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Les Demi-Sexes/Première partie/III

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 21-41).
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III

Il y avait quelques personnes, ce soir-là, chez la baronne de Luzac, comme presque tous les soirs, d’ailleurs. Camille, à table, se plaça entre madame Saurel et Julien Rival, jeune homme un peu timide qui faisait ses débuts dans le monde. Elle l’avait fait inviter pour sa fine moustache, son teint mat, ses belles dents et l’adoration de ses grands yeux veloutés. Il ne lui parlait guère et se contentait de la regarder éperdument, langage presque aussi clair que la plus passionnée des déclarations.

Elle avait repris son air impassible, et son voisin se faisait tout petit pour ne pas effleurer sa robe. Elle n’était pour lui qu’une image imposante, une idole au-dessus de son ambition et de son désir. À peine osait-il lui passer le sel ou lui verser à boire.

Camille ne semblait pas faire attention à lui, et ce qu’elle disait, toujours très correct, mais insignifiant, ne lui donnait aucune idée du caractère qu’elle pouvait avoir. Et puis, que lui importait ?… Il aurait passé toute sa vie, sans songer à la possibilité d’une intrigue avec mademoiselle de Luzac, si un événement imprévu n’avait, tout à coup, bouleversé son âme et ses sens.

Sept invités entouraient la table illuminée et fleurie, en dehors de Julien et de Nina Saurel. C’étaient : Maurice Chazel, Duclerc, le gros Perdonnet, un jeune philosophe, homme du monde fort à la mode ; le comte de Naussion, célèbre par ses paradoxes, son érudition compliquée et ses mises excentriques. Paul Tissier, un savant destiné à mettre de l’azote dans la conversation ; Michel Gréville, un homme politique, récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal, et, enfin, Philippe de Talberg, un Autrichien assez énigmatique qu’on recevait depuis peu. C’était, pour la tournure, un homme d’une trentaine d’années ; mais un soleil brûlant, des fatigues ignorées, ou des passions, peut-être, avaient attaché sur son visage le masque d’un homme de quarante ans. Il n’était pas beau, mais ses traits avaient une expression très particulière d’ironie et d’amertume. Son front uni avait de l’audace ; ses lèvres et son menton, de la volonté. Quand il souriait, son regard restait sérieux, et rarement il s’abandonnait à une gaîté sincère. Sa face était longue, creusée aux joues, chaudement hâlée par l’habitude des voyages, et ses yeux rapprochés, d’un noir luisant, gênaient par leur fixité persistante. Assis à cette table, il paraissait plus grand qu’il n’était réellement, par un léger manque de proportion dans son buste ; car il était de taille moyenne, mais très bien fait et d’une vigueur de souplesse endormie semblable à celle du tigre. Il parlait le français sans le moindre accent, et, parfois, jetait une note originale dans la conversation, conspirant sournoisement contre toutes les opinions sans prendre parti pour aucune.

On parla peu pendant le potage, puis, un des hommes demanda :

— Êtes-vous au courant de l’affaire scandaleuse du jour ?…

Et on discuta sur un cas d’adultère savoureux qui avait déjà défrayé les entretiens dans les salons. Les visages prirent cette intensité de physionomie qui dénote un intérêt subitement excité. Fouettés les uns par les autres, tous ces esprits momentanément engourdis se dégelèrent et brillèrent de leur petit éclat propre. On ne discutait point les choses comme on les discute au sein des familles ; on ne s’indignait pas, on ne s’étonnait pas des faits ; on en cherchait plutôt les causes secrètes avec une curiosité bienveillante et une indifférence absolue pour le crime lui-même.

On tâchait de trouver l’origine de l’action, d’expliquer sa genèse, ses causes déterminantes. D’autres événements récents furent examinés avec le même scepticisme aimable et doucement ironique.

Julien regardait toujours Camille, sans oser lui adresser la parole. Son poignet fin, orné d’un cercle d’or où pendait un rubis comme une gouttelette de sang, le séduisait. Ne trouvant rien à lui dire, il lui tenait les plats, la servait dévotement. Ce jeune homme avait un cœur neuf avec une âme fraîche. Comme tous les grands enfants, il aspirait secrètement à de belles amours ardentes et tendres. Il avait rencontré, parmi les garçons de son âge, une sorte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui leur semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences en mâchonnant le bout de leur canne, et se prostituant à eux-mêmes les plus jolies maîtresses. Ils prétendaient avoir mis leur tête sur tous les oreillers, avoir refusé bien des faveurs, et considéraient les plus hautaines comme de prise facile.

