit ſorti avant que j’arrivaſſe, n’ayant garde de penſer, après ce que je lui avois dit ſur l’humeur de ma mere, que je duſſe venir ſitôt m’établir familiérement chez elle. M. de Rozane nous quitta en ſortant de table. La porte étoit fermée pour tout autre que des parents ; & ce jour que j’avois cru deſtiné à de violentes agitations, ne me parut d’une longueur inſupportable, que par le vuide & l’ennui que j’y reſſentis. Murville s’excuſa du ſouper : on ne me le propoſa pas ; j’en fus fort aiſe.

Convenez, me dit-il, en nous en retournant, que je vous ai miſe dans une furieuſe preſſe, quand j’ai demandé un entretien ſecret à votre mere ? Vous avez penſé que j’allois l’inſtruire de votre équipée, cela étoit tout ſimple ; mais vous étiez mourante : la pitié m’a retenu ; c’eſt une diſcrétion dont peu d’autres, à ma place, auroient été capables, & qui mérite bien que vous en ayez quelque reconnoiſſance.

Aſſurément, dis-je, je vous dois des remerciements infinis, pour une ſi prodigieuſe bonté. Un mari auſſi intact que vous l’êtes, peut être regardé comme le plus généreux des hommes, quand il veut bien ne pas perdre ſa femme pour une miſérable imprudence. Comment, vous tirez ſur moi, s’écria-t-il ; penſez donc que la partie n’eſt pas égale : non-ſeulement je ne vous devois rien quand j’ai pris du goût pour Mademoiſelle d’Aulnai ; mais je me ſuis conduit avec une prudence digne d’éloge. C’eſt ſous le voile du myſtere que j’ai ſuivi mon intrigue. Je n’ai point mis une légion de valets dans ma confidence. Je me ſuis tellement obſervé, que ſi votre romaneſque ſœur n’avoit pas eu la rage d’écrire, perſonne n’auroit ſu cette petite anecdote. Voilà, Madame, le grand art de ſatisfaire à ſes plaiſirs, en ſe conſervant de la conſidération. Vous me conſeillez donc, Monſieur, de prendre votre exemple pour ma regle ? demandai-je. — Conſeiller… n’eſt pas le mot ; … c’eſt une queſtion que je n’ai pas le temps de réſoudre. En effet, nous arrivions, je deſcendis, & Murville alla paſſer la foirée ailleurs. En entrant chez moi, je trouvai le nom de Rozane ſur la liſte des viſites : nouvelle matiere à déraiſonner… Je me tins pour mépriſée, pour inſultée… Rozane ne me parut plus qu’un monſtre d’ingratitude… Je fis des efforts pour le haïr, & finis par gémir de leur inutilité.

Ces chimeres doublant les raiſons que j’avois de regagner l’eſtime du Comte, j’ajoutai à ma lettre des reproches ſur différents tons ; une métaphyſique bien alambiquée, que je pris & donnai pour le langage du ſentiment & de la vertu… Jamais contraſte plus parfait que celui de la réponſe du Comte, avec ma ſublime épître. Sans plaider la cauſe de ſon innocence, il l’établiſſoit par la ſimple expoſition des faits,… me plaignoit autant que lui-même des ſacrifices que nous avions à faire,… admiroit, approuvoit mes courageuſes réſolutions, promettoit, juroit de s’y conformer avec une ſcrupuleuſe exactitude… C’étoit ce que j’avois demandé, mais bien plus que je n’avois attendu.

Cette réponſe me déplut dans tous ſes articles. Je fus mécontente de ce que Rozane me plaignoit comme lui : pour lui, quoique je l’euſſe fort aſſuré que je méritois de l’être… Je le fus de ce qu’il faiſoit ſuccéder ſi promptement un excès de ſageſſe à un excès d’amour… Je le fus, ſur-tout, de ce qu’il m’enlevoit, pour la ſeconde fois, l’honneur de combattre & de vaincre.

Ces mécontentements fermenterent dans mon cœur ; le Comte en porta la peine. Je me fâchois quand il doutoit de ma tendreſſe, & plus encore lorſqu’il en paroiſſoit trop aſſuré. Un caprice de froideur en ſuivoit un tout de feu… Nous paſſions notre vie en querelles, en raccommodements, & toujours ſans conſéquence. Rozane avoit un ſyſtême qui, peut-être, lui étoit particulier. Un ſeul moment la paſſion avoit réuni dans ſon eſprit, l’idée du déſordre à celle du bonheur ; mais revenu de ce délire, il auroit cru ſacrifier mon repos, ma réputation, ma perſonne, s’il avoit cherché à m’entretenir dans une habitude de foibleſſes.

Il ne s’expliquoit point, je ne le devinois pas, & pouvois ſoupçonner je ne ſais quoi d’offenſant, dans une circonſpection auſſi extraordinaire. Delà, mille tracaſſeries injuſtes ; mille petites ſéductions que je me permettois, parce qu’elles n’alloient qu’à venger mon amour-propre… Enfin, je m’accoutumai à ſon étonnante façon d’aimer, à ſon reſpect… La paix s’établit aux dépens de ma coquetterie ; de celle, au moins, dont il étoit l’objet.

Nous allâmes à la campagne : c’étoit nous mettre à une épreuve bien délicate !… Nous nous en tirâmes bien. Etre enſemble, reſpirer le même air, s’occuper des mêmes choſes, ſe voir, s’entendre, ſe deſirer, nous procuroient des plaiſirs plus délicieux, peut-être, que ſi nous avions admis quelque mélange. Ce charme de l’ame, cette douce confiance, ces riens enchanteurs, dont nous ſavions ſi bien jouir, furent interrompus en revenant à Paris : je le trouvai d’une triſfteſſe mortelle ; les converſations du monde m’aſſommoient ; j’éprouvois au milieu des cercles les plus brillants, les dégoûts, les langueurs de la plus profonde ſolitude.

Des chagrins nouveaux pour moi ſe joignirent à ces diſpoſitions mélancoliques. Nous n’avions pas eu Murville à la campagne : je le trouvai méconnoiſſable à mon retour.

Ses démarches étoient cachées ; il perçoit dans les nuits, fuyoit ſa maiſon, même les jours où il s’y raſſembloit une compagnie de ſon choix, à laquelle il ne s’étoit jamais diſpenſé d’en faire les honneurs… Plus de gaieté, plus de légéreté, plus de condeſcendance pour mes goûts, plus de politique avec le Comte… Depuis la mort de ma ſœur, je m’étois apperçue qu’il lui ſavoit mauvais gré d’être trop inſtruit de ſes affaires ; mais il n’en obſervoit pas moins ſoigneuſement les égards ; & quoiqu’il tirât volontiers ſur lui, c’étoit d’aſſez loin pour qu’il n’en reſſentît pas trop vivement la bleſſure.

Tout étoit changé. Il le prenoit pour but de ſes traits les plus piquants ; Rozane y oppoſoit une hauteur fort approchante du dédain… Tout entretien dégénéroit en diſpute, toute plaiſanterie en ſarcaſme.

Je tremblois des ſuites que ces bourraſques pouvoient avoir, entre deux hommes trop fiers & trop braves pour s’offenſer impunément ; mais je n’en admettois pas moins le Comte à mes parties de plaiſir, auſſi ſouvent qu’il m’étoit poſſible.

La première repréſentation d’une Comédie excita notre curioſité : nous y allâmes enſemble, en grande loge, n’ayant pas la mienne ce jour-là. Un moment après que nous fûmes arrivés, deux femmes entrerent en face de nous : l’une avoit l’air d’une Provinciale ; l’autre, éblouiſſante de parure & de beauté, étoit cette Demoiſelle de Villeprez, ſi fameuſe dans mon hiſtoire, que M. d’Archenes, Intendant de B***, avoit épouſée pendant mon ſéjour au Couvent.

Deux ans d’abſence, & beaucoup de révolutions, dans l’intervalle, me l’avoient preſque fait oublier… A ſon aſpect je penſai me trouver mal. Voilà notre ennemie, dis-je, à Rozane, en la lui montrant ; il fronça le ſourcil, changea de couleur, & ne répondit point. Les regards de Madame d’Archenes ſe dirigerent vers nous : elle ſourit, nous fit remarquer à la femme qu’elle avoir amenée,… parla beaucoup, comme quelqu’un qui fait une narration variée de ſérieux, de plaiſant, de pathétique ; & les yeux de la Provinciale ſe tournant ſans ceſſe de notre côté, ne laiſſoient aucun doute ſur les objets de la converſation.

