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Les Confidences d’une jolie femme/Partie 4

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Chez la veuve Duchesne (Quatrième Partiep. 3-102).

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

QUATRIEME PARTIE.


Maîtreſſe de moi-même avant vingt-deux ans ; de grandes richeſſes, une figure brillante, un amant qui juſtifioit, par mille qualités, la tendreſſe que j’avois pour lui ; quelle chaîne de félicités ne devois-je pas me promettre ! Mais ce n’eſt pas aſſez de la matiere du bonheur, il faut ſavoir en faire uſage… C’eſt un talent précieux, qu’aſſurément je ne poſſédois pas. Surpris, & bleſſé de mon refroidiſſement, le Comte en chercha les raiſons, & s’attacha à la plus cruelle ; il penſa que changeant de goût, en changeant d’état, je donnois à l’amour de ma liberté, la préférence ſur tout autre. En proie à ce ſoupçon, il ne le communiqua même pas à ſon pere. Ce fut un vautour dont il ſe laiſa dévorer…

Mes tourments ſecrets différoient peu des ſiens. Des torts imaginaires en produiſoient de réels : nous étions toujours en pointillerie, en contradiction ; & chacun ſe perſuadant avoir les plus juſtes ſujets de plainte, c’étoit à qui ne romproit pas la glace.

Comme nous ne nous rencontrions que chez ma mere, que nous ne prenions aucun ſoin de nous déguiſer, elle s’apperçut aiſément de notre méſintelligence. Eſt-ce que le Comte ne vous aime plus ? me demanda-t-elle un jour. Je détournai le viſage ; … mes larmes firent ma réponſe. — Comment, vous pleurez ! vous jouez l’Amante délaiſſée Seroit-il vrai que vous en fuſſiez là ? Je crois qu’oui, dis-je à demi-voix. — Eh ! qu’eſt-ce qui vous le fait croire ? Ma confiance en Madame de Rozane n’alloit pas juſqu’à m’arracher la vérité toute entière. J’accuſai le Comte de négligence, de ne m’avoir pas dit un mot ſur l’intérêt qu’il devoit prendre à ma nouvelle ſituation, de ne s’être pas même préſenté chez moi comme ſimple viſite, &c.

Mais vous voyez cela très-mal, reprit ma mere : c’eſt de l’honnêteté, de la retenue… Vous êtes heureuſe de ce que le Comte en eſt ſuſceptible, de ce qu’il n’acheve pas de vous perdre par quelque étourderie.

Une aſſez mauvaiſe replique m’attira l’énumération des fautes que j’avois commiſes, dont je ne croyois pas Madame de Rozane ſi bien informée ; elle y joignit une leçon, très-raiſonnée, ſur la néceſſité de me laiſſer conduire, & la défenſe de voir mon amant juſqu’à ce qu’elle le jugeât convenable.

Il entra comme elle parloit encore. Savez-vous, lui dit-elle, que je plaidois votre cauſe ? Madame de Murville vous boude, c’eſt un enfantillage dont je la blâmois… Rozane me regarda… Je baiſſai les yeux, en rougiſſant… L’arrivée de quelques perſonnes nous tira heureuſement d’embarras,

Le Comte s’approcha de moi, pendant que ma mere s’occupoit de la compagnie. Puis-je ſavoir, me demanda-t-il, par quelle ſingularité la Marquiſe s’établit mon Avocate ? Comment, pourquoi je me trouve en avoir beſoin auprès de vous ? Chacune de ces choſes, lui dis-je, exigeroit un éclairciſſement que le temps & le lieu ne me permettent pas d’entreprendre. — Vous voulez donc, Madame, que j’en choiſiſſe de plus favorables. — Je veux ! quelle façon de parler !… Aſſurément, Monſieur, je ne dois rien vouloir, ſi vous n’avez vous-même ſur cela qu’une demi-volonté. — Pour vous faire juger de la mienne, j’irai chez vous : y ſerois-je reçu ? La défenſe de ma mere, & le deſir de l’enfreindre, me troublerent ; mes yeux diſoient oui, ma bouche n’oſoit le prononcer… Le Comte me devina, & me dit ces deux mots, en s’éloignant, pour n’être pas remarqué : Demain, à onze heures. Il fut exact à la minute ; mon impatience l’auroit voulu plus empreſſé.

Après quelques moments d’une émotion auſſi vive que ſi nous en avions été au premier tête-à-tête, je voulus rappeller ſes queſtions de la veille… Il m’interrompit… Avant tout, me dit-il, daignez me tirer d’incertitude ſur ce qu’il m’importe le plus de ſavoir. Vous êtes veuve : préférez vous cet état à un nouvel engagement ; du moins n’avez-vous ſur cela aucun terme, aucun objet décidé ? La queſtion eſt poſitive, dis-je, en affectant de ſourire ; pour vous punir de me l’avoir faite, j’ai quelqu’envie de n’y pas répondre. — Vous êtes la maîtreſſe ; mais vous ſouffrirez que j’interprete votre ſilence. Comment ? — Comme un aveu tacite de vos projets de liberté. — Eh, dans cette ſuppoſition, que feriez-vous ? — Rien. — Vous ne travailleriez pas à m’inſpirer d’autres ſentiments ? — Non. Ce froid laconiſme paroiſſoit confirmer ſon indifférence ; & comme je ne l’aimois jamais tant que lorſque je m’en croyois moins aimée, je m’exhalai en reproches, je lui prodiguai tous les noms qu’on donne aux infideles… Ses careſſes, ſes proteſtations m’appaiſerent. Je me tus, & fondis en larmes. A préſent, me dit-il, je vois clair dans ton cœur ; lis donc auſſi dans le mien, & ſois ſûre qu’il ne changera jamais. Je t’aime avec fureur ; il faut que je ſois aimé de même. Loin de ſolliciter ton conſentement à notre union, je le refuſerois s’il n’étoit le don du plus ardent amour, parce que mon bonheur dépend de la certitude du tien… Soyons donc heureux, ma charmante amie, puiſque nous pouvons l’être, & que ce jour ſoit le dernier où nous aurons à nous chercher à travers d’odieux nuages…

L’explication, le raccommodement ne ſouffrirent plus de difficultés : ils ajouterent au charme de la paſſion dont nous étions animés.

Nous avions parlé long-temps, & n’avions parlé que de nous ; la nouvelle maniere d’être de ma mere avec le Comte, eut ſon tour. Je crois peu à ces révolutions ſubites, me dit-il : les bontés que Madame de Rozane me témoigne, ne ſont point une ſuite néceſſaire de ſon reſſentiment contre Murville ; je penſe, bien plutôt, que c’eſt une politique adroite, pour attaquer notre amour, en feignant de le protéger ; pour m’endormir dans une ſécurité dangereuſe ; pour obtenir de vous, par inſinuation, ce qu’elle ne peut plus enlever d’autorité… Il me ſeroit affreux d’avoir à craindre ſes ſuccès, non dans ce cœur adorable, & tout à moi, mais dans votre eſprit, malheureuſement trop facile à prévenir. Diſſipez mes alarmes, en m’aſſurant que vous n’écouterez rien à mon déſavantage, & ne laiſſerez point enchaîner cette liberté précieuſe que vous venez de recouvrer… Dans cet inſtant on annonça ma mere, & ſa vue nous déconcerta preſqu’également.

A ce que je vois, dit-elle, mon entremiſe ici n’eſt pas néceſſaire : vous me paroiſſez fort contents. J’avouai avec franchiſe, que j’avois accuſé le Comte injuſtement, & me croyois obligée de lui faire une réparation. — Et moi je le ſuis de vous tancer tous deux : vous, Madame, pour avoir mis trop peu d’importance à mes conſeils : vous, Monſieur, pour expoſer cette jeune femme à la cenſure, par un excès de précipitation… Elle répéta ce qu’elle m’avoit déja dit, appuya ſur ce que nous avions à craindre, particuliérement de Madame d’Archenes… Les bruits ceſſent promptement dans Paris, quand on ne leur fournit plus d’aliment, ajouta-t-elle ; mais ce ſeroit à quoi vous ne manqueriez pas, ſi vous y reſtiez enſemble ; il faut donc abſolument vous ſéparer. Le deſſein que je vous ſuppoſe, Monſieur, en fournit un prétexte tout naturel. Depuis pluſieurs années, vous n’avez pas été dans la Province où vos biens ſont ſitués ; cette longue abſence peut leur être préjudiciable… On peut le croire au moins, c’en eſt aſſez pour juſtifier le ſéjour que vous irez y faire ; vous donnerez enſuite quelques mois à votre régiment. Le grand deuil paſſera ; les propos tomberont… Au retour vous réglerez les affaires de votre cœur, ſans inconvénient, pour la réputation de l’un & de l’autre.

Cet arrangement fut pour nous un coup de maſſue… Je pâlis ; le Comte ſe récria : il trembloit de me confier aux ſoins très-ſuſpects de ma mere ; mais elle ne ſouffroit pas volontiers les contradictions : d’ailleurs ſes raiſons étoient bonnes, & nous ne voulions pas la fâcher… Il fallut conſentir à ce qu’elle preſcrivoit.

Nous n’oſâmes nous procurer un ſecond entretien, avant le départ de Rozane. En me diſant adieu, il me gliſſa une lettre pleine d’amour, de craintes, de recommandations ; les unes me parurent mal fondées, les autres fort inutiles.

La Marquiſe avança de beaucoup le temps où elle devoit aller à la campagne : mon deuil en fut le prétexte ; bientôt j’eus lieu d’être convaincue qu’elle ne vouloit que me tenir dans une plus étroite dépendance, & que les frayeurs du Comte n’étoient rien moins qu’imaginaires. Sans l’attaquer ouvertement dans mon cœur, on pratiquoit toutes les mines ſourdes qui pouvoient conduire à ce but. Des hommes aimables, & faits pour prétendre à ma main, m’entouroient, m’aduloient, m’enivroient des vapeurs de leur encens. Ma mere, plus affectueuſe, plus careſſante qu’elle ne l’avoit jamais été, cherchoit à mettre mes paſſions en jeu ; tantôt ma vanité, par des ridicules finement jettés ſur ce que j’aimois, & les éloges outrés de ſes rivaux ; tantôt mon ambition par la grandeur des titres, & l’éclat du rang qui m’étoient préſentés ; tantôt, enfin, la facilité de mon caractere, par les entraves qu’elle mettoit à ma correſpondance avec Rozane, par mille ſéductions adroites, par l’uſage continu & peu meſuré de ſon pouvoir ſur moi.

Pendant près de huit mois, j’eus à lutter contre ces ennemis de ma conſtance : elle étoit furieuſement ébranlée !… Sans avoir ceſſé d’aimer le Comte, je m’affoibliſſois à force de combattre… Il revint, & ſa préſence ranima ſi bien mon courage, que je crus ſincérement n’avoir jamais couru les riſques d’en manquer.

Madame de Rozane ne montra point d’humeur ; mais elle continua de nous obſerver, de nous gêner, de travailler à me faire prendre un autre goût. Toutes les fois que je voulois traiter avec elle de mon mariage, j’étois repouſſée par des difficultés ſans nombre. Les diſcours de Madame d’Archenes, ſoit qu’elle en eût fait ou non, étoient un épouvantail toujours prêt à m’oppoſer, & cette réſiſtance alloit au profit de l’amour.

Le temps s’écouloit. Mon deuil étoit fini… Nous mourions d’impatience, & réſolûmes d’appeller à notre ſecours toutes les perſonnes qui avoient quelque poids auprès de ma mere : le Marquis nous ſeconda ; notre requête fut généralement accueillie.

Madame de Rozane nous faiſoit ſuivre de trop près, pour n’être pas informée de nos démarches : elles l’étonnerent ; comprenant qu’il lui ſeroit très-difficile de réſiſter, & très-humiliant de ſe voir contrainte à nous céder, elle uſa de diligence, & s’arrangea de maniere à ſe conſerver tout l’honneur du dénouement.

La veille du jour où l’on devoit ſe réunir dans un commun effort, elle me manda qu’elle auroit des affaires juſqu’à ſept heures, qui ne lui permettroient pas de me voir ; mais qu’alors je ne manquaſſe pas de me rendre chez elle. J’y trouvai un cercle compoſé du Marquis, de parents, d’amis, & de quelques hommes que je ne connoiſſois point. Ma mere aſſiſe devant une table, & fort occupée d’un papier qu’elle liſoit à voix baſſe, me fit ſigne de m’aſſeoir. Il regnoit dans l’aſſemblée un ſilence, un ſérieux qui m’alarmerent infiniment.

Rozane avoit eu injonction de ne pas s’éloigner : il fut appellé… Même ſigne, même ſérieux, même ſilence que pour moi.

Vous aimez les ouvrages nouveaux, dit ma mere, en m’adreſſant la parole : je crois celui-ci digne de quelques ſuccès… Liſez-le, & m’en dites votre ſentiment.

J’eus à peine jetté les yeux ſur le papier, que, ſans être arrêtée par cette multitude de témoins, je m’élançai dans les bras de la Marquiſe, en criant : Ah ! ma mere, vous êtes adorable ! Me tournant enſuite vers Rozane, qui me regardoit avec étonnement : Venez, lui dis-je, venez remercier celle qui nous unit… Ce ſont les articles de notre mariage. Rozane prodigieuſement ému, s’approcha, voulut parler, & ne put que baiſer la main de ma mere.

Quelques jours après nous légitimâmes un amour qui, depuis tant d’années, avoit fait le charme, le tourment & le reproche de notre vie.

Le lendemain de notre mariage, dans un de ces moments paiſibles, où le cœur ſeul atteſte l’exiſtence de l’amour, je demandai au Comte s’il lui reſtoit quelques vœux à former ? Oui, me répondit-il, celui d’aſſurer la durée de notre bonheur. Qu’entendez-vous par l’aſſurer ? demandai-je encore. Je ne vois que la mort capable de la détruire, puiſqu’elle ſeule déſormais peut nous arracher l’un à l’autre. Il eſt vrai, reprit-il, qu’aucun pouvoir humain ne ſauroit rompre les nœuds charmants que nous avons formés ; mais c’eſt par la raiſon même qu’ils ſont indiſſolubles, que nous devons nous appliquer ſans ceſſe à les embellir… Il faut que ce ſoit toujours pour nous des chaînes de fleurs, & non un joug dont la peſanteur feroit gémir notre foibleſſe.

Ce début me ſurprit, me bleſſa… J’allois interrompre Rozane : il s’en apperçut, & me prévint. De grâce, me dit-il, ſuſpendez votre jugement, ſoyez sûre que je n’aſpire qu’à vous rendre la plus heureuſe des femmes, comme vous en êtes la plus aimée.

En recevant au pied de l’Autel cette main que je ſerre avec tant de ſatisfaction, j’ai acquis des droits ſur votre perſonne : Des droits ! quelle rebutante expreſſion ! Eh ! je pourrois en faire uſage avec mon épouſe, mon amie, comme un impérieux Sultan avec ſa vile eſclave ? Ah ! gardes-toi de le penſer… Maîtreſſe abſolue de tes faveurs, ton amant, ton tendre amant les ſollicitera avec vivacité, mais ton mari ne les exigera jamais. Quiconque réduit en dette exigible, les marques touchantes de la tendreſſe d’une femme, la dégrade & ſe trahit lui-même ; il détruit l’illuſion enchantereſſe des deſirs ; ravit à ſa compagne le pouvoir d’y ajouter ; en les réprimant, il deſſeche les roſes & le myrthe dont l’amour ſe plaît à couronner les ames délicates… En te parlant ainſi, je fais violence à mon ardeur ; ſi je ne conſultois qu’elle, je te dirois : Livrons-nous ſans réſerve, aux plaiſirs qui nous ſont offerts, ne les altérons point par une fâcheuſe prévoyance de l’avenir ; je t’idolâtre : & tu ne peux jamais ceſſer d’être raviſſante à mes yeux… Voilà comme je penſe, comme je ſens aujourd’hui ; mais, mon aimable amie, pour être en garde contre moi-même, il me ſuffit d’avoir étudié les hommes : fiers, altiers, ils ſecouent leurs chaînes, en frémiſſant, dès que l’ivreſſe de leurs ſens eſt diſſipée. Des ombres, des taches ſe répandent dans leurs cœurs ſur une image adorée par cela ſeul qu’ils ont promis de ne l’en pas déplacer… Les femmes, plus timides, plus faites pour la dépendance, font auſſi plus portées à reſpecter leurs engagements ; mais elles ont des dégoûts, des langueurs, des inégalités… Que n’avons-nous pas à redouter des défauts de mon ſexe, & des foibleſſes du tien ? Que ſeroit-ce ſi notre délicieuſe exiſtence ſe changeoit en cet attachement d’habitude par qui l’ame eſt engourdie ?… Quoi, je pourrois ne plus éprouver cet attrait puiſſant qui m’attire vers toi avec tant de force ? je ne verrois plus dans tes yeux cette flamme vive & pénétrante qui les rend ſi beaux… Ce ſeroit le triſte devoir ou l’inſtinct de la nature qui nous mettroit dans les bras l’un de l’autre ? Eh ! que ferions-nous alors de la paſſion qui nous anime ? Sa ceſſation éteindroit-elle les facultés actives de nos cœurs ? Accoutumés aux feux, aux agitations de l’amour, ſe borneroient-ils, dans la fleur de notre jeuneſſe, à cette tiédeur, à ce calme monotone qui ne ſont le partage que de l’arriere-ſaiſon ? Non, ce ſeroit pour eux un néant, dont ils ne pourroient ſortir qu’en ſe tournant vers de nouveaux objets… Mais tirons un rideau ſur une perſpecftive plus affreuſe à enviſager que la mort… Il n’arrivera pas ce malheur, dont le nom me feroit horreur à prononcer. Je t’adorerai comme ma ſouveraine divinité, tant que les flammes de la paſſion animeront mon être. Je te chérirai comme ma premiere amie, quand le froid de l’âge viendra me ſaiſir. Tu rempliras la capacité de mon ame dans tous les temps & ſous tous les titres imaginables… Ma bien aimée, nos ſentiments ſont nos tréſors, c’eſt entre tes mains que je les dépoſe, ménage-les avec prudence… Défends-moi centre l’effet impérieux de tes charmes… Modere, arrête mes tranſports quand tu le jugeras néceſſaire… Encore un coup, je t’en abandonne le pouvoir, & te conjure d’en faire uſage, ſans craindre que jamais j’aie l’injuſtice d’en murmurer. Traite ton mari comme un amant heureux, à qui tu ferois acheter tes bontés, pour le ramener toujours à ſentir combien elles lui doivent être cheres… Ton cœur aura ſûrement quelques efforts à ſe faire : je les verrai tous : ils pénétreront dans le mien, qui enchérira ſur tes ſacrifices ; mais nous en ſerons dédommagés par l’augmentation, par la conſtance de notre félicité.