Cependant, la conquête du pouvoir et de la renommée semblaient à Julien un triomphe plus aisé à obtenir qu’un succès de cœur. Il trouvait dans les troubles de sa timidité, dans ses sentiments et dans ses cultes irrésistibles, un désaccord complet avec les maximes du monde. Sa hardiesse était dans ses désirs et non dans ses actes. Malheureusement, beaucoup de femmes, qui ne savent pas deviner les muettes adorations des délicats, appartiennent à des sots qui les méprisent.

Combien de fois, muet et immobile, le jeune homme n’avait-il pas admiré l’idéal de son rêve surgissant dans une fête ? Dévouant alors, en pensée, son existence à des tendresses éternelles, il exprimait toutes ses espérances en un regard, et lui offrait, dans son extase, une idolâtrie naïve qui courait déjà au-devant des déceptions. En certains moments il aurait donné sa vie pour une seule nuit d’ivresse. Mais, il n’avait pas trouvé d’oreille où jeter ses propos passionnés, de cœur où appuyer son cœur ; il avait combattu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute d’occasion, soit faute d’expérience. Il désespérait de se faire comprendre et tremblait d’être trop compris. Excès de tendresse, mais, aussi, excès d’orgueil.

Le dîner était fort bon et servi avec recherche. Si Julien ne mangeait guère, la plupart des autres convives dévoraient comme des ogres.

Madame Saurel, parfois, se penchait vers Camille, et elles riaient discrètement, sans lever les yeux.

De moment en moment, un domestique s’arrêtait derrière les chaises, proposant des vins : « Corton, Château-Laroze ?… » Et les hommes, chaque fois, laissaient emplir leur verre.

Julien, maintenant, se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de pensée, de corps et d’âme. Inconsciemment il se laissait aller à effleurer le bras de Camille, et ce léger contact le tirait de sa torpeur, lui semblait délicieux. Décidément, il n’était pas le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens, qui se croient irrésistibles parce qu’ils ont moissonné des gerbes de baisers sur les bouches des femmes de chambre de leurs mères. Il avait encore l’épouvante de la volupté et n’osait même s’avouer son extase. D’ailleurs, Camille de Luzac n’était pas de celles que l’on pouvait désirer en dehors du mariage, et il s’estimait trop modeste et trop obscur pour oser lever ses yeux jusqu’à elle.

Talberg, silencieux et préoccupé, paraissait depuis quelque temps, s’alarmer des chuchotements de Nina et de Camille ; comme le domestique faisait le tour de la table en versant du vin de Johannisberg, il se leva et porta un toast au prochain mariage de mademoiselle de Luzac. Tout le monde s’inclina vers la jeune fille qui dissimula une moue de mécontentement, et Julien, un peu gris, laissa tomber son verre qui se brisa sur la nappe.

Il avait cru sentir le genou de Camille frôler le sien et l’émotion avait été si forte qu’il s’était mis à trembler. Un sang plus vif courut tout à coup dans ses veines, une espérance infinie lui vint. Jamais il n’avait rien éprouvé de pareil. Et, comme il tournait la tête, il rencontra les yeux de madame Saurel qui semblaient l’encourager avec une gaieté malicieuse.

Tous les hommes parlaient en même temps avec des gestes et des éclats de voix, sans s’inquiéter autrement des femmes, ainsi qu’il arrive dans les réunions mondaines où l’on agite, après un bon repas, des questions politiques et sociales.

— Les entends-tu ? demanda Camille. Et Nina Saurel, levant ses belles épaules, laissa tomber ces simples mots :

— Les imbéciles !

On quitta la salle à manger pour aller prendre le café dans un des salons. Un valet de chambre fit rouler le fauteuil de la baronne de Luzac qui, déjà somnolait.

De petits groupes se formèrent. Talberg, s’approchant de Camille, prit part à la conversation qui roulait sur le mystère de certaines existences.

— Les plus beaux romans de la vie, dit-il, sont des réalités qu’on a touchées du coude. Vous autres, Français, vous ne prenez garde qu’aux choses qui vous concernent directement, et vous ne vous donnez même pas la peine de dissimuler vos sentiments. Le secret des existences parisiennes est vraiment bien transparent pour un observateur.

