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Les Demi-Sexes/Première partie/II

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 11-20).
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II

Camille habitait avec sa grand’mère un petit hôtel entre cour et jardin, faubourg St-Honoré. Deux pièces, à chaque étage, donnaient sur la rue ; deux autres sur un jardinet contigu à une sorte de parc planté d’arbres superbes. L’hôtel voisin étant presque toujours fermé, on pouvait, en toute liberté, jouir de ses pelouses et de ses fleurs soigneusement entretenues. Les salons de réception de la baronne de Luzac se trouvaient au premier. C’était, d’abord, un salon très grand, plus long que large, ouvrant trois fenêtres sur les arbres, dont les feuilles frôlaient les auvents, puis deux autres salons plus petits, sur la rue, et un boudoir tendu d’étoffes douces et précieuses spécialement affecté à la jeune fille. Elle avait garni toutes ces pièces d’objets et de meubles exceptionnellement rares et travaillés, d’un goût charmant et d’une grande valeur. Les sièges, les tables, les étagères, les mignonnes bonbonnières, les figurines de porcelaine sous une vitrine, les statuettes, les tableaux, les vases, tout le décor de cet appartement attirait l’œil par sa forme, sa date ou son élégance. Pour se créer cet intérieur dont elle était fière, elle avait cherché, fureté longtemps dans les salles de vente et les magasins de bric-à-brac, en compagnie de quelques amis connaisseurs.

Camille congédia sa gouvernante et entra dans les salons sans réveiller deux valets qui somnolaient sur des sièges. Dans le petit boudoir, quatre respectables dames causaient à mi-voix autour d’une table ronde qui portait des tassés de thé. La baronne de Luzac, étendue sur une chaise longue, écoutait le caquetage léger des visiteuses et souriait vaguement.

— Te voilà, petite, dit-elle en apercevant la jeune fille. Tu viens de ta leçon de chant ?…

— Oui, grand’mère.

Elle s’était penchée et embrassait d’un air distrait les cheveux blancs de la vieille dame.

Celle-ci, la vue trouble et l’esprit engourdi, ne remarquait ni les yeux brillants, ni le teint pâle de Camille.

— Sers le thé, mignonne. Nous attendions ton retour avec impatience.

La conversation reprit. Il s’agissait du froid qui devenait violent ; pas assez, cependant, pour arrêter l’épidémie de fièvre typhoïde qui faisait de nombreuses victimes.

Et chacune donna son avis sur l’insalubrité du climat de Paris ; puis, elles exprimèrent leurs préférences pour le pays d’azur où règne l’éternel printemps, avec toutes les raisons banales qui traînent dans la cervelle des vieilles femmes comme la poussière sur les meubles.

Un bruit léger fit retourner la tête de Camille, mais elle eut une déception. Une grosse personne s’en venait à pas menus, tout en soufflant. Dès qu’elle apparut dans le boudoir, une des visiteuses se leva, serra les mains de la baronne de Luzac, embrassa la jeune fille et se retira. Quand l’agitation de cette arrivée et de ce départ fut calmée, on parla spontanément, sans transition, de la pièce nouvelle et des massacres d’Arménie. Ces dames discutaient ces choses de mémoire, avec des voix d écolières bien studieuses.

Camille, dont le visage se contractait de plus en plus, répondait gracieusement aux questions, qu’on lui adressait, sans hésiter jamais sur ce qu’elle devait dire, son opinion, dans le monde, étant toujours prête à l’avance. Mais, elle s’aperçut que la nuit venait, et elle sonna pour les lampes. Quand le valet de chambre se fut retiré, elle se mêla encore à la causerie qui coulait toujours comme un ruisseau de guimauve, tandis que son regard anxieux surveillait l’entrée des grands salons déserts.

Pour un observateur superficiel, elle semblait sage et calme ; son esprit correct, sans surprise, avait l’air d’être aligné comme un jardin français, avec de belles allées droites et des corbeilles de fleurs choisies. Sa raison paraissait fine, discrète, sûre et légèrement ironique, comme il sied à une fille de bonne maison. Les mères la citaient en exemple, les jeunes gens tournaient autour d’elle avec un vif intérêt que sa froideur maintenait dans les limites d’un flirt respectueux. La baronne de Luzac, impotente et paresseuse, lui laissait la gérance de sa grosse fortune qu’elle faisait du reste valoir comme un homme d’affaires. Orpheline toute jeune, Camille avait appris à se passer de conseils, de protection, et à manœuvrer dans la vie avec l’aplomb et le scepticisme qui viennent si vite maintenant à la jeunesse. Elle s’était habituée à discuter ses intérêts, à diriger une maison et à en faire les honneurs. Parmi les habitués se trouvaient quelques artistes qui avaient formé son jugement et aiguisé son esprit naturellement indépendant.

Puis, quand elle fut grande, elle fit, parmi les connaissances anciennes, un choix suivant ses goûts. Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, en attirèrent d’autres, donnant aux salons de la baronne de Luzac l’allure d’une petite cour où chacun apportait un nom ou quelque titre spécial.

Les demandes de présentation et d’invitation affluaient ; les dîners du jeudi devinrent célèbres. Des débuts d’acteurs, d’artistes et de jeunes esthètes y eurent lieu. Des inspirés neurasthéniques et chevelus y remplacèrent, près du piano, des violonistes hongrois et des chanteuses épileptiques.