Pas un de leurs mouvements ne m’échappoit : je me les expliquois tous ; eh, de quelle maniere !… Je ſouffrois ; … j’étois ſur le point de me retirer du ſpectacle, quand Murville parut dans leur loge, en faiſant les geſtes d’un homme qui s’excuſe de s’être fait attendre. Ma vue le ſurprit ; la ſienne augmenta mon trouble : il ſe remit promptement, ſe plaça auprès de l’Intendante, dont la compagne devint nulle.

Plus attentive qu’auparavant, je les examinois ſans diſtraction. Murville avoit, en parlant, l’expreſſion de la cajolerie ſur le viſage ; l’Intendante ſembloit triompher modeſtement… Un coup d’œil lancé ſur moi, de temps à autre, m’avertiſſoit que j’étois une victime qu’on immoloit à ſa vanité. La mienne jouoit un rôle aſſez pénible ; mais j’étois bien moins affectée de la comparaiſon que mon mari pouvoit faire de mes charmes, que de ſa liaiſon avec cette dangereuſe perſonne. Comment, depuis quand l’avoit-il retrouvée, s’y étoit-il attaché ?… J’en fus inſtruite par deux vieux Militaires, qui entrerent dans la loge voiſine de celle où nous étions. La belle Intendante ſe laſſe de l’incognito, dit l’un d’eux. Qu’appellez-vous l’incognito ? demanda l’autre ; j’ai trouvé le Baron établi chez elle, quoiqu’elle ne m’ait précédé à Paris que de fort peu de temps ; il y paſſe ſa vie, y donne le ton, s’intrigue pour ſes affaires… Rien n’eſt moins myſtérieux que leur arrangement. — J’en conviens ; mais elle ne s’étoit pas encore montrée en public avec ce nouvel amant, c’eſt ce qu’on peut nommer l’incognito pour elle. — A la bonne heure, ſi cette réſerve venoit de ſa part ; ce que je ne crois pas. Suivant certains propos que j’ai recueillis, le Baron a beſoin de s’obſerver : il doit ſa fortune à ſa belle-mere, femme impérieuſe, qui le tient en tutele, & à qui ſon intimité avec l’Intendante pourroit n’être pas agréable…

J’appris enſuite qu’ils habitoient la même Province que Madame d’Archenes, & que ſon arrivée à Paris avoit concouru, avec mon départ, pour la campagne. Cette derniere circonſtance m’éclaira ſur l’époque, & les cauſes du changement de Murville,

Je ne pus rendre au Comte ce que j’avois entendu ; différents engagements nous forcerent de nous ſéparer, en ſortant de la comédie.

Murville entra chez moi, le lendemain matin, auſſi-tôt que je fus éveillée. Eh bien, me dit-il avec un ſourire qui déceloit quelque embarras, vous avez ſans doute reconnu votre amie ? Mon amie ! à qui, s’il vous plaît, prodiguez-vous ce titre ? demandai-je. — A la compagne de votre enfance, à Madame d’Archenes… Elle s’eſt bien formée !… En vérité, c’eſt une femme charmante, que vous reverrez sûrement avec plaiſir. — Qui, moi ! je la reverrai ?… Non certainement, &… Vous-même n’en croyez rien. — Pourquoi donc ? Parce que vous avez eu enſemble quelque rivalité ? Cette raiſon ſeroit pitoyable ; la diſpute d’une poupée n’éterniſe pas l’inimitié entre deux petites filles. Mon Dieu, dis-je, ne jouez pas ainſi l’ignorance ; je ſuis perſuadée que vous ſavez très-bien ce qui m’empêchera toujours de voir votre Madame d’Archenes : ſi vous ne le ſaviez pas, je pourrois vous l’apprendre en quatre mots. Ne vous en donnez pas la peine, reprit-il, ces tracaſſeries ne ſont pas de mon reſſort ; mais je perſiſte à dire, qu’aucune d’elles ne peut juſtifier un tel refus. L’Intendante eſt aimable, eſtimable ; ſa ſocieté vous convient… D’après ce que j’avois entendu la veille, l’épithete d’eſtimable me parue très-déplacée : je la répétai ironiquement, je la tournai en ridicule, j’en ſubſtituai une toute contraire… Ce fut l’étincelle qui produiſit le plus violent incendie. Murville, le tranquille, le léger Murville, animé par une paſſion nouvelle, ſe montra le plus emporté des hommes… Les taits qu’il lançoit ſur moi, étoient ſi bien marqués au coin de mon ennemie, que je perdis toute retenue dans la maniere de les repouſſer. Mes outrageantes récriminations firent aller le Baron juſqu’à la menace… Je le défiai… Il y confondit Rozane… Je le bravai en ſon nom & au mien… Il me défendit de le voir… Je n’en tins compte, & l’en aſſurai.

En effet, dès qu’il m’eut quittée, je mandai au Comte que, toute affaire ceſſante, il falloit que je lui parlaſſe dans la matinée. Savez-vous, lui dis-je, que M. de Murville eſt amant déclaré de l’indigne d’Archenes ? qu’elle a fait paſſer ſes fureurs dans ſon ame ? que je viens d’en faire une épreuve terrible, & qu’il porte l’impudence juſqu’à vouloir que je faſſe mon amie, ma ſocieté de ſa maîtreſſe ?… Comment trouvez-vous cette propoſition ? — Fort mauvaiſe de la parc de votre mari ; eh ! qu’avez-vous répondu ! — Ce que je devois. J’ai refuſé, avec toutes les marques de mépris que cette créature m’inſpire. — Votre refus étoit dans l’ordre. — Vos mépris étoient de trop : il ne faut jamais provoquer les méchants… Murville ne l’eſt pas ; mais il a peu de caractere, cela revient au même.

J’avois envoyé chercher le Comte pour partager mon reſſentiment, & non pour recevoir des leçons ; tant de ſang froid oppoſé au feu de ma colere, étoit, à mon gré, une eſpece d’outrage : il ne pouvoit naître que d’un défaut d’amour, d’amitié, d’intérêt… Les reproches que j’en fis à Rozane, le toucherent ſenſiblement. Il s’en plaignit d’un ton pénétré, dont j’eus quelque confuſion. Il peut ſe faire que j’aie tort, lui dis-je : je veux même me le perſuader ; mais convenez auſſi que votre amour ne reſſemble à aucun autre… On ne s’accoutume point aux airs de Caton, qu’il vous permet de prendre à temps & contre temps. Rien n’altere votre flegme. Vous prononcez des ſentences quand vous ne devriez ſentir que des transports… De l’humeur dont vous êtes, vous ſouſcririez, ſans répliquer, à la défenſe de ne plus nous voir ? — Aſſurément, ſi je le croyois néceſſaire pour vous épargner des chagrins ; … eh ! vous l’a-t-on faite cette defenſe ? — Mon Dieu, oui ; mais j’ai proteſté que je n’y adhérerois pas. Elle eſt impraticable à certains égards, reprit-il, puiſqu’il faudroit vous interdire la maiſon de votre mere : cela ne peut regarder que mes viſites chez vous ; & bien je me bornerai à celles que la décence exigera, juſqu’à ce que des diſpoſitions plus favorables me rendent la liberté de ſuivre mon penchant, ſans hazarder de vous compromettre.

