Aller au contenu

Les Demi-Sexes/Deuxième partie/VIII

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 145-154).
◄  VII.
IX.  ►

VIII

— Allons, Camille, arrive donc ! On n’attend plus que toi !…

— Philippe ne voulait pas me laisser venir.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?…

— Depuis quelque temps il est insupportable… J’ai dû lui promettre de le faire inviter à notre souper.

— Mais, nous ne voulons pas d’hommes !… Nous n’admettons que Richard… dans les grandes occasions.

— Pour une fois ?…

— Non, non, pas d’hommes ! s’écrièrent une vingtaine de femmes groupées autour d’une table déjà servie. Nous n’en voulons plus !… Il y en a trop !… Grâce au moins pour ce soir !…

— Soit, dit Camille avec calme, vous mettrez le comte à la porte… Si vous saviez comme cela m’est égal !…

— Prendre la place de Richard, de notre cher Richard, du libérateur de notre sexe souffrant !…

Adorables étaient les parures, mais plus adorables encore étaient celles qui les portaient. Leurs yeux passionnés avaient d’inquiétantes lueurs, leurs mains chargées de bagues s’agitaient dans une fiévreuse impatience. Marguerite d’Ambre présentait orgueilleusement l’éventaire des magnificences de sa jeune poitrine. Delphine de Belvau avait combiné la transparence insidieuse de la mousseline de soie avec les tons pâles de sa chair, et elle paraissait nue sous le léger corsage qu’un simple fil de pierreries retenait aux épaules. Rose Mignot, blanche et chaste figure descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à une madone de cire. Elle tenait enlacée Claire Dolys dont la beauté garçonnière formait avec la sienne un contraste frappant.

Il y avait là des printemps fleuris, des étés splendides et savoureux, de plantureux automnes ; des seins éblouissants battant leur plein au bord soyeux des corsages, et, sous les joyaux, des épaules de neige, des bras puissants et doux faits pour l’étreinte et la caresse. Il y avait là de frêles poupées, inventées et créées par le diable lui-même pour la damnation des grands enfants à barbe. L’une avait des regards de songe l’un bleu céleste, voilés de lourdes paupières pudiques ; l’autre avait des yeux longs, minces, retroussés un peu vers les tempes comme ceux de la race chinoise. Leur regard d’émail vert glissait entre les cils noirs qui voilaient le mystère de la pensée. Les cheveux clairs à reflets argentés de soie frôlaient les cheveux sombres à reflets bleus de charbon de terre. Les voix avaient des vibrations de cristal, et les idées imprévues, mordantes, d’un tour particulier, méchant et drôle, gardaient un charme destructeur. La séduction corruptrice et froide, la complication morbide de toutes ces névrosées les troublaient réciproquement de passions et d’agitations violentes.

Il y avait là des mondaines extravagantes du vrai monde, dont les maris allaient partout et qui, affables et grands seigneurs, ne semblaient rien voir. Étaient-ils aveugles, indifférents ou complaisants ?… Toutes les opinions se donnaient cours sur eux. On allait jusqu’à insinuer qu’ils profitaient des vices secrets de leurs femmes et n’en souffraient pas, ayant eux-mêmes des goûts fort étranges.

Immobile, pâle sous ses pesants cheveux noirs, Nina, le regard fixé devant elle, attendait… Il y avait dans son visage immobile, dans tout son être inquiétant, quelque chose de nouveau, une de ces menaces d’orage qu’on devine dans les ciels brûlants.

Elles étaient presque toutes Parisiennes, ces femmes vaines de leur toilette et de leur corps, souples et dures sirènes, sans cœur et sans faiblesses, qui savaient créer les trésors de la volupté et contrefaire les accents de la passion.

Rieuses, elles s’empressaient autour de la table, comme des abeilles autour de la ruche. Bientôt, quelques cris éclatèrent ; le bruit augmenta, les voix se firent aiguës…

Une des plus charmantes idées de ce souper avait été de le faire servir par des femmes, pour qu’il ne fût pas dit que rien eût dérangé l’harmonie d’une fête dont les femmes étaient les seules reines. Le couvert était un chef d’œuvre de goût, de délicatesse et de recherches heureuses. C’est ordinairement le désir, l’espoir de s’amuser qui donne à souper ; ici, c’étaient la reconnaissance, le dédain, l’ironie, la cruauté, mais en parure, cachés sous des sourires et des mots drôles. Elles avaient entassé là toutes les opulences de leur vie, elles apportaient, pour elles seules, tout ce qu’elles avaient de beauté, d’esprit, de ressource, de puissance. Partout flottaient de chaudes senteurs d’étoffes, de fourrures quittées et de chairs ; les lueurs des candélabres étreignaient, à leurs pieds, les seaux argentés où se gelait le pâle vin d’Aï ; les orchidées, les lilas et les anémones recouvraient entièrement la nappe de dentelle et retombaient sur les genoux des convives en grappes parfumées.

Hardies comme des pages, elles se montraient d’une verve et d’un brio incomparables, car elles se sentaient supérieures, au-dessus du monde et des préjugés. Le bonheur de cette découverte, les influences morales, si décisives sur les êtres nerveux, l’éclat des lumières, l’odeur énervante des fleurs qui se pâmaient dans l’atmosphère surchauffée, l’aiguillon des vins véhéments, la pensée de la complicité dans le petit crime d’une telle réunion — toutes ces choses, enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe frêle de ces délicates organisations, la firent vibrer outre mesure.

