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Les Décorés/Joris-Karl Huysmans

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 49-52).

JORIS-KARL HUYSMANS[1]


Petit, maigre, anguleux, réservé, blême, froid, silencieux, le nez en bec de chouette, la poignée de main pas facile, Huysmans ne mérite évidemment pas l’épithète de « sympathique » dont on a l’habitude de maquiller la silhouette du Parisien en vue.

D’ailleurs, l’est-il Parisien ? La rue de Sèvres où il habite — avec son chat — se trouve si loin du Boulevard, du Bois, de feu Tortoni, du Moulin-Rouge, des courses, des vernissages, des premières, des cercles à la mode, que ce taciturne a fini par oublier l’existence de lieux et de plaisirs aussi enchanteurs. Et pourtant, il le possède à fond ce Paris que croient connaître nos fêtards, seulement il l’a étudié d’une autre façon que ces messieurs. Son œil perçant et fixe, comme celui d’un oiseau de nuit, a tout regardé, tout fouillé, tout compris, tout deviné — et dame, il en a vu de raides ! Ses fouilles ne lui ayant pas exhibé une humanité très ragoûtante, il se montre généralement peu optimiste, médiocrement enthousiaste et beaucoup moins gai que M. Armand Silvestre. Différence de tempérament.

En 1871, Huysmans monta dans le bateau d’Émile Zola, à Médan, en compagnie de Maupassant, d’Alexis, d’Hennique et de Céard ; mais il professe une telle horreur pour la foule — même quand elle se compose de cinq personnes — qu’il se sentit gêné et, après l’escale des Sœurs Vatard, il débarqua afin de marcher seul, à l’aventure.

À une époque où souvent le talent — panaché de pastiche et de pillage — s’habille au décrochez-moi ça, et où il suffit de posséder l’érudition d’un bibliothécaire malin pour exciter l’admiration des passants, l’auteur d’A Vau-l’eau a créé un style, un genre, un génie à lui. C’est un des écrivains les plus puissamment originaux de l’époque, et sa tournure d’esprit, son éloquence corrosive, sa cravachante ironie, son écriture picturale magnifient tout ce qu’il touche.

Il produit rarement, comme à regret, presque douloureusement, avec cette indéfinissable pudeur offensée dont souffrent certains artistes d’élite quand ils déshabillent leur âme en public, mais chacun de ses livres porte et, à lui seul, un chef-d’œuvre tel qu’À Rebours suffirait à auréoler la gloire de vingt braves gens coiffés de lauriers jusqu’aux oreilles.

À la fois mystique et sceptique, visionnaire et méthodique, poète et réaliste, croyant et pervers, Huysmans — nature fort compliquée — rappelle un inquisiteur du Moyen-Age qui chercherait des supplices d’une cruauté très artistique et très raffinée à l’intention des parpaillots ne partageant pas ses croyances.

Son tort : être né au dix-neuvième siècle.

Son regret : ne pouvoir infliger à MM. Bouguereau et Ohnet des tortures longues et particulièrement effroyables.

Son idéal : trouver à Paris du beurre composé de lait et du vin fait avec du raisin.

Sa terreur : la vogue.

Ressent un tel mépris pour le gros succès qu’il se brouillera avec lui-même le jour — peu probable — où ses livres arrivés à cent éditions seront publiés par le Petit Journal.

Vers la soixantaine sera décoré, à l’ancienneté, par le ministre de l’Intérieur dont il reste un des employés modèles.




  1. A été décoré en 1894 — un mois après la publication de cet article dans le Figaro. — « Sous-chef de bureau au Ministère de l’Intérieur, vingt-sept ans de service », a doucement soupiré l’Officiel — et rien de plus.