Uſons de la même économie dans les témoignages publics de notre tendreſſe. Ne dédaignons point de montrer les égards, les préférences, la politeſſe la plus attentive… Soyons & paroiſſons être, ce que nous eſtimons, ce que nous reſpectons le plus… Quant aux démonſtrations, aux propos careſſants, à cette douce familiarité dont j’uſe en ce moment avec toi, ne les prodiguons pas devant un monde qui n’en eſt pas digne, & qui répandroit deſſus le vernis du ridicule… Je te propoſe encore l’exemple des amants heureux ; on les devine, mais ils ne ſe dévoilent pas : de cela même la plus petite bagatelle eſt d’un prix infini pour eux. Un mot, un rien donne naiſſance au plaiſir, quand c’eſt l’expreſſion du cœur, & non l’effet de l’habitude.

Que celle de vivre enſemble, n’éteigne point en nous le deſir de plaire, & ne nous en faſſe pas négliger les moyens : ils ſont de tous les temps, de tous les âges ; ils doivent entrer dans toute la conduite de notre vie… Rien dans ce ſoin flatteur ne ſauroit nous être pénible. Quoi de plus délicieux, que de pouvoir nous dire, chaque jour, c’eſt pour lui, c’eſt pour elle que je conſerve précieuſement les avantages qui m’en ont fait aimer ; que je combats tel défaut ; que je m’enrichis d’une qualité nouvelle… J’ajoute à notre commun bonheur, en ajoutant à la ſomme de mes perfections.

Loin de dérober aux regards du monde ce qui peut m’attirer ſon ſuffrage, je m’en glorifierai auprès de ce que j’aime, parce qu’il y trouvera la juſtification de ſon choix ; mais de quelque poids que me paroiſſe cette approbation étrangere, ce ſera toujours à la plus chere moitié de moi-même, que j’en deſtinerai le premier tribut.

Voilà, ma divine amie, quelles ſont mes diſpoſitions, & je me flatte que ce ſeront auſſi les tiennes. Il s’en falloit beaucoup que Rozane eût deviné juſte ; perſuadée que ma ſeule poſſeſſion devoit le rendre parfaitement heureux, je ne ſuppoſois pas que j’euſſe quelques fraix a faire pour en être conſtamment adorée… Ma réponſe fut dictée par le dépit & l’ironie.

Je vous ſuis obligée, lui dis-je, des leçons importantes que vous venez de me donner ; je les étudierai ſoigneuſement, puiſque vous les croyez néceſſaires pour me conſerver votre affection… Il faut avouer qu’elles ſont pleines de ſageſſe ; mais je ne les attendois pas ſitôt… Vingt-quatre heures de mariage vous ont rendu bien philoſophe !

Quel ton, quelle ſéchereſſe ! s’écria-t-il ; tu ne ſaurois penſer qu’enivré de ma joie & plein de mon amour, je puiſſe en appercevoir le déclin, ni que j’aie employé les moments précieux que j’ai paſſés avec toi, à raiſonner froidement ſur l’avenir : pourquoi donc affliges-tu ſans ſujet, le plus tendre des maris, le plus paſſionné des amants ?… Ecoute, & juge ſi je mérite le reproche amer que tu viens de m’adreſſer. Tout ce que je t’ai dit, eſt le réſultat des obſervations que j’ai faites en un temps où je ne leur ſuppoſois, pour moi, qu’une utilité bien douloureuſe.

Déſeſpéré de te voir entre les bras d’un autre ; condamné, par mes regrets, au plus ennuyeux célibat, j’eſſayai d’en adoucir la rigueur, en cherchant dans le mariage même, des raiſons pour me juſtifier mon renoncement à ſes loix : on en diſoit tant de mal, & j’en penſois tant de bien, qu’il falloit néceſſairement que l’erreur dominât d’un ou d’autre côté.

L’examen me fit connoître que nous nous trompions tous, en confondant les cauſes & les effets… Je vis que ſi le bonheur ſe fixoit rarement, même entre ceux donc le goût avoit formé les nœuds, c’étoit moins un vice de leur état, que de la conduite qu’ils y tenoient. Je vis une mortelle apathie ſuccéder au délire des ſens, parce qu’on ne s’étoit fait aucune reſſource pour y ſuppléer… Je vis l’aimable aiſance dégénérer en une familiarité choquante… Je vis l’aigreur, le dégoût, les inattentions, l’humiliante inégalité, tous les défauts deſtructeurs des aſſociations, s’emparer des maris & des femmes qui ſe piquoient le plus de vertu. Je les vis enfin, ſi différents de ce qu’ils avoient été, qu’ils n’auroient pu continuer de s’aimer que par une ſorte d’inconſtance. Il me parut ſi difficile d’éviter ces inconvénients, qu’ils m’auroient infailliblement dégoûté du mariage, ſi j’avois pu chaſſer ton ſouvenir ; mais ce ſouvenir impérieux venoit effacer les nuances rebutantes de ces tableaux : il m’en offroit d’enchanteurs, auxquels mon ame s’attachoit toute entiere… Sans le vouloir, je formois, pour tous deux, des plans de vie capables d’éterniſer notre tendreſſe. Mon ſyſtême me raviſſoit. Je croyois au bonheur ; je le voyois, mais dans une région qui m’étoit inacceſſible.

Dès que le retour de mes eſpérances m’eut perſuadé que je pouvois encore y prétendre, je raſſemblai les réflexions que j’avois faites ſur cette matiere, j’y mis de l’ordre… Ce ſont elles que je t’ai communiquées : ſeroit-il poſſible que tu les déſapprouvaſſes ?… Ne ſommes-nous pas aſſez heureux pour travailler à l’être toujours également ?

Cette explication rectifia mes idées, tranquilliſa ma vanité ; & l’amour m’aveuglant ſur mes forces, je promis, de bonne foi, tout ce que le Comte deſiroit.

Rien au commencement ne me fut plus aiſé que d’obſerver ma parole… J’allai même au delà, & portai l’engouement juſqu’à chérir la retraite, juſqu’à négliger le ſoin de plaire à tout autre qu’à mon mari.

Il n’étoit pas poſſible que je me ſoutinſſe au degré où j’étois montée, j’y chancelois, j’étois prête d’en tomber, quand les annonces d’une groſſeſſe m’autoriſerent à quelques petits relâchements, qui furent ſuivis de mille autres… J’eus de l’humeur, des vapeurs, des fantaiſies. Loin de ſe plaindre, le Comte reſpectoit mon état, m’en aimoit davantage, & ajoutoit à ſes attentions tout ce que je retranchois aux miennes.

A la fin de l’année, je devins mere d’une fille : ce titre me coûta près de trois mois de langueurs, d’incommodités, ſinon dangereuſes, au moins fort pénibles. C’étoit plus que jamais le temps de l’indulgence ; Rozane ne mit point de bornes à la ſienne : j’en abuſai tellement, qu’au retour de ma ſanté, j’étois comme un enfant bien gâté, bien mutin, qui ne prendroit pour regle que ſon caprice.

Le Comte n’ayant plus les mêmes raiſons de ménagement, eſſaya de me ramener à mes réſolutions ; ce fut avec une douceur infinie ; ma réponſe ſeche & préciſe, lui fit ſentir que ces remontrances me fatiguoient, que je voulois aimer à ma façon, ſans m’aſſujettir à ce que j’appellois une inutile méthode.

De ce moment, il ne m’en parla plus ; mais il retomba dans ſa mélancolie, que notre union avoit diſſipée. Comme je ne pouvois m’en diſſimuler la cauſe, je la combattis par intervalle… très-mollement ; & ces légers efforts ne réuſſiſſant pas, je me mis à l’aiſe, en me perſuadant qu’une triſteſſe ſi opiniâtre étoit un défaut de caractere, contre lequel je lutterois vainement.

Je conſervai bien, pour mon mari, un ſentiment de préférence ; mais ſa ſociété perdit ſes charmes, ſes careſſes, leur enchantement. Le monde me redevint néceſſaire ; je courus après ſes fêtes… Bientôt on me nomma la première de celles qu’on voyoit par-tout.

Le Comte ne m’arrêtoit point, nul reproche ne lui échappoit : à la vérité, ſes regards, ſes ſoupirs, toutes ſes actions, m’en auroient fait de bien énergiques, ſi j’avois voulu les entendre.

Rebuté par le peu d’importance que je mettois à ſes ſoins, aux témoignages les plus marqués de ſa douleur, il la renferma dans ſon cœur, où je me gardai bien d’aller la chercher.

Un voyage qu’il fit à ſon régiment, réveilla ma ſenſibilité : je pleurai beaucoup, & crus que mon affliction dureroit pendant toute ſon abſence ; mais auſſi-tôt après le départ, je fus rejettée par le torrent dans le cercle de mes plaiſirs.

J’étois dans une de ces maiſons où ſe raſſembloit toute la terre, quand on annonça M. de Cardonne, ce neveu de Madame de Villeprez, que ma mere avoit refuſé pour gendre. Je ne l’avois point vu depuis : il revenoit des Indes, où il avoit ébauché une aſſez brillante fortune.

Nous rougîmes en nous reconnoiſſant, & fûmes ſurpris des changements avantageux que l’eſpace de ſept ans avoit opérés en nous. Bien fait, quoiqu’un peu giganteſque, Cardonne avoit l’air noble, martial, joint à une de ces phyſionomies qui décele l’eſtime de ſoi-même, & pique la vanité d’une femme à la conquête de celui qui la porte.

Son arrivée m’avoit émue, ſon affectation à me regarder m’embarraſſa ; je ne tournois point les yeux vers lui, ſans rencontrer les ſiens : ils me tenoient ce langage, que la nature & l’amour-propre nous expliquent ſi clairement… Je diſtinguai même un ſoupir qui s’adreſſoit directement à moi. Diſtrait, ou tranchant avec les autres, il ne laiſſoit tomber aucune de mes paroles, ſe rangeoit de mon avis, applaudiſſoit avant que j’euſſe achevé mes phraſes.

Fixer l’attention, être l’objet des préférences, inſpirer des deſirs ou des regrets, font des choſes qui ne peuvent jamais nous laiſſer dans une parfaite indifférence pour celui qui nous en fait hommage. Elles aſſurerent le ſuccès de Cardonne auprès de moi… Je lui trouvai de l’eſprit, parce qu’il avoit fait valoir le mien… Ce n’étoit, en gros, qu’un bel homme ; il me parut intéreſſant… pour cet inſtant : je n’allai pas plus loin.

On demanda des nouvelles de Madame d’Archenes ; il dit froidement qu’elle étoit à Paris depuis quelques jours, & que des affaires l’y retiendroient un peu de temps. Ce nom ennemi me fit rougir une ſeconde fois… Je fus gré à Cardonne de ne m’avoir pas regardée en ce moment.

Quand il fut ſorci, on le prit pour ſujet de la converſation ; ſa perſonne, ſa fortune, ſa dépenſe, ſes aventures furent analyſées, & ne produiſirent pas ſon éloge. Entr’autres anecdotes, on dit qu’étant débarqué dans la Province d’où ſa couſine étoit Intendante, Intendante, il s’étoit attaché à ſon char, ou plutôt l’avoit traînée au ſien, avec une impudence, un fracas révoltant. Que M. d’Archenes, mari d’ailleurs aſſez commode, s’étoit cru obligé, pour l’honneur de ſa place, d’arrêter une telle licence ; mais qu’également ennuyés de cette contrainte, ils étoient venus à Paris, où, ſous l’ombre de la parenté, ils logeoient & vivoient enſemble ouvertement.

De quelle bizarrerie notre cœur n’eſt-il pas capable ? Je n’aimois point Cardonne, il devoit m’être égal qu’il fût l’amant de l’Intendante ou de toute autre ; cependant leur hiſtoire me troubla, me rendit rêveuſe… J’en fus piquée, comme ſi Cardonne avoit dû haïr tout ce que je haïſſois… Mais, s’il étoit amoureux de Madame d’Archenes, que ſignifioient donc ces regards, cet empreſſement, ce ſoupir ?… Ma vue auroit-elle fait ſubitement un infidele ? Pourquoi non ? J’avois aſſez bonne opinion de moi pour le croire, aſſez de malice pour le deſirer. Quelle félicité d’enlever un amant à mon ennemie, pour le lui renvoyer accablé de mes rigueurs & de mon mépris ! Cette idée me ſéduiſit au point de m’en cacher les inconvénients. Je ſouhaitai les occaſions de revoir Cardonne, & j’eus lieu de penſer qu’il formoit les mêmes vœux. Aux ſpectacles, aux promenades, dans les maiſons où j’allois d’habitude, par-tout je le rencontrois, & par-tout il cherchoit à me faire deviner ce qui l’attiroit ſur mes pas.

Ces préliminaires le conduiſirent à me demander la permiſſion de me faire ſa cour. J’entendis ce que cela ſignifioit, & conſentis à le recevoir. Sa déclaration fut plus étudiée, plus recherchée qu’il ne falloit pour m’en perſuader la vérité : mais je ne me rendis pas difficile ſur la maniere ; aux lieux communs de l’amour, j’oppoſai ceux de la coquetterie : ne promettant rien, laiſſant eſpérer beaucoup ; ainſi l’exigeoient mes deſſeins.

Nous continuâmes de nous voir : l’abſence du Comte nous favoriſoit. Je parlai de l’Intendante, j’affectai de la jalouſie… Cardonne m’avoua qu’il avoit eu du goût pour elle ; qu’il en étoit encore paſſionnément aimé ; que la pitié, la prudence l’obligeoient d’uſer de ménagements ; qu’il étoit dangereux d’irriter à un certain point, une femme emportée & vindicative. Quel champ il ouvroit à ma haine, par cette façon de s’exprimer ! je me donnai carriere, & peignis Madame d’Archenes avec des pinceaux trempés dans le fiel.

Au récit des chagrins qu’elle m’avoit cauſés, il prit feu, outra l’indignation, jura qu’il romproit avec elle, & la rendroit auſſi odieuſe qu’elle le méritoit, s’il n’étoit retenu par la crainte de me compromettre.

Tant de circonſpection n’alloit pas à mon but. Il étoit eſſentiel à ma vengeance que ma rivale fût qu’on me la ſacrifioit ; mais il ne me convenoit pas d’en témoigner le deſir… Je remis le ſuccès de cette entrepriſe, au temps & à mon adreſſe.

Cardonne pourſuivoit ſon chemin, faiſoit des progrès, quand le Comte revint à Paris. Sa préſence nuiſoit à mes vues ; la joie grimaça ſur mon viſage en le recevant.

Deux jours après, il trouva Cardonne à ma toilette, & je démêlai ſa ſurpriſe, ſon mécontentement : celui-ci le prévint par des démonſtrations d’amitié, qui ne prirent pas… La politeſſe froide de Rozane l’obligea de changer de ſtyle, & même de ſe retirer.

