Aller au contenu

Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XVI

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 204-210).
◄  XV.
XVII.  ►

XVI

Philippe l’attendait, l’œil mauvais, les lèvres blêmes.

— Vous venez de chez Georges Darvy ? dit-il.

— Comment savez-vous ?…

— Je sais tout. À Paris on est toujours renseigné…

Et, lui montrant, par la fenêtre, un homme qui traversait la rue :

— Tenez, voici celui qui vous a suivie. Demain, ce ne sera plus le même… et, vous aurez beau faire, vous serez dépistée malgré vous.

Elle voulut rire.

— C’est vraiment effrayant, ce que vous me dites là !

Déjà, il lui enlevait son chapeau.

— Avouez que je ne suis pas un amant jaloux ?… Je vous ai passé Nina, Julien Rival, et bien d’autres caprices sans conséquence, parce que je savais que votre cœur était libre. Je ne veux pas d’attachement sérieux.

— J’ai chargé ce sculpteur de faire mon buste, il faut bien que je me rende à son atelier… Il ne peut pas venir à domicile comme un tailleur ou une modiste !…

Et elle ajouta avec un peu d’amertume :

— Quel homme heureux que ce Georges Darvy !… Il n’aime qu’une chose, son art, ne pense qu’à cela, ne vit que pour cela, et cela emplit, console, égaye, fait bonne son existence !… C’est vraiment un grand artiste de vieille race !… Ah ! il ne s’inquiète guère des femmes, celui-là, de nos femmes à rubans, à plumes et à travestissements… Il lui faut de la pure plastique, à lui, et non de l’artificiel.

— Il est certain que, pour vous, un buste de Houdon ou des statuettes de Tanagra ne sont que les petites parures nécessaires à l’encadrement de ce chef-d’œuvre de la nature qui est vous : vous et votre robe, car votre robe joue un rôle important dans vos préoccupations ; c’est la note nouvelle que vous donnez chaque jour à votre charme tout-puissant.

— Il y a mieux pour moi.

— Allons donc ! Futile et personnelle comme toutes vos semblables !… Vous connaissez et comprenez ce qui peut vous faire valoir, la parure et le bijou, mais vous ignorez ce qui est d’une sélection rare et constante, ce qui exige une grande et délicate pénétration artiste… Vous avez des sens incomplets, inaccessibles à ce qui ne touche pas directement l’égotisme féminin qui absorbe tout en vous… Vous n’avez que l’instinct du sauvage, l’instinct de ruse, de mensonge et de cruauté !… Et cette absence de compréhension, qui obscurcit votre vue intellectuelle, quand il s’agit de choses élevées, vous aveugle souvent bien davantage encore quand il s’agit de nous… Il est inutile, pour vous séduire, d’avoir de l’âme, du cœur, des qualités et des mérites exceptionnels ; vous allez, de préférence, aux plus indignes, aux plus méprisables…

Et, comme il reprenait haleine :

— Continuez, mon ami, dit-elle, sans s’émouvoir… Vous m’intéressez infiniment !… Si vous saviez comme vous êtes amusant dans ce rôle de moraliste !

— Je vous mets en garde contre vous-même, voilà tout.

— Je n’ai pas changé depuis que je vous connais…

— En effet, vous êtes cabotine comme au premier jour.

— Puisque vous le saviez, pourquoi me donniez-vous la réplique ?…

— Pour me mettre au niveau des pitres que vous fréquentez… Je désirais vous voir, et rien de plus…

— Alors, quittons-nous, maintenant que votre caprice est satisfait.

— Non, vous en éprouveriez trop de joie…

— Vous savez bien que je ne vous ai jamais aimé ; que j’ai cédé, parce que j’avais peur ?…

— Je le sais ; vous êtes pareille à celles qui vous ont formée… Oh ! l’élève fait honneur aux professeurs !

— Depuis que les hommes ont réglementé le plaisir comme le travail, il ne peut plus y avoir de place pour le sentiment. L’attrait qui poussait, jadis, les sexes l’un vers l’autre, a disparu. On s’aborde en ennemis, on se possède en ennemis et on se quitte avec l’intention de ne jamais se revoir… Vous avez donné l’exemple, messieurs ; de quoi vous plaignez vous ?…

— Il y a des hommes qui s’attachent sérieusement.

— Ah ! oui, Julien Rival !… Mais, c’est un enfant, qui, plus tard, se formera et deviendra semblable aux autres… À ce propos, voici sa dernière lettre… lisez-la-moi.

Elle sortit de sa poche le papier tout chiffonné et le lui jeta.

Philippe s’approcha de la fenêtre.

— Il y a des larmes sur cette feuille.

— C’est du dernier ridicule !… Allons, lisez… Qu’attendez-vous ?…

— Rien.

Et il lut d une voix grave :

« Camille, vous rappelez-vous ma première lettre ?… Je vous disais mon bonheur, ma reconnaissance, mon ivresse !… Aujourd’hui, je pleure et je vous dis adieu. J’aurai quitté Paris quand vous recevrez ma lettre, car je ne peux plus vivre si près de vous et si loin de votre cœur !… Les hommes comme moi ne devraient jamais connaître les femmes comme vous… Si j’étais un poète ou un artiste, ma douleur, peut-être, enfanterait un chef-d’œuvre, et l’art me ferait supporter l’existence ; mais, je ne suis rien qu’un pauvre garçon en qui est entrée, avec son amour pour vous, une atroce et intolérable détresse. Quand je vous ai rencontrée, je ne pensais pas sentir et souffrir de cette façon, car vous n’avez su que me torturer !… Je ne vous en veux pas, je ne vous reproche rien et je ne me reconnais même pas le droit de vous écrire ces lignes… seulement, malgré moi, j’espère encore que vous me rappellerez par un mot affectueux… J’attends… Non, je sens que vous ne répondrez pas… Je n’ai plus rien au monde qu’une pensée cruelle attachée à moi et qu’il faut tuer !… Adieu, Camille, merci et pardon… Ce soir, encore, je vous aime de toute mon âme ! »

Philippe replia la lettre et la rendit à mademoiselle de Luzac.

— Vous le laisserez partir ?…

— Certes.

— Sans le revoir ?…

— À quoi bon ?… N’ai-je pas été assez généreuse ?…

— Il ne m’appartient pas de plaider la cause de Julien Rival ; ce rôle ne m’irait guère… Cependant, je trouve que vous jouez un jeu imprudent avec lui comme avec moi.

Camille le toisa avec mépris.

— Dans tous les cas, c’est un jeu dont je suis lasse !… Julien a eu l’esprit de l’éloigner… Faites-en autant et restons bons amis… Cela vaudra mieux, je vous assure.

— M’éloigner ?… Y songez-vous ?… Vous êtes trop charmante pour que je me résigne à un tel sacrifice !… Je vous garde… À demain, n’est-ce pas ?…