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Les Demi-Sexes/Troisième partie/III

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 242-249).
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III

Camille était devenue une autre femme, toute de tendresse et de grâce. Elle plaisait, elle ravissait par l’imprévu de sa féminité ; elle recevait du contact des êtres et des choses des impressions particulières dont l’expression se traduisait d’une façon originale. Elle sentait, elle voyait, elle jugeait mieux que par le passé et avec une bienveillance plus grande.

Parmi les mondaines et les bourgeoises, l’être féminin est toujours, pour ainsi dire, le même être et la sensitivité des unes et des autres semble établie sur un patron identique. Sous l’action de causes extérieures elles ont des répulsions, des tendresses, des commisérations et des révoltes qui échappent aux hommes. Chez toutes, les premiers mouvements de l’âme sont atténués par une sorte de réserve craintive qui les corrige, les amende, les rend bienséantes, et, chez toutes, sauf de légères nuances, apportées par un tempérament d’une nervosité exceptionnelle, tout se dissimule de même par fierté ou par prudence. Les impressions de Camille avaient, au contraire, la saveur âpre d’une âme de révolte et de lutte. Elle dédaignait de feindre, et se montrait, dans le primesaut de ses opinions. Il avait fallu cette passion soudaine pour lui inspirer l’idée de la dissimulation, et elle ne s’y résignait, qu’à contre-cœur. Toujours, d’ailleurs, elle demeurait la créature d’élection, douée aristocratiquement pour les élégances supérieures, apprises plutôt par une faculté d’intuition que par l’éducation reçue.

Georges ne s’inquiéta pas longtemps du caprice inexplicable de sa femme ; elle était redevenue charmante et ne parlait pas de la lettre qui lui avait causé tant d’émoi. À différentes reprises, il tenta de l’interroger sur cette amie dont elle ne lui avait jamais rien dit ; mais, après quelques phrases banales, elle détournait la conversation, lui parlait à son tour de sa vie passée, de ses commencements, de ses premières luttes. Et sa confiance en elle se fortifiait, grandissait, malgré l’avertissement.

Camille, au contraire, commençait à se réveiller du beau songe qu’elle avait fait. Malgré sa tranquillité apparente, une secrète angoisse étreignait son cœur. Elle aurait voulu fuir au bout du monde, mettre entre son passé et son présent le silence de la tombe. Elle avait la résolution de se guérir, même du souvenir, et tout son être frissonnait de rage à la pensée que l’ennemi était sur ses traces et la poursuivait toujours avec le même acharnement. Elle fût devenue criminelle pour lui échapper ; mais comment châtier un tel adversaire ?… Elle se désolait de cette situation sans fin et s’exaltait à parler de ses projets d’avenir et de sa joie, avec des larmes plein les yeux.

Georges lui demandait, parfois.

— Pourquoi donc m’avez-vous aimé, Camille ?… Il me semble que je n’ai rien de ce qu’il faut pour séduire une femme !…

Elle l’interrompait, animée de raisons et de raisonnements.

Et, comme il souriait, incrédule.

— Je vous aime, parce que vous ne ressemblez pas aux autres, que vous avez des pensées plus hautes que vos désirs, que vous ne cherchez pas l’unique assouvissement des sens et les satisfactions de la vanité…

Puis, elle ajoutait avec inquiétude :

— Serez-vous toujours le même ?…

— Oui, Camille, dans bien des années, je serai le même… Mais, vous ?… N’êtes-vous pas semblable à la plupart des femmes à passions, à caprices violents qui mettent tout simplement leur vie en romans ?… Jusqu’à présent, j’avais préféré l’art à l’amour, parce que l’art ne trompe pas… Vous m’avez appris que la tendresse valait mieux encore. Le cœur a besoin d’un compagnon caché. Le goût ambitieux du succès n’empêche pas un homme d’être dévoué et fidèle, de donner toute sa pensée, sinon tout son rêve, son affection, son attachement sincère, la confiance absolue de son âme, pour recevoir, en échange, la si rare et si douce impression de n’être pas seul dans la vie. Je vous en prie, soyez toujours la même, et laissez-moi m’appuyer sur vous avec sécurité, comme sur la plus loyale et la plus digne.

Elle devenait d’une pâleur mortelle, frémissait de la tête aux pieds, tant ces paroles lui faisaient de mal.

Ils étaient partis le lendemain matin, comme elle l’avait désiré, et il avait profité de ce caprice pour aller visiter un pays éloigné où d’autres artistes ont laissé des souvenirs plus effacés, mais éternels, aussi.

