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Les Demi-Sexes/Troisième partie/II

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 235-241).
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II

Tout le ciel était voilé de nuages Mais, peu à peu, les vapeurs pâlirent, s’amincirent, semblèrent se fondre. On sentait que le soleil les brûlait, les buvait de toute son ardeur et qu’elles allaient s’anéantir sous l’énorme force de lumière. L’air était rafraîchi par la nuit ; un frisson de brise caressait la mer, faisait frémir, en les chatouillant, ses flots bleus striés de clartés.

Le yacht entra dans le port de Savone. Un groupe de cheminées d’usine et de fonderies qu’alimentent, chaque jour, quatre ou cinq grands vapeurs chargés de charbon, projetaient dans le ciel, par leurs bouches géantes, des vomissements tortueux de fumée noire. Georges et Camille regardaient, ravis, la petite ville italienne pleine de marchands agités, de fruits répandus par terre : de tomates écarlates, de raisins d’or ou d’améthystes, de pastèques pourpres éventrées.

Toute la journée, comme la veille, ils restèrent l’un près de l’autre, recueillis dans leur bonheur. Puis, le soir vint. Les vagues un peu lourdes, bien que le vent du large fût tout à fait tombé, traînaient autour d’eux leur bruit monotone et régulier ; et le firmament violet, d’un violet luisant argenté par une infinie poussière d’astres, laissait tomber dans leurs regards une nuit douce et légère.

La jeune femme rêvait comme au couvent, avec les rêves charmants qu’elle avait dans le dortoir blanc, avant de s’endormir. Au fond de son cœur meurtri, empoisonné d’incrédulité, se réveillaient les premières croyances avec leurs chansons naïves et leurs battements d’ailes.

Ils visitèrent Gênes qui les retint deux jours. Depuis le port jusqu’à la pointe de Porto-Fino, c’est un chapelet de villes, un égrènement de maisons sur les plages, entre le bleu de la mer et le vert de la montagne. Le yacht louvoyait sous la brise, s’inclinait ou se lançait en avant, comme un cheval qui s’emporte. Suivant les bordées, il s’éloignait ou se rapprochait du rivage. Le patron qui consultait l’horizon pour connaître, à la voilure portée et aux amures prises par les bâtiments en vue, la force et la direction des courants d’air, décida brusquement d’amener la flèche pour prévenir tout danger. La longue toile gonflée descendit du sommet du mât, glissa palpitante, comme un oiseau blessé, le long de la misaine qui commençait à pressentir la rafale prochaine. Cependant, tout était calme encore ; un peu d’écume, seulement, moutonnait devant eux. Mais, tout à coup, l’eau devint toute blanche au loin, et, lorsque cette ligne pâle ne fut plus qu’à quelques centaines de mètres, toute la voilure reçut brusquement une grande secousse, et l’eau floconneuse s’agita, se souleva sous l’attaque invisible et sifflante de la bourrasque.

Couché sur le côté, le bordage noyé, les haubans tendus, la mâture craquant, le yacht partit d’une course affolée, gagné par un vertige, par une furie de vitesse.

Camille, pressée sur la poitrine de Georges, s’abandonnait à cette ivresse, avec le souffle rauque de la volupté.

— Encore ! encore ! murmurait-elle… Oh ! mourir ainsi !…

Mais il fermait ses lèvres d’un baiser.

— Mourir ?… Non, non, nous sommes trop heureux !

Cette tempête ne dura guère qu’une heure, et, subitement, lorsque la Méditerranée eut repris sa belle transparence de pierre précieuse, le ciel n’eut plus que des sourires et la gaieté du soleil se répandit largement dans l’espace.

Ils passèrent devant Porto-Venere, à l’entrée du golfe de La Spezzia, Santa-Margherita, Rapallo, Chiavari. Ils s’arrêtèrent dans un petit village plein de fleurs et de fruits. L’endroit leur parut si délicieux qu’ils voulurent y passer quelques jours.