Je m’attendois à cette déciſion ! m’écriai-je, en rougiſſant d’impatience, & j’admire le courage avec lequel vous vous y déterminez… Vous ne voyez donc pas qu’une pareille déférence prêtera des forces à nos perſécuteurs ? que Murville, enorgueilli des avantages que je lui aurai laiſſé prendre, m’accablera du poids de ſon autorité ? que je me trouverai la plus malheureuſe, la plus eſclave des femmes, pour n’avoir pas ſu montrer de la fermeté à propos ?… Rien n’eſt plus dangereux que de ſe laiſſer entamer ainſi. Sans doute, dit le Comte, mais il l’eſt encore plus de groſſir le nuage d’où peut partir la foudre. La foudre, répétai-je, comme vos expreſſions ſont fortes ! vous vous peignez tout en noir… J’avoue qu’en voyant Murville avec l’Intendante, mon premier mouvement a été celui de la crainte : elle n’étoit pas fondée ; le Baron eſt foible : il appréhende les propos, il tremble devant ma mere… Ses tons d’importance ne vont qu’à m’intimider, & rien de plus. Je le connois ; jamais il n’oſeroit pouſſer à bout une femme à laquelle il doit ſon exiſtence dans le monde. Eh ! s’il le faiſoit, demanda Rozane ; ſi votre mere ne vous ſoutenoit pas contre lui, qu’oppoſeriez-vous à la violence ? Ah ! ne faiſons point de ſuppoſitions chimériques… Vous êtes maître d’agir comme il vous plaira, mais ce ne ſera pas de mon aveu que vous céderez aux caprices injuſtes d’un homme que tout oblige à me ménager. J’avois l’eſprit en déſordre, le cœur mécontent ; cependant, au-lieu de travailler à remettre un peu de calme dans mon intérieur, je ne cherchai préciſément qu’à m’étourdir… Parée comme Flore, je me produiſis avec confiance dans un cercle brillant… J’agaçai tous les hommes ; je me fis haïr de toutes les femmes… Je jouai follement, je perdis, je fis perdre… J’atteignis la fin du jour, ſans avoir penſé quatre minutes.

En rentrant chez moi, j’appris un fait aſſez peu conſidérable en ſoi, & pourtant très-capable d’alarmer quelqu’un plus ſuſceptible de réflexion que je ne l’étois. Murville, ſans aucun prétexte apparent, avoît chaſſé un de mes gens, celui-là même qui portoit ordinairement mes lettres au Comte.

Bleſſée d’une démarche que je regardai comme une offenſe perſonnelle ; ne voulant pas différer à m’en expliquer, j’allai m’établir dans l’appartement de mon mari, où je me morfondis juſqu’à trois heures à l’attendre.

On peut imaginer quelle fut ſa ſurpriſe, en me trouvant chez lui à cette heure, & dans les termes où nous en étions. Je ne lui laiſſai pas le temps de m’interroger ſur une telle ſingularité. Par quelle raiſon, par quel droit avez-vous renvoyé mon laquais ? demandai-je. — Par la raiſon, par le droit d’un mari qui ne veut pas ſouffrir chez lui l’agent connu des intrigues de ſa femme… Mon indulgence vous perd : il faut vous forcer de vous reſpecter, de reſpecter mes ordres, de ne pas les enfreindre, à l’inſtant même où je vous les ai donnés.

Sa hauteur, la dureté de cette réponſe ne m’en impofa point : j’y répliquai… Le feu s’alluma plus violemment peut-être qu’il ne l’avoit été la veille… Le nom de ma mere fut mêlé aux nouvelles menaces de Murville ; ce nom qui m’en avoit toujours impoſé, m’arracha un ſourire équivoque ; mille ſoupçons relatifs à ſa liaiſon avec Murville s’étoient élevés dans mon eſprit depuis que j’avois acquis de l’expérience… J’oſai, dans ce moment, les tourner en certitude, & en faire la matiere d’une inſultante raillerie. Vous êtes un monſtre, me dit le Baron d’une voix terrible ; … ſortez, délivrez-moi de la préſence d’une femme perverſe, pour qui rien n’eſt ſacré… Il s’éloigna en me lançant un regard foudroyant ; me renouvella par un geſte de la main, l’ordre de ſortir : j’en fis un de pitié, & me retirai bien furieuſe, bien diſpoſée à la révolte.

J’avois dans mon caractere aſſez peu de reſſources pour la méchanceté. Quelque ardent que fût le deſir de contrarier mon mari, de mortifier l’Intendante, il ne me rendit pas plus ingénieuſe ſur les moyens… Une idée folle, dangereuſe, s’offrit à moi : j’en fus ſéduite.

Il étoit clair que le changement de Murville & mes chagrins étoient l’ouvrage de Madame d’Archenes. La jalouſie avoit donné naiſſance à ſon reſſentiment, peut-être que l’amour en prolongeoit la durée ; ce peut-être me parut bientôt une vraiſemblance, puis une démonſtration. Jugeant de ſes ſentiments par les miens, je me dis que puiſqu’elle avoit aimé Rozane, elle l’aimoit encore ; j’ajoutai que le plus rude tourment pour une femme vaine & paſſionnée, étoit de voir le triomphe de ſa rivale, qu’il ne tenoit qu’à moi de le lui faire éprouver… je m’aſſurai que cette vengeance m’étoit due, & dès-lors elle fut décidée. L’exécution n’en étoit pas bien facile. Le Comte n’étoit pas homme à entrer dans ce projet : il falloit le tromper, uſer de fineſſe pour que nous nous rencontraſſions en mêmes lieux avec l’Intendante, pour m’attirer des préférences auxquelles il ne pouvoit ſe refuſer ſans que j’encouruſſe le ridicule de me jetter à ſa tête. Tout cela me réuſſit d’autant mieux, que le carnaval fourniſſoit de fréquentes occaſions, & que Madame d’Archenes n’en laiſſoit échapper aucune de s’amuſer. Murville l’accompagnoit par-tout, & Rozane ſe prêtoit ſans ſe douter de rien.

Une conduite ſi peu meſurée le déſeſpéroit ; toutes ſes lettres étoient pleines de repréſentations, toutes les miennes d’excuſes tirées de mon penchant, que j’alléguois comme ſeule cauſe de mes écarts.

Sûre d’être juſtifiée par ce prétexte dans le cœur de mon amant ; treſſaillant de joie quand je voyois la colere étinceler dans les yeux de mon ennemie, & le Baron nous obſerver avec un front couvert de nuage, j’allois mon chemin, ſans plus penſer au danger de commettre enſemble deux hommes qui ſe haïſſoient.

Les derniers jours du carnaval, l’Ambaſſadrice de ***, chez laquelle j’avois ſoupé, propoſa un déguiſement bizarre pour aller au bal de l’Opéra. Les premieres perſonnes que j’y remarquai, furent Murville & ſa maîtreſſe, qui ſe promenoient dans la ſalle à viſage découvert. L’occaſion de harceler ces deux objets de mon averſion, me parut belle ; je propoſai au Chevalier F. d’être mon ſecond : il y conſentit d’autant plus volontiers, qu’il avoit, pour ſon compte, des plaintes à faire de l’Intendante.

Nous les attaquâmes, nous les perſécutâmes à outrance… Pluſieurs fois ils nous échapperent ; toujours nous les rejoignîmes… Cette opiniâtreté attira l’attention de ceux qui ſe trouvoient à portée de nous entendre : on s’approcha, on ſe preſſa ; … nous faiſions ſpeftacle. Madame d’Archenes frémiſſoit de ne ſavoir à qui s’en prendre. Murville ſe donnoit la torture pour nous deviner ; je riois de l’inutilité de ſes efforts… Comme je ne m’étois pas habillée chez moi, que j’avois deſſein de quitter mon déguiſement avant que d’y rentrer, j’étois perſuadée qu’il ne connoîtroit jamais les auteurs de l’étrange comédie qui ſe jouoit à ſes dépens ; mais, par malheur, l’Ambaſſadrice, attirée dans le tourbillon, eut l’imprudence de me nommer. Murville changea de couleur, m’examina ſoigneuſement pour s’aſſurer qu’on ne ſe trompoit pas, & crut reconnoître auſſi le Comte dans celui qui me donnoit la main… Beaux Maſques, nous dit-il fort bas, ne prolongeons pas ici la ſcene, vous me trouverez, tous deux ailleurs, diſpoſé à la terminer comme elle le mérite. Il prit le bras de l’Intendante, fendit la preſſe ; je les perdis de vue, & reſtai très-déconcertée de ce dénouement.

A près de huit heures, je retournai chez moi, & fus d’abord ſurpriſe de voir dans ma cour une voiture attelée, des chevaux de ſelle, des domeſtiques en botte ; mais aucun des miens n’étant du nombre, je m’expliquai ces apprêts comme il me plut.

Murville alloit ſans doute à quelque campagne ; ſon éloignement contribueroit à le calmer : j’aurois de la marge pour délibérer ſur ce qu’il me faudroit faire… Rien de plus ſpécieux, de plus vraiſemblable, & de moins vrai que ce raiſonnement.

