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Les Demi-Sexes/Troisième partie/VI

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 269-275).
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VI

Philippe retournait dans sa tête mille projets de vengeance. Pourtant, la vengeance était si aisée qu’il la repoussa. Son amour se décomposait, se tournait en haine sans affaiblir son désir. Il se mettait à détester sa maîtresse, à chercher tout ce qui pouvait la lui faire détester davantage, afin de s’en guérir. Et sa pensée revenant aux fautes de la jeune femme, à son affreuse existence d’autrefois, il se persuadait qu’elle jouait une fois de plus une comédie indigne, et il la prenait en horreur, se sauvait d’elle comme d’une malédiction.

Cependant, il ne parvenait pas à l’oublier, et, de retour à Paris, une de ses premières visites fut pour Julien Rival qu’il savait inconsolable comme lui. Malgré sa rancune, il éprouvait le besoin de parler d’elle et de calmer ses souffrances par les souffrances d’un autre.

Ainsi que Philippe l’avait prévu, Julien était de retour dans l’appartement qu’il avait meublé et paré pour son amour. Il passait des heures devant le petit lit de bois noir où il l’avait tenue dans ses bras ; il contemplait un mouchoir de dentelles qu’elle avait oublié, une voilette, un gant — précieuses reliques dont la vue caressait et meurtrissait son cœur. — Il vivait de plus en plus retiré chez lui, ne recevant que quelques amis de loin en loin. Le combat durait toujours, la dispute intérieure était épouvantable. Depuis des semaines, des mois, il se sentait oublié de tout ce qu’il avait chéri ; il souffrait de la privation de ces mots d’affection, de ces silences de caresses avec lesquels, autrefois, la chère absente le berçait tout le long du jour par l’espoir et le souvenir. Il n’avait plus rien de cette tiédeur de tendresse qui était l’air vital de son âme. À la longue, un sentiment de peur de lui-même lui venait devant les hantises de son cerveau, comme devant un danger. Il se reculait de ses évocations, se défendait des images qu’elles créaient comme devant des tentations. Une immense tristesse noyait ses jours et ses interminables nuits.

Quand Philippe vint le voir, il fut satisfait de pouvoir s’entretenir avec quelqu’un qui avait connu Camille et qui, peut-être, le renseignerait sur son existence nouvelle. Le comte de Talberg avait souri en voyant l’abattement et la mélancolie du jeune homme.

— Vous ne pouvez donc pas l’oublier ? demanda-t-il.

Julien rougit devant le regard pénétrant qui fouillait sa conscience et remuait sa douleur.

— Ah ! dit Philippe, il y a des femmes que l’on devrait tuer !… Si ma peine peut soulager la vôtre, je vous la confie… Malgré tout mon scepticisme, je ne suis pas plus vaillant que vous.

Vivement le jeune homme lui prit la main.

— Oh ! comme je vous plains !

— C’est singulier, je n’avais jamais rien ressenti de semblable ; et mon état d’âme actuel me comble d’étonnement. J’ai plus de jugement que d’instinct, et, au fond, je ne suis qu’un jouisseur exigeant et capricieux. J’ai aimé les choses de la vie avec des sens d’expert qui savoure sans se griser, et qui, raisonnant ses goûts, ne saurait les subir aveuglément. Et voilà que sans préparation, sans motifs, une femme s’est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma connaissance de ses pareilles. Cette femme est une coquette, une vicieuse, une dangereuse créature que je ne saurais ni estimer, ni chérir ; et, pourtant, elle me tient par mille liens puissants que je ne peux dénouer. Je la hais, je la méprise et je la désire follement !…

— Moi, dit Julien, j’aime une adorable créature qui ne m’aime plus… Mais, j’ai, au moins, la consolation de la gratitude et du respect.

Philippe eut un sourire mauvais.

— Oui, vous m’avez déjà dit cela, et je n’ai pas voulu vous enlever vos illusions… Votre maîtresse ne vaut pas mieux que la mienne.

