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Les Demi-Sexes/Troisième partie/V

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 258-268).
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V

Georges, extrêmement inquiet, passa la nuit dans un fauteuil auprès du lit de sa femme.

Elle avait le délire, s’agitait fébrilement, portait ses deux mains à sa gorge, semblait vouloir s’arracher la sensation d’une douleur aiguë au dedans d’elle. Vainement il lui fit respirer de l’éther ; les ondes de souffrance qui passaient dans son corps continuèrent à la parcourir, à la secouer pendant des heures. Puis, tout à coup, des pleurs, un déluge de pleurs s’échappant de ses yeux emporta la terrible crise. Ce ne fut plus qu’un tressaillement de loin en loin dans cet être accablé, bientôt apaisé par une lassitude, par un brisement général.

À la suite de cette épreuve, Camille tomba dans une grande mélancolie. « Un enfant ! Comme il aurait été doux d’avoir un enfant de cet homme qu’elle adorait de toutes les forces de son être !… Froidement, inexorablement, elle s’était condamnée à la stérilité éternelle !… Par quel vertige de folie avait-elle donc commis ce crime ?… » Une voix lui murmurait qu’un enfant à aimer aurait été sa Providence ; que tout ce qu’elle redoutait encore d’elle-même serait allé sur cette tête pour s’y sanctifier. Il lui semblait sentir son cœur de mère apaiser et purifier son horrible passé. Elle voyait dans un enfant ce je ne sais quoi de céleste qui console et qui guérit ; un petit ange de délivrance sorti des fautes humaines pour les racheter et les effacer.

Quand elle commença à vaincre le premier anéantissement de son désespoir, quand, la perception de la vie lui revenant, elle regarda autour d’elle avec des yeux troubles encore, elle chercha Georges pour se jeter dans ses bras ; mais, fatigué de cette nuit d’insomnie, il se promenait dans le jardin.

Elle l’appela d’une voix câline.

— Pardon, mon aimé.

— Comment te trouves-tu, maintenant ?

— Bien mieux… Mais toi ?… Tu n’as pas dormi un instant…

— Oh ! moi, je suis fort.

— Tu devrais te reposer.

— Non ; je désire ne pas te quitter. Tu m’assures que tu ne souffres plus ?…

— Plus du tout. Mais… ne me parle jamais de… ce que tu m’as dit cette nuit…

Il la considéra avec un étonnement douloureux.

— Pourquoi donc ?…

— Je t’expliquerai plus tard… Oui, plus tard…

— Oh ! Camille ! me serais-je trompé ?… N’es-tu pas la femme, la vraie femme avec toutes ses tendresses, tous ses dévouements ?…

— Oui, je suis cette femme… maintenant ; tu le verras bien.

— Et tu aimeras ton enfant… tes enfants ?…

Elle l’interrompit, frissonnante.

— Si tu savais le mal que tu me fais !… Je ne te suffis donc plus ?… Il te faut autre chose pour intéresser ta pensée ?…

— Tu es la seule adorée, aujourd’hui comme hier ; mais je songe à l’avenir, à ce qui doit arriver nécessairement.

Elle hocha la tête avec mélancolie.

— Ne songe à rien qu’à notre amour… Il est assez grand, crois-moi, pour emplir notre vie !

Tout à fait rassuré sur l’état de santé de Camille, il sortit un moment, après le déjeuner, désirant faire choix de quelque curiosité, de quelque bibelot original à rapporter à Paris.

La jeune femme, dans le jardin de la villa, respirait la brise parfumée. Les rives de Sicile exhalent une si puissante odeur d’orangers fleuris que le détroit, tout entier, en est imprégné comme une chambre d’amoureux.

Elle recevait ces sensations par toute la surface de sa chair, autant que par ses yeux, sa bouche, son odorat et ses oreilles. C’était chez elle une faculté rare et redoutable que cette excitabilité nerveuse de l’épiderme et de tous les organes qui lui faisait une émotion des impressions physiques, et qui, suivant les températures, les senteurs du sol et la couleur du jour, lui imposait des tristesses ou des joies.