Vous avez, quand il vous plaît, un accueil bien glacé, dis-je ſéchement au Comte. Eh ! vous en faites la matiere d’un reproche, relativement à Cardonne, s’écria-t-il : ſi j’étois mortifié de l’avoir trouvé à votre toilette, je le ſuis bien davantage de ce que vous embraſſez ſi vivement ſes intérêts… Quoi, vous voyez cet homme ! vous le protégez ! avez-vous donc oublié ce qu’il eſt à Madame d’Archenes ? Je ſais, dis-je, qu’il eſt ſon parent, & que ce n’eſt pas une raiſon pour le charger de ſes iniquités : étoit-il reſponſable au fond des Indes, des torts qu’elle ſe donnoit à Paris ? — Non, je n’ai pas l’injuſtice de l’en accuſer ; mais depuis ſon retour, il vit avec elle dans la plus grande intimité, c’eſt un motif ſuffiſant d’excluſion… L’ami des méchants ne doit pas être le nôtre. — L’ami des méchants ! voilà encore une erreur. Cardonne a été amoureux de l’Intendante, elle l’eſt toujours de lui : ce n’eſt pas là de l’amitié ; loin d’en avoir pour cette femme, je ſuis ſûre qu’il la mépriſe, qu’il déteſte ſon caractere… Comment ſavez-vous cela ? demanda Rozane, en me regardant fixement… Vous rougiſſez… Lui auriez-vous fait quelque confidence ſur le compte de Madame d’Archenes ? Je ſentis que je m’étois trop avancée… qu’il falloit me chercher une excuſe ; mais quelle ? J’imaginai en alléguer une, au moins paſſable, en diſant que je l’avois prévenu ſur pluſieurs choſes, pour que ſa parente ne nous en fît pas un ennemi. Eh ! que nous importent ſes ſentiments ? dit Rozane. Quelle influence peuvent-ils avoir ſur le bonheur ou le malheur de notre vie ? Aucune, ſans doute, & je ſuis perſuadé que vous le penſez comme moi… En vérité vous avez fait une étrange faute ! J’eſpere que vous vous retrancherez juſqu’aux occaſions de la répéter, en ne recevant plus Cardonne. En ne le recevant plus ! m’écriai-je… Comte, ſongez-vous bien à ce que vous me demandez ? J’ai mal fait en l’admettant chez moi, puiſqu’il vous déplaît ; mais de quel prétexte voudriez-vous que je me ſerviſſe pour l’en éloigner ? — Des prétextes ! vous n’en avez pas beſoin, il ſuffira de le conſigner à votre porte. Le procédé me parut trop dur… je repliquai, je conteſtai, l’aigreur s’en mêla, au moins de ma part… Rozane tint ferme ſans élever le ton… Son viſage avoit une ſévérité impoſante, que je ne lui avois pas encore vue : il m’intimida… Je me rendis, mais avec une répugnance qui me coûta des larmes, dès que je n’eus plus mon mari pour témoin.

Renoncer à Cardonne ! le bannir ſans lui dire pourquoi ! ce ſacrifice abſolu étoit au-deſſus de mes forces. Je me réſervai, ſecrétement, le droit d’expliquer les raiſons qui m’obligeoient d’en agir ainſi. Ma lettre fut celle d’une femme contrariée dans ſes penchants ; la réponſe, celle d’un homme vain, emporté, capable de ne rien ménager pour ſe ſatisfaire. Il ne me rendroit plus de viſites, diſoit-il, puiſque j’avois la foibleſſe d’obéir à des volontés injuſtes ; mais il alloit chercher un lieu ſûr, où nous pourrions nous voir, ſans bleſſer les yeux de celui qu’il appelloit mon oppreſſeur.

Le deſſein me ſembla téméraire, non impraticable… Sans rien promettre, ſans rien refuſer, je me retranchai dans les objections… En attendant que je me décidaſſe, nous nous écrivions ſans ceſſe, & Rozane n’étoit pas traité favorablement dans cette correſpondance. J’appuyois, avec chagrin, ſur le peu de rapport qui ſe trouvoit dans nos caracteres… J’aſſurois que l’expérience avoit, pour mon malheur, déchiré le bandeau de l’amour… Je gémiſſois de n’être plus maîtreſſe de mon choix, pour le faire tomber ſur ce que j’aimois avec diſcernement.

Cette concluſion étoit fauſſe. Les difficultés avoient converti un goût de caprice, en un ſentiment aſſez vif, & je croyois n’avoir plus, pour Rozane, qu’un attachement d’eſtime ; mais je me connoiſſois en maris, & ne lui aurois préféré qui que ce fût à ce titre.

Cardonne ne tarda pas à m’indiquer une maiſon propre à nos entrevues. Il prioit, preſſoit… J’héſitois… J’étois retenue par la crainte des ſuites… Une crainte plus forte l’emporta ſur mes ſcrupules.

Le ſtyle de Cardonne changea ſubitement. Aux prieres, aux inſtances, à l’empreſſement le plus flatteur, il ſubſtitua les plaintes, les reproches, les doutes déſobligeants ſur un amour dont je ne voulois donner aucune preuve… Ma froideur prétendue, mes défiances exceſſives, contraſtoient dans toutes ſes lettres, avec l’ardente paſſion, & l’abandon généreux de Madame d’Archenes… Il s’accuſoit de tromper une femme, ſi tendre, ſi ſincere, pour une ingrate, qui probablement ſe jouoit de ſa peine, & triomphoit d’avoir fait deux malheureux en le rendant infidele.

De quels dangers cette nouveauté ne me menaçoit-elle pas ! Cardonne ſoupçonnoit mon cœur, ma franchiſe, me comparoit avec l’Intendante, à mon déſavantage… il ſentoit des remords… ne voyoit plus en ma rivale, que ce qui devoit la lui rendre chere : delà juſqu’au retour, il n’y avoit qu’un pas… J’allois perdre ma conquête,… j’allois être ſacrifiée… Il falloit m’expoſer aux traits d’une double vengeance, ou retenir Cardonne à quelque prix que ce fût… Je n’en avois qu’un moyen : c’étoit de céder à ce qu’il demandoit, de le voir, de lui parler… A la vérité, cela pouvoit me mener bien loin ; mais preſſée par ma poſition, j’évitai de m’appeſantir ſur les conſéquences, & me rendis, le moins mal poſſible, aux ſollicitations de mon amant.

A mon grand étonnement, ſa réponſe ſe fit attendre ; il y prenoit, ſur ſa bonne fortune, un ton de confiance qui m’humilia. J’aurois démenti ce que j’avois avancé, ſi j’avois pu me mettre au deſſus des frayeurs qui m’avoient décidée ; ne l’oſant pas, je diſſimulai mon mécontentement, & promis de me trouver chez une certaine Marchande, à certain jour marqué.

La veille de ce jour, rentrant chez moi pour le ſouper, on me dit que le Comte étoit revenu de la promenade, en ſe plaignant d’un grand mal de tête ; qu’il s’étoit enfermé, & n’avoit voulu recevoir perſonne.

Différentes indiſpoſitions auxquelles il étoit ſujet, depuis quelque temps, me firent mettre a celle-ci peu d’importance ; je me préſentai cependant à ſa porte, qui me fut refuſée comme aux autres. C’eſt un trait d’humeur, dis-je intérieurement, & je ne m’inquiétai point d’une telle ſingularité.

Le lendemain, j’étois encore dans un profond ſommeil, quand on entra dans ma chambre aſſez bruſquement pour m’en arracher en ſurſaut. Perſuadée qu’on venoit pour m’habiller, ſelon l’ordre que j’en avois donné le ſoir, je demandai, ſans ouvrir mon rideau, l’heure qu’il étoit… Qu’on ſe repréſente ma ſurpriſe, lorſque je reconnus la voix de mon mari dans celui qui me répondoit. C’eſt vous, dis-je avec un trouble que je ne me définiſſois pas… Déja levé,… déjà habillé !… Pourquoi donc ?… Vous étiez malade hier… Mais !… vous l’êtes encore… Si j’en juge ſur les apparences, vous l’êtes très-ſérieuſement. En effet, ſa pâleur, ſon abattement étoient tels qu’on ne pouvoit les attribuer à un ſimple mal de tête… De plus, je voulois l’alarmer aſſez ſur ſon état, pour qu’il ſe remît au lit, & me laiſſât la liberté dont j’avois beſoin.

Ne parlons point de ma ſanté, dit-il, ce que j’ai à vous apprendre vous occupera ſans doute d’une maniere plus intéreſſante. Ce peu de mots & l’air ſombre qui les accompagna, me rendirent muette. Les yeux du Comte, fixés ſur moi, avoient, je ne ſais quoi de pénétrant,… de terrible, qui me força de baiſſer les miens. Votre deſſein n’eſt-il pas de ſortir ce matin ? me demanda-t-il… Autre ſujet d’embarras : à propos de quoi me faiſoit-il cette queſtion ?… lui qui ne s’informoit de mes démarches que lorſqu’il pouvoit contribuer à les rendre plus agréables. Avoit-il reçu quelques lumieres ?… Comment ?… Par qui ?… Je m’y perdois. Obligée de répondre, je dis, en héſitant, que je comptois aller faire des emplettes. Je ſais parfaitement où vous comptiez aller, reprit-il ; mais je vous avertis que vous prendriez en cela une peine inutile… Votre rendez-vous ne ſauroit avoir lieu. Cardonne n’eſt plus à Paris. Il n’eſt plus à Paris ? m’écriai-je, qui vous l’a… Frappée de mon étourderie, je m’arrêtai, & détournai le viſage qui ſe couvroit d’une extrême rougeur.

Ces lettres m’ont inſtruit de tout, reprit le Comte, en les tirant de ſon ſein : ce ſont les vôtres ; la méchanceté de Madame d’Archenes les a fait tomber entre mes mains… Les voilà, il n’eſt pas dans mon caractere de vous prodiguer les reproches qu’elles méritent… Reliſez-les, & jugez-vous.

Accablée du poids de ma honte, je croiſai mes bras autour de ma tête, pour cacher l’affreux déſordre où j’étois… Il eſt donc vrai qu’elle eſt coupable ! dit Rozane, d’un ſon de voix concentrée… Elle l’eſt !… Il ne me reſte pas même le foible bien d’en douter… Malheureuſe ! dans quel gouffre de maux elle nous a plongé tous deux !… Je l’entendis s’éloigner,… revenir, articuler quelques monoſyllabes arrachés du fond de ſon ame par la douleur & le mépris… Il s’éloigna une ſeconde fois, s’arrêta, prononça, avec effort, le mot, adieu, & ſortit précipitamment, comme s’il eût craint d’être rappellé par mes cris ou par ſa propre foibleſſe. La derniere étoit ſeule à redouter pour lui ; loin de vouloir le retenir, je me ſentis ſoulagée par ſa retraite. Eh ! comment aurois-je pu ſoutenir devant lui le choc impétueux des paſſions qui me bouleverſoient ?

N’ayant plus à rougir, à combattre qu’avec moi-même, je quittai ma pénible attitude, où j’étois prête d’étouffer… En me relevant, mes yeux ſe porterent ſur les lettres que le Comte avoit poſées ſur mon lit, toutes ouvertes. La premiere, en forme de billet, me parut être de l’Intendante, quoique ſon écriture fût un peu déguiſée : je la pris à peu près comme Porcie dut prendre les charbons ardents… Voici ce qu’elle contenoit.

A Madame, la Comteſſe de Rozane.

„ Le départ précipité du vaiſſeau ſur lequel M. de Cardonne doit retourner aux Indes, le force de quitter Paris, beaucoup plutôt qu’il ne l’avoit cru. C’eſt en montant dans ſa chaiſe, qu’il a l’honneur d’en prévenir Madame la Comteſſe de Rozane ; il la ſupplie de vouloir bien agréer ſes excuſes pour le rendez-vous de Jeudi matin, où il ne pourra pas ſe trouver, & le ſacrifice qu’il fait à ſa tranquillité, des lettres précieuſes qu’il en avoit reçues. Le ſouvenir des bontés de la belle Comteſſe, le ſuivra au-delà des mers, & rien n’affoiblira dans ſon cœur les ſentiments pleins de reſpects qu’il lui a voués.

Cette lettre me fit ſentir à quel point j’avois été jouée, trahie, priſe pour dupe. Je chargeai Cardonne & ſa maîtreſſe de mille & mille imprécations. Je déchirai le papier, j’en rejettai les morceaux avec horreur… La colere me tranſportoit, me ſuffoquoit, me faiſoit perdre le ſens.

Au milieu de ces convulſions, je ramenai machinalement mes yeux ſur les lettres, entre leſquelles j’en reconnus une de la main du Comte : lui m’écrire, à propos de quoi ? Je venois de le voir… Etoit-ce pour m’annoncer quelque choſe de plus fâcheux encore que ce qu’il m’avoit dit ?… Le feu de la colere fit ſubitement place au froid de la crainte. Tremblante, diſtinguant à peine les caracteres, je lus mon arrêt, non ſans interruption.

Le Comte de Rozane, à Madame la Comteſſe de Rozane.

„ Déjà, Madame, vous aviez rempli mon cœur d’amertumes par les preuves de votre indifférence ; il me manquoit celles de votre infidélité : je les ai reçues telles qu’il les falloit pour vous dégrader à jamais dans mon eſprit.

„ Hier, aſſis dans une allée ſolitaire du Luxembourg, je fus tiré de ma rêverie par la courſe rapide d’un homme qui paſſa devant moi. Un inſtant après je vis un paquet qu’il avoit laiſſé tomber à mes pieds : il étoic ſans adreſſe, & je ſuivis inutilement celui que je ſuppofois l’avoir perdu pour le lui rendre. Ne pouvant le rejoindre, je cherchai dans le paquet même des lumieres ſur les perſonnes à qui il pouvoit appartenir… C’étoit vos lettres… Elles changent en certitude les ſoupçons que j’avois conçus de votre liaiſon avec Cardonne, & rompent une aſſociation mal aſſortie, qui n’a fait que votre malheur… Madame, tout eſt fini entre nous. Celui qui fut votre mari, vous dit un éternel adieu ; mais il croit pouvoir exiger que vous vous conformiez aux volontés qu’il va preſcrire.

„ Peu fécond en tournures, je m’en remets à vous, pour colorer mon éloignement d’un prétexte vraiſemblable.

„ J’ai prévenu mon pere, que des affaires m’appelloient en Province : laiſſez-lui ſon erreur, juſqu’à ce que je l’aie préparé à recevoir la connoiſſance de la vérité. Quant au Public, qu’il ne la ſache jamais. La mere de ma fille a beſoin de ſa réputation.

„ Que cette innocente créature ſoit miſe dans un Couvent, dès qu’on pourra la ſéparer de ſa nourrice ; j’engagerai une perſonne vertueuſe de s’y renfermer avec elle, pour lui former une ame honnête & un eſprit juſte. Si quelque contradiction de votre part, dérangeoit la ſageſſe de ce plan, je ferois mon devoir, quoiqu’avec répugnance, en m’aſſurant des mœurs de ma fille, par des moyens qui vous ſeroient déſagréables.

„ L’article de l’intérêt n’eſt pas fait pour ſouffrir des difficultés de vous à moi. Je ne veux point m’enrichir de vos biens, & vais prendre les arrangements néceſſaires, pour que vous ſoyez maîtreſſe abſolue de ce qui vous appartenoit, avant que vous portaſſiez mon nom. Puiſſiez-vous, Madame, être moins malheureuſe que je ne l’imagine, & ne jamais éprouver les tourments que vous avez fait reſſentir à mon cœur. „

Je ne pus d’abord lire cette lettre que juſqu’à l’endroit ou Rozane me diſoit un éternel adieu. Ce mot terrible, auquel je donnai une interprétation plus terrible encore, me mit hors de moi. Je ſonnai, j’appellai tout à la fois… Où eſt votre Maître ? demandai-je, où eſt-il ? Qu’eſt-il devenu ?… J’étois réſolue d’aller me jetter à ſes pieds, de le ſuivre par-tout juſqu’à ce que j’euſſe fléchi ſon reſſentiment, & calmé ſon déſeſpoir. Mon air d’égarement, mon ton de véhémence effrayerent celui de mes gens à qui je parlois… Madame, il eſt. — Eh bien, il eſt ?… Après ?… Finiſſez. — Madame, il eſt parti. Ciel ! il eſt parti !… Un évanouiſſement ſuivit cette exclamation. En ouvrant les yeux, je vis près de mon lit, le Marquis & mes femmes ; un peu plus loin, ma mere qui tenoit mes lettres, celle même de Madame d’Archenes, dont elle avoit raſſemblé les morceaux. A cette vue, je fis un cri, & retombai dans l’état d’où je ſortois.

Enfin, je repris entiérement la connoiſſance. Ma mere liſoit ; le Marquis s’occupoit de moi… Tant de bontés, que je méritois ſi peu, me confondirent. Ah ! Monſieur, ah ! mon pere, m’écriai-je, que vous êtes généreux !… Mais… que fait-il ? que devient-il ? Le ſavez-vous ?… Parlez, achevez de détruire ma miſérable exiſtence. Monſieur de Rozane, à qui ma mere n’avoit encore rien communiqué, fit une réponſe indirecte, me ſuppoſant un peu d’aliénation d’eſprit. La Marquiſe ſaiſit ſon idée, la confirma devant mes femmes, qu’elle fit retirer, dès que leur ſecours ne me fut plus néceſſaire.

Voilà une jolie aventure ! me dit-elle, & vous êtes admirable de jouer ainſi la déſolation ſur des malheurs dont vous ne pouvez accuſer que vous !… Dieu ſait quelle ſera la ſuite de tout ceci… Venez, Monſieur, ajouta-t-elle, venez juger à quel point je dois me féliciter d’être mere… Elle me jetta un regard foudroyant, pouſſa bruſquement la porte de mon cabinet, & me laiſſa dans une ſituation preſqu’auſſi difficile à concevoir qu’à décrire.

Quelque foible que je fuſſe encore, je quittai mon lit, ſans l’aide de perſonne. Noyée dans mes pleurs, abymée dans mon humiliation, j’oſois à peine remuer… Toute mon attention ſe portoit vers le lieu où s’inſtruiſoit mon procès… Le plus léger mouvement de mes Juges me glaçoit de frayeur… Ils parurent ; je n’eus pas l’audace de les enviſager ; mais me jettant à genoux, je leur adreſſai indiſtinctement la parole. Ecoutez-moi, dis-je, au nom de Dieu, écoutez-moi. Toutes les apparences me condamnent ; mon imprudence eſt extrême ; mais croyez… Ma mere ne s’arrêtoit point ; je m’attachai au Marquis : Monſieur, eh ! Monſieur ! m’écriai-je, ne m’abandonnez pas : daignez m’écouter, ou je meurs à vos pieds.