On est convaincu, en France, que la Sicile est d’un accès difficile, et si quelques voyageurs courageux s’aventurent parfois jusqu’à Palerme, ils s’en reviennent satisfaits, sans pousser plus loin leur visite. Cette île, perle de la Méditerranée, n’est point au nombre des contrées qu’il est d’usage de parcourir, et les snobs n’en demandent pas davantage pour s’abstenir, tout en France étant une question de mode.

Pourtant, les beautés naturelles et artistiques de la Sicile sont particulièrement remarquables et méritent bien de retenir l’attention. Tous les peuples désirèrent et possédèrent cette contrée charmante, ardemment convoitée comme une jeune et belle maîtresse… Autant que l’Espagne, elle est le paradis des fruits d’or, le sol fleuri dont l’air, au printemps, n’est qu’un parfum, et elle allume, chaque nuit, au-dessus de la mer, le fanal mystérieux de l’Etna, le plus grand volcan d’Europe !

Chez elle, est né un art spécial, original, où domine l’influence arabe, au milieu des souvenirs grecs et parfois égyptiens. Les sévérités du style gothique, apporté par les Normands, sont tempérées par l’ornementation charmante de la décoration byzantine. Et c’est un plaisir incomparable de rechercher, dans ces exquis monuments, la marque spéciale de chaque art, de discerner le détail venu d’Égypte, l’ogive lancéolée qu’apportèrent les Arabes, les voûtes en relief qui ressemblent aux stalactites des grottes marines, le pur ornement byzantin ou les frises gothiques qui éveillent le souvenir des hautes cathédrales du Nord.

Georges fit voir à Camille toutes ces œuvres qui, appartenant à des époques et à des germes différents, forment cependant un tout harmonieux et puissamment original. Il lui montra des échantillons de l’architecture grecque antique, au milieu de paysages adorablement ensoleillés. Partout, ils étaient conquis, émus, par ce quelque chose de presque sensuel que la couleur ajoute à la beauté des formes. L’effet admirable des églises vient à Palerme du mélange et de l’opposition des marbres et des mosaïques. Alors que le bas des murs est orné de fines arabesques de pierre, le dessus est d’une richesse inouïe avec ses sujets gigantesques aux couleurs éblouissantes. On dirait du Puvis de Chavannes plus coloré, plus puissant, plus naïf, fait dans des temps de foi violente par un artiste inspiré.

Personne ne ressemble moins à un Napolitain qu’un Sicilien. Celui-ci a la gravité d’allure de l’Arabe jointe à la vivacité d’esprit de l’Italien. Son orgueil natal, son amour des titres et la fierté de sa physionomie le rapprochent aussi de l’Espagnol. Les rues de Palerme sont larges et belles dans les quartiers riches et ressemblent, dans les quartiers pauvres, à toutes les ruelles étroites, tortueuses et colorées des villes d’Orient. Les femmes, enveloppées de chiffons de nuances vives, causent devant leurs maisons et regardent passer les étrangers de leurs yeux sombres qui étincellent sous la forêt de leurs cheveux noirs ou roux. Quoiqu’on dise des brigands siciliens, on peut en ce pays, courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte et sans armes, on ne rencontre que des gens pleins de bienveillance pour les visiteurs.

Georges et Camille s’installèrent à une petite distance de la ville, à un endroit d’où l’on domine toute la vallée pleine d’orangers en fleurs.

Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l’esprit et trouble les sens. Cette senteur les enveloppait, mêlait la délicate sensation des parfums à la joie de leur amour, les jetait dans un bien-être de pensées et de corps qui était encore du bonheur.

Ils apercevaient, autour d’eux, de hautes montagnes aux lignes douces, aux lignes classiques, et, sur les sommets, ces temples, sévères, un peu lourds, sans doute, mais admirablement imposants qu’on rencontre partout dans le pays. Le chemin de fer suit le rivage, un rivage de terres rousses et de rochers orangés. Puis, la voie s’incline vers l’intérieur de l’île dans des champs soulevés, comme une mer de vagues monstrueuses et immobiles. La route monte entre deux lignes d’aloès fleuris, et on longe, à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes guerrières, aiguës, armées et cuirassées jusqu’au bout des feuilles, en contemplant, dans le lointain, le profil d’un temple grec, d’un de ces puissants monuments que le peuple divin élevait à ses dieux humains.