Le valet-de-chambre du Baron m’attendoit, par ſon ordre, à la porte de mon appartement, pour me prier de paſſer chez lui : cette priere me troubla ; je n’étois pas diſpoſée à un éclairciſſement… Incertaine, interdite, j’avançois ſans répondre… Le valet me ſuivoit en répétant ſa commiſſion… J’allois prétexter un refus, lorſque Murville parut lui-même. Vous êtes revenue bien tard, me dit-il, les chevaux ſont mis depuis plus d’une heure. Qu’ont de commun les chevaux & mon arrivée ? demandai-je avec émotion. — Ne le devinez-vous pas, Madame ? il faut partir, il faut ſouſtraire aux regards du monde, une impudence, une inconduite qui ſont à leur comble. Les bonnes mœurs l’exigent ; votre mere le preſcrit, & je me le dois. Ah, ciel ! m’écriai-je, ma mere eſt inſtruite de vos violences, & elle les approuve ! Non, je ne le ſaurois croire, l’exemple de ma ſœur eſt trop frappant pour qu’elle veuille le renouveller ; pour qu’elle ſouſcrive ainſi au déſeſpoir, à la mort de la ſeule fille qui lui reſte. — Vous ajoutez à vos torts, en doutant de mes paroles, en me ſuppoſant un projet barbare, dont vous ne feignez de vouloir diſculper votre mere, que pour le rendre plus odieux… Madame, n’exagérez rien : on ne veut point votre mort, mais votre correction. Loin de chercher à venger nos injures, par une retraite abſolue, nous vous laiſſerons une porte ouverte au retour… Je vais vous conduire en un lieu où vous pourrez vous livrer à d’utiles réflexions, acquérir la raiſon, les vertus qui vous manquent, & qui vous redonneront, dans la ſuite, quelque droit à notre indulgence… Ne réſiſtez point, une eſclandre rendrait votre cauſe plus mauvaiſe, & nous forceroit de prendre des voies… donc vous auriez à vous repentir toute votre vie.

Quel renverſement d’idées ! Quelle révolution ne ſe fit-il pas dans mes ſentiments ! Dix heures auparavant, je n’étois occupée que de plaiſirs : idole du monde, de l’amour, de la fortune, j’aurois défié le fort d’abattre les trophées de ma vanité ; en cet inſtant toutes ces chimeres diſparurent ; je ne vis plus qu’une ſolitude affreuſe, un abandon général, une chaîne de peines, d’humiliations, qui ſe prolongeoit à l’infini… Mon mari, dont j’avois bravé le reſſentiment, ne me parut plus qu’un vengeur armé pour m’accabler. Ces images, bien que confuſes, me glacerent de terreur… Je ne fis qu’un cri, & perdis preſqu’entiérement la connoiſſance. Murville appella mes femmes, leur ordonna de me ſecourir, ſortit, revint, m’offrit ſon bras pour deſcendre, avec la même tranquillité que ſi nous étions partis pour une fête.

Aucun de mes gens ne paroiſſoit, j’en étois effrayée ; & le fus bien davantage, quand je ne vis monter dans la voiture, après moi, que Murville & Julie, celle de mes femmes en qui j’avois le moins de confiance, parce qu’il lui en témoignoit beaucoup.

Dans la proſpérité nous ne regardons nos domeſtiques, que d’une prodigieuſe diſtance, & croyons toutes leurs facultés bornées aux ſecours phyſiques que nous en recevons : nos malheurs les rapprochent de l’égalité ; quiconque, alors, ſait nous écouter & nous plaindre, a droit au titre de notre ami. J’en fis l’expérience à l’égard de Marcelle ; l’origine de mes chagrins lui étoit connue ; c’étoit la ſeule perſonne avec qui je puſſe m’en entretenir ; ſon abſence m’enlevoit ma dernière conſolation : ce ſurcroît de dureté me rendit la parole, dont je ſemblois avoir perdu l’uſage depuis ma défaillance. Où eſt Marcelle ? demandai-je, en m’élançant ſi rapidement ſur la portiere, que Murville jetta ſes bras autour de mon corps, pour m’empêcher de tomber. Où eſt-elle ? répétai-je : qu’on l’appelle, je veux qu’elle vienne, je veux l’emmener… Qui que ce fut ne ſe mettoit en devoir de m’obéir… Marchez, dit Murville au Cocher, ſans daigner m’adreſſer un mot… Les chevaux partent, mes cris ceſſent, un profond ſilence s’établit entre nous, & n’eſt quelquefois interrompu, que par mes ſoupirs & mes ſanglots.

Après une heure & demie de marche, nous arrivâmes à Aulnai, maiſon charmante, dont je jouiſſois depuis la profeſſion de ma ſœur. Je me crus au terme de mon exil, j’en devins plus calme ; j’allai même juſqu’à me perſuader que Murville n’avoit voulu que me faire peur, en me montrant un eſſai de ce qu’il pouvoit contre moi. Bercée par cette douce illuſion, je me mis au lit, & dormis fort paiſiblement.

Vers quatre heures, le bruit d’une porte dérobée, qui s’ouvrit dans ma chambre, m’éveilla : c’étoit Julie. Je trouble votre repos, & j’en ſuis fâchée, me dit-elle ; mais les moments ſont précieux, j’ai craint de n’en pas retrouver d’auſſi favorables que celui-ci. Monſieur écrit ; tout le monde eſt occupé : on vous ſuppoſe endormie ; vous réfléchirez librement aux moyens d’éviter le coup dont vous êtes menacée, ſans qu’il paroiſſe que je vous aie communiqué aucune lumiere à ce ſujet.

Ce début étoit fait pour exciter ma curioſité… Je regardois Julie d’un air d’étonnement & d’inquiétude, ſans oſer lui faire des queſtions, tant il m’étoit nouveau de me trouver en intime confidence avec cette fille. Elle s’apperçut de ma réſerve, & s’en plaignit. J’ai ſu, de Paris, ce que je vais vous apprendre, ajouta-t elle, & par celui même à qui Monſieur a confié ſes ordres, après s’être conſulté avec Madame votre mere, en ſortant du bal… Vous ne reſterez ici que très-peu de jours, c’eſt-à-dire, juſqu’à ce qu’on ait emballé les meubles, les effets néceſſaires à une maiſon inhabitée depuis long-temps : on les tranſportera au château de Murville, où M. le Baron doit vous conduire & vous laiſſer. Je ſuis deſtinée à vous y ſurveiller ; Mademoiſelle de Murville, votre belle-ſœur, nous y ſurveillera l’une & l’autre, ainſi nous ſerons toutes deux également ſes priſonnieres.

Comme je ne voyois rien qui pût l’obliger de ſacrifier ſa liberté à la vengeance de mon mari, & que ma ſituation m’inſpiroit quelque prudence, je ſoupçonnai un piege caché ſous les paroles de Julie, & ce ſoupçon me rendit preſqu’incrédule. Madame ſe défie toujours, dit-elle, d’un ton peiné : elle veut négliger un avis important, parce qu’il vient de moi : & bien, il faut détruire une prévention dangereuſe pour elle-même ; il faut la convaincre de ma ſincérité, par l’aveu des motifs qui redoublent mon zèle à la ſervir… J’aime ; je me trouve forcée d’opter encre un amant adoré, ou une maîtreſſe généreuſe, ſur les bontés de laquelle j’avois fondé l’eſpérance de mon établiſſement. Cette alternative eſt ſi cruelle, que je ſuis prête à tout entreprendre, pour concilier d’auſſi chers intérêts… Ordonnez, je ne demande que le ſecret ſur les ouvertures que je viens de vous faire, & ſur les démarches que vous me preſcrirez.

Une telle franchiſe ne laiſſoit plus lieu à la défiance. Les doutes qui m’avoient ſoutenue contre l’affreuſe vérité, ſe diſſiperent. J’enviſageai ce château de Murville, que je ſavois être une véritable priſon ; cette ſœur inflexible, & qui dans ſes principes ſe croiroit, en conſcience, obligée de me tourmenter, comme des maux abſolument inévitables. Je ne ſavois que gémir, que pleurer, que paſſer de la douleur à l’emportement, aux reproches, aux récriminations envers Murville, pour retomber enſuite dans l’accablement du déſeſpoir… J’embraſſois Julie, je ſollicitois ſon amitié, je lui promettois tout de ma reconnoiſſance… Elle me fit obſerver que nous perdions le temps ; qu’il étoit eſſentiel de prévenir, par mes lettres, les impreſſions défavorables qu’on chercheroit à faire prendre de moi… Nous arrêtâmes, que j’écrirois à mon beau-pere, à des parents ; … que ſans paroître informée des deſſeins de Murville, je montrerois les plus vives alarmes ſur l’eſpece d’enlévement qu’il avoit fait de ma perſonne, ſur la maniere dont il s’y étoit comporté, ſur tout ce qu’il m’avoit dit, &c… Que j’implorerois le ſecours de chacun d’eux, pour me ſouſtraire aux violences d’un mari barbare, qui ne l’étoit qu’à l’inſtigation d’une femme méchante & mépriſable.