— Que voulez-vous dire ? demanda Camille avec une certaine épouvante.

— Votre société, qui était hypocrite hier, n’est plus que lâche aujourd’hui, et il n’est personne de nous qui n’ait été témoin de ces faits étranges de passion ou de folie qui changent toute une destinée, de ces brisements de cœur si douloureux par-dessus lesquels le monde met son indifférent silence…

Elle eut un sourire dédaigneux.

— Oh ! je ne comprends guère les imprudences de la passion.

— Vous êtes si jeune !

— Je suis plus renseignée que vous ne pensez ; seulement, je n’ai jamais aimé.

— Vous aimerez.

— J’espère bien que non. La vie est trop courte, et, dans la mienne, il n’y aura pas de place pour la souffrance.

— Ah !…

— Non, il n’y aura pas, dans ma pauvre existence de femme, de ces drames cruels, de ces sanglantes comédies qui se jouent, en effet, trop fréquemment derrière le rideau de la vie privée. Ce qui sort de ces terribles événements est si navrant que la pensée seule m’en donne le frisson !

— Comment pouvez-vous affirmer, cependant, que vous n’aimerez pas ?…

— Je l’affirme… Ah ! par exemple, j’inspirerai des passions folles !… et l’on souffrira pour moi et par moi !… Ce que les hommes sont si souvent pour les malheureuses qui les écoutent, je le serai pour eux !

— Qu’avez-vous donc à reprocher aux hommes ?…

— Moi ? rien… Je vengerai les autres.

— Prenez garde, vous vous perdrez à ce jeu !

— Je n’aurai pas l’imprudence de me laisser prendre.

— Et si, cependant, je vous disais que l’un de ceux que vous méprisez tant serait heureux de vous donner son nom, de vous entourer de soins et d’affection, de se sacrifier à votre bonheur ?…

— Je le remercierais de ses pensées généreuses…

— Et ?…

— Et je refuserais de lier ma vie à la sienne.

Le visage de Philippe se contracta.

— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Parce que je ne veux pas me marier, parce que je ne me marierai jamais !… Oui, ma situation, ma personne ont déjà séduit quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations qui auraient pu satisfaire mon amour-propre, mais mon cœur est resté muet ; et, comme je vous l’ai dit, je crois bien qu’il observera toujours la même discrétion. Des hommes m’appartiendront peut-être, je n’appartiendrai jamais à un homme !

Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué ou d’un notaire expliquant à ses clients la marche d’un procès ou les articles d’un contrat.

Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien prirent une froideur et une sécheresse diplomatique qui confondirent son interlocuteur.

— Pourtant, reprit-il avec un peu d’ironie, pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette assurance pourrait satisfaire mon orgueil. Mais, laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes, certes, la seule jeune fille avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Permettez-moi de vous dire que, relativement aux autres sujets de votre sexe, vous êtes un phénomène.

— Je m’en vante, répondit-elle, en souriant.

— Eh bien, mademoiselle, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre volonté et d’être soumise à une supériorité de convention ?…

— Précisément.

Il répliqua avec une vivacité agressive, mais ses sarcasmes n’arrachèrent à Camille ni un mouvement ni un mot de dépit. Elle l’écoutait en gardant sur ses lèvres son habituel sourire, celui qu’elle avait pour ses amis, pour ses simples connaissances et pour les étrangers. Puis, jugeant que l’entretien avait assez duré, elle le salua légèrement de la tête et rejoignit madame Saurel.

— Encore un qui voudrait m’épouser, dit-elle ; il trouve la famille convenable, la fille jolie et la dot suffisante. C’est la dernière considération qui l’a décidé.

— Oui, sois bien assurée qu’il a, d’abord, consulté ton notaire. Au bout de six mois de mariage, il aurait une maîtresse et peut-être deux.

— Sois tranquille, Nina, je suis à l’abri des petites combinaisons de M. de Talberg ; je veux choisir mes amants, je veux être l’homme de mes liaisons et les varier selon ma fantaisie.