Je vous conſeille de réſerver votre apologie pour une autre fois, dit-il, en ſe retirant de mes bras, franchement elle auroit peu de ſuccès aujourd’hui… Tenez, Madame, voilà vos lettres ; celle de mon fils mérite que vous la reliſiez : vous y reconnoîtrez peut-être le prix du cœur que vous avez perdu.

C’en eſt aſſez, dit ma mere ; livrons cette femme à ſes réflexions : elles ſeront ſes bourreaux, s’il lui reſte quelqu’ombre d’honnêteté. Après cette belle équipée, ajouta-t-elle, vous ne vous attendez pas ſans doute que je continue de vous recevoir, de vous avouer pour ma fille… Puiſſé-je, au contraire, faire oublier au monde entier, que je vous ai donné l’être.

Quelque redoutable que fût pour moi la préſence de Monſieur & de Madame de Rozane, ma douleur en avoit été contenue ; elle n’eut plus de bornes dès qu’ils furent éloignés. Toujours à genoux, je me tordois les bras, je les élevois au ciel, & me jettois auſſi-tôt le viſage contre terre, comme ſi j’euſſe fait une témérité en implorant ſon ſecours… Je ne pleurois plus, je rugiſſois… J’éprouvois ce ſentiment d’horreur, qu’inſpirent un abandon général, & la ſolitude abſolue.

Ces tranſports un peu calmés, je me remis au lit ; je défendis ma porte ; je redoutois juſqu’à la vue de mes domeſtiques : chacun d’eux me paroiſſoit un cenſeur qui me reprochoit mes fautes, & me redemandoit l’excellent maître dont je l’avois privé.

Une ſeconde lecture de ſa lettre diſſipa les horribles inquiétudes que j’avois conçues pour ſa vie, & me fit éprouver un ſupplice d’un autre genre. Touchée, pénétrée de ſa modération, mes prétendus ſujets de plaintes contre lui diſparurent ; toutes ſes qualités reprirent leur éclat, toute ma tendreſſe ſe ranima pour me déchirer de regret.

Que cet état étoit différent de ceux où je m’étois trouvée auparavant ! Je n’avois jamais connu cet affreux délaiſſement des perſonnes capables de me protéger. L’amour de Rozane au moins, m’avoit toujours offert une reſſource. Du milieu des tempêtes, je me ſauvois dans ſon cœur, comme dans un port aſſuré… Foibles créatures que nous ſommes ! nous plaçons, ſans nous en appercevoir, un amant entre nos plus ſolides appuis. La certitude d’être aimée, communique à notre ame un reſſort qui ſe détend, lorſque nous ne le ſommes plus : delà, peut-être, ce découragement, cet ennui, ce dégoût de nous-mêmes, & ce beſoin preſſant de réparer nos pertes, qui nous attirent tant de reproches.

Quoi qu’il en ſoit, je me pénétrai ſi bien de la mienne, que je paſſai pluſieurs heures à m’en déſoler, ſans y chercher du remede.

Les raiſonnements eurent leur tour : ils parvinrent à me perſuader que mes affaires n’étoient rien moins que déſeſpérées. Le Comte me croyoit ſûrement plus coupable que je ne l’étois ; je pouvois le détromper, établir même ſi bien ma juſtification, qu’il n’imaginât pas me faire une grace, en revenant à moi. Ainſi ma vanité avoit toujours un coin de réſerve, d’où elle n’agiſſoit que pour tout gâter.

La difficulté d’entrer en négociation me parut la ſeule que j’euſſe à ſurmonter ; mais elle étoit grande. Ecrire à Rozane ? Il étoit douteux qu’il lût mes lettres, qu’il y répondît : le ſuivre ? m’expoſer à être humiliée, repouſſée. Je l’aurois hazardé dans le premier inſtant, lorſque mon imagination, frappée de terreur, ne me préſentoit que des choſes extrêmes… Les intentions de Rozane éclaircies, je changeai les miennes ; il ne vouloit que me fuir, & moi je voulois que mes démarches euſſent aſſez de dignité pour regagner ſon eſtime avant que de le revoir. Tout combiné, je ſentis que les préliminaires de ma réconciliation exigeoient un médiateur, & ce fut encore ſur mon beau-pere que je jettai les yeux : il devoit avoir tant d’intérêt à me réunir avec ſon fils, qu’on ne pouvoit pas mettre en queſtion s’il voudroit y travailler… Je lui adreſſai donc une requête, où rien n’étoit ménagé pour ma défenſe ; où tout étoit meſuré ſur le deſir que j’avois de me rejoindre au Comte… Mon ſyſtême m’obligeoit de parler ainſi.

Le Marquis me manda, qu’une attaqua de goutte l’avoit ſurpris en ſortant de chez moi ; que ſans elle il ſeroit déjà ſur les traces du Comte pour tâcher de le ramener… Qu’il alloit écrire… Que ma lettre partiroit avec la ſienne ; mais que, vu le caractere de ſon fils, il eſpéroit peu de cette tentative.

Sa défiance ne m’en inſpira point ; la difference de nos diſpoſitions faiſant celle de nos jugements, je reſtai perſuadée que ce qui n’avoit point ému le Marquis, ſeroit la plus forte impreſſion ſur le Comte.

La maladie de mon beau-pere me fournit un nouveau prétexte… J’écrivis à lui, à ma mere ; une fois, deux fois… Ils garderent un rigoureux ſilence… Je me tins pour dit qu’il falloit me taire, juſqu’à ce que Rozane eût rétabli, par ſon retour, l’ordre des choſes.

En attendant je continuai de garder ma maiſon, de n’y recevoir qui que ce fût, par l’embarras du choix. Je redoutois la ſévérité des uns, je ſuſpectois l’amitié des autres. Depuis plus de deux ans, Madame de Saintal habitoit la Province, où ſon fils étoit marié… Il fallut reſter ſeule, & dévorer mon impatience.

Monſieur de Rozane m’envoya la réponſe de ſon fils, ſans y ajouter un mot. Rien de plus tendre, de plus touchant que le premier article : il ne parloit que de ſon pere & de lui-même. Rien de plus atterrant que le ſecond : c’étoit le mien.

„ Vous me mandez, d’après la Comteſſe de Rozane, qu’elle n’eſt coupable que d’imprudence ; mon pere… Cela peut être… Il faut lui dire que je le crois. Si cette façon de penſer contribue à ſa tranquillité, j’en ſerai fort aiſe ; mais fût-elle établie ſur une parfaite évidence, elle ne me rendroit point mon bonheur… Mes vœux les plus ardents alloient à poſſéder la tendreſſe de ce que j’aîmois ; j’avois cru me l’aſſurer par des nœuds indiſſolubles… Quelle erreur ! J’étois un aveugle, qui ſe plaiſoit à l’être. Aujourd’hui mes yeux ſont deſſillés, pour ne ſe refermer jamais. La femme que je m’étois choiſie, ne porte mon nom qu’à regret ; ſa main a pu l’écrire, & la lettre que vous m’avez fait paſſer le confirme. Quelle chaleur d’amour-propre !… quel ton ! quel froid ! quelle aridité de ſentiment pour tout ce qui ne lui eſt pas perſonnel ! Mon pere, je me connois trop au langage du cœur, pour qu’elle puiſſe m’abuſer par des phraſes… N’en parlons donc plus… Je ne retournerai point avec la Comteſſe de Rozane… Je ne pourrois faire que ſon ſupplice. Il ne dépend pas de moi d’être moins délicat, moins exigeant dans mes affections ; peut-être ne dépend-il pas d’elle d’être plus ſolide, plus éclairée, plus conſtante dans les ſiennes,… &c. &c.

Malgré cette diſpoſition, il me recommandoit à ſon pere,… le prioit d’engager Madame de Rozane à me protéger, à me garantir des atteintes de la médiſance… Il portoit l’attention juſqu’à ſuggérer des prétextes pour faire retomber ſur lui le blâme de notre ſéparation.

Que devins-je à cette lecture !… Tout mon échafaudage s’écroula… Je ne vis plus que des précipices entre leſquels j’allois marcher, au riſque de tomber à chaque pas… Comment reparoître dans le monde ? quel rôle y jouer ?… que dire ?… que répondre ? C’en étoit trop que d’avoir à réſoudre de telles difficultés… Guidée par mes ſeules lumieres, par ces lumieres trompeuſes qui m’avoient ſi ſouvent égarée, je ne pouvois prendre qu’un mauvais parti. Sans m’informer ſi ma mere & le Marquis me recevroient en grace, à la priere du Comte ; ſi ma réconciliation avec lui étoit réellement déſeſpérée, je m’enfuis à la campagne, au mois de Février, auſſi ſecrétement que ſi j’euſſe été pourſuivie.

Marcelle, que j’avois laiſſée à Paris pour m’inſtruire de ce qu’elle entendroit, m’écrivit que Monſieur & Madame de Rozane avoient appris mon départ avec un étonnement mêlé de chagrin ; qu’il leur étoit échappé de dire : Elle eſt donc folle ! elle veut ſe perdre !… Ce peu de mots me fit ſoupçonner que je pouvois bien avoir fait une extravagance, en fuyant de mon côté, quand Rozane fuyoit du ſien, ſans qu’on ſût pourquoi ; & dans le temps même où je me faiſois dire aſſez malade pour ne recevoir perſonne… Quel moyen de réparer cette démarche ? Un travers de plus n’étoit pas un encouragement à retourner en arriere… Je ne me ſentois ni la force de ſoutenir le genre de vie que je menois, ni la faculté d’en choiſir un autre… Jamais je n’avois eu un ſi grand beſoin de conſeil, & jamais je ne m’étois trouvée moins à portée d’en demander… Pluſieurs jours ſe paſſerent dans cette pénible incertitude… La ſeconde lettre de Marcelle renverſa le peu de raiſon qui me reſtoit.

Madame d’Archenes s’étoit fait un jeu cruel de raconter mon hiſtoire ; elle avoit circulé, fermenté, groſſi dans ſes circonſtances, & venoit de faire éclat ; on l’appuyoit de ma retraite, de celle du Comte ; on rappelloit la mort de Murville, & les ſoupçons auxquels elle avoit donné lieu… Ma mere ſavoit tout, en étoit furieuſe ; le Marquis conſterné ; ma famille troublée, humiliée ; mes amis intimidés, n’oſoient ou ne vouloient point eſſayer de me défendre.

J’avois bien de l’étourderie, bien de l’inconſéquence, mais non encore la doſe d’impudence néceſſaire pour faire face à ce nouveau malheur. Le mépris public étoit un poids qui m’écraſoit… Je paſſai deux jours ſans prendre de nourriture, ſans me livrer au ſommeil… Je voulois mourir, ou du moins m’enfoncer dans une ſolitude profonde, qui pût me cacher à tous les regards. Le plus court, le plus honnête, auroit été de me mettre dans un couvent : je n’y penſai pas, ou j’en éloignai l’idée, parce que je le haïſſois. Monſieur de Rozane opinoit à me le conſeiller, ma mere à m’y contraindre ; mon mari s’y refuſa. “ Je ne l’ai pas épouſée pour en faire une eſclave, diſoit-il dans une lettre que j’ai vue depuis. Dût-on m’accuſer d’un excès d’indulgence, elle jouira toute ma vie d’une entiere liberté… Elle a détruit mon bonheur… N’importe, je reſpecterai le ſien, & ne lui donnerai jamais ſujet de me nommer ſon tyran… „

Ma famille, retenue par la volonté de mon mari, me laiſſa décider moi-même de mon ſort, & cette déciſion fut l’ouvrage de quelques heures. Ne pouvant pas mourir, comme je l’avois deſiré, ne voulant point reſter dans les environs de la Capitale, ne connoiſſant aucun autre lieu du monde, j’optai pour un château qui m’appartenoit en Bourgogne, par la ſeule raiſon que j’en avois entendu parler comme d’une Thébaïde.

De la même maniere, avec la même précipitation que j’avois quitté Paris, je me mis en marche pour la Bourgogne, par un temps affreux, des chemins perdus, traînant après moi ma fille, ſa nourrice, une grande partie de ma maiſon, & quelques bagages pour les plus preſſants beſoins.

La route fut pénible, quelquefois dangereuſe… Nous arrivâmes. Quel terme d’un pareil voyage ! je friſſonne encore en me le rappellant. Des foſſés remplis d’une eau verdâtre & fétide, une cour fangeuſe, une maiſon antique & dégradée, m’inſpirerent tant d’effroi, que je penſai faire tourner bride à mes chevaux… La crainte d’ajouter le ridicule à la multitude des torts dont on me chargeoit, me força de ſurmonter ma répugnance.

La fermiere m’introduiſit dans cette triſte demeure, dont l’intérieur répondoit au dehors. Des pieces immenſes & prodigieuſement exhauſſées, quelques meubles délabrés, des fenêtres hautes, étroites, ombragées de vieux lierres, à travers leſquels on entrevoyoit des jardins en frîche, & quelques pauvres cabanes au-delà.

Dès que je pus être ſeule, je m’aſſis à terre, par la difficulté de me ſervir des ſieges, & répétai vingt fois, fondant en larmes : Mon Dieu, qu’ai-je fait ! mon Dieu, que je ſuis malheureuſe ! Je ne regardois autour de moi, qu’avec un ſentiment de déſeſpoir, & me croyois au milieu d’un peuple ſauvage, dont le langage me ſeroit étranger, dont je ne pourrois tirer aucun ſecours pour ma conſolation.

On m’arrangea le moins mal qu’il fut poſſible. La ville d’Autun, éloignée ſeulement de quelques lieues, fournit, les jours ſuivants, un peu plus de commodités… Mais j’étois trop accoutumée à l’extrême aiſance, pour me contenter du ſimple néceſſaire. D’ailleurs, j’avois beſoin d’occupation, de diſſipation ; l’embelliſſement de ma demeure, pouvoit m’en procurer : je ſaiſis cette reſſource.

Un double ſalaire m’attira tous les ouvriers du canton ; j’en fis venir de Paris à grands frais, ainſi que des livres, des meubles, des choſes de luxe, d’agréments, de fantaiſies de toute eſpece.

Pouſſée par une ſecrete agitation qui me tourmentoit, & me faiſoit tourmenter les autres, je changeai, je renverſai, je bouleverſai tout, & finis par trouver inſupportable ce que j’avois entrepris comme un amuſement. Il m’en fallut chercher d’un autre genre… Je fis des viſites ; j’en reçus ; mes préventions contre les habitants de la campagne s’affoibliſſoient… Je les entendois ; j’en étois entendue… C’étoit quelque choſe que d’avoir à qui parler ; mais ce peu étoit empoiſonné par la diſpoſition de mon ame. Un bon ménage ; une tendre mere ; deux amants prêts à s’unir, la déchiroient. Je me repliais ſur moi-même pour conſidérer à quel point j’aurois été heureuſe, ſi j’avois ſu l’être ; il s’enſuivoit des accès d’amour, & de regret, pour mon mari, qui me jettoient dans la plus noire, dans la plus profonde mélancolie.

L’éloignement de ma fille, ajouta encore à mes dégoûts, à mes langueurs : je l’aimois avec ſi peu de modération, que je crus voir rompre les liens de ma vie, quand Mademoiſelle des Salles l’arracha de mes bras, pour la conduire dans un Couvent. Il me fut permis de le choiſir à Autun ; & quelque averſion que j’en euſſe, je l’y aurois accompagnée, ſi les ordres de Rozane n’avoient été poſitifs au contraire : mon influence ſur l’éducation de cet enfant, étant préciſément ce qu’il vouloit éviter.

Dès mes premieres converſations avec Mademoifelle des Salles, je reconnus qu’elle n’étoit pas inſtruite des motifs de ma rupture avec le Comte, & que je pouvois tirer parti de ſon ignorance, pour la mettre dans mes intérêts ; ce fut à quoi je travaillai ſans retardement. L’aveu ménagé de mes imprudences, la vive apologie de mes intentions, de mes ſentiments, des larmes touchantes, des plaintes modérées ſur l’extrême ſévérité de mon mari, placées adroitement auprès de ſon éloge, produiſirent dans une ame douce & compatiſſante, l’effet que je m’en étois promis. Mademoiſelle des Salles écrivit, revint pluſieurs fois à la charge, & très-inutilement. Le Comte répondoit à toutes ſes lettres, mais pas un mot ſur l’article qui les rempliſſoit preſqu’entiérement… Sa fille ſembloit être l’objet unique de ſes ſollicitudes.

Nous imaginâmes que j’avancerois plus en écrivant moi-même, & je ne ſais pourquoi nous l’imaginions, puiſque dans la lettre que le Marquis m’avoit communiquée, Rozane le prioit de me dire qu’il ne recevroit plus les miennes… A tout hazard j’écrivis… Mon épître fut renvoyée ſans avoir été ouverte.

Le ſilence du Comte m’avoit piquée ; le renvoi de ma lettre m’irrita à l’excès. Je ne vis plus en lui, dans ma colere, qu’un miſanthrope implacable, par caractere & par ſyſtême. Je me dis que j’étois une dupe de ſacrifier ma jeuneſſe, ma beauté, tous les agréments de la vie, juſqu’aux douceurs de la ſociété, pour un homme dur, inſenſible, qui ne m’en tenoit aucun compte.