J’ajoutai à ce projet, celui de faire venir le Comte, de le charger de mes lettres, de lui expliquer mille choſes qui ne pouvoient l’être que verbalement ; du moins ce fut le prétexte que j’en alléguai. Julie me fit, à ce ſujet, les plus fortes, les plus ſages, les plus inutiles repréſentations. Malgré le danger où j’expoſois Rozane, où je m’expoſois moi-même, j’écrivis conformément à ce que je deſirois.

Madame de Murville au Comte de Rozane.

„ Trouvez-vous demain, vers neuf heures du matin, & le plus ſecrétement poſſible, à la petite porte du parc d’Aulnai ; j’aurai ſoin de la faire tenir ouverte. Introduiſez-vous dans la grotte : je m’y rendrai pour vous inſtruire des indignes traitements auxquels je ſuis expoſée, & pour vous dire un éternel adieu, ſi de prompts ſecours ne viennent m’arracher au pouvoir de mon tyran. „ Ce billet fut confié à un homme du village, donc on acheta la diligence & la diſcrétion.

J’évitai de me trouver avec Murville le reſte du jour. Une partie de la nuit fut employée à mes dépêches, l’autre à me tourmenter ſur l’événement. Il n’étoit pas encore huit heures, quand Julie m’apporta la réponſe du Comte, ſans ſuſcription, ne contenant que ce ſeul mot, j’irai.

Tout vous ſert à ſouhait, me dit-elle ; Monſieur eſt ſorti avec ſon chien & ſon fuſil : j’ignore de quel côté il a tourné ſes pas ; mais il eſt probable que ſon abſence vous laiſſera le temps néceſſaire à votre entrevue. Je vais ouvrir la porte, & reviendrai vous prendre… Attendez, je change d’avis, interrompis-je ; puiſque nous ſommes libres, il vaut mieux amener le Comte dans mon appartement : je lui parlerai plus à l’aiſe que dans la grotte, & courrai moins les riſques d’une ſurpriſe. A la vérité, j’étois logée commodément, au rez-de-chauſſée, une ſortie ſur le parc ; mais il y avoit un long trajet à faire pour y parvenir ; les arbres étoient nuds ; rien ne pouvoit cacher la marche du Comte… Julie tomboit d’étonnement en étonnement à la vue de mes témérités : elle pria, remontra, s’affligea… J’ordonnai deſpotiquement, & trouvai fort mauvais qu’après avoir trahi le ſecret de ſon maître, le ſien même ; après m’avoir donné tant de droits ſur ſa complaiſance, elle oſât montrer quelque oppoſition à mes volontés. Tout ce que j’accordai à ſes frayeurs, fut qu’elle n’accompagneroit pas Rozane, afin que je puſſe me charger du blâme, il nous étions découverts.

Forcée de m’obéir, elle ſe rendit à ſon poſte… Neuf heures, neuf heures & demie, dix heures ſonnerent… Mon cœur palpitoit au moindre bruit… Je mourois d’impatience, lorſqu’il ſe fit dans la maiſon un mouvement extraordinaire : j’entendis des cris, des voix confuſes, le pas d’un homme qui s’avançoit, en courant vers ma chambre, & qui frappa d’une maniere peu ménagée… J’ouvre, je vois un laquais de Murville, effaré, tremblant, reſpirant à peine : Venez, me dit-il, vous verrez… Ah dieu ! mon maître… votre mari… on vient de le rapporter… Il eſt mort… Il eſt tué. Il eſt tué ! répétai-je avec un ſentiment d’horreur ; par qui ? Ciel ! Je m’évanouis.

Julie étoit ſeule auprès de moi, quand j’ouvris les yeux… Seroit-ce un ſonge qui m’auroit troublée ? demandai-je, Murville. — Madame, il n’eſt plus. — Il n’eſt plus ! Rozane !… Ah malheureux !… Qu’allons-nous devenir ?

Je devine vos ſoupçons, dit Julie, & je les crois injuſtes, ſi j’ai bien compris ; la mort de Monſieur eſt un accident dont il ne faut accuſer perſonne. — Un accident ! ſe pourroit-il ?… Qui vous l’a dit ?… Comment ſeroit-il arrivé ?… Je ne ſais aucun détail, reprit-elle ; attirée par le bruit des voix, je ſuis ſortie du parc, & le premier objet qui s’eſt offert à ma vue, a été le corps ſanglant de Monſieur, que des Payſans rapportoient. Saiſie de craintes ſemblables aux vôtres, j’ai hazardé quelques queſtions ; ces gens, tout occupés du triſte fardeau dont ils étoient chargés, ne m’ont répondu que par des mots ſans liaiſon… C’eſt lui,… c’eſt lui-même,… c’eſt ſon propre fuſil… Je les ai ſuivis au Château pour tâcher d’en apprendre davantage ; mais l’imprudent qui vous avoit inſtruite, eſt venu m’appellera votre ſecours, avant que j’euſſe pu faire de plus amples informations.

Les diſpoſitions du Comte & du Baron m’étoient trop bien connues pour me raſſurer facilement… D’ailleurs, Rozane n’avoit point paru, cette circonſtance ſembloit prouver contre lui… Quels périls menaçoient ſa tête ! Quel ſort plus cruel & moins ſuſceptible de remedes ! Julie eut pitié de mon état : elle m’abandonna pour quelques moments à mes noires idées, revint, & m’annonça par ſon air, que je devois être plus tranquille.

On ne m’en avoit point impoſé, me dit-elle, tous m’ont tenu le même langage. Ces gens travailloient à une demi-lieue d’ici ; ils ont vu Monſieur côtoyer le grand chemin, l’air rêveur, la tête baiſſée, portant ſon fuſil ſous ſon bras… Un domeſtique qu’il avoit envoyé hier au ſoir à Paris, l’a joint près du bois qui termine votre Terre, & lui a remis une lettre. Il a poſé la croſſe de ſon fuſil, s’eſt appuyé ſur le bout du canon, a ouvert ſa lettre, qu’il liſoit, quand un Cavalier, vêtu & monté comme un Marchand de campagne, s’eſt montré au détour du bois, à quinze ou vingt pas de diſtance. Monſieur, qui ſans doute le connoiſſoit, a fait un ſigne de la main pour l’obliger de s’arrêter : il a ſerré ſa lettre, repris ſon fuſil, ſans s’appercevoir qu’il s’étoit embarraſſé dans des herbes longues & traînantes ; la ſecouſſe qu’il a donnée pour l’en arracher, a fait partir le coup, dont il a été renverſé mort ſur la place. Le Cavalier eſt deſcendu pour le ſecourir : le trouvant ſans vie, il a crié à ces Payſans de le rapporter au Château ; s’eſt remis en ſelle, a repris la route de Paris, au grand galop de ſon cheval.

Ce récit me rendit le calme à certains égards. Je jouis délicieuſement du bonheur de n’avoir plus à regarder dans mon amant, le meurtrier de mon mari ; mais pourquoi n’étoit-il pas venu juſques chez moi, puiſqu’aucun obſtacle ne s’y oppoſoit ? Car je ne doutois pas que ce prétendu Marchand ne fût lui-même, & cela étoit vrai.

La précipitation, la ſingularité de mon départ, plus encore la tournure de mon billet, l’ayant jetté en d’horribles inquiétudes, il ſe rendit chez un loueur de chevaux, où il ſe déguiſa de maniere que l’œil d’un ennemi pouvoit ſeul le reconnoître. Témoin… Cauſe peut-être de la mort du Baron, ſentant combien il importoit pour lui, pour moi, qu’il ne fût pas impliqué dans cette affaire, il tourna bride, fit une diligence incroyable, rentra comme il étoit ſorti, par une porte ſecrete, & ſe remit au lit pour mieux donner le change à ſes gens. Dans la matinée il ſe montra chez ma mere, chez le Marquis, après quoi il alla ſe renfermer avec un de ſes amis, pour ne pas ſe trouver à la réception de la nouvelle qui devoit arriver ſous peu d’heures.

