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Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XV

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 197-203).
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XV

Quand Nina fut partie, Camille se fit habiller. Elle mit une petite robe grise, d’un gris léger, mélancolique comme un crépuscule et tout unie, avec un peu de vieille guipure au col et aux poignets. Le corsage serrait la gorge et la taille ; la jupe serrait les hanches, laissait tout deviner sans rien trahir.

La femme de chambre, comme chaque jour, lui avait remis une lettre de Julien. Sans se donner la peine de l’ouvrir, elle la glissa dans sa poche.

— Allez me chercher miss Ketty, dit-elle, en ajustant sur ses cheveux blonds un grand chapeau de paille noire d’une forme exquise.

L’Anglaise entra, calme et résignée, la conscience silencieuse devant les munificences de sa maîtresse.

— Miss Ketty, nous allons chez un sculpteur que je connais à peine. Vous entrerez avec moi et vous vous tiendrez un peu à l’écart.

L’Anglaise inclina la tête.

— Tout ceci, bien entendu, doit rester entre nous.

— Oui, mademoiselle.

Le coupé de Camille roulait au grand trot des deux chevaux sur le pavé de la rue du Bac. La pluie battait la vitre de la voiture et faisait des flaques sur la chaussée inégale. Les passants, sous leurs parapluies, se hâtaient, la nuque cachée dans le col relevé des pardessus.

La jeune fille, les yeux demi-clos, le dos aux coussins capitonnés, songeait péniblement, qu’après sa visite à l’atelier de Georges Darvy, il lui faudrait prendre un fiacre pour rejoindre Philippe. Un vif désir d’envoyer un télégramme l’obsédait ; mais elle s’était promis de ne plus commettre d’imprudences.

En réalité elle n’avait jamais ressenti, auprès de ses amants, ces élans de l’être vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par l’émotion des sens se sont unis. Ces élans jamais n’étaient venus. Une fatigue l’envahissait et une impuissance à se tromper et à tromper plus longtemps les autres.

Elle constatait avec étonnement que tous les baisers l’importunaient, bien qu’elle n’y fût point tout à fait insensible. Elle n’avait jamais senti, comme tant d’autres femmes, sa chair émue par l’attente troublante et désirée des étreintes. Elle les subissait, les acceptait, conquise et vibrante malgré elle, mais jamais entraînée.

Est-ce que son corps, si fin, si délicat, si raffiné gardait des pudeurs inconnues, des pudeurs d’animal supérieur et aristocratique ignorées de son esprit sceptique ?…

La voiture s’arrêta rue du Regard, devant une ancienne et haute maison. Camille descendit avec miss Ketty. C’était là, au fond de la cour, dans un jardinet broussailleux planté de quelques beaux arbres. L’atelier, très spacieux, formait un pavillon carré avec deux perrons élevés de plusieurs marches. Camille frappa à la porte, et le sculpteur vint ouvrir, sans reconnaître, d’abord, la visiteuse.

Elle se nomma, et comme il demeurait sur pris et déconcerté :

— C’est l’artiste seul que je viens voir, dit-elle en souriant ; ma démarche est intéressée…

— Entrez et soyez indulgente, mademoiselle. Je ne suis qu’un pauvre travailleur que les belles dames dédaignent généralement. Le logis est modeste, comme vous voyez, et peu digne de l’honneur que vous lui faites.

Assez froidement, il lui indiquait un divan dans un coin de l’atelier.

Il y avait là des groupes de plâtre, des bustes commencés recouverts de linges humides ; par terre, des seaux d’eau, de la terre gâchée. Les murs ne montraient que quelques esquisses d’amis, des pochades de plein air, des armes anciennes accrochées au hasard. Un grand jour cru tombait sur tout cela. Après un moment de silence, elle exposa le but de sa démarche.

— C’est pour un buste, dit-elle.

— Un buste ?… Je n’ai guère le temps en ce moment.

— Oh ! ce ne sera pas long… Je voudrais… faire une surprise à ma grand’mère.

— C’est de vous qu’il s’agit ?…

— Oui, monsieur.

Pour la première fois il parut l’examiner avec quelque intérêt.

Un peu sèchement, elle reprit :

— Me refuseriez-vous ?…

Il hésita, puis, sembla prendre une décision.

— Non, je consens. Voulez-vous que nous commencions tout de suite ?…

Elle rougit.

— C’est que… je ne puis disposer que d’une heure.

— Fort bien… Vous ne poserez pas en robe montante, je suppose ?…

Il lui indiquait une petite pièce sobrement meublée. Deux chaises longues et quelques sièges bas faits pour le repos des membres las et du corps dévêtu l’occupaient, ainsi qu’une grande glace formée de trois panneaux dont les deux côtés latéraux, articulés sur des charnières, permettaient aux modèles de se voir en même temps de face, de profil et de dos.

Camille enleva son corsage, fît glisser un peu les dentelles de sa chemise. Elle paraissait plus mince ainsi, avec son torse élancé à la gorge ronde, aux bras souples ; et sa nuque, ses épaules adorables étaient un lait pur, une soie blanche, jolie, d’une infinie douceur.

Elle rentra, et Georges la plaça aussitôt, la drapa dans une étoffe molle, arrangea ses cheveux d’une main légère et adroite. Puis, vivement, il se mit à l’œuvre, dégrossissant la masse informe qu’il avait préparée, lui donnant les contours du visage qu’il avait devant les yeux. Il travaillait avec une sérénité parfaite, sans se demander ce que cette visite de la jeune fille pouvait avoir de flatteur pour son amour-propre.

Georges Darvy se montrait satisfait des cent et quelques mille francs qu’il avait gagnés et placés sagement. Rassuré pour l’avenir, il ne s’était plus guère consacré qu’à son art, gardant simplement une clientèle d’amis qui le payaient peu. Quand l’un d’eux se montrait moins oublieux, il était presque tenté de re fuser une telle munificence. Mais, ses groupes exquis, reproduits de mille manières, se vendaient bien. Sans intrigues, sans humiliations, presque sans luttes, il était arrivé à la célébrité, ce qui peut être considéré, de nos jours, comme un cas exceptionnel.

Et rien n’existait pour lui, en dehors de son labeur et du culte attendri qu’il avait pour la Beauté. C’était une nature délicate et sensitive, mais emprisonnée dans son rêve. Il passait au travers de la vie, de l’amour, de la société des hommes et des femmes, sans rien voir que ce qu’on lui montrait, et il pensait que tout était sage, ici-bas, créé pour le bonheur de tous. Les aurores étaient faites pour bercer les réveils de douces clartés, les jours pour mûrir les moissons, les pluies pour féconder la terre et les brises pour emporter l’âme des parfums errants.

Georges voyait un accord parfait entre les créatures et les choses, parce qu’il n’existait guère qu’en lui-même, et l’habitude de la méditation l’avait rendu silencieux. Tout entier, de corps et d’esprit, il s’était voué à la réalisation de ses belles visions d’art ; il y avait jeté ses passions, le feu de la fièvre d’une nature ardente, sous un air de froideur trompeuse.

Au bout d’une heure, Camille se leva.

— Je reviendrai bientôt, dit-elle. Fixez vous-même le jour.

— Après-demain, si vous voulez ?…

— Soit, après-demain.

Elle se rhabilla hâtivement, puis, sur le seuil de l’atelier, tendit sa petite main au sculpteur. Il la serra distraitement et la laissa retomber, sans remarquer la moue désappointée de la jeune fille.

Dans la rue, elle congédia miss Ketty et prit un fiacre.