J’ajoutai que, puiſque je me morfondois à pure perte, dans une ennuyeuſe ſolitude, il falloit la quitter, me rendre au monde, au plaiſir ; & du projet à l’exécution, l’intervalle fut ſi court, que je n’eus pas le temps de réfléchir à ce que j’allois faire.

Des connoiſſances que j’avois à Autun, jointes au deſir de voir ſouvent ma fille, me déciderent à y prendre une maiſon ; je la montai ſur le ton de la très-grande opulence, & j’en fis le rendez-vous de ce que la ville poſſédoit de plus aimable dans les deux ſexes. On n’ignoroit point mes aventures, on les avoit même groſſies, comme par-tout ailleurs ; mais on les pallioit en faveur de mes richeſſes & de l’uſage que j’en faiſois, pour l’agrément des uns, le ſoulagement des autres. Répandant, communiquant, animant tout ; donnant des fêtes, tenant table ; jouant beaucoup, fort mal, perdant noblement, je m’érigeai une petite ſouveraineté, qui me ſembla d’abord préférable à l’état que j’avois tenu dans Paris, parce que je ne recevois d’ombre de perſonne.

Point d’homme qui ne tînt à honneur de ſe ranger au nombre de mes eſclaves ; point de femme qui ne ſe ſentît éclipſée par mon faſte, par les graces que j’avois apportées de la capitale, & qui pourtant ne deſirât d’être admiſe dans ma ſociété.

Le fracas du préſent, étouffa le ſouvenir du paſſé. Ma figure, un peu maltraitée, reprit ſon brillant, ſa fraîcheur ; jamais je n’avois été plus vive, plus gaie, plus jolie, plus coquette. Je ſavourois la gloire de faire tourner la tête à tous les habitants d’une ville, ſans que pas un d’eux pût ſe vanter juſtement de la préférence.

Ivre de louanges, éblouie de mon propre éclat, je crus, quelque temps, poſſéder le bonheur ; mais le vuide de mon cœur m’avertit de la mépriſe. Ces ſentiments, nés dans mon enfance, quelquefois ſuſpendus, jamais détruits ; ce charme qu’une premiere paſſion fait ſeule éprouver, ſe plaçoient entre mes plaiſirs & moi pour en émouſſer la pointe. Rozane, tantôt l’objet de mon dépit, tantôt celui de mes regrets, étoit toujours, ſans que je le vouluſſe, la regle de comparaiſon, dont je me ſervois pour juger les hommes de ma cour. Ils y perdoient tous les jours quelque choſe ; inſenſiblement, je me dégoûtai des ſoins que je me donnois pour leur plaire, & pour effacer mes rivales.

Ce dégoût produiſit le deſir inquiet de changer de lieu, de cercle, d’amuſement… La Province n’en fourniſſant pas à choiſir, l’ennui revint s’emparer de mon ame ; les taches de ma réputation reparurent à mes yeux ; j’allai juſqu’à me repentir d’avoir quitté ma campagne, juſqu’à m’avouer que, eu égard à ma poſition, j’y avois été moins déplacée qu’à la ville.

Ces réflexions furent ſans conſéquence pour ma maniere de vivre : j’avois eu l’imprudence de l’adopter, ſans examen ; j’eus la foibleſſe de n’oſer l’abandonner. Victime du reſpect humain, je continuai donc d’amuſer les autres aux dépens de mon repos & de ma ſatisfaction. Mes heures les moins fâcheuſes étoient celles que je paſſois au couvent de ma fille ; les graces naïves de cet enfant, ſon extrême reſſemblance avec ſon pere ; la bonté, la ſenſibilité, l’inſinuante raiſon de Mademoiſelle des Salles, faiſoient prendre un nouveau caractere à ma triſteſſe : dans le monde, elle étoit âcre & concentrée : à la grille, elle devenoit tendre, expanſive, preſque douce. Chaque lettre du Comte la rendoit plus profonde : il s’obſtinoit à ne point parler de moi ; ſe déclaroit pour vouloir finir ſes jours dans la Province ; & trois ans qui s’étoient écoulés depuis notre ſéparation, paroiſſoient avoir fermé toutes les voies au retour.

L’oubli des uns, le mépris des autres, étoient mon partage du côté de Paris, & quelques lettres d’affaires exceptées, ma correſpondance ſe bornoit à Marcelle.

Une nouvelle que j’en reçus, me fournie un prétexte pour ſortir du tourbillon qui m’excédoit. Ma mere venoit d’être ſurpriſe d’une indiſpoſition dont les ſymptômes étoient ceux de la petite vérole ; à l’ordinaire ſuivant, elle me fut confirmée.

Quarante-quatre ans, une fievre ardente, une éruption terrible & difficile, mirent ſa vie dans le plus grand danger ; la force de ſa conſtitution en triompha ; j’appris qu’elle en ſeroit quitte pour la perte de ſa beauté, qui juſques-là s’étoit parfaitement bien ſoutenue.

A peine les alarmes furent diſſipées, que le Marquis les fit renaître ; enfermé avec ſa femme, & dans une aſſez mauvaiſe diſpoſition de ſanté, il contracta la maladie qui le conduiſit au tombeau.

Le Comte informé de l’état de ſon pere, ſe rendit auprès de lui ; mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’arriva que le dixieme jour, où le malade ne laiſſoit preſque plus d’eſpérance.

Inſtruite de toutes ces choſes, elles me livrerent à des anxiétés cruelles. Je m’affligeois pour celui que j’avois accoutumé de regarder comme mon pere. Je tremblois que la contagion n’atteignît mon mari, pour lequel j’avois repris un amour qui tenoit de la contradiction. Mais l’eſpoir germoit dans mon cœur, au milieu de ces épines… Rozane étoit à Paris, en des lieux où tout lui rappelleroit des ſouvenirs capables d’exciter en lui les plus vives émotions… Je ſavois qu’une ame ouverte à la douleur, l’étoit aiſément à la tendreſſe, & me perſuadai qu’une attaque bien ménagée, en une telle circonſtance, ne pourroit manquer ſon effet ; le bazard m’avoit procuré un moyen de la tenter avec avantage.

Quelques mois auparavant, un Peintre habile étant venu à Autun, j’avois fait compoſer un tableau de mon hiſtoire, ſous un emblême connu : c’étoit les adieux d’Hector, non lorſqu’il vouloit embraſſer ſon fils, mais quand après l’avoir rendu à ſa mere, il s’éloignoit d’eux pour ne les revoir jamais.

Rozane, armé comme le héros Troyen, paroiſſoit diriger ſes pas vers une porte de ville qu’on appercevoit dans l’enfoncement ; il retournoit la tête, fixoit ſur nous un regard triſte & fier, tel que je ſuppoſois qu’il avoit dû l’avoir en me quittant.

J’étois ſur le devant du tableau, les bras étendus, la bouche entr’ouverte, les yeux baignés de pleurs : toute mon attitude annonçoit une perſonne déſolée & ſuppliante. Mademoiſelle des Salles me ſoutenoit d’un air pénétré… Ma fille éperdue, me montroit d’une main, de l’autre rappelloit ſon pere, avec un geſte plein de naïveté. Nous étions toutes trois extrêmement reſſemblantes ; & quoiqu’on n’eût pu tirer qu’une copie imparfaite du portrait de Rozane, il étoit cependant très-reconnoiſſable.

J’envoyai ce tableau en poſte, avec ordre de le placer devant le lit du Comte ; j’y joignis une lettre, ou plutôt un mémoire juſtificatif, & les renſeignements néceſſaires, pour qu’il fût mis à propos ſous les yeux du Juge que je voulois fléchir.

Mon projet me parut excellent ; mais pour qu’il eût ſon exécution, il falloit que Rozane allât s’établir chez lui : ce fut préciſément ce qui n’arriva pas. Le Marquis étant mort le treizième jour, ſon fils ne s’occupa point à diſcuter d’intérêt avec ma mere ; il ne prit que le temps de ſe nommer un Procureur, & partit.

Déſeſpérée de ce dénouement, le cœur oppreſſé, la tête en déſordre, j’écrivis à Madame de Rozane ſur la mort de ſon mari, & parlai du mien avec une incroyable chaleur de ſentiment. Je racontois tout ce que j’avois eſſayé pour me réunir avec lui… J’épanchois ma douleur comme avec une amie, quoique je ne me flattaſſe pas même d’une réponſe… Ce n’étoit point confiance, c’étoit beſoin de me plaindre, & rien de plus… Je ſus que ma mere ſe rendoit inacceſſible à tout le monde ; qu’on en attribuoit la cauſe aux ravages de la petite vérole, & qu’à certains arrangements qu’on lui voyoit prendre, on la ſoupçonnoit de méditer une retraite abſolue. Je n’en crus rien ; la ſuite me prouva que j’avois tort. Un mois après la mort du Marquis, je reçus une lettre de ſa veuve, c’étoit la premiere depuis mon malheur.

La Marquiſe de Rozane à ſa fille.

„ Vos réſolutions ont été bien tardives ! j’en ſuis fâchée, Madame, & je crains que vos larmes ne ſoient pas les plus ameres de celles que vous aurez à répandre. Venez à Paris très-promptement ; la célérité peut ſeule apporter quelque remede aux maux que vous avez faits, s’ils ſont encore ſuſceptibles d’en recevoir. Je ne vous ai pas mandée plutôt, pour ne pas riſquer une ſanté dont vous avez beſoin, en vous faiſant reſpirer l’air contagieux de ma maiſon. C’eſt au Couvent de *** que vous me trouverez ; c’eſt là que vous ſerez inſtruite de ce qu’il vous importe de ſavoir.„

Ce peu de lignes me jetta dans une telle perplexité, dans une ſi prodigieuſe impatience, que, ſans voir ma fille, ſans prévenir Mademoiſelle des Salles, en moins de deux heures je fus dans ma voiture, & ſur le chemin de Paris. Si je n’avois pas été informée du changement de ma mere, il n’eſt pas douteux que je l’aurois méconnue. Son viſage ne laiſſoit pas même deviner ce qu’il avoit pu être quelques mois auparavant… » Un mouvement involontaire que je fis, la mortifia. Je vous fais peur, dit-elle, en affectant de ſourire : voilà le ſort de la beauté : jugez, par mon exemple, de l’importance qu’il faut y mettre… Mais laiſſons ma figure pour ce qu’elle eſt ; nous avons à traiter de matiere plus intéreſſante… J’ai vu le Comte : il fait pitié ; une langueur mortelle le conſume ; c’eſt l’effet des chagrins que vous lui avez donnés… Ciel ! m’écriai-je, que me dites-vous ! Rozane !… Il ſe pourroit !… J’aurois à me reprocher !… Non, il ne mourra point… Je me flatte… J’eſpere… Vous en tiendrez-vous là ? demanda la Marquiſe. — Eh ! ma mere, que ferai-je ? puis-je l’arracher au danger qui le menace ? — Peut-être… Commencez par remplir vos devoirs, & nous en verrons la ſuite… Allez trouver le Comte, montrez-lui vos regrets ; touchez-le par votre ſoumiſſion, par vos ſoins, par votre tendreſſe… Il faut s’exécuter, Madame ; il en coûte plus pour réparer ſes fautes, que pour ſe garantir de les commettre.

Quelque deſir que j’euſſe de voir le Comte, je répugnois à l’idée de m’offrir à ſes yeux, ſans qu’il y fût préparé… Soupçonnant d’ailleurs de l’exagération dans l’expoſé de Madame de Rozane ſur ſa ſanté, je tergiverſai, je fis des objections ; ma mere s’indigna… Quoi ! dit-elle, quand votre mari ſe meurt, quand vous avez à vous en accuſer, la crainte d’une humiliation méritée, vous fait balancer de voler à ſon ſecours ! Ah ! qu’il vous connoît bien !… Comme il ſait apprécier ce que vous avez fait juſqu’à préſent pour le rappeller !

Jugeant ſur cette derniere phraſe, qu’il avoit parlé de moi, j’en fis très-timidement la queſtion ; aſſurément, dit la Marquiſe, le bon ordre de ma famille exigeoit que je fiſſe, en cette conjoncture, une nouvelle tentative pour votre réunion. Eh ! Rozane a ſans doute continué de s’y refuſer, demandai-je ? — A peu près… il le devoit, en partant, de ſa façon de penſer ſur votre compte. — Quelle eſt-elle donc cette malheureuſe façon de penſer qui me ferme toutes les avenues de ſon cœur ? — La voilà : il vous croit & très-heureuſe ſans lui, & très-indifférente pour lui. Il eſt perſuadé qu’en ſollicitant ſon retour, vous ſacrifiez uniquement à la décence, & qu’il vous puniroit en acquieſçant à ce que vous ſemblez ſouhaiter… Ne vous récriez point, interrompit-elle, en me voyant faire un geſte d’exclamation, tout dépoſe contre vous ; tout juſtifie le Comte. Vous avez écrit que vous ne l’aimiez plus ; vous l’avez confirmé par votre conduite, par votre fuite en Bourgogne, quand il habitoit le Périgord, & que vous étiez libre de l’y ſuivre. Vous avez cherché à briller, à jouir de tous les amuſements dont la Province eſt ſuſceptible. Vous vous êtes entourée de flatteurs, de paraſites ; vous avez rempli toute une ville de votre fracas… Ce n’eſt pas là le rôle d’une femme déſolée, telle que vous voulez qu’on vous croie.

La prévention à laquelle vous avez donné lieu, ne ſauroit être détruite par aucun raiſonnement ; il faut des faits… Et bien, ma mere, dis-je, j’en produirai ; … m’y voilà réſolue. Je m’expoſeraî à tout pour tirer le Comte de ſa cruelle erreur. Il verra mon amour, & me pardonnera des légéretés dont mon cœur n’a jamais été complice ; je le ramenerai content, déſabuſé… Notre premiere félicité renaîtra… Il me tarde de commencer cet ouvrage de notre réconciliation… Aujourd’hui… Tout-à-l’heure, je vais… Doucement, dit ma mere, vous êtes auſſi inconſéquente dans le bien que dans le mal. Quoi ! vous imaginez que votre préſence ſuffira pour rendre la vie & la joie à Rozane ? Ah ! craignez bien plutôt qu’elle ne lui faſſe une révolution contraire à la fin que vous vous propoſez ; ſon état exige les plus grands ménagements ; il faut ne l’émouvoir que par des ſentiments doux & gradués : c’eſt à votre fille à les exciter : ce n’eſt qu’à la faveur de la tendreſſe qu’il a pour elle, que vous pouvez eſpérer d’en être reçue…

Ecrivez à Mademoiſelle des Salles d’amener cet enfant : je joindrai une lettre à la vôtre pour qu’elle n’héſite point à faire ce que vous deſirez d’elle ; mais ne lui confiez pas votre deſſein, elle pourroit en informer le Comte, qui probablement s’y oppoſeroit.

En attendant ma fille, je paſſois les jours auprès de la Marquiſe : nous étions bien. Graces à trois ans de ſéparation, j’avois acquis aſſez d’aſſurance pour oſer quelquefois raiſonner avec elle.

Dans un de nos entretiens, je lui demandai ce qui l’avoit engagée de prendre le parti du couvent ? En me regardant, dit-elle, vous auriez pu m’épargner cette queſtion. Quoi ! m’écriai-je, un peu plus, un peu moins de beauté a cauſé votre divorce avec le monde ? Eh, ma mere, ne vous reſte-t-il pas plus de qualités qu’il n’en faut pour vous ſoutenir au rang des femmes dont il s’honore ? Non, répondit-elle ; on voit que vous ne connoiſſez ni la valeur réelle de notre ſexe, ni l’éclat que nos avantages ſolides reçoivent des agréments extérieurs… Je n’en ſuis pas ſurpriſe : la vanité diſcerne mal, elle donne dans le faux ; c’eſt l’amour-propre bien entendu qui ſaiſit le vrai des choſes : tel eſt celui qui m’a toujours guidée. Auſſi, quelle différence dans l’uſage que nous avons fait de notre beauté ! La vôtre vous a perdue, la mienne m’a fait regner. Vous n’avez été, juſqu’à préſent, qu’une coquette très-ordinaire, moi une femme habile dans l’art de dominer… Ma mere s’interrompit en me faiſant entendre que ſa ſublime politique étoit au-deſſus de ma portée ; mais ſon début avoit piqué ma curioſité, & j’obtins, à force d’inſtances, le développement qu’elle me refuſoit.

Mariée ſans goût, au ſortir de l’enfance, reprit-elle, je ſentis dès-lors que j’étois faite pour avoir une façon de penſer, un caractere, des principes à moi. Mon cœur me dit ce que je valois, & mon eſprit ce que j’avois à redouter des hommes. Je vis que ces êtres impérieux ne rampoient devant nous, que pour nous aſſujettir : que ce beſoin d’aimer, ce penchant ſéducteur qui nous emporte vers eux, étoit une diſpoſition prochaine à l’eſclavage, & que nous y tombions décidément par une foibleſſe.