À demi couchée sur une marche de marbre, elle écoutait une musique lointaine. Les sons affaiblis, mais clairs, d’une sonorité charmante, jetaient par la campagne endormie un murmure d’opéra.

Une voix parla près d’elle, et elle jeta un cri :

— Vous ! encore vous !…

— Il faut que vous m’écoutiez ; ce que j’ai à vous dire est grave, murmura Philippe.

— Je vous écoute… hâtez-vous.

— Je vous aime toujours, Camille, et je ne peux me résoudre à vous perdre. Il faut que vous m’apparteniez, comme par le passé.

Elle se redressa, farouche :

— Jamais !

— Il le faut… Songez que vous n’êtes pas libre… que votre passé…

— Ah ! toujours mon passé !… Je traînerai donc jusqu’à la mort cette honte après moi ?

— Oui, jusqu’à la mort… Rappelez-vous… Moi aussi, je vous ai offert mon nom ; moi aussi, je vous ai aimée craintivement et purement… Pourquoi m’avez-vous repoussé ?…

— Eh ! le sais-je ?… Je n’étais pas alors la femme que je suis aujourd’hui… On avait perverti ma pensée et souillé mon âme. N’ayant fait, par une sorte de fatalité que des connaissances dangereuses dans ce monde féminin et parisien où la plus incroyable dépravation se cache sous la correction des manières et de la vie apparente, je devais succomber. Ne sachant rien encore, j’ai appris le mal aussi facilement que j’aurais appris le bien. Est-ce ma faute si je suis restée orpheline à un âge où la surveillance d’une mère et la protection d’un père sont indispensables ?…

— Les causes ne me regardent pas ; je ne veux voir que les résultats.

— Vous êtes injuste.

— Tout est injuste dans l’existence… Vous aviez assez de discernement pour comprendre et choisir… Les bons exemples ne manquent pas plus que les mauvais.

— Ce ne sont pas les bons exemples qui manquent, ce sont les bons conseils.

— Pourquoi récriminer, puisque rien de ce qui est arrivé ne peut s’anéantir ?…

— Et, si je veux refaire mon existence, de venir une honnête femme ?…

— Ce n’est plus possible.

— Vraiment ?…

— Non ; je ne me résignerai pas à vous perdre.

— Vous n’avez aucun droit sur moi ; je puis vous chasser à l’instant même…

— Essayez.

— Vous diriez tout à Georges ?… Vous auriez cet infâme courage ?…

— Peut-être.

— Quel homme êtes-vous donc ?…

— Un homme qui vous désire jusqu’au crime…

— Julien m’aimait plus que vous, et il s’est résigné.

— Julien s’est résigné parce qu’il vous croit une femme comme les autres : tendre et faible… Mais moi, je me révolte, parce que je connais votre hypocrisie et votre indignité.

— Oh !

— Oui, oui, je me révolte, car votre repentir momentané ne m’inspire aucune pitié !… Vos fautes sont de celles qui ne s’expient ni ne se pardonnent !… Vous êtes un monstre dans la nature, et si vous n’aviez pour vous la jeunesse et la beauté, il faudrait vous supprimer comme une bête nuisible !… Mais, je vous aime à cause de cette jeunesse et de cette beauté… peut-être, aussi, à cause de cette perversité qui flatte mes mauvais instincts. Nous nous valons, Camille, et rien ne pourra nous séparer que mon bon plaisir.

Il lui prit les poignets et la poussa vers la porte demeurée ouverte. Elle luttait et se débattait avec une force inouïe, n’osant crier cependant.

Malgré les insultes dont elle le souffletait, d’une voix étranglée par la haine, il ne cédait pas, encerclait sa taille et maintenait son corps révolté. Elle se sentait portée, dominée, conquise, et l’idée qu’elle allait être possédée encore une fois par cet homme qu’elle haïssait de toutes ses forces lui donnait la tentation d’un crime ; des lueurs rouges passaient devant ses yeux, ses mains se crispaient au cou de son bourreau.