Julien Rival s’était approché. Il y avait du trouble et de l’interrogation dans ses yeux noirs ; mais ceux de Camille étaient redevenus aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents qu’à l’ordinaire. Il bouillait de curiosité, d’inquiétude, de crainte, et il ne comprenait plus la froideur de cette jeune fille qui venait de lui témoigner tout au moins de la sympathie. Il était si ému qu’il ne craignait plus d’appuyer sur ses regards impénétrables la pesanteur suppliante et enflammée des siens. Il attendait une parole, un signe, un rien qui l’encourageât, et, comme cela ne venait pas, il se jetait aux idées folles, à tout ce qu’il y avait de plus absurde dans sa situation.

Enfin, Camille eut l’air de l’apercevoir, et il s’assit auprès d’elle sur un geste de madame Saurel qui l’examinait en souriant. Nina racontait une histoire quelconque que Michel Gréville semblait écouter avec une prodigieuse attention. En réalité, il digérait. Elle avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible, dans le port de tête. Julien et mademoiselle de Luzac causèrent, à leur tour, de choses indifférentes, comme s’ils se connaissaient à peine : de Paris, des bords de la Seine, des villes d’eaux, des plaisirs de l’été et de bien d’autres sujet courants sur lesquels on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l’esprit. Nina débita des anecdotes avec un entrain communicatif de femme qui sait plaire et veut toujours intéresser. Plus familière, elle posait la main sur le bras du jeune homme, baissait le ton pour dire des riens qui prenaient ainsi un caractère d’intimité. Il s’exaltait à frôler mademoiselle de Luzac qui daignait de nouveau s’occuper de lui. Il aurait désiré accomplir des prouesses chevaleresques, se dévouer, avoir à la défendre pour lui prouver sa reconnaissance. Mais, Talberg s’approcha, et, par discrétion, il lui céda la place. De nouveau, alors, il se sentit triste, mal à l’aise, obsédé par l’obscure sensation d’un chagrin mystérieux. La figure sévère de Philippe lui déplaisait ; il lui semblait qu’un danger menaçait Camille, qu’elle avait tort d’écouter cet étranger. L’arrivée de cet homme, brisant une causerie si douce où son cœur s’accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette impression de froid et d’inquiétude qu’une parole entendue, un geste, un regard suffisent parfois à vous donner. Il lui semblait aussi que Philippe, sans qu’il devinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là.

Camille avait froncé les sourcils. Elle aurait voulu conserver Julien auprès d’elle et elle n’éprouvait pour le nouveau venu que de l’aversion : une aversion, même, qui commençait à se changer en haine.

— Je vois ce qui se passe en vous, dit-il, quand on les eut laissé seuls, par une sorte d’entente tacite… Vous me maudissez d’avoir interrompu un aussi charmant entretien.

Elle ne répondit pas.

— Vous avez tort de m’en vouloir, reprit-il ; je suis votre ami, votre meilleur ami… Si vous le permettez, je vous donnerai de bons conseils. Vous êtes seule, abandonnée dans la vie à un âge où l’on a besoin d’appui et de protection… Oh ! je sais… Vous êtes très raisonnable, en apparence, du moins, mais ce calme que vous affectez ne me rassure qu’à demi. Grâce à votre éducation exceptionnelle, vous soupçonnez dans le monde plus de passions et de désillusions qu’on n’en soupçonne généralement à votre âge. Vous êtes de ces jeunes filles curieuses qui s’instruisent en écoutant aux portes et rêvent beaucoup sur ce qu’elles ont surpris. Pourtant, ce n’est pas dans ce salon, assurément fort correct, que vous avez pu faire de sérieuses études. Qui donc, alors, s’est chargé de vous éclairer ?…

Et le regard de Philippe se portait sur Nina.

Camille eut un geste d’impatience.

— Que vous importe ?…

— Il m’importe beaucoup, parce que je vous aime.

— Vous l’avez déjà dit.

— Et je le répète. Je veux faire tous mes efforts pour vous retenir au bord du gouffre… Car, le danger vous attire et vous regardez le vide… Vous n’êtes pas de ces jeunes filles, cependant, que la modicité de leur dot force à se ronger dans les catacombes du célibat. Vous avez le nom et la fortune, mais vous avez, surtout, la beauté et la séduction qui vous permettent de croire que le miracle du mariage d’amour se produira pour vous sans compromission… Est-ce à Julien Rival que vous songez ?…

— Pas plus à lui qu’à un autre.

— Si vous deviez l’épouser, je m’effacerais devant lui.

— Je vous le répète, je ne veux pas me marier.

— Que voulez-vous donc, alors ?…

— Rien.