Indignée de cette découverte, dont mille exemples atteſtoient la vérité, je me fis une loi de ne regarder en tout amant, qu’un tyran adroit qui garniſſoit de fleurs les chaînes dont il vouloit me charger. Cependant, comme il m’auroit été dur de renoncer aux hommages que s’attirent les graces & la jeuneſſe, je les accueillois, j’en paroiſſois plus flattée que les autres femmes, parce que je les payois beaucoup moins cher. Mon procédé avoit de la franchiſe. Pour retenir mes adorateurs, je ne feignois point de donner dans leurs pieges, & ne fomentois pas leurs téméraires eſpérances ; ſeulement j’applaudiſſois, j’ajoutois à la bonne opinion d’eux-mêmes ; & chacun, ſans que je lui diſſe, ſe tenoit pour aſſuré qu’il auroit eu la préférence, ſi j’avois dû l’accorder à quelqu’un. Vous ignorez quel parti on peut tirer d’une telle fineſſe pour n’être pas dupe des hommes. Ils préſentent ſans ceſſe un fantôme d’amour, dont la plupart d’entr’eux n’a jamais connu l’exiſtence ; c’eſt par air, par vanité qu’ils s’attachent à nous : encenſons, careſſons leur chimere, & preſque tous nous tiendront quittes du reſte. A la vérité, cette conduite adroite n’auroit peut-être pas empêché qu’on ne déſertât ma cour, ſi je n’avois rendu d’un côté, ce que je retranchois de l’autre ; mais c’étoit mon chef-d’œuvre ; maiſon agréable, ſociétés aſſorties, aiſance, sûreté dans le commerce… Je ſavois ſubſtituer la généroſité aux faveurs ; payer les hommages par des ſervices, & répandre ſur tout cela, ce charme que je tirois des dons brillants de la nature… Quel empire !… J’en croyois les fondements inébranlables… Rien du moins ne m’en avoit annoncé la décadence, lorſque la petite vérole, & la diminution de ma fortune, en ont détruit les deux plus fermes ſoutiens.

Il faut bien des choſes pour ſuppléer à la beauté, quand elle nous a été refuſée ; il en faut bien plus encore pour la remplacer, quand nous l’avons perdue, & que nous voulons continuer un grand rôle. Que d’obſtacles alors nous avons à ſurmonter ! des rivales jalouſes, des amants mécontents, un Public malin s’élevent contre nous, épluchent, diſcutent en critique nos qualités les plus réelles : c’eſt l’inſtant des petites vengeances ; c’eſt celui qui diſſipe le preſtige dont nous recevions notre luſtre. Il eſt venu cet inſtant fatal que je croyois fort éloigné ; il a interrompu mes triomphes, il m’a pris au dépourvu de tout… Que pouvois-je de mieux, que de faire promptement retraite ? J’y trouve le double avantage de ſauver le premier coup d’œil, & d’examiner à loiſir mes reſſources. Combien il m’en eſt échappé depuis peu de temps ! Je ne ſuis plus ce que j’étois, il y a quatre mois, ni pour la figure, ni pour la richeſſe, ni même pour l’âge ; car la laideur a raccourci l’intervalle qui me ſéparoit encore de la vieilleſſe… C’eſt à moi d’achever la révolution totale, en embraſſant un genre de vie convenable à ma nouvelle ſituation. Mon choix ne peut balancer qu’entre la dévotion & le bel eſprit. J’ai certainement plus de fonds qu’il n’en eſt beſoin pour me ſoutenir avec honneur dans celui-ci ; mais il nous tient toujours aux portes du ridicule… Je ne l’aime pas. L’autre m’étoit à peu près inconnu, avant que d’entrer dans cette maiſon : celles qui l’habitent, m’en ont fait naître l’idée. Je veux juger de ce qui produit ce calme, cette douceur, qu’elles préferent, diſent-elles, à tous les plaiſirs du monde… D’ailleurs il faut avoir un ſentiment quelconque pour ne pas végéter. Ceux qui m’ont occupée juſqu’à ma métamorphoſe, ne ſont plus à mon uſage… On aſſure que les dévots en éprouvent de délicieux… J’en eſſayerai.

Ma franchiſe ſemble vous étonner, ajouta-t-elle : elle m’étonne auſſi… J’en cherche la cauſe… Peut-être vous ne la devez qu’aux changements qui me ſont arrivés. Il eſt tout ſimple de vous abandonner un ſyſtême qui m’a très-bien ſervi, qui ne m’eſt plus bon à rien, & dont vous pouvez profiter à votre tour… Tandis que je m’étourdiſſois ſur mes peines, en écoutant ma mere, & qu’elle me prodiguoit des leçons pour l’avenir, Mademoiſelle des Salles ſollicitoit le conſentement du Comte, pour amener ma fille. Je m’impatientai ; Madame de Rozane s’offenſa de cette précaution ; mais il n’en fallut pas moins attendre. Heureuſement mon mari crut qu’il ne s’agiſſoit que de changer de Couvent, comme nous l’avions dit, & fit peu de difficulté ſur ce qu’on lui demandoit.

Deux jours après l’arrivée de ma fille ; nous nous mîmes en chemin pour le Périgord, malgré l’effroi que cette démarche inſpiroit à ma compagne de voyage.

Pendant la route, j’en enviſageai le terme, ſans diſtraction, avec une incroyable variété de mouvements. L’embarras du début, les reproches que j’eſſuyerois, la maniere dont je pourrois y répondre… l’eſpérance, la crainte, la joie, la douleur… les tranſports de l’amour, les révoltes de l’orgueil ſe croiſoient ſans ceſſe : il s’en faiſoit au dehors un ſingulier débordement… Ma converſation avoit tout le déſordre d’un véritable délire.

Plus nous approchions, plus mon courage s’affoibliſſoit, plus j’étois affectée des humiliations que je prévoyois.

Nous arrivâmes enfin à la derniere couchée, où j’avois envoyé mes chevaux d’avance. Quelle nuit j’y paſſai, bon Dieu ! je n’y dormis pas une minute. Vingt fois je me levai ; vingt fois j’ouvris la fenêtre pour meſurer l’eſpace qui me reſtoit à parcourir, quoique l’obſcurité me dérobât les objets les plus proches.

Retenue par l’incertitude du ſuccès, pouſſée par mon impétuoſité naturelle, voulant, ne voulant pas, ne pouvant reſter en place, je mis tout mon monde en l’air, dès que le jour parut, de façon qu’avant ſept heures, nous découvrîmes le château de Rozane à une demi lieue de diſtance. Mon agitation devint telle, que Mademoiſelle des Salles fit arrêter, pour me donner le temps de reprendre mes eſprits… Nous délibérâmes, ſans rien conclure, parce que j’adoptois & rejettois, dans le même inſtant, tous les avis… Ce à quoi je tenois fortement, c’étoit d’éviter les témoins dans la premiere entrevue, pour ne pas mourir de confuſion ; mais comment s’en garantir, dans un pays dont j’ignorois la carte, les entours, les relations ?… Il étoit néceſſaire de prendre langue, d’aller à la découverte. Un de mes gens fut chargé de cet emploi, avec recommandation expreſſe de ne ſe montrer à perſonne qui pût ſe rappeller ſes traits.

Trois quarts-d’heure après, il vint nous dire que ſon Maître étoit dans un petit bois qui nous ſéparoit du château qu’il l’avoit vu s’aſſeoir au pied d’un arbre, prendre un livre ; & que, ſi nous nous hâtions un peu, nous le trouverions sûrement au même endroit. A ce récit, je devins pâle, tremblante… Mademoiſelle des Salles, qui craignoit que je n’héſitaſſe, ordonna de marcher… Nous gardâmes le ſilence juſqu’à une portée de fuſil du bois. Là, mon amie, me voyant prête à défaillir, propoſa de me faire devancer par ma fille, & d’attendre à paroître, que ſa préſence, ſes careſſes, euſſent diſpoſé le Comte à me recevoir. Je goûtai ſon idée, elle me ranima ; nous ne conſultâmes plus que ſur les moyens de faciliter la reconnoiſſance. Mes bracelets, mon collier, un cœur de rubis, ſinguliérement beau, que Rozane m’avoit donné lorſque je l’avois rendu pere, ornerent les bras & le cou de l’enfant… Mademoiſelle des Salles lui fit répéter ſon rôle, ſans permettre que j’y ajoutaſſe rien, parce que je lui diſois tant de choſes, qu’elle n’en auroit pu retenir aucune.

A la faveur du taillis, nous fûmes conduites aſſez près du Comte, derriere une petite élévation : delà, ſans voir & ſans être vue, je pouvois aiſément tout entendre. Ma fille partit, avança vers ſon pere, n’en étoit qu’à dix pas, quand un chien vint audevant d’elle, en aboyant de toute ſa force. La petite s’effraya, pouſſa des cris, tendit les bras du côté où elle m’avoit laiſſée… Rozane tournant la tête, crut rencontrer une aventure de féerie, en voyant, dans un lieu écarté du grand chemin, & de toute habitation opulente, un enfant éblouiſſant de ſa propre beauté, & de diamants dont le ſoleil redoubloit l’éclat. Il ſe leva pour retenir ſon chien, au moment même où, frémiſſant du danger de ma fille, je quittois mon poſte pour voler à ſon ſecours. A mon aſpect, le Comte devina tout… Il recula… Ses yeux ſe troublerent, ſa main chercha inutilement l’appui d’un arbre… Il tomba ſans que nous puſſions être à temps de prévenir ſa chûte.

Nous courûmes… Mademoiſelle des Salles s’empreſſa de le rappeller à lui. Quant à moi, je ne faiſois qu’ajouter à l’embarras. Preſqu’auſſi défaillante que mon mari, j’étois à terre, & baiſois une de ſes mains, avec les démonſtrations d’une douleur immodérée. Ma fille crioit, m’appelloit, me tiroit par ma robe, pour m’éloigner d’un ſpectacle qui lui faiſoit peur. Le Comte fut frappé de ce tableau, en reprenant ſes ſens, & n’en put ſoutenir l’impreſſion. Alors je me jettai à ſon cou, & mêlai mes pleurs à la ſueur froide dont ſon viſage étoit inondé. Rozane ! m’écriai-je, mon cher Rozane, daigne regarder une femme qui t’adore, & qui veut te dédommager tous les jours de ſa vie, des chagrins qu’elle a pu te cauſer. Mademoiſelle des Salles l’exhortoit à faire un effort. Rendez-vous, diſoit-elle, aux vœux de ceux qui vous aiment… Votre cœur ne doit plus s’ouvrir qu’à la joie, aux ſentiments délicieux de l’amour & de la nature.

Il fut long-temps ſans paroître entendre ce qu’on lui adreſſoit. Enfin, je ſentis un mouvement foible, mais marqué, par lequel il ſembloit vouloir me repouſſer.

Ses regards languiſſants ſe promenerent autour de lui ; … il les arrêta ſur l’enfant, qui l’examinoit d’un air d’étonnement & de curioſité. C’eſt donc là ma fille ? demanda-t-il à Mademoiſelle des Salles. Oui, répondis-je, en la lui préſentant ; c’eſt ta fille, ç’eſt la mienne, qui vient redemander pour ſa mere, la place qu’elle occupoit dans ton cœur… La petite ouvrit les bras pour lui faire de douces careſſes, conformément à nos inſtructions : il la prit dans les ſiens, la preſſa contre ſa poitrine… Ciel ! s’écria-t-il, à quelles épreuves voulez-vous mettre ma raiſon ?… Aimable & cher enfant ! Quels regrets, quels déchirements tu feras ſouffrir à ton pere !… Ah, Mademoiſelle ! le ſacrifice en étoit fait… Vous m’auriez rendu ſervice, en ne l’amenant pas ici… Eh ! vous, Madame, qu’y venez-vous chercher ? de l’ennui, de la triſteſſe ?… En vérité, vous avez eu tort de quitter des lieux où vous étiez heureuſe. — Heureuſe ! Ah, mon ami ! reviens de cette fatale erreur : crois, au contraire, que jamais… J’en crois les faits, interrompit-il, & les croirai toujours. Maîtreſſe de choiſir la route qui pouvoit vous conduire au bonheur, vous avez pris celle… L’arrivée de mon carroſſe l’empêcha de pourſuivre.

Nous partîmes avant que j’euſſe fait la plus légere attention à l’extrême changement du Comte ; mais aſſiſe, en face de lui, dans la voiture… quels reproches je me fis en conſidérant mon ouvrage ! Rozane n’étoit plus que l’ombre de ce qu’il avoit été. La langueur avoit altéré ſes traits, & flétri ſa jeuneſſe… Il ne lui reſtoit que cet air noble, intéreſſant, dont la mort ſeule pouvoit effacer l’empreinte.

Mes yeux ſe rempliſſoient de larmes, je les baiſſois, je les détournois chaque fois que je rencontrois les ſiens. Ce ſoin continuel lui fit deviner le ſujet de mon attendriſſement. Vous ne me trouvez plus le même, dit il, c’eſt une des choſes dont je voulois vous épargner le déſagrément, en deſirant que vous reſtaſſiez loin de moi… J’allois répondre, il pouvoit s’enſuivre une explication fatigante pour le Comte ; Mademoiſelle des Salles me le fit prudemment obſerver… N’oſant plus parler de moi, je ne parlai plus de rien, & ma fille remplit la converſation.

Ce lieu où je débutois, avoit été le berceau de Rozane, & ſon ſéjour dans ſa premiere jeuneſſe. Aimé, eſtimé dès-lors, il s’étoit fait adorer dans la ſuite… Perſonne n’attribuoit notre ſéparation à un trait d’humeur, à une injuſtice de ſa part. On m’auroit mépriſée, déteſtée ſur la foi de ſes vertus… Les propos des domeſtiques avoient achevé de me rendre odieuſe. Tremblants pour un bon Maître qu’ils voyoient périr, & dont ils m’accuſoient d’être le bourreau ; regrettant Paris, s’ennuyant dans la ſolitude, chacun d’eux ſe regardoit comme ma victime, & ne parloit de moi qu’avec indignation.

Je démêlai les ſentiments que j’inſpirois, au trouble, au tumulte qui regnoient dans le village & le château… On s’agitoit, on s’attroupoit. La conſternation étoit peinte, même ſur le viſage de ceux qu’une ſimple curioſité attiroit ſur mon chemin.

Je ne m’apperçus point que Rozane en eût fait la remarque ; mais ce qui ſuivit, me prouva qu’elle ne lui étoit pas échappée.

Dès que nous fûmes deſcendus, il fit appeller ceux qui compoſoient ſa maiſon, ſans en excepter aucun : voilà votre maîtreſſe, dit-il, en me prenant par la main : déſormais, ce ſera d’elle que vous recevrez des ordres. Tous parurent ſurpris, humiliés, & ſe retirerent en ſilence.

Généreux Rozane, m’écriai-je, quels nobles procédés vous me faites éprouver ! ils me pénetrent, me confondent d’autant plus que je m’y devois moins attendre. Quoi ! dit-il, vous êtes étonnée que je vous faſſe rendre ce qui vous eſt dû chez moi !… Madame, je me reſpecte ; ainſi je vous ferai reſpecter par tout ce qui ſera ſoumis à mon autorité.

Cette réponſe modéra l’enthouſiaſme de ma reconnoiſſance. Je rougis ; le Comte ne ſe fit point un amuſement de ma confuſion : il en abrégea la durée, en témoignant le deſir d’être ſeul pendant quelques heures.

Je fus ſervie, honorée publiquement en maîtreſſe de maiſon, & traitée en particulier, par mon mari, comme une étrangère.

Sa froide politeſſe m’en impoſa tellement, que de tout ce jour, je n’oſai bazarder un mot qui eût trait au paſſé.

M’étant rendue chez lui le lendemain, je le trouvai ſi abattu, que je ne m’informai de ſa ſanté qu’avec crainte. Il éluda la queſtion, & me demanda, à ſon tour, comment j’avois paſſé la nuit. Pas bien, répondis-je ; eh, pourrois-je me livrer au repos, en voyant l’état déſolant où vous êtes, & ſur lequel vous paroiſſez d’une profonde indifférence ? Il eſt vrai, dit-il, que je m’en affecte peu, quoique je le connoiſſe très-bien : ce qui me fâche, eſt que vous vous ſoyez expoſée aux inquiétudes qu’il vous cauſe. Pourquoi êtes-vous venue ?… Votre mere a mal fait de vous conſeiller cette démarche. — Ma mere ! qui vous a dit que j’avois reçu d’elle ce conſeil ? Penſez-vous que j’euſſe beſoin d’en prendre de quelqu’autre que de mon cœur ? — Je penſe que vous êtes toujours la même, & qu’il ne tient pas à vous de m’abuſer encore… Votre cœur ! non, Madame, ce n’eſt pas lui qui vous a fait quitter la Bourgogne, pour venir en Périgord : c’eſt votre mere, j’en ſuis ſûr : elle vous aura dit que j’étois languiſſant ; qu’il ne convenoit pas de m’abandonner dans cette ſituation… Peut-être aura-t-elle ajouté que je regarderois ce voyage, comme une preuve de votre tendreſſe ; & j’avoue que cela auroit été vrai dans d’autres temps : je m’explique. Si, lors de mon départ, vous aviez tout quitté pour me ſuivre ; ſi je vous avois vu diſpoſée à préférer les ennuis de la retraite à ceux de l’éloignement, je me ſerois perſuadé, malgré le témoignage de mes yeux, que j’étois encore ce qui vous étoit le plus cher au monde ; qu’une femme pouvoit être coquette, imprudente, quoique ſenſible… Touché des marques de votre eſtime, de votre confiance, mon cœur ne ſe ſeroit point fermé aux épanchements du vôtre, & mes bras n’auroient pas eu la force de vous repouſſer ; mais vous ne m’avez ni aſſez aimé pour deſirer de vivre avec moi, ni aſſez eſtimé pour vous livrer ſans condition à mon reſſentiment… Rien ne peut donc aujourd’hui détruire l’opinion que vos lettres à Cardonne m’ont fait concevoir, & que trois ans d’une ſéparation volontaire, n’ont que trop confirmée.