— Je n’ai rien à lui reprocher que son indifférence, je vous le jure !… N’a-t-elle pas agi loyalement en me prévenant qu’elle ne m’aimait plus ?… Et puis, il y avait une autre raison…

— Je sais… le mariage.

— Le mariage… oui. Vous voyez que je ne saurais lui en vouloir… Je suis malheureux, voilà tout.

— J’admire votre confiance, reprit Philippe amèrement. Moi, j’ai perdu la foi depuis longtemps. Celle que j’ai possédée, après beaucoup d’autres, ne compte plus ses chutes. Que craint-elle, d’ailleurs ? n’a-t-elle pas visité la clinique du docteur Richard qui l’a préservée, à tout jamais, des risques de la maternité ?… Elle n’a plus de la femme que ce qui grise et affole, le charme pervers qui prend le mâle et le soumet en dépit de l’expérience et du mépris. Elle est tombée au-dessous de la honte, au dessous de la nature même. De chute en chute, elle a ramassé les amours qui se dissipent en une nuit, ce qui passe, ce qu’on rencontre, ce que le hasard d’une soirée ou d’un dîner fait trouver à la créature qui cherche… Elle a perverti des jeunes filles et a passé avec elles des moments indescriptibles. Elle n’a plus besoin de se donner le temps du désir ; son caprice est furieux, soudain, allumé sur l’instant. Affamée de la femme ou de l’homme, elle regarde à peine ses conquêtes et ne saurait les reconnaître. Ses yeux, dans tous les êtres, ne voient plus que la proie sensuelle ; l’individu lui est égal !… La dernière pudeur et le dernier sens humain de la débauche : la préférence, le choix, et, jusqu’à ce qui reste aux prostituées pour conscience, le dégoût, le dégoût même, elle l’a perdu !… L’amour n’a été pour elle que la satisfaction d’une malsaine curiosité, et elle n’a jamais apporté dans ses caprices que les froids instincts du mal qu’éveillent les mauvais livres, les confidences dangereuses, les premiers souffles d’impureté qui déflorent !… Ce que la femme met autour de l’homme qu’elle aime, ce dont elle le voile, le caresse : les mots aimants, les imaginations de tendresses, rien de tout cela n’existe pour elle… Encore une fois, l’amour n’est à ses yeux qu’une image obscène et défendue !… Elles sont ainsi toute une bande à Paris. On les rencontre voilées dans les mauvais lieux ; elles semblent jetées hors de leur sexe, ne craignent pas d’attaquer, de solliciter, d’abuser de l’ivresse, et c’est à elles que l’on cède !… Elles marchent, humant l’air, flairant autour d’elles, allant à ce qu’il y a d’embusqué et d’impur, sinistres, frémissantes ou affreusement gaies… Elles se glissent, rampent, rasant les ténèbres avec des physionomies de folles et de malades qui font travailler sur des abîmes de tristesse le cœur du penseur et la pensée du médecin.

— Oh ! fit Julien, ce n’est pas possible, on ne rencontre pas de ces malheureuses dans notre monde !…

— On en trouve dans tous les mondes.

— Comme je vous plains d’avoir aimé une de ces pauvres créatures !

— Votre maîtresse, dites-vous, est digne de tous les respects ?… la mienne a tous les vices… La vôtre est bonne, douce et sincère ; la mienne est cruelle, insolente et menteuse. La vôtre n’a eu qu’un seul amant ?… la mienne s’est donnée au premier venu ; et, cependant, votre maîtresse et la mienne ne sont qu’une seule et même femme !

Julien bondit, et, se dressant devant le comte :

— Vous mentez !… Vous mentez !…

Philippe répéta froidement :

— Votre maîtresse et la mienne ne sont qu’une seule et même femme qui se nomme …

Mais, il n’eut pas le temps d’achever : la main de Julien s’était abattue sur son visage.