Camille s’abandonnait déjà à ses penchants un peu bohèmes, tout en demeurant correcte dans ses fantaisies et modérée dans ses audaces.

Au fond, elle était une de ces détraquées contemporaines qui ont trop de nerfs pour suivre les sentiers battus de la médiocrité humaine.

Déjà, elle était sollicitée par mille fantaisies contradictoires qui ne s’élevaient pas jusqu’au désir. Sans ardeur, sans entraînement, elle semblait combiner des caprices d’enfant gâtée avec des sécheresses de vieux maniaque.

D’une très ancienne et très bonne famille, la baronne de Luzac s’était donc trouvée, malgré elle, à la tête d’un petit cénacle où se réunissaient des hommes aimables et spirituels. Là, comme dans quelques rares maisons de Paris où l’on a conservé les traditions de la causerie, rien, le soir, ne rappelait l’article du journal, ni le discours politique, ces deux moules si vulgaires de la pensée actuelle.

L’intelligence y brillait en mots vifs, légers ou profonds, et, parfois même, en de simples intonations savamment graduées.

Mais, les gens intéressants ne venaient qu’à l’heure du dîner, et Camille, au milieu des vieilles amies de sa grand’mère, commençait à trouver le temps terriblement long.

Le timbre tinta de nouveau et le valet annonça :

— Madame Saurel.

C’était une brune au teint presque doré, avec des cheveux luisants, des yeux orangés, mêlés de veines changeantes comme des pierres de Florence, de larges épaules dont les hanches dépassaient encore la largeur. Les sourcils se prolongeaient jusque sur les tempes, comme ceux de certaines asiatiques. L’expression de son visage était, en même temps, passionnée, ironique, sensuelle ; il y avait dans les ailes ouvertes de son nez, aussi expressives que des yeux, une décision suprême comme celle d’une mauvaise action et même d’un crime.

Elle entra lentement avec un sourire à l’adresse de la jeune fille. Sa robe sombre, toute simple, la moulait des pieds à la tête comme un maillot, embrassait amoureusement les formes plantureuses de son corps.

Quand elle fut dans le boudoir, Camille lui serra fortement la main, et, sous le prétexte de lui montrer un coupon de dentelle, l’entraîna dans sa chambre au second étage : une vaste chambre tendue d’étoffes douces, mollement drapées, avec des meubles et un lit laqués vert pâle.

— Eh bien ? demanda madame Saurel quand elles furent seules.

— C’est fait.

— Tu as vu le docteur ?

— Oui.

— II consent ?…

— Presque… Le prix à débattre simplement.

— Sans doute… Tu es contente ?

— Oh ! mignonne !… Comment te remercier ?…

— Ne me remercie pas. Ce que je t’ai dit, je l’aurais dit à d’autres, si j’avais d’autres amies.

Camille atteignit une cigarette, sur la cheminée, et l’alluma.

— Quel rêve !… Être femme et ne plus rien craindre !… Tu n’as pas souffert, n’est-ce pas ?…

— Si peu… Pendant l’opération on ne ressent rien… Ce n’est qu’au réveil… Mais, c’est très supportable, tranquillise-toi.

— Il n’y a pas grand danger ?

— Il y en a moins à ton âge qu’au mien… Plus on est jeune, mieux cela vaut.

— Comment as-tu eu cette idée ?…

— C’est mon amant qui…

— Ah !…

Madame Saurel prit une cigarette à son tour, et raconta l’aventure avec indifférence : il y avait longtemps… d’autres étaient venus… beaucoup d’autres… Qu’est-ce que cela peut faire dans ces conditions ?… Est-ce que la femme, alors, n’est pas l’égale de l’homme qui ne se prive jamais ?… Du moment que l’on supprime les conséquences, la vertu féminine n’a plus de raison d’être. Les deux sexes se valent.

Elle parlait avec volubilité, en soufflant des filets de fumée qui sortaient d’abord tout droit de ses lèvres, puis, s’élargissaient, s’évaporaient, en laissant par places, dans l’air, des lignes grises, une sorte de brume semblable à des toiles d’araignée. Parfois, d’un coup de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères, et Camille, rêveuse, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de ses traits. Elle se trouvait rassurée, maintenant, presque joyeuse.

— Crois-tu sincèrement, demanda-t-elle, que deux femmes puissent s’aimer absolument… complètement ?…

— Non ; ce n’est pas l’amour absolu… Les femmes s’aiment en haine des hommes, pas autrement. L’amour entre femmes est plus commode, plus durable, moins décevant. Les femmes s’aiment mieux et ne s’aiment pas aussi bien. Apprécierais-tu un dîner où il n’y aurait que des hors-d’œuvre ?…

Camille se mit à rire.

— Et, dis-moi, après avoir passé par les mains du Dr Richard, est-on aussi femme que… précédemment ?…

— Plus, peut-être… et la raison est facile à comprendre…

La jeune fille se pencha vers son amie, et, bien qu’elles fussent seules dans la chambre, celle-ci lui chuchota quelques mots à l’oreille.

Mais un valet ouvrit la porte et annonça solennellement que « Mademoiselle était servie. »