De grace, m’écriai-je, ne me jugez point ſur des lettres qu’un ſentiment bien différent de l’amour m’avoit dictées : c’étoit la vengeance, c’étoit le plaiſir de rendre à Madame d’Archenes une partie des maux qu’elle nous avoit faits. Elle aimoit Cardonne… Je compcois déchirer ſon cœur en lui enlevant cet amant ; dans ce deſſein, je fis tout pour l’attirer & le retenir… Je me donnai l’apparence des plus grands torts, ſans qu’aucune de mes intentions allât à vous offenſer ; je l’ai écrit ; je vous l’ai fait écrire. Il m’en ſouvient, dit-il, mais je n’en ai rien cru… Parlez-moi franchement, je l’exige, & d’ailleurs, vous ſavez qu’il n’eſt pas facile de me tromper… Se peut-il que vous n’ayez pas aimé Cardonne ? — Non, je le proteſte. — Vous ne vouliez que le rendre dupe, & faire une noirceur à ſa maîtreſſe ? — Pas autre choſe. — Pas autre choſe ! Vous êtes donc un monſtre de fauſſeté !… Quoi ! vous provoquez un homme à l’inconſtance ; vous répondez à ſes attaques, de maniere à autoriſer l’eſpérance la plus audacieuſe ; vous abjurez la tendreſſe, & le devoir qui vous lient à moi ; vous vous meſurez avec une femme perdue ; vous lui diſputez l’objet qui la déshonore ; vous acceptez une entrevue clandeſtine, au riſque de ce qui pouvoit en arriver ! & tout cela n’avoit pas ſa ſource dans l’égarement d’une violente paſſion ? Madame, les foibleſſes de l’amour méritent ſouvent plus de pitié que de colere, parce qu’on n’y jouit pas d’une entiere liberté d’eſprit ; mais cette trame d’impoſture, cette malignité, froidement réfléchie, telle que vous venez d’en faire l’aveu, ne peuvent, ne doivent jamais trouver d’excuſes.

Qu’on ſe repréſente mon étonnement, de m’entendre condamner par les raiſons mêmes dont je croyois tirer ma juſtification. Confuſe, interdite, n’oſant accuſer directement mon mari d’un excès de ſévérité, je bégayai quelques mots. En vérité… rien n’eſt plus étrange… Je ne ſaurois imaginer… Perſonne ne voit les choſes comme vous… Les pleurs me couperent la parole, & le Comte, enfoncé dans la rêverie, ne les remarqua pas.

J’étois étonnée, humiliée, non ſans reſſources ; j’en trouvois dans ma conduite même, quelque repréhenſible qu’elle pût être. Inconſéquente, étourdie, point infidelle, à la coquetterie près, je pouvois paſſer pour ſage. Cet article étoit aſſez important pour mériter qu’on traitât les autres avec plus d’indulgence. Ce fut en ce ſens que je m’en expliquai.

Vous me jugez, dis-je, avec tant de rigueur, qu’il ne me reſteroit nulle eſpérance de vous fléchir, ſi j’avois de ces torts qu’un mari croit ne devoir jamais pardonner… Heureuſement, les miens ne ſont pas de nature à vous rendre inexorable. Je ne vous ai point fait le dernier outrage ; eh ! je ſuis perſuadée que vous ne m’en ſoupçonnez pas. — Non : c’eſt ce que je vous ai fait dire pour vous tranquilliſer. L’Intendante vous a garantie de la chûte, en faiſant manquer le rendez-vous projetté… Il lui ſuffiſoit d’avoir de quoi vous perdre, ſans qu’il en coûtât une infidélité à ſon amant.

Une telle maniere d’établir mon innocence, étoit aſſez peu flatteuſe ; mais elle portoit un caractere de vérité qui me réduiſoit au ſilence. Forcée dans mes retranchements, n’ayant plus d’armes propres à ſoutenir la défenſive, je pris ſubitement un parti qui coupoit cours à toute explication.

Tu m’éclaires ſur le nombre, & la qualité de mes fautes, repris-je en me jettant au pied du Comte : j’en ai commis beaucoup, je me ſuis expoſée à en commettre davantage ; mais celle qui peſe le plus ſur mon cœur, eſt d’avoir eu pour toi, moins de confiance que d’amour. Sans cette malheureuſe diſſimulation qu’on m’a fait ſucer avec le lait, je t’aurois communiqué mes deſſeins ; tu les aurois approuvés, rectifiés ou proſcrits ; & ſi, malgré tes conſeils, j’étois tombée dans quelque imprudence, ta ſageſſe m’auroit indiqué les moyens de la réparer… Un défaut étranger à mon caractere, a été la ſeule origine de nos malheurs… Ils ſont finis, puiſque je le conçois, & que je le déteſte… Tu vas le déraciner de mon ame ; tu vas m’enrichir des vertus contraires : elles te forceront à me rendre ta tendreſſe, à chérir les liens que nous allons reſſerrer pour toujours… Mon ami, penſe donc que notre printemps finit à peine, & qu’une longue carriere de bonheur peut encore s’ouvrir pour nous…

Pendant que je parlois, l’agitation du Comte augmentoit par degré, je le ſentois à ſes mains, que je tenois dans les miennes… Un froid extraordinaire s’y gliſſa… Quelle image !… Quelles chimeres ! dit-il, d’une voix baſſe & tremblante… La cruelle ! en quel temps elle vient m’offrir… Ses yeux ſe fermerent ; ſa tête ſe pencha… Je le crus mort. Mes cris appellerent du ſecours ; on le mit au lit, on lui redonna la connoiſſance ; mais il reſta dans une foibleſſe exceſſive.

Sans le lui dire, j’envoyai chercher le Médecin le plus proche. Il parut ſurpris, même fâché de le voir : cependant il ne refuſa point de l’entretenir, à condition que je m’éloignerois.

En me retirant, je remarquai une porte vitrée qui touchoit preſque au lit du Comte, & derriere laquelle on pouvoit aiſément s’introduire : je m’y rendis, dès que je fus ſûre de n’être obſervée de perſonne…

Si je conſervois quelque eſpoir, je me ſoumettrois volontiers à vos ordonnances, diſoit Rozane ; mais vous ſentez, comme moi, leur inutilité, vous en convenez tacitement, & vous voulez que je me livre au déſagrément des ſuites qu’elles entraînent ! Non, Monſieur, je laiſſerai agir la nature : elle rétablira d’elle-même ce que vous prétendez être détruit en moi, ſinon j’en ſubirai courageuſement l’arrêt, & ne bataillerai point pour en obtenir quelques miſérables jours de plus.

Eh ! tu comptes pour rien le déſeſpoir de ta femme ! m’écriai-je, en ouvrant bruſquement la porte ; tu verras, ſans t’émouvoir, le déchirement de ſon cœur… Barbare ! as-tu donc un droit excluſif ſur ta vie ! N’eſt-elle pas à moi ? N’eſt-elle pas à ta fille ? Eſt-ce un pere ? eſt-ce un mari qui refuſe ainſi de travailler à ſa conſervation ? J’embraſſois étroitement le Comte, & n’entendois pas le Médecin, qui me remontroit à quel point ce tranſport pouvoit être dangereux au malade. A force de me le répéter, il me fit ſouvenir qu’il étoit là ; auſſi-tôt je quittai Rozane, & me tournant vers lui : Par pitié, lui dis-je, ne nous abandonnez pas, il n’eſt pas vrai qu’à ſon âge, on ſoit ſans reſſource… Monſieur, il faut le ſervir malgré lui… Il faut me le rendre, ou… nous faire mourir enſemble… Je le veux, je le dois… Si vous ſaviez… Rozane frémit des indiſcrétions qui pouvoient m’échapper ; il les prévint en congédiant le Médecin.

L’effroi me ſaiſit à ſon départ, comme ſi j’avois perdu ma ſauve-garde contre le danger qui me menaçoit… Je le ſuivis des yeux, & me précipitai à genoux pour implorer le ſecours du Ciel, le ſeul qui reſtoit à ma douleur.

Ce ſpectacle fit chanceler la fermeté du Comte : il m’appella d’un nom careſſant, qu’il m’avoit donné dans les commencements de notre mariage. Au ſon de ſa voix, à ce nom qui m’avoit été ſi cher, je treſſaillis, & me levai pour aller reprendre auprès du lit, l’attitude que je quittois. Rozane ému, touché juſqu’au fond de l’ame, paſſa ſes bras autour de mon cou, appuya ſa tête ſur la mienne… Nous reſtâmes, l’un & l’autre, abymés dans nos triſtes réflexions… Après quelques moments de ſilence, il baiſa ma main, & me pria de m’aſſeoir.

Vous venez, me dit-il, de vous procurer des lumieres, que je voulois reculer auſſi loin qu’il m’auroit été poſſible ; je n’ai pourtant pas lieu de m’en plaindre, puiſque j’en ſerai plus libre de faire ce qui convient à ma ſituation ; & vous mieux préparée à… Je l’interrompis, & voulus combattre les idées dont il étoit plein. Ne nous abuſons point, me dit-il, nous n’en ſerions frappés que plus fortement : il eſt certain que je me meurs. Un dépériſſement journalier m’avertiſſoit déjà des approches de ma fin ; les révolutions que j’ai éprouvées depuis hier en accéléreront l’inſtant. Que cela ne vous faſſe pas repentir d’être venue. Votre ſéjour ici pourra m’aider à réparer le tort que je vous ai fait en vous quittant : c’eſt une grande faute !… Je vous ai livrée, ſans défenſe, à la malice de vos ennemis. L’amour furieux pourroit me ſervir d’excuſe, je n’en cherche point… La Comteſſe de Rozane devoit attendre de ſon mari plus de ménagement pour ſa réputation.

Quand la raiſon m’eſt revenue, j’ai ſenti tout le mal, & toute la difficulté du remede. Notre réunion étoit le plus sûr & le plus facile ; mais vos actions démentant vos paroles, me faiſoient penſer que vous ne la deſiriez pas ; qu’il vous en coûteroit les plaiſirs, les liaiſons, la vie tumultueuſe dont vous aviez fait choix ; & à moi la peine de voir votre ennui, d’être en butte à vos froideurs, à vos répugnances… Ce n’eſt pas avec un cœur tel que le mien, qu’on peut faire & accepter de ſemblables ſacrifices. Il m’a paru qu’un mal d’opinion, quel qu’il fût, étoit préférable à des chagrins domeſtiques qui s’accroîtroient tous les jours en ſe renouvellant.

Réduit à des expédients moins prompts, pour vous rendre de la conſidération, j’ai rempli mon teſtament des témoignages de mon eſtime… Le temps de ſa date, & celui du dépôt que j’en ai fait, atteſteront que ce n’eſt point l’ouvrage de vos ſollicitations.

De grace, ajouta-t-il, ceſſez vos larmes : vous ne devez en répandre ni ſur vous, ni ſur moi ; ſur vous, parce que la mort d’un mari, avec lequel vous ne vous êtes pas trouvée heureuſe, vous rendra maîtreſſe des moyens de le devenir ; ſur moi, parce que mon exiſtence étant inutile à votre bonheur & au mien, elle m’eſt parfaitement indifférente. Finis donc de m’aſſaſſiner, dis-je, en lui mettant la main ſur la bouche ; ou ſi tu veux déchirer mon cœur, plonge-y tout d’un coup un poignard… Le cruel ! qui me parle d’être heureuſe quand il ne ſeroit plus… Sais-tu ce que j’ai ſouffert loin de toi ? Ce que j’ai tenté pour m’en rapprocher ?… Sais-tu ?… Mais non, tu ne fais rien, tu prononces ſur la foi de tes reſſentiments : & bien, écoute, & rougis de ton inhumanité… Je fis le récit de mon hiſtoire, en paſſant légérement ſur les circonſtances défavorables ; j’y joignis le tableau des félicités dont nous pouvions jouir, & que je m’étois promis… Rozane me laiſſa tout dire : il m’écoutoit attentivement, & reſta même à rêver aſſez long-temps quand j’eus fini. Vous avez oublié, reprit-il, que nous nous ſommes trompés en nous uniſſant ſur de telles eſpérances ; ſoyez perſuadée que nous nous tromperions encore… Malheureuſement partagé d’une mémoire trop fidelle, j’aurois toujours ſous les yeux les lettres fatales, où j’ai lu la rétractation des ſerments que vous m’aviez faits. Ce qui a précédé, ce qui a ſuivi ces lettres, viendroit ſe retracer à mon ſouvenir pour les appuyer… Je me dirois, que n’ayant pu remplir votre cœur, lorſque le plus tendre amour, ſoutenu de quelques avantages naturels, m’autoriſoit à m’en flatter, je ſerois un inſenſé d’y prétendre, quand je ne ſuis plus qu’un fantôme, moins fait pour plaire que pour effrayer.

Rozane alloit continuer, je l’interrompis une ſeconde fois, en me levant avec tranſport… J’étois outrée de ne plus trouver d’objections à lui faire… Au défaut de raiſons, je mis de l’emportement… Je fis des reproches injuſtes, bizarres ; je l’accuſai de ne vouloir mourir que pour combler mon déſeſpoir.

Cette ſcene le fatiguoit exceſſivement : il me le dit avec douceur, & conſentit, pour la terminer, à revoir le Médecin.

Les remedes eurent d’abord quelqu’apparence de ſuccès ; ce fut une lueur paſſagere, la langueur reprit le deſſus… En moins de ſix ſemaines, Rozane dépérit au point de ne pouvoir ſe tranſporter, ſans aide, d’un endroit à l’autre.

Le croira-t-on ? Cet état ne m’inquiétoit pas. La ſéduction des Médecins, mon penchant à me flatter, le peu de tenue de mes ſentiments, m’avoient fait paſſer des plus vives alarmes, à la plus étonnante ſécurité… Je n’en ſortis même pas entiérement après la converſation que je vais rendre.

Depuis celle que nous avions eue le lendemain de mon arrivée, le Comte avoit toujours évité de ſe trouver ſeul avec moi. Ce ſoin, dont je m’étois aiſément apperçue, m’avoit fait prendre l’habitude de ne me préſenter chez lui qu’à l’heure où il admettoit tout le monde. Un matin il me demanda beaucoup plutôt. Je fus troublée en apprenant qu’il s’agiſſoit d’un tête-à-tête, & probablement d’une nouvelle explication, dont je me tirerois auſſi mal que de la premiere.

Mon mari me reçut d’un air plus ouvert, qu’il ne l’avoit eu depuis notre réunion. J’ai de bonnes choſes à vous annoncer, me dit-il : les eſprits reviennent ſur votre compte ; vous recouvrerez à Paris, la conſidération que j’ai tâché de vous y rendre ; c’eſt ce que pluſieurs lettres m’aſſurent, & ce qui me comble de joie. Peut-être avez-vous été mieux ſervie, par le temps, la légèreté du Public, & le caractere de votre accuſatrice, que par mes apologies… N’importe, je mourrai content, puiſque mes torts ſont réparés. Pénétrée de reconnoiſſance, je voulus la lui témoigner par mes remercîments… Epargnez-vous cette peine, interrompit-il ; j’ai fait ce que j’ai dû ; c’eſt à vous d’achever, en juſtifiant mes ſollicitudes, en honorant ma mémoire par une conduite irréprochable.

Tranquille à votre égard, du moins autant que je le puis être, il me reſte d’étranges inquiétudes ſur ma fille : mille traits de conformité, avec moi, les excitent… Quel ſeroit ſon avenir, ſi, trop ſenſible, trop délicate, elle alloit éprouver auſſi ?… Dieu, qui connoiffez tout ce que j’ai ſouffert, frappez cet enfant, tranchez ſes jours dans ſon berceau, plutôt que de lui laiſſer compléter une ſi malheureuſe reſſemblance… Madame, ſouvenez-vous toujours, qu’en lui donnant la vie, vous avez contracté l’obligation de travailler à ſon bonheur : on ne peut le goûter, qu’avec un eſprit juſte & des ſentiments honnêtes ; l’éducation contribue à les former : ne ſéparez donc votre fille, de Mademoiſelle des Salles, que pour la mettre dans les bras d’un mari de ſon choix, en ſuppoſant qu’il en ſoit digne. Que le plus ou le moins de fortune, d’illuſtration, ne ſoit jamais un obſtacle qui vous arrête : je ſais qu’à mérite égal, ils doivent emporter la balance ; mais une ame, des mœurs, des vertus, & ſurtout des rapports de goût & de caractere, ſont les ſources de la véritable félicité… Puiſſe le Ciel accorder ces biens ſi précieux & ſi rares, à celle pour qui je l’implorerai juſqu’à mon dernier ſoupir… Le plus ardent de mes vœux ſera rempli, ſi l’objet de ſon affection lui épargne les tourments du cœur… Il reſta comme abſorbé dans des idées, qu’il ne me communiqua pas, & qu’il m’étoit facile de deviner par ce qui avoit précédé…

Madame, reprit-il, le moment approche, où vous concourrez à l’exécution de mes dernières volontés ; il en eſt que je n’ai pas inſérées dans mon Teſtament, & dont il eſt temps que je vous entretienne.