Cette conduite étoit trop ſage pour que je la devinaſſe ; je n’en tirai que les plus abſurdes conſéquences.

Au milieu du bouleverſement d’eſprit où j’étois, je me ſouvins qu’il me convenoit d’écrire à Madame de Rozane ; mais comment, de quel ton me ſervir avec elle ? Celui de la douleur m’en ſeroit accuſer de fauſſeté ; le contraire l’indigneroit ; une ſimple narration tiendroit de l’indifférence. Julie me tira encore de cette peine, en ſe chargeant de la commiſſion… Je m’étois évanouie, manda-t-elle ; … je me trouvois hors d’état de tenir la plume, & de penſer à tout ce que les conjonctures exigeoient… Elle prioit Madame de Rozane de venir m’aider de ſes conſeils… Cette priere ne me plut point. Je ne me diſſimulois pas que j’avois beſoin de quelqu’un pour me conduire ; mais je n’aurois pas voulu l’être par ma mere : cette mere, qui avoit ſouſcrit ſi légérement à l’attentat de Murville contre ma liberté !… Je frémiſſois à la ſeule idée de la revoir !… Cependant, il faudroit tôt ou tard que je m’en rapprochaſſe ; mon âge, la mort de mon mari ; le genre de cette mort, équivoque pour le Public, devoient m’en faire une loi. Julie me repréſenta ces raiſons avec force : elles ne me perſuaderent point ; mais elles m’entraînerent : je cédai.

Sa lettre ne contenoit, au ſurplus, qu’une ſimple annonce, & renvoyoit, pour les détails, au porteur, témoin oculaire de l’accident. En effet, nous en choisîmes un, de préférence à quelqu’un de la maiſon, qui n’auroit pu que redire ce que les autres avoient vu.

Madame de Rozane avoit invité, ce jour même, ſa famille à dîner, pour l’inſtruire du parti qu’on s’étoit cru obligé de prendre à mon égard. La préſence des valets ne lui avoit pas encore permis de parler… Mais on venoit de repaſſer au ſallon : j’allois être accuſée devant mes juges, quand la lettre de Julie arriva. Aux premières lignes, Madame de Rozane la jetta loin d’elle, ſans l’achever… Murville eſt mort ! nos enfants ſont des monſtres, dit-elle, en regardant ſon mari d’un air éperdu.

Le Marquis n’ignoroit pas ſa haine du Comte & du Baron, toujours il en avoit appréhendé les effets : ce qui avoit échappé à ma mere, lui en fit ſuppoſer de terribles… Il prit la lettre en tremblant, la lut, la communiqua à mes parents, n’y trouvant rien qui pût juſtifier le propos de ſa femme : mais auſſi, comme l’omiſſion des détails n’en détruiſoit pas le principe, qu’elle pouvoit avoir des lumieres d’après leſquelles elle s’étoit exprimée, il ſortit pour entendre le commiſſionnaire, n’oſant l’appeller en public, par la crainte de ce qu’il avoit à révéler.

Madame de Rozane ſuivit ſon mari… Le Payſan eut à ſoutenir, de ſa part, un interrogatoire ſi exact, & d’un ton ſi impoſant, qu’il ſe ſeroit trahi vingt fois s’il avoit eu à déguiſer la vérité.

Le Marquis l’envoya dans le ſallon, répéter ce qu’il venoit de dire, & demanda à ma mere ſur quoi eſt fondée l’épithete dont elle avoit apoſtrophé ſon fils & moi ? Revenue à elle, ne voulant plus mettre au jour le deſſein de Murville, inconnu au Marquis, à tout le monde, & dont moi-même je ne devois être informée que très-imparfaitement, elle battit ſi bien la campagne, que le Marquis n’en put rien tirer.

Jugeant une plus longue diſcuſſion inutile, il lui parla du voyage d’Aulnai, comme d’une choſe qui n’étoit pas faite pour être miſe en queſtion : elle acquieſça ſans héſiter ; … mais une attaque de nerf en décida autrement.

Vous ſavez à préſent toutes les circonſtances du malheur qui vient d’arriver, dit le Marquis, en rentrant. Pour moi, j’ignore ce que ſignifioit le premier mouvement de ma femme : elle ne veut pas s’en expliquer, & je ne crois pas néceſſaire de l’y contraindre. Peut-être, quelque tracaſſerie de ménage, dont elle étoit informée, jointe au peu d’amitié que Murville avoit pour mon fils, lui ont d’abord fait voir les objets ſous un aſpect très-différent du vrai. Quoi qu’il en ſoit, une indiſpoſition ſubite l’obligeant de ſe mettre au lit, elle me charge de la remplacer dans les triſtes devoirs que la mort du Baron nous laiſſe à remplir. Je compte aſſez ſur l’affection des perſonnes qui ſont ici, pour être perſuadé que je ne partirai pas ſeul. On ſe regarda, on ſe devina ſur l’indiſpoſition de ma mere. Hommes & femmes s’offrirent d’accompagner M. de Rozane ; il accepta l’offre des hommes, & remercia les femmes, pour éviter les embarras & les lenteurs.

Mon commiſſionnaire n’étoit pas encore revenu, lorſque le bruit des voitures ſe fit entendre : il me cauſa un tel friſſon, une telle palpitation de cœur, que je parus dans un état digne de pitié ; la crainte de voir ma mere, en étoit la cauſe : on l’attribua à tout autre ſentiment : j’en reçus des éloges qui m’humilierent, & qui pourtant me firent plaiſir, parce qu’ils prouvoient que mon aventure n’avoit point tranſpiré.

Après m’avoir excuſé l’abſence de Madame de Rozane, autant bien qu’il le pouvoit, & beaucoup mieux qu’il n’en étoit beſoin, le Marquis paſſa chez Murville pour examiner la nature du coup dont il avoit été frappé. Aſſuré qu’aucune main étrangere n’avoit pu le porter, il fit approcher ceux qui l’avoient ſuivi. Vous voyez, leur dit-il, que rien n’eſt équivoque dans ce malheur ; mais il ne ſuffit pas que nous en ſoyons convaincus, il faut que la vérité du fait ſoit publique… Qui fait ſi ce qui eſt entré dans la tête de ma femme, au premier moment, ne s’établiroit pas dans quelque autre d’une maniere à compromettre horriblement la réputation de nos jeunes gens… Voyons donc ce qu’il nous convient de faire pour les garantir des traits de la malignité. On arrêta que le corps ſeroit tranſporté ſur le champ à Paris ; le Marquis & pluſieurs autres l’accompagnerent, & l’on n’oublia rien pour détourner de deſſus nous juſqu’à l’ombre du ſoupçon.

Deux graves perſonnages demeurerent à Aulnai, & je ne me crus pas obligée envers eux à la reconnoiſſance. Il m’auroit été mille fois plus agréable de penſer, de parler avec ma confidente, que d’être condamnée à une fatigante repréſentation, ſans oſer dire un mot de ce que j’avois dans l’ame.

Pendant que le Marquis travailloit à nos intérêts. Madame de Rozane cherchoit ſoigneuſement à éclaircir ſes doutes : il lui en étoit reſté de très-forts ſur le cavalier dont l’hiſtoire de Murville faiſoit mention : elle les avoit diſſimulés avec ſon mari ; mais auſſi-tôt après ſon départ, ſes domeſtiques avoient été interrogés, pour ſavoir ſi le Comte n’étoit point ſorti le matin. Il y avoit en cela plus que de la curioſité ; ma mere, en cherchant à pénétrer notre ſecret, vouloit acquérir un nouveau droit ſur nous, & tenir toujours notre deſtinée dans ſa main. L’unanimité des témoignages la força de renoncer à ſes perquiſitions.

Mais ſi tout paroiſſoit diſculper le Comte de la mort de mon mari, il devoir triompher ſecrétement, puiſqu’il n’avoit pas ceſſé de m’aimer ; ſes eſpérances ſe ranimoient ; je devenois maîtreſſe de les réaliſer, indépendamment des répugnances de ma mere : c’étoit des griefs dans ſon eſprit ; … c’en devoit être : nous ſommes diſpoſés à l’averſion pour ceux qui trouvent leur bonheur dans ce qui nous afflige.

