Aller au contenu

Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XIV

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 187-196).
◄  XIII.
XV.  ►

XIV

Camille s’attardait chaque matin dans la salle de bains. C’était une grande pièce bien éclairée par le haut et tendue d’une fine toile de Perse à dessins verts sur fond rose, très doux. Contre le mur, des meubles de marbre rose portaient tout ce qui sert à la toilette d’une femme : les grandes cuvettes, les boîtes, les coupes en cristal avec leur chiffre d’argent couronné, les flacons de toutes tailles, les outils et instruments mystérieux inventés par la coquetterie moderne et servant à mille usages compliqués et délicats. Dans un angle, un immense divan bas, couvert et entouré de fourrures ; puis, lui faisant face, une vasque profonde en marbre rose où l’on descendait par deux marches. Une femme de bronze, agenouillée sur le bord, y versait l’eau chaude et l’eau froide par des urnes d’argent.

La jeune fille, dans l’eau tiède et parfumée, demeurait immobile. Elle était là depuis vingt minutes, les bras flottants, les seins frôlant la surface de leurs fleurs délicates, lorsque la femme de chambre frappa, puis entra.

— Mademoiselle, c’est madame Saurel.

Nina était déjà à genoux, auprès de la baigneuse.

Camille la repoussa avec ennui.

— Laisse-moi, tu me fatigues.

— Encore ?… Toujours, maintenant !… Vrai, je ne te comprends plus !

— Tant mieux !

— Pourquoi cette mine de carême ?… Au moins, viendras-tu, demain, à notre souper ?… J’ai fait deux nouvelles recrues… deux blondes adorables…

— Que m’importe !

— Tu ne sais pas ce que tu refuses !…

— Je le sais trop.

— Voyons, tu es folle !… Aurais-tu l’intention de t’enfermer dans quelque cloître et de faire pénitence ?…

— Peut-être… Tout me semblerait préférable à la vie que je mène… Vois-tu, je n’avais pas l’étoffe d’une femme libre ; je n’étais pas digne d’entrer dans la corporation.

— Puisque tu y es entrée tout de même !…

— Je puis en sortir.

— Dame, après la petite opération de Richard, il te manquera toujours quelque chose !…

— On l’ignore et je veux l’ignorer désormais.

— Ce sera difficile.

Camille eut un mouvement de colère.

— Si je te disais que j’ai voulu mourir, tu ne le croirais pas ; et, cependant, c’est la vérité : la mort me paraîtrait douce à côté de l’existence que je mène !

— Tu es jeune, tu es riche ; les hommes te supplient et t’adorent !… N’est-ce donc pas un grand bonheur ?… Ils ont beau être méfiants, prévenus contre l’appât de ta coquetterie, I heure de la capitulation arrive toujours… Tu n’es plus celle qui se laisse séduire niaisement mais celle qui choisit et qui prend. Tu vois chez tous la supplication mendiante de la tendresse qui défaille ; tu sais faire naître, avec une adresse féline et une curiosité inépuisable, le mal secret et torturant dans les yeux de tous ceux que tu veux séduire ; tu ne crains rien et tu méprises les plus redoutables !… Si tu savais comme cela m’amuse de sentir tous ces beaux messieurs envahis, conquis, dominés par ma puissance invincible ; de devenir pour eux l’unique idole capricieuse et souveraine !… Vraiment, c’est un jeu facile dans notre situation… Et puis, est-ce que nous n’avons pas toutes cet instinct secret qui pousse en nous doucement et se développe : l’instinct de la guerre et de la conquête ?… Seulement, nous sommes désarmées par la nature et le mâle brutal a sur nous le droit du plus fort… N’est-ce donc rien, ma chérie, de pouvoir traiter, enfin, d’égal à égal et d’en avoir fini avec toutes les misères de notre sexe ?…

— Je ne sais plus.

— Ah ! le plaisir de ployer les volontés, de tenailler les résistances et de faire souffrir aussi !… Je suis née méchante ; j’aime à poursuivre et à dompter des êtres humains, comme le chasseur poursuit des bêtes, rien que pour les voir tomber ! Mon âme est violente et point avide d’émotions comme celle des femmes tendres et sentimentales. Je dédaigne l’amour unique d’un homme et la satisfaction dans une passion. Je veux l’admiration de tous, les hommages, les agenouillements, les soumissions et les prières devant l’autel de ma beauté. Une fois enrégimenté dans mon troupeau d’adorateurs, on m’appartient de par droit de conquête. Je gouverne avec une adresse savante, suivant les défauts, les qualités, la nature des jalousies, et je reste, au moral, indifférente et glacée. Jamais, vois-tu, jamais je n’ai subi aucun entraînement d’imagination… Je méprise trop pour cela !…

— Oui, murmura Camille, j’ai suivi les conseils… Julien Rival en mourra peut-être.

— Laisse-le faire. C’est la consécration définitive de ta puissance, ma mignonne ! Tant qu’un homme ne s’est pas tué pour nous, il manque quelque chose à notre gloire.

— Julien fera cette dernière sottise, s’il en a envie… Je ne réponds plus à ses lettres… il m’obsède !

— Bien.