Les fusées des éclats de rire se mêlaient aux boutades harmonieuses frappées au hasard sur le piano par des doigts légers. Ce furent bientôt des aveux et des baisers vagues… On avait mangé le potage tortue, les perdreaux, les écrevisses… Camille s’était levée, les yeux demi-fermés, un verre de champagne dans sa main fluette. Elle portait, ce soir-là, une jupe de velours argenté très pâle, et ses cheveux tombaient, bien au-dessous de sa taille, en deux superbes nattes calamistrées.

— Ô chères amies, dit-elle d’une voix vibrante, ô chers modèles de toutes les vertus répréhensibles, soyez toujours à la hauteur de vous-mêmes : soyez charmantes, irrésistibles et sans cœur ! Distillez le désir et la désespérance, enfiévrez les simples mortels jusqu’à la frénésie, et, ne craignant rien, restez sans pitié !…

On avait saccagé les corbeilles de fruits. Le café, maintenant, fumait dans les tasses transparentes. Nina s’enveloppait de flocons de fumée blanche, comme une déesse dans un nuage. Les voix grossirent, le tumulte grandit. Il n’y eut plus, alors, de paroles distinctes. Les plus rouées disaient leurs secrets à des curieuses qui n’écoutaient pas, les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui viennent saluer le public ; des amies intimes s’injuriaient ; des ennemies se serraient convulsivement.

Nina et Camille venaient de placer entre elles une grande fille bien proportionnée qui saisissait l’attention par de vigoureux contrastes. Ses cheveux noirs, largement bouclés, retombaient sur ses épaules. Elle avait de longs cils recourbés et une bouche rouge sensuelle. Son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles filles du Carrache ; néanmoins, elle paraissait d’une extrême souplesse et sa vigueur supposait une agilité presque féline. Elle ne riait pas, s’amusait à peine aux avances de Nina, et, semblable à ces prophétesses agitées par l’esprit malin, éveillait une perverse curiosité. Toutes les expressions passaient comme des lueurs sur son visage mobile ; elle devait ravir les gens blasés, exciter les désirs des intellectuels et des sceptiques, réveiller les indifférents, les incapables et les dédaigneux.

— Tu me trouves jolie ? demanda Camille.

— Non, c’est moi qu’elle préfère ! s’écria Nina.

— Voyons, mignonne, réponds.

— Réponds, reprit Nina, en poussant le bras de la fille.

Et, celle-ci, jouant avec le collier de Camille :

— Oh ! comme j’en voudrais un pareil !

Il était tard, c’est-à-dire tôt. Contre le plafond, et à une certaine place des rideaux hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir une goutte d’opale, comme un œil grandissant : l’œil du jour qui avait l’indiscrétion de regarder ce qu’on faisait dans ce salon diabolique.

Une certaine langueur commençait à courber, comme fleurs penchées sur leurs tiges, les chevalières de cette Table-Ronde. Elles avaient vidé un grand nombre de coupes de champagne à la gloire de leur affranchissement, et elles se roulaient au sein de ces limbes délicieux où les lumières de l’esprit s’éteignent peu à peu. Les unes, arrivées au début de l’ivresse, restaient occupées à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence ; les autres, plus expansives, se répandaient en propos railleurs sur le sexe absent. D’intrépides oratrices parlaient des droits de la femme et des défections de l’homme. Quelques roulades emperlées finissaient dans un éclat de rire frénétique. Le silence et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. L’ivresse, l’amour et l’oubli du monde étaient dans les cœurs et sur les visages. Çà et là des groupes de figures enlacées semblaient poser pour quelque chef-d’œuvre de bronze ou de marbre. Camille étreignait la grande fille brune qu’elle avait conquise, roulait sa tête dans les boucles défaites de sa chevelure. Quoique les deux amantes conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et les sensations, un dernier simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies étranges, de possible dans les voluptés surnaturelles qui s’accomplissaient devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de leurs rêves, l’ardente fantasmagorie de leurs visions et de leurs désirs toujours inassouvis, les assaillaient alors si vivement qu’elles prirent les jeux de ces étreintes pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille.

Rose Mignot, auprès de Claire Delys, dont elle déchirait la robe, lui déclamait des vers. Delphine de Belvau, ivre de morphine, dormait sur les genoux de Marguerite d’Ambre qui la berçait comme un enfant, en la rafraîchissant doucement du battement de son éventail de plumes.

Les bougies commençaient à s’éteindre, en faisant éclater leurs bobèches de cristal ; les fleurs s’écrasaient sur la nappe… Nina, tout à coup, écarta Claire, et, se jetant sur Rose Mignot, lui arracha le léger corsage de dentelles qui ne tenait plus à l’épaule que par un fil de perles.

— Que fais-tu donc ? demanda Claire étonnée.

— Laisse, c’est un jeu

Les jupes, le corset, tous les dessous floconneux de Rose tombèrent sous la table. Quand elle fut nue, Nina, de ses bras puissants, l’enleva et la fit glisser sur la nappe, renversant les flacons et les verres.

Rose, secouée par un rire nerveux ne se défendait pas. On l’entoura de fleurs, on l’exhaussa sur des coussins.

— Maintenant, dit Nina, buvons à la femme, buvons à nous-mêmes, buvons à l’abolition de l’esclavage qui nous a si longtemps courbées dans une honteuse soumission !… Buvons à la gloire de notre règne qui commence !…

Et toutes communièrent en une même coupe…