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Les Décorés/Alfred Bruneau

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 41-46).

ALFRED BRUNEAU[1]


Un Parisien qui a émis la prétention inusitée de naître à Paris, un artiste qui pousse l’excentricité jusqu’à se priver du délicat plaisir de déchiqueter ses confrères et ses amis, un homme à part dont la silhouette émaciée et dégingandée évoque le vague souvenir de Don Quichotte, d’un Don Quichotte menu, nerveux, hoffmannesque, un Don Quichotte en pince-nez, vêtu, par un domestique distrait, des habits de Sancho Pança.

Pas fin de siècle pour deux sous, Bruneau, serviable, accueillant, délicat, indulgent et enthousiaste, mais féroce dès que les questions d’art sont en jeu. Par exemple, ne vous risquez pas à regretter, devant lui, les beaux jours de la musique « éminemment française », le règne de la Reine Topaze et de Si j’étais Roi, le temps où le ténor — la main sur le cœur — y allait de trois couplets devant le trou du souffleur, où la chanteuse égrenait une romance à trilles, et où un dialogue court, mais auvergnat, servait d’entr’actes aux duos, trios, quatuors et chœurs réglementaires. Et, surtout, ne lui parlez pas de concessions au public. Non, croyez-moi, dans votre intérêt, choisissez un autre sujet de conversation. Brr !… Et pourtant l’auteur de Kérim n’est ni combatif, ni sectaire, et sa critique au Gil Blas reste généralement aussi bienveillante dans le fond que modérée dans la forme ; mais s’il se montre conciliant en parlant des autres, il est intraitable pour lui-même, et jamais il ne châtrera son tempérament, jamais il ne reniera ses convictions, dans le but d’acheter les éloges ou de fuir les attaques.

En sortant du Conservatoire, où il obtint un second prix de Rome, le jeune homme évita adroitement la villa Médicis, et manifesta de suite les tendances indépendantes, les idées révolutionnaires qui devaient, plus tard, amener sa collaboration avec Émile Zola.

Guidé par une merveilleuse intuition, le maître romancier devina la valeur du commençant à peine connu qui lui demandait timidement l’autorisation de mettre en musique l’œuvre à succès. Parmi les personnalités les plus célèbres, les plus illustres, sollicitant la faveur de transformer le Rêve en opéra, Bruneau fut choisi et se mit au travail. Après bien des efforts, bien des déceptions, bien des démarches, bien des sollicitations, le compositeur toucha enfin au port : crânement — et fort emballé — Carvalho accepta sa partition. Plus heureux que le pauvre Lalo qui, pour être joué, dut attendre pendant près de vingt ans l’arrivée providentielle au pouvoir de Roger Marx, dont la première préoccupation fut d’imposer le Roi d’Ys à M. Paravey, l’auteur n’avait pas encore de cheveux blancs » quand un soir — soir solennel ! — le chef d’orchestre de l’Opéra-Comique attaqua les premières mesures du Rêve.

Ah ! le coup fut rude pour les vieux habitués de Favart ! Le veston et le pantalon modernes sur la scène où triomphaient le maillot et le pourpoint ! Un livret dont la coupe bouleversait les traditions de la maison ! Une musique d’iconoclaste renversant les autels séculaires élevés dans le saint des saints ! C’était la fin du monde — d’un monde plutôt.

La clarté des idées, la facilité de l’inspiration, la franchise de l’orchestration, la simplicité des moyens employés — en dehors même des qualités techniques de la composition — désarmèrent les malveillances et décidèrent un succès qui alla grandissant en Angleterre, en Belgique et en Allemagne. La victoire était d’autant plus importante qu’elle précisait la justesse de l’esthétique de Bruneau en démontrant qu’on peut garder les qualités si spéciales, si caractéristiques de notre génie national et appliquer les théories de Wagner.

Le duel engagé entre la vieille et la nouvelle école a recommencé avec la première de l’Attaque du Moulin, première qui prit les proportions d’un gros événement artistique. De quel côté penchera la balance ? Ma somnambule habituelle m’ayant obstinément refusé le moindre tuyau à ce sujet, je ne risque aucune prophétie, mais, en tout cas, je l’affirme — vainqueur ou vaincu — l’artiste marchera toujours au combat en déployant loyalement son drapeau, et les bons petits camarades s’abuseraient lourdement en espérant une reculade, une palinodie ou une lâcheté. Bruneau est un de ces hommes qui ne trahissent pas. L’œuvre importante qui sera montée l’année prochaine à l’Opéra prouvera, une fois encore, la vaillance et l’intransigeance de convictions dont les admirateurs attardés du Caïd regretteront seuls l’avènement.




  1. Décoré depuis la publication de cet article dans le Figaro.