— Ou trop de choses, peut-être… Prenez garde, vous vous briserez dans la chute.

Camille se leva avec colère. Philippe exerçait sur elle une sorte de magnétisme involontaire qu’elle subissait malgré sa résistance. Les sentiments ont leur hiérarchie secrète et il n’est pas rare de trouver, dans les êtres qui cherchent leur voie, de ces craintes inconscientes que rien de positif, de démontré n’explique, et qui font comprendre que les jeunes gens ont besoin de maîtres, comme les peuples qui, malgré leur âge, restent toujours des enfants.

Talberg s’était rendu indispensable à la baronne de Luzac qui adorait les cartes et ne se réveillait plus guère de sa torpeur que pour faire son whist. La jeune fille ainsi avait retrouvé, chaque soir, ce même visage à la table de jeu et avait fini par y prêter une certaine attention. Inconsciemment, il agissait sur son imagination avec la puissance des êtres exceptionnels sur les êtres exceptionnels, car la vulgarité préserve des influences supérieures et rend aussi invulnérable que la meilleure des armures. Elle contemplait avec curiosité ce visage tourmenté, ces yeux sombres aux paupières courtes, ces lèvres serrées, toutes les marques que des passions inconnues avaient laissées sur la personne de l’étranger, et qui le rendaient en même temps significatif et inquiétant pour un esprit chercheur.

Lui, l’aimait depuis le premier jour. Il s’était laissé prendre au mystère de son sourire, au charme pénétrant de sa voix, à la tristesse de son regard. Comment décrire, d’ailleurs, ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces détails insignifiants pour les profanes qui expriment tout pour les initiés ?…

Pendant des heures il restait plongé dans une rêverie silencieuse, occupé uniquement à la voir. Il lui semblait que la lumière des lampes la caressait en s’unissant à elle ou qu’il s’échappait de sa blanche figure une clarté plus vive que la clarté même. Parfois, une pensée paraissait se peindre sur son front, sa paupière vacillait, ses traits se transformaient le reflet de ses cheveux jetait des tons ambrés sur ses tempes. Chaque nuance de sa beauté donnait des fêtes nouvelles aux regards de Philippe, lui révélait des choses inconnues. Il voulait lire un sentiment, un espoir dans toutes les phases de ce délicat visage. Ces discours muets devaient, pensait-il, pénétrer d’âme à âme comme un son dans l’écho ; il éprouvait des joies passagères qui lui laissaient des impressions profondes. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité ! Le sceptique endurci était devenu le plus ingénu des croyants.

Et, tandis que son muet adorateur jetait les cartes négligemment, elle songeait, mûrissait son coupable projet. Talberg, jusque-là, ne lui avait rien laissé pressentir de ses impressions et elle conservait, auprès de lui comme auprès des autres hommes, le calme singulier qui la rendait si différente des jeunes filles de son âge. Elle et lui étaient deux abîmes placés en face l’un de l’autre et attirants comme tous les abîmes.

Maintenant, il avait parlé, et elle le méprisait un peu de lui avoir dévoilé le fond de son âme.

Maurice Chazel, Duclerc et le gros Perdonnet étaient déjà partis. Paul Tissier et Michel Gréville s’étaient lancés dans une interminable discussion sur le Panama et les révélations d’Arton. Ce sujet marécageux les avait fait tomber, de fondrière en fondrière, dans les cloaques secrets de la politique et ils y pataugeaient avec une animosité croissante dont les éclats réveillèrent la baronne de Luzac. Elle se souleva sur son fauteuil à roulettes et demanda l’heure.

Ce fut le signal de la retraite.

— On s’en va, dit Camille, il est tard.

Philippe s’inclina froidement.

— C’est bien. Désirez-vous que je ne revienne plus ?…

— Que m’importe !…

— Vous êtes cruelle, mademoiselle. Cependant, je veux espérer que tout n’est pas perdu pour moi… que vous me ferez l’honneur de réfléchir à la demande que je viens de vous adresser… et que plus tard…

— Écoutez, dit-elle moins durement, je ne serai jamais votre femme, mais je ne serai la femme d’aucun autre.

— Pas même de Julien Rival ?…

— Pas même de Julien Rival… Je veux être libre dans la vie et puissante, et heureuse !… Ne cherchez pas à comprendre, ce serait inutile. Adieu, monsieur.