Julie s’étoit ſouvenue, que la premiere cauſe du malheur de Murville, étoit une lettre qu’il avoit ſerrée, quand le Comte avoit paru : elle la chercha dans ſes habits, & me la remit à l’heure de mon coucher.

Madame d’Archenes à M. le Baron de Murville.

„ Je vous l’avois bien dit, mon cher Baron, que la Superbe n’oppoſeroit pas, une grande réſiſtance à votre projet ; ces meres coquettes ſont toujours fore aiſes d’éloigner d’elles une fille dont la préſence décele trop leur âge. On ne peut tirer un meilleur parti que vous l’avez fait, du propos léger de votre femme, pour enflammer le reſſentiment de ſa mere ; la maniere dont vous me rendez cela, eſt admirable ! Elle peint au naturel la fiere Marquiſe, qui prétend qu’on doit être aveugle & muet ſur ſon compte… Achevez donc le plutôt poſſible votre déſagréable voyage ; mettez votre folle à portée de faire d’utiles réflexions, venez recevoir de l’amour, un dédommagement à l’ennui que vous éprouvez… Mais Dieu ! puis-je deſirer votre retour, en penſant à ce qui le ſuivra ? Je ſais à quoi l’honneur vous engage, que Rozane a comblé au bal, la meſure de ſes outrages ; qu’il faut du ſang pour les laver. Si le vôtre alloit ſe répandre !… Si la ſource de mes larmes s’ouvroit pour jamais !… Ah, mon ami ! pardonnez-moi ces tendres inquiétudes. La valeur & l’adreſſe ne ſont pas de ſûrs garants de la victoire : elle eſt quelquefois l’ouvrage du hazard. Je peux trembler ſans vous faire injure ; mais ne craignez pas que je porte mes craintes juſqu’à tenter de vous déſarmer ; juſqu’à vouloir dégrader ce que j’aime, en lui faiſant ſacrifier une juſte vengeance… Je pourrai me plaindre… Je pourrai mourir ; mais je ne montrerai jamais de foibleſſe indigne du cœur que je poſſede, de ce cœur adorable, donc le mien fait ſa gloire & ſa félicité. „

Cette Lettre me jetta dans un déſordre d’eſprit incroyable. Les dangers paſſés s’offrirent à moi comme préſents… Je voyois le fer levé ſur le ſein de mon amant, ſon ſang verſé, ſon tombeau s’ouvrir… Ma raiſon, ou peut-être, celle de Julie, eut bien de la peine à diſſiper les fantômes effrayants dont je m’étois environnée.

Enfin, j’entrevis les choſes avec plus de netteté, ſans en devenir plus tranquille. Murville étoit mort ; mais l’implacable d’Archenes exiſtoit pour le tourment de ma vie ; belle & peu ſcrupuleuſe ſur le prix des ſervices qu’elle exigeoit, combien d’ennemis ne pouvoit-elle pas nous ſuſciter ! nous marcherions ſans ceſſe entre des précipices ; nous ſerions obligés de porter partout la défiance & la circonſpection.

D’un autre côté, ma mere connoiſſoit l’audace de ma façon de penſer à ſon égard ; j’avois une preuve trop forte de ſa colere, pour me flatter qu’elle en adouciroit les éclats à mon retour : ce ſeroit beaucoup, ſi elle n’alloit pas juſqu’à me défendre ſa maiſon.

J’étoîs ſûre que le Marquis ſe rendroit volontiers mon défenſeur, & mettroit le plus grand zele à ma réconciliation ; mais il falloit pour cela, lui révéler le genre de mes torts envers ma mere, envers ſa femme. Eh, comment ! une telle confidence étoit preſqu’auſſi embarraſſante à entendre qu’à faire ; cependant il n’y avoit pas de milieu entre franchir le pas, ou m’expoſer aux plus malignes conjectures, en reſtant brouillée avec Madame de Rozane, pour un ſujet qu’on laiſſeroit à deviner.

Cette conſidération que je fis, avec un peu d’aide, me détermina à des aveux preſque ſinceres.

Le Marquis revint, après avoir ſatisfait aux devoirs de la décence & à ceux de l’amitié… C’étoit le moment critique, je pouvois d’autant moins le retarder, que je devois retourner à Paris le lendemain : ainſi, quelles que fuſſent mes tranſes, je ſuivis mon projet, & demandai à mon beau-pere un entretien pour le ſoir.

Le deſir de captiver ſa bienveillance, m’y rendit careſſante, affectueuſe : je pris une de ſes mains, que je baiſai, malgré ſa réſiſtance. Souffrez, lui dis-je, ce foible témoignage de reſpect : il convient à celle que vous avez honorée, plus d’une fois, du nom de votre fille : hélas ! que ne l’ai-je été véritablement, je n’aurois pas aujourd’hui à vous dévoiler des choſes… Vous m’alarmez, dit le Marquis ; ce qui vient d’arriver tient-il à quelque myſtere qui me ſoit inconnu ? Oui, répondis-je, & je ſuis étonnée qu’on ne vous en ait pas inſtruit, au moins d’une partie : c’eſt ſans doute, parce qu’on me croit moi-même dans l’ignorance.

Sachez, Monſieur, que j’étois priſonniere ici… qu’on ne m’en auroit tirée que pour me reléguer dans les déſerts de Murville : que là j’aurois expié, par une longue & rigoureuſe détention, le crime de ne pas aimer un homme, auquel on m’avoit ſacrifiée, & dont je n’éprouvois que de mauvais procédés. Sachez qu’une telle violence auroit été ſuivie d’un attentat ſur la vie de votre fils ; que nous étions perdus l’un & l’autre, ſi le Ciel n’avoit prévenu les deſſeins de nos ennemis, par un coup inopiné.

Alors, portant la lumiere ſur les faits dont le Marquis n’avoit que peu ou point de connoiſſance, j’expoſai mon amour, mes chagrins, les noirceurs de Mademoiſelle de Villeprez, renouvellées depuis ſon changement d’état ; celui qu’elle avoit opéré dans l’humeur de mon mari ; la malheureuſe hiſtoire de ma ſœur ; le détail des traitements que j’avois eſſuyés en dernier lieu, & de ceux qu’on me préparoit… Je n’omis rien, que quelques anecdotes ſecretes ; mon imprudence de faire venir le Comte à Aulnai, & l’objet des reſſentiments de ma mere, dont je voulois faire un traité particulier. L’étonnement, l’indignation de M. de Rozane, ne s’étoient manifeſtés pendant mon récit, que par quelques exclamations : il ſe recueillit, comme pour le repaſſer, & je m’apperçus qu’il le croyoit exagéré, peut-être ſuppoſé par mon imagination ſur ce qui concernoit le danger de ſon fils. Vous doutez de ce que je dis, repris-je, j’en ſerois affligée, ſi je n’avois pas entre mes mains dequoi vous convaincre… Liſez cette lettre, Monſieur, elle eſt de Madame d’Archenes, & la même que Murville reçut un inſtant avant ſa mort.

Le Marquis changea pluſieurs fois de viſage en la liſant… Voilà, s’écria-t-il, une abominable femme !… Mais auſſi quelle étourderie d’aller provoquer des gens dont vous connoiſſiez ſi bien les diſpoſitions !… Vous nous avez tous expoſés à de belles aventures !

M. de Rozane continua, les yeux toujours attachés ſur la lettre. Je n’oſois rien hazarder pour ma défenſe, & craignois, à chaque mot, de m’entendre interpeller ſur l’article de ma mere : il arriva. Quel eſt donc ce propos donc on s’eſt ſervi pour animer ma femme contre vous, me demanda-t-il. Quelque prévue que fût cette queſtion, elle me troubla… Avant que d’y répondre, je cherchai tout ce que je crus capable de m’excuſer ; le circuit fut ſi long, que M. de Rozane s’en impatienta. Allons au fait, interrompit-il : vous étiez en colere, Murville en étoit la cauſe, tout cela ſe comprend ; mais qu’avez-vous dit ? Forcée de m’expliquer, je le fis, à ma maniere : à peu près, en biaiſant, je rendis ce qui m’étoit échappé ſur la liaiſon de Murville avec ma mere.