Tout à coup, la porte du jardin s’ouvrit, et Philippe, soudain dégrisé, se releva, s’éloigna de la jeune femme. Quand Georges entra, il avait repris tout son sang-froid, tandis que Camille, livide, s’appuyait à un meuble pour ne pas défaillir.

Le sculpteur s’avançait, la main tendue.

Mais, elle dit ironiquement, défiant son ancien amant d’un regard cruel :

— Cet homme n’est pas votre ami, chassez-le !

Philippe tressaillit sous l’injure.

— Je crois que madame Darvy est folle !… Qu’ai-je donc fait ?…

Elle répéta d’une voix vibrante :

— Georges, je vous dis de chasser cet homme !…

Le comte fit un geste de menace.

— On ne me chasse pas !… Si vous n’étiez une femme, vous expieriez durement ces paroles !…

Mais elle, les lèvres frémissantes, les yeux étincelants, dit encore :

— Sortez !… sortez !…

— Non, pas avant d’avoir raconté ce que vous êtes… ce que…

— Racontez-le donc !

Elle s’était croisé les bras et le défiait d’un air de suprême dédain.

— Parlez donc ! répéta-t-elle… Vous hésitez ?… Auriez-vous peur ?… Peur d’une femme !… Ce n’est guère dans vos habitudes !…

Mais, Philippe, la bouche serrée, le visage contracté par la fureur, se dirigea vers la porte.

— Non, dit-il, je garderai le silence, cette fois encore. Monsieur, ajouta-t-il, en se tournant vers Georges, pardonnez-moi d’avoir prolongé cette scène pénible… Je ne sais ce que madame Darvy peut avoir contre moi, et je ne veux pas le savoir… Je ne vous fais pas responsable des insultes qu’elle vient de m’adresser dans un moment de démence.

Georges avait pris la main de sa femme.

— Explique-toi !… Pourquoi cette scène ?… Est-ce que tu aurais eu à te plaindre ?… Parle, voyons ?… Je suis là pour te venger…

Mais, elle partit d’un rire nerveux, saccadé.

— Non, non, un simple caprice… j’ai tort certainement…

— Et vous, monsieur ?… Vous en avez trop dit ou pas assez… je veux savoir !…

— Pardonnez un moment d’indignation bien involontaire… Je ne sais absolument rien.

— Cependant, tout à l’heure, vous accusiez…

— J’accusais pour me défendre… Croyez, monsieur, que je déplore cette scène fâcheuse autant que madame Darvy qui n’a pas été maîtresse de ses nerfs… Je regrette tout ce que j’ai pu dire… inconsciemment.

Philippe avait refermé la porte, et quand elle entendit son pas s’éloigner, sur le sable du jardin, elle prit son mari dans ses bras, le serra contre sa poitrine, écrasa sur ses lèvres les questions inquiètes qu’il allait poser.

— Ne m’interroge pas… je l’en supplie !… Je n’ai rien à me reprocher !… rien !… Tu ne doutes pas de moi, n’est-ce pas ?… Je n’aime que toi, je te le jure !… Quand on cherchera à te détourner de mon affection, résiste, proteste, toutes les accusations seront des calomnies !… Je suis sincère… avec toi, je l’ai toujours été… Est-ce que l’on peut ne pas être sincère quand on s’adore ?… Seulement, vois-tu, le monde est méchant et jaloux ; la pureté des sentiments l’indigne et le blesse… Quoi qu’on te dise de moi, n’est-ce pas, tu ne le croiras pas ?… Répète que tu ne le croiras pas ?…

Étourdi par ce flux de paroles, il ne répondit que par des baisers aux baisers de Camille ; mais le doute était entré en lui, et s’il n’en souffrait pas encore, il le sentait déjà vaguement et sournoisement s’installer en son âme.