Le ſort de mes domeſtiques eſt réglé… J’ai tâché que les plus anciens ne ſoient point néceſſités à chercher un nouveau Maître… Ce que j’ai aſſuré à Mademoiſelle des Salles, n’eſt qu’une marque de mon affection, & rien de plus : il ſeroit honteux, pour nous, qu’elle ne ſe trouvât pas, dans la ſuite de ſa vie, au-deſſus du beſoin ; mais penſez que ce n’eſt pas à prix d’argent qu’on doit reconnoître des ſervices du genre des ſiens… Qu’elle jouiſſe chez vous, & par vous, de l’eſtime, des égards que mérite la place qu’elle y tient… Traitez-la comme une amie, qui s’eſt chargée d’acquitter vos propres dettes…

Depuis que vous êtes ici, vous avez dû remarquer à quel point je m’intéreſſois au ſort de mes vaſſaux : qu’ils deviennent vos enfants, comme ils ont été les miens. Ne permettez pas que la miſere énerve les forces du jeune, dont elles font toute la richeſſe, ni qu’elle abrege les dernieres années du vieillard… Que vos dons ne ſe rencontrent point avec le vice ou l’oiſiveté, ſi ce n’eſt dans le cas de maladie. Tout être ſouffrant a droit aux ſecours de ceux qui peuvent le ſoulager.

Ce que je viens de vous dire ne demande que de la bienfaiſance, l’article ſuivant exige de la circonſpection, même du reſpect : c’eſt celui des familles honnêtes, des nobles qui manquent du néceſſaire convenable à leur état… En voici la liſte que je vous confie. J’ai pris tant de précautions pour leur cacher la main qui répandoit l’aiſance dans leur maiſon, que pluſieurs ne l’ont attribuée qu’à leur bonne fortune ou à leur habileté. En dérobant ainſi à mon amour-propre, la petite ſatisfaction qu’il auroit pu tirer d’un bien connu, je m’en procurois une infiniment plus douce : celle de voir des gens que ma préſence ne gênoit, n’humilioit jamais, & dont l’ame conſervoit l’énergie qui naît du ſentiment de l’indépendance.

Il ſeroit inutile d’entrer dans le détail des moyens : preſque toujours je les tirois des circonſtances ; mais comme on ne peut les ſaiſir qu’en demeurant ſur les lieux, & que vous ne devez pas y reſter, je me ſuis aſſocié un ami de l’humanité qui ſuppléera pour vous : c’eſt le digne pere de Mademoiſelle des Salles, celui-même qui a formé mon enfance, qui a fait germer les vertus dans mon cœur, & les y a conſervées quand le déſeſpoir étoit prêt à les en chaſſer. Vous acquitterez une partie de ma reconnoiſſance, en partageant avec lui le pouvoir de faire des heureux. Le Comte voulut ajouter quelque choſe, il ne le put pas. Les efforts qu’il s’étoit faits pour me donner ſes inſtructions, l’avoient épuiſé : une longue défaillance en fut la ſuite.

De ce jour, je le vis s’éteindre, revenir, retomber, & mon ame agitée, éprouvoit les mêmes variations. Tantôt abuſée par l’eſpérance, j’entretenois Rozane du plaiſir que nous aurions de vivre enſemble : tantôt plongée dans la déſolation, je lui jurois de mourir avec lui ; & ſes réponſes me prouvoient toujours, qu’il ne croyoit ni l’un, ni l’autre.

Après trois ſemaines de ces cruelles alternatives, il ſe ranima ſubitement, parut s’occuper avec plus d’intérêt de ce qui l’environnoit, montra un deſir plus empreſſé de nous retenir auprès de lui, ſa fille & moi… Ses propos, quoique voilés, étoient ceux d’un homme qui connoiſſoit le prix des inſtants, & n’en vouloit laiſſer perdre aucun.

Ce mieux ſe ſoutint juſqu’au déclin du ſoleil. Alors Rozane parla moins, & plus difficilement. D’un inſtant à l’autre, on voyoit redoubler la fatigue qu’il ſouffroit pour nous adreſſer quelques mots. Nous étions ſeules avec lui, Mademoiſelle des Salles, ma fille & moi. Il ſembloit que la crainte de partager ſon attention l’eût obligé d’exclure, ce jour-là, tout étranger.

L’heure de faire retirer l’enfant arriva : rien de plus ſimple, & rien qui parut affecter plus vivement ſon pere. Il ſe baiſſa vers elle pour l’embraſſer,… ſe retint, en frémiſſant,… preſſa une de ſes mains contre ſes levres,… la repouſſa doucement, & détourna la tête pour ne la pas voir ſortir.

Mon tour vint ; je me levai, pour lui laiſſer la liberté de ſe mettre au lit. Quoi, déjà ! s’écria-t-il, avec un mouvement extraordinaire… Il le faut donc ?… Hélas, je ne me croyois pas ſi proche !

Interdite de ce que je voyois, de ce que j’entendois, n’oſant, & peut-être ne voulant pas m’en avouer la cauſe, je la demandai en tremblant… Le Comte ne répondit point… J’offris de reſter, de paſſer la nuit dans ſa chambre, il balança, & finit par me refuſer.

Je ſortis, rêveuſe, agitée… Mademoiſelle des Salles m’accompagnoit… Nous gardions un profond ſilence : moi, pour éviter de recevoir des lumieres affreuſes ; elle, pour ne me les pas donner.

Moins diſpoſée à s’aveugler ſur le danger du Comte, elle retourna chez lui, dès que je fus rentrée dans mon appartement. C’eſt vous ! lui dit-il en lui tendant les bras, j’expirerai donc dans le ſein de l’amitié ? C’eſt une conſolation dont je ne me flattois pas ; mais vous, aurez-vous le courage de veiller auprès d’un cadavre qui touche à ſa diſſolution ? Car c’en eſt fait, votre ami a vu le ſoleil pour la derniere fois. Eh ! Monſieur, dit-elle, écartez ces noires penſées qui troublent votre ame… Qui la troublent ! répéta-t-il ; oh non, elle eſt tranquille !… Le tombeau s’ouvre, j’y deſcends comme dans le lieu de mon repos. Eh ! qui pourroit me faire regretter la vie ? Ma fille ? Elle m’eſt bien chere ! mais elle ne perdra rien, puiſque vous lui reſtez… Ma femme ?… Quel nom je lui donne encore !… Oubliai-je que depuis long-temps elle y a renoncé ?… Quoique la conjoncture rendît l’apologie de mes ſentiments aſſez inutile, Mademoiſelle des Salles l’eſſaya, dans le deſſein d’en inſpirer au Comte de moins pénibles ; il l’interrompit. Ne vous tourmentez point, lui dit-il, à combattre des idées, à préſent ſans conſéquence, & qu’un ſiecle de raiſonnements ne détruiroit pas… Je m’y connois, Mademoiſelle, je m’y connois, pour mon malheur… Ce n’eſt pas ainſi qu’on aime… Croyez qu’elle n’a jamais compris, qu’elle ne comprendra jamais la violence de ma paſſion pour elle, & le retour qu’elle exigeoit de ſa part… Tant mieux : elle s’en fera moins de reproches… Je ne deſire pas que mon ſouvenir altere la ſérénité de ſes jours… Ma femme !… Ma fille ! reprenoit-il, objets de mon amour & de mes ſouffrances,… elles m’ont quitté !… c’eſt pour toujours ;… je l’ai voulu… Je devois le vouloir : il falloit bien leur épargner ce ſpecacle… Dieu ! quel eſt mon état ! j’exiſte encore, & j’ai déjà reſſenti les horreurs d’une éternelle ſéparation ! Ah ! la mort eſt bien peu de choſe, quand le cœur n’a plus de ſacrifices à faire ! Sa voix tomboit, il ne prononçoit preſque plus… L’oppreſſion devenoit exceſſive… Vers une heure, il perdit l’uſage de ſes ſens. Mademoiſelle des Salles fit un cri ; les domeſtiques entrerent en tumulte : tous avoient veillé près de la chambre ; tous étoient alarmés de ce que Rozane avoit dit le matin à l’un d’eux. “ La nature fait aujourd’hui ſon dernier effort, demain vous n’aurez plus de Maître ; mais taiſez-vous, n’effrayez perſonne, & particuliérement votre Maîtreſſe. „

Malgré cette défenſe, la prédiction avoit circulé ; j’étois peut-être la ſeule, dans la maiſon, qui l’ignoroit.

On croyoit Rozane mort… On s’abandonnoit aux regrets, aux gémiſſements, quand il revint à lui. Pourquoi ces pleurs ? demanda-t-il, je vais mourir ; eh bien, qu’importe ? ma mort ne fera point des malheureux. Il fit ſigne qu’on s’éloignât, & préſenta la main à Mademoiſelle des Salles. Ses chaînes vont ſe rompre, lui dit-il, elle en ſera plus heureuſe… Oui, celle que j’ai tant aimée pourra l’être quand je ne ſerai plus au nombre des vivants !… Quelque jour vous lui direz que ſon mari, bien différent d’elle, n’a pu vivre ſans… Une convulſion, preſqu’inſenſible, lui coupa la parole, & termina la déſolante cataſtrophe.

Des clameurs, des lamentations remplirent auſſi-tôt le château. On ne cherchoit point à me ménager ; au contraire, chacun deſiroit me punir de la fin prématurée du Comte, dont on me nommoit hautement l’auteur. J’étois dans un ſommeil fatigant, par les inquiétudes que j’y avois portées, quand le bruit parvint juſqu’à moi… Saiſie, effrayée, je me jettai hors de mon lit, & ſortis de ma chambre dans le plus étrange déſordre.

La première perſonne que je rencontrai, fut Mademoiſelle des Salles, pâle, abattue, les yeux gonflés par l’abondance de ſes pleurs… Son aſpect me troubla autant, & plus, que ce que j’entendois. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’eſt-ce que cela ? Que fait Rozane ? Je veux le voir… Seroit-ce ?… Laiſſez-moi,… laiſſez-moi donc. En lui parlant ainſi, je m’efforçois de dégager mes mains, qu’elle retenoit dans les ſiennes : elle les quitta pour me ſerrer dans ſes bras, voulut s’expliquer, & ne put former que des élans inarticulés. Sa douleur, ſes ſanglots m’éclairerent ſur la vérité ; ah, malheureuſe ! m’écriai-je ; il eſt… Je ne pus achever.

Une fievre ardente, un délire terrible s’enſuivirent. On craignit pour ma vie, pour ma tête ; ce ne fut qu’en affoibliſſant mon corps, ſans ménagement, qu’on parvint à me rendre l’une & l’autre.

La fin de ces accès fut comme celle d’un de ces rêves qui laiſſent dans l’ame une impreſſion de triſteſſe, quoique la mémoire n’en conſerve pas nettement les circonſtances. Etonnée de me voir dans mon lit, les bras, les jambes entortillés de bandes ; de me trouver foible, ſouffrante, ſans ſavoir pourquoi, ni comment, je le demandai à une de mes femmes, qui étoit alors ſeule dans ma chambre. Mes queſtions, qui ſuppoſoient ou l’ignorance ou l’oubli de mon malheur, devoient, ce ſemble, la faire héſiter ſur ſes réponſes ; point du tout, ſoit ſottiſe, ſoit malice, elle entama librement ſon récit, en le prenant à la mort du Comte, dont elle me parla ſans tournure.

Une telle indiſcrétion pouvoit me faire retomber dans l’état d’où je ſortois : elle m’atterra… Je ne pus que faire ſigne à l’imprudente créature de ſe retirer.

Mademoiſelle des Salles, informée de cette aventure, & craignant pour ſes ſuites, vint me prodiguer les remontrances, les exhortations… Ses paroles ne frappoient que l’air. Les yeux fixés au ciel, je reſtois dans la parfaite immobilité d’une ſtatue.

Perſuadée qu’il falloit quelque choſe de plus fort pour me tirer de cette inertie, elle fit appeller ma fille, qu’elle mit dans mes bras, ou plutôt me mit dans les ſiens. Cette action, les douces careſſes de l’enfant, les noms tendres qu’elle m’adreſſoit, produiſirent leur effet… Je recouvrai l’uſage des pleurs, celui de la voix, & fus, dès cet inſtant, délivrée de tout danger.

Auſſi-tôt que mes forces me le permirent, je ſaiſis un moment où j’étois ſeule pour ſatisfaire une de ces fantaiſies qu’inſpirent quelquefois l’amour & la douleur : c’étoit de voir la chambre, la place où j’avois dit au Comte le dernier adieu, où il avoit rendu le dernier ſoupir. L’appartement étoit fermé, cet obſtacle m’affligea ſenſiblement ; je balançois ſi je devois me faire ouvrir, ou renoncer à la triſte conſolation que je m’étois promiſe ; l’arrivée de Mademoiſelle des Salles & de ma fille termina ces irréſolutions. Nous entrâmes dans le jardin, où mon amie nous laiſſa pour des affaires qui l’appelloient ailleurs.

Diſtraite, préoccupée, je continuai ma promenade, & j’enfilai, ſans attention, l’allée qui ſe préſentoit devant moi : elle conduiſoit directement à l’Egliſe, dont la porte ouverte, me laiſſa voir, d’aſſez loin, la triſte décoration… Mon premier mouvement fut celui de la terreur ; le ſecond m’emporta avec impétuoſité… Courant, autant que je le pouvois, tirant ma fille par la main, j’approchai… Quel ſpectacle pour une ame ſuſceptible de ſentiments extrêmes ! Cette tombe, cette tenture funebre, cet appareil de mort, me firent perdre l’idée de tout ce qui exiſtoit. Je me proſternai, en pouſſant une eſpece de rugiſſement. Je collai mon viſage ſur la terre… J’aurois voulu entr’ouvrir ſon ſein pour m’y renfermer avec celui dont elle me cachoit la dépouille… Aux cris redoublés de ma fille, je me relevai ſur mes genoux, & lui jettai un regard qui la fit reculer… Malheureux enfant, lui dis-je, tu ne reverras jamais ton pere… Il eſt là, & c’eſt moi qui l’y ai précipité… Ah ! que tu me haïrois un jour, ſi tu pouvois connoître le bonheur dont je t’ai privée !

Sans doute, en lui parlant, ma phyſionomie avoit changé, puiſqu’au-lieu de la frayeur qui d’abord l’avoit ſurpriſe, elle me tendit les bras d’un air timide, mais careſſant.

A ce mêlange de tendreſſe & d’horreur, je retombai ſur la terre froide, & preſqu’inanimée. Des payſans que j’avois eus pour témoins de cette ſcene, me ſecoururent, & m’aiderent à regagner le château.

Bientôt après, Monſieur des Salles m’arracha de ce triſte lieu, pour me ramener à Paris. J’y trouvai ma mere dévote, ſe faiſant un nom par ſes généroſités, par l’excès de ſon zele en faveur du parti qu’elle avoit embraſſé. Peu s’en fallut qu’elle ne m’entraînât par ſon exemple & ſes diſcours ; mais les traces qu’ils firent dans mon eſprit, ne durerent pas plus que mes larmes… Ces larmes ſi juſtes, que je croyois intariſſables, s’arrêtoient dans mes yeux, quand je les tournois vers la carriere fleurie où je pouvois rentrer.

Jeune encore, riche, parfaitement indépendante, j’abjurai le mariage, qui m’avoit mal réuſſi.

Des goûts paſſagers, que j’honorerai du nom de paſſions, me procurerent de l’amuſement, des chagrins, quelques plaiſirs, jamais le bonheur.

Cependant les années s’écoulerent aſſez rapidement : je ne m’aviſai pas d’en faire le calcul, & parvins à mon automne avec toutes les prétentions de la jeuneſſe. En vain, les hommes & les femmes ſemblerent ſe liguer pour m’en faire ſentir le ridicule ; je ne voulus rien voir, rien entendre de leur part. C’étoit à ma fille qu’étoient réſervés les premiers retours de ma raiſon. Elle avoit accompagné ſon mari dans ſon ambaſſade, & s’étoit attiré l’eſtime d’une nation qui n’en eſt pas prodigue, ſur-tout envers la nôtre. Les vertus de ſon pere, cultivées par Mademoiſelle des Salles, & développées par cinq ans de mariage, me la firent paroître toute nouvelle quand elle revint en France. Heureuſe femme, heureuſe mere, ſachant inſpirer l’amitié, la confiance dans l’âge où l’on n’inſpire que l’amour & les deſirs… J’admirai,… je m’humiliai… Peut-être j’en ſerois reſtée là, ſans un ami, qui ſut mettre à profit la circonſtance, pour me ranger enfin ſous les loix du ſens commun ; & cet ineſtimable ami, c’eſt vous, à qui il ne me reſte plus rien à dire, puiſque ma vie eſt, & doit être déſormais de la plus parfaite uniformité.

Vous ſavez, au ſurplus, que ma mere eſt morte révérée, canoniſée des uns, & réprouvée des autres. Que Madame d’Archenes eſt encore reléguée dans un couvent, pour avoir excité le reſſentiment d’un homme en place, & fait diſgracier ſon mari. Que M. de Cardonne, après avoir acquis & diſſipé des ſommes immenſes, a fini par un très-ſot mariage, & vit obſcurément dans une Province, des débris de ſa fortune.


Fin de la quatrieme & derniere Partie.