— Mais il en reste un dont je ne puis me débarrasser ! Et, si tu savais combien je le hais, celui-là ! Combien tout mon être se révolte à la seule pensée de ses caresses !…

— Philippe ?… En effet, il faut le subir pour acheter son silence…

— Je suis donc quand même obligée de m’incliner devant un homme !… À quoi m’a servi cette fameuse liberté dont tu es si fière ?…

— Il faut toujours s’incliner devant quelqu’un ou quelque chose ; la liberté n’est jamais que relative : au-dessus de toutes les créatures, il y a la puissance, l’argent, l’inconnu… On peut, seulement, ne pas s’humilier par plaisir… Malheureusement, tu as une âme de poète, et je prévois quelque mystère sous cette grande désillusion dont tu m’entretiens depuis quelque temps.

Camille rougit.

— Tu reçois trop d’artistes, poursuivit Nina ; ton esprit travaille et tu pressens chez eux des raffinements, des nuances, des délicatesses plus aiguës ; ils éveillent en toi le rêve intermittent et démodé des grandes amours et des longues liaisons.

— Que veux-tu, je ne possède pas encore tes yeux de sceptique moderne qui déshabillent en quelques heures les plus grands hommes de leur prestige !

— Ah ! ils sont, pourtant, aussi ridicules que les autres, nos grands hommes, quand ils abandonnent, dans le désarroi de leurs instincts, leurs poses de représentation et leurs habitudes de parade. Ils sont tous pareils, te dis-je, ces mannequins suffisants et vides qui ne désirent de nous que notre corps pour la satisfaction de leurs vices !… Moi, je ne veux d’eux que la satisfaction des miens, et je leur rends dédain pour dédain, injure pour injure, satiété pour satiété, quand j’ai pris d’eux tout ce qu’ils pouvaient offrir !

Camille secoua la tête.

— Ce que tu dis est vrai, sans doute… mais je m’ennuie ! car, la débauche n’emplit ni le cœur, ni l’esprit… Et que puis-je faire, à présent, fille sans espérance, femme sans mari, amante sans amour ?… À quoi servira ma vie ?… Je sens que j’aurais aimé un enfant.

— Un enfant !… Un enfant qui t’aurait déformée, vieillie avant l’âge !… un enfant sournois, cruel, égoïste comme un vrai petit homme !… Un enfant qui aurait pris ton temps, ta santé, ta jeunesse pour t’abandonner plus tard, malade et désillusionnée, et qui jamais n’aurait eu un sentiment de reconnaissance sincère ni de pitié !… Vois-tu, je ne me révolte pas seulement contre l’humanité, mais contre la nature qui nous a donné toutes les souffrances, toutes les peines, tous les châtiments, sans nulle compensation, sans nulle joie réelle… Ah ! le monde peut bien finir, ce n’est pas moi qui encouragerai la conservation de l’espèce !

— Alors, j’ai raison ; ce qu’il y a de meilleur ici-bas, c’est la mort.

— Non, pas pour nous qui ne craignons plus rien… Il y a encore le plaisir…

— Ah ! Nina, qu’est-ce que tu appelles le plaisir ?…

« Je subis toutes nos fêtes avec des bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans les paupières. Je n’ai plus de curiosité pour les étreintes de nos rendez-vous qui me laissent aussi indifférente que les marivaudages de nos salons. Je suis rassasiée de voluptés, écœurée de vices ; si mes nerfs me tourmentent encore, mes désirs sont éteints !… Privée de toutes les préoccupations des âmes simples ou ardentes, je vis dans une lassitude morne, sans la foi commune au bonheur, on quête, seulement, de secousses physiques et de vertiges charnels…

— Allons, tais-toi !

Nina avait fait glisser le peignoir de soie de Chine dont s’était enveloppée Camille et la conduisait vers le divan. Elle s’attachait à elle par la caresse, lien redoutable, le plus fort de tous, le seul dont on ne se délivre jamais quand il a bien enlacé et quand il serre jusqu’au sang la chair d’une femme.

Camille allait chez Nina régulièrement, sans résistance, attirée, semblait-il, autant par l’amusement de ces rendez-vous, par le charme du petit rez-de-chaussée discret de venu une serre de fleurs rares que par l’habitude de cette vie coupable, à peine dangereuse, puisque chacun avait intérêt à se taire. C’était encore auprès de madame Saurel qu’elle avait goûté les joies les plus vives, et, de toutes ses folies, aucune ne lui avait laissé une impression aussi durable.

Au bout d’un moment, Nina s’éloigna un peu pour contempler son amie.

— Tu devrais, dit-elle, me laisser un souvenir de toi dans ce petit peignoir que j’aime tant… Voyons, quel est le peintre que nous choisirons ?…

— Une peinture ?… c’est bien banal.

— Un buste, alors ?…

— Oui, un buste, murmura la jeune fille en rougissant. Je te donnerai un joli marbre de moi.

— Et, sans doute, tu as déjà trouvé ton sculpteur ?… Je gagerais que c’est Georges Darvy ?…

— Peut-être.

— Prends garde !… Tu l’as trop regardé, l’autre soir, au dîner…

— Je t’assure…

— Il t’intéresse infiniment.

— Pourquoi m’intéresserait-il ?…

— Parce que, de tous les hommes que tu connais, il est le seul qui ait résisté à la suggestion de ta beauté… Pour le moment, il n’y a en toi qu’une petite irritation d’amour-propre, mais, si tu n’y portes remède, le mal s’aggravera vite.

— Allons donc ! un artiste comme les autres… un peu plus absorbé, voilà tout… Et puis, je n’y tiens pas, à ce buste ; c’était pour te faire plaisir.

— Parfait. J’y renonce, alors ; n’en parlons plus.