Jamais ils n’avaient senti une impression de béatitude comparable à celle du repos qu’ils goûtèrent dans cette crique verte solitaire et silencieuse.

Le yacht demeurait immobile au milieu de la rade minuscule, et ils rôdaient le long des côtes dans un canot, allaient à la découverte de ce pays de rêve.

Ils trouvèrent des grottes mystérieuses et fraîches, des écueils à fleur d’eau qui portaient des crinières d’herbes marines. Ils voyaient flotter, sous eux, dans les ondulations de la vague, des plantes roses et bleuâtres où glissaient d’immenses familles à peine écloses de jeunes poissons. Des gamins, au corps de bronze, plongeaient pour attraper des sous ou gambadaient follement de rocher en rocher. Quand ils avaient assez ramé, ils remontaient, s’égaraient dans les terres.

D’innombrables petits chemins séparaient des jardins d’oliviers et de figuiers enguirlandés de pampres brunis. À travers les feuillages, ils apercevaient à perte de vue la mer changeante, des caps, des villages blancs, des bois sombres de sapins sur les pentes et les sommets de granit gris. Des femmes grandes, aux yeux noirs et profonds les regardaient passer.

Huit jours après, ils étaient à Florence. Georges avait pour cette cité superbe, où les grands hommes de la Renaissance ont jeté les trésors à pleines mains, un culte tout particulier. Le même reflet d’impérissable beauté apparu sous le pinceau des peintres, sous le ciseau des sculpteurs, s’agrandit en lignes de pierre sur la façade des monuments, et les églises sont pleines des œuvres de Lucca della Robbia, de Donatello, de Michel-Ange, de Jean de Bologne, de Benvenulo Cellini. L’artiste était conquis, grisé par la séduction de ce voyage dans une forêt de merveilles humaines, et rien n’égalait son admiration.

De bonne heure il emmenait Camille pour l’associer à sa joie. Il lui montrait les vierges des primitifs aux traits innocents, aux cheveux clairs, idéales et mystiques, et il les comparait à celle qu’il avait composée d’après elle et qui lui paraissait égale en beauté. Chaque jour, il avait des surprises : il voyait des choses qui ne sont point indiquées au commun des visiteurs ; il découvrait, sur les murs, au fond des chœurs, des peintures inestimables des maîtres d’autrefois qui vivaient pauvres et sans espoir de fortune, avec la divine consolation de leur génie.

Un soir, comme ils rentraient à l’hôtel, on remit à Camille une lettre qu’elle froissa avec colère.

Étonné, il demanda :

— Vous ne lisez pas ?…

— Je ne connais pas l’écriture… Ce papier n’a pas d’importance.

Pourtant, elle déchira l’enveloppe. Dès les premières lignes, un tremblement la saisit.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Oui.

— Peut-on savoir ?

— Sans doute… Une amie malade.

Il prit la clef de la chambre et monta, sans insister davantage, tandis qu’elle se retenait à la rampe pour ne pas tomber. La lettre était de Philippe et contenait ces mots :

« J’ai pu enfin retrouver vos traces. Quoi que vous fassiez, vous ne m’échapperez pas ! Je suis à Florence et me présenterai à votre hôtel demain à trois heures. Éloignez votre mari. »

— Est-ce que vous souffrez ? demanda Georges, quand il eut refermé la porte sur eux.

— Non, dit-elle, en faisant un effort ; je suis simplement attristée par ce que je viens d’apprendre… Allons plus loin, mon aimé… partons demain, veux-tu ?…

— Partir ?… Nous avons encore tant de choses à voir !…

— Nous les verrons en revenant ; j’ai besoin de m’étourdir, d’oublier ; tu comprends ?…

— Accorde-moi encore un jour ou deux ?…

— Non, je t’en prie, fais cela pour moi !…

Elle l’enlaçait, câline, suppliante.

— Soit, dit-il, nous partirons.

— Demain matin ?…

— Demain matin.