L’adreſſe que j’avois miſe dans cet aveu, n’empêcha pas le Marquis de rougir prodigieuſement : ceci eſt bon ! s’écria-t-il, vous avez des idées fort honnêtes ! ſavez-vous qu’il y a de quoi vous brouiller, pour la vie, avec votre mere, & que je ſuis l’homme du monde à qui il convient le moins d’être votre Avocat ? Je ne l’ignorois pas : c’étoit ce qui m’avoit tant embarraſſée ; mais je connoiſſois ſa bonté naturelle, ſon amitié pour moi : j’attaquai ſon cœur avec les plus fortes armes que je puſſe employer… Le Comte entra pour beaucoup dans mes repréſentations, dans mes ſupplications : mes pleurs me rendirent intéreſſante… M. de Rozane s’adoucit par degrés,… me promit ſa médiation, & tint courageuſement ſa parole. J’avois fait un effort de raiſon pour concevoir l’importance de mon raccommodement avec ma mere ; je retombai dans mes inconſéquences, lorſqu’il s’agit d’en diſcuter les moyens. J’aurois voulu qu’on mît l’affaire en négociation, uniquement pour reculer une démarche qui m’humilioit ; mon beau-pere, qui voyoit mieux que moi, décida que nous débuterions par-là, en arrivant à Paris.

Nous partîmes aſſez matin pour trouver encore Madame de Rozane au lit. Le cœur me battit en appercevant les maiſons du fauxbourg ; j’étois défaillante en deſcendant à l’Hôtel.

Le Marquis m’introduiſit dans la chambre de ma mere. Au bruit que nous fîmes, elle ouvrit ſon rideau, fit un mouvement de ſurpriſe, mêlé d’indignation, dont je crus prévenir les éclats, en me jettant à genoux, d’un air de ſuppliante. Quelle témérité, dit-elle, d’oſer s’offrir à mes regards !… Retirez-vous, Madame, & ne paroiſſez jamais, à moins que je ne vous rappelle. Je hazardai quelques mots, on me ferma la bouche par un nouvel ordre de me retirer, auquel je n’oſai déſobéir entiérement.

J’allai m’aſſeoir à quatre pas du lit. Un ſigne du Marquis me fit connoître que j’avois eu tort d’abandonner ſi promptement la partie… Ah, Monſieur ! m’écriai-je, c’en eſt fait, ma mere me rejette, elle me hait, elle ſera inexorable. Quoi ! vous êtes là ? dit-elle à ſon mari. Vous m’aviez promis de reconduire Madame chez elle : ſeroit-ce à ſa priere que vous auriez changé de deſſein ? — Non, j’ai pris ſur moi de vous l’amener, parce que je l’ai cru néceſſaire. Mais, reprit Madame de Rozane, il me ſemble qu’auparavant on pouvoit porter les égards juſqu’à s’informer ſi cette viſite me ſeroit agréable ? C’étoit juſteement ce que je ne devois pas faire, dit-il, puiſque j’étois ſûr que vous la refuſeriez. — Vous en étiez ſûr ? — Oui. Ne ſais-je pas qu’on vous a irritée contre elle ? Qu’on a extorqué votre conſentement pour la reléguer à Murville, en l’accuſant auprès de vous. — De fauſſetés, allez vous dire. — Point, de vérités, elle en convient elle-même. — Eh ! ces vérités, quelles ſont-elles ? Beaucoup de légéreté, une ſcene tout-à-fait repréhenſible au bal, & quelques paroles qu’elle ſe reproche à votre ſujet. Comment ! dit ma mere, elle vous en a fait l’aveu, & vous avez été ſi peu ſenſible à cet outrage ?… Madame de Rozane ſe plaignit aigrement de l’indifférence de ſon mari, pour des intérêts qui touchoient de ſi près aux ſiens… Oh, ne recommençons point par quereller, interrompit-il, tâchons de nous entendre. Votre fille eſt une étourdie, même quelque choſe de pis à votre égard ; mais votre gendre étoit un fat, aſſez ſéduiſant pour ſurprendre votre confiance, aſſez frippon pour en abuſer… Celle-ci mérite qu’on la tance & qu’on lui pardonne ; la mémoire de l’autre ne doit exciter que le mépris : ſi vous voulez en être convaincue, liſez cette épître… Le ſtyle en eſt peu flatteur, il vous déplaira ; mais il faut bien vous ouvrir les yeux ſur la maniere dont on reconnoiſſoit vos bontés, & ce que la malignité pourroit ſe permettre, ſi vous perſiſtiez à tenir votre fille éloignée de vous.

Ma mere rougit, s’arrêta dès les premieres phraſes… Quel eſt donc l’auteur de cette impertinente lettre ? demanda-t-elle. C’eſt Madame d’Archenes, répondit le Marquis. Murville, aveuglé par l’amour, ne s’appercevoit pas qu’elle le conduiſoit à ſa perte, en le rendant l’inſtrument de ſa vengeance & de ſa méchanceté… Alors il expoſa ſa jalouſie, ſes noirceurs, ce que j’en avois ſouffert, la fauſſe inculpation de ſon fils dans l’hiſtoire du bal, le deſſein formé contre ſa vie, qu’il vérifia par la lettre que ma mere refuſa de lire, mais qu’il l’obligea d’écouter.

L’étonnement, la confuſion de Madame de Rozane étoient au plus haut degré, ſa colere avoit changé d’objet, j’étois oubliée ; le Marquis jugea le moment favorable pour plaider ma cauſe, & le fit bien. Le ſilence de ma mere nous tenoit dans l’incertitude… Elle rêvoit… J’étois à genoux ; … j’arroſois de mes larmes une de ſes mains, qu’elle m’abandonnoit par diſtraction… Nous ne ſavions à quoi cela ſe termineroit, quand elle fit le geſte de quelqu’un qui prend ſon parti après une mûre délibération… Les bleſſures de mon cœur ne ſe refermeront de long-temps, dit-elle ; mais n’en parlons plus… J’eſpere, Monſieur, que vous ne rappellerez jamais à mon ſouvenir, les indignités dont vous m’avez fait part, & qu’on auroit dû me laiſſer toujours ignorer… Vous, Madame, quittez cette humble poſture, qui ne prouve rien : l’avenir fera voir juſqu’à quel point je peux compter ſur votre refpect & votre ſoumiſſion. En attendant, Madame d’Archenes pourra juger que votre préſence me paroît fort peu redoutable… Penſez, au reſte, qu’un pardon n’eſt pas un oubli, & qu’une faute nouvelle feroit tout revivre.

Le Comte n’avoit pas appris, ſans une vive émotion, que j’étois chez ma mere : il brûloit d’impatience de me voir, de me parler ; la crainte de ſe préſenter mal-à-propos, même celle de ſe rendre ſuſpect, par un empreſſement trop marqué, l’obligea d’attendre juſqu’à l’heure du dîner. Cette prétendue négligence ajoutée aux autres ſujets de plainte que je croyois avoir contre lui, me firent mettre de l’humeur, de la bruſquerie dans mon accueil, pendant que Madame de Rozane contraſtoit, en mettant, pour la premiere fois, des graces dans le ſien.

Depuis mon mariage, le Marquis voyant le mal ſans remede, avoit obtenu de ſon fils, qu’il réprimeroit ſon mécontentement, qu’il uſeroit au moins de circonſpection envers ſa belle-mere. De ſon côté, elle avoit obſervé les égards ; mais avec une froideur, un ſérieux, dont elle ne s’étoit jamais démentie : en ce moment il ſembloit que nous euſſions changé de rôle. Mon air boudeur l’avoit frappé, le Comte s’étonnoit preſqu’également de nous deux ; nous étions, les uns pour les autres, une énigme inexplicable… Il fut queſtion de régler ce que j’allois devenir. J’étois trop jeune pour qu’on me laiſsât vivre ſur ma bonne foi. Madame de Rozane ne vouloit pas que nous demeuraſſions enſemble. Le Marquis répugnoit au Couvent : il prétendoit, qu’ayant une mere, cette retraite laiſſeroit du louche ſur ce qui avoit précédé… Le réſultat fut, que la tante de Murville, qui m’avoit déja ſervi de Mentor, ſeroit invitée à reprendre le même emploi. Ce projet étoit d’autant plus ſage, qu’il devoit contenir les jugements du Public, en prouvant l’union des deux familles. Il s’exécuta à la ſatisfaction de tous.


Fin de la troiſieme Partie.