Aller au contenu

Les Demi-Sexes/Troisième partie/VII

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 276-280).
◄  VI.
VIII.  ►

VII

Une rencontre fut décidée. Cependant, Philippe ne voulait pas tuer Julien qui ne lui inspirait qu’une immense pitié. Déjà, il regrettait d’avoir parlé, d’avoir cédé à la folie criminelle de cet aveu… Malgré lui, il avait éprouvé le besoin de laver ses plaies avec le sang d’un autre, et, cruellement, il avait fait de nouvelles blessures pour soulager les siennes.

Il était huit heures quand les témoins des deux adversaires vinrent les chercher pour les conduire sur le terrain du combat.

Philippe s’était exercé, la veille, dans une salle d’armes, non pas pour mieux atteindre Julien qu’il savait inexpérimenté, mais pour ne lui faire qu’une blessure insignifiante. « Comme c’était inutile de se battre dans ces conditions !… Que gagnaient deux hommes à risquer leur vie pour une drôlesse ?… » Et, son esprit, vagabondant dans le noir, raisonnait sur la pauvreté d’esprit des gens, la médiocrité de leurs idées et de leurs préoccupations, la niaiserie de leur morale.

Rentré chez lui, après avoir dîné sommairement dans un restaurant du boulevard, il s’était senti inquiet, mal à l’aise, une seule idée emplissant son esprit : « Un duel demain avec Julien, Julien qui ne m’a rien fait et qui aurait pu devenir mon ami ! »

Il s’était mis à réfléchir sur cet étrange événement qu’il n’avait pas cherché, qu’il n’avait pas prévu… Ses mains tremblaient un peu d’un frémissement nerveux quand elles touchaient les objets ; sa tête s’égarait ; ses pensées tournoyantes, hachées, devenaient fuyantes, douloureuses. Et, sans cesse, il se répétait : « Je ne veux pas tuer cet enfant ! »

Puis, distinctement, il avait vu Julien étendu sur le tapis de sa chambre ; il avait vu ce visage creux qu’ont les morts et cette blancheur des mains qui ne remueront plus.

D’un bond, Philippe s’était dressé et avait ouvert la fenêtre pour chasser l’affreuse vision. Il se figurait, maintenant, son attitude à lui et la tenue de son adversaire ; il imaginait les moindres détails du combat, et se promettait de rester calme, de parer les attaques sans riposter, de faire à Julien une égratignure seulement ; mais l’horrible crainte revenait avec le remords de son inutile délation.

Il avait ouvert une armoire, saisi une bouteille d’eau-de-vie et s’était mis à boire à longues gorgées, avec avidité. Une chaleur pareille à une flamme lui avait bientôt brûlé l’estomac, s’était répandue dans ses membres, avait raffermi son âme douloureuse, et il était demeuré ainsi, jusqu’au matin, dans une vague somnolence. Puis, quand il avait entendu, dans le lointain, les locomotives jeter des appels aigus et répétés il avait commencé sa toilette lentement.

Deux heures après on frappait à sa porte, et ses témoins faisaient leur entrée. Dans la voiture, ils avaient trouvé le médecin qui dormait sur les coussins.

Un brouillard humide enveloppait les choses, donnait à tout une teinte uniforme et mélancolique. Les feuilles pourries adhéraient aux roues du landau, des éclaboussures de boue jaillissaient sur les vitres. Les allées du Bois étaient désertes à cette heure matinale. Ils avaient tourné à droite dans une avenue, puis encore à droite, s’étaient engagés dans un petit chemin que terminait une clairière.

L’autre voiture y stationnait déjà, et Julien, très calme, regardait venir son adversaire. Il le salua avec une courtoisie grave qui plut à Philippe. Après les préparatifs, le témoin prononça la phrase sacramentelle : « Allez, messieurs ! » Le premier engagement fut des plus vifs, et, cependant, ne donna pas de résultat, grâce au sang froid du comte ; mais les combattants se remirent en garde et Julien, bien tôt, roula sur l’herbe en poussant un faible cri. Le fer de Philippe avait pénétré dans le sein gauche et s’était frayé un chemin, tout droit, en plein poumon.

Comme on voulait relever le jeune homme.

— Ne me touchez pas, dit-il, je sens que le moindre mouvement hâterait ma mort… Éloignez-vous, je voudrais parler à M. de Talberg.

Ce dernier déjà s’était agenouillé dans l’herbe auprès du blessé, tandis que les témoins s’écartaient respectueusement.

— Je suis heureux de mourir, poursuivit Julien. Je me suis jeté sur votre épée, et vous avez fait, certes, tous vos efforts pour m’épargner… Je suis heureux de mourir, car je sais, maintenant que vous avez dit vrai. L’indignité de cette femme est certaine, et je ne comprends plus mon aveuglement… C’est pour elle que je meurs… C’est elle qui me tue !

— Oh ! je regrette bien d’avoir parlé…

— Non, non, ne regrettez rien. Tôt ou tard, j’aurais appris la vérité, et vous n’avez fait qu’abréger mes souffrances… Donnez-moi la main.

Le comte prit la main que Julien n’avait plus la force de lui tendre. Le blessé essaya encore de parler, mais une convulsion lui coupa la voix. Il râlait maintenant et crachait du sang qui coulait du coin de ses lèvres à chacun de ses hoquets. Son cou, sa poitrine, ses vêtements semblaient avoir été baignés dans une cuve rouge. Il ferma les yeux, à bout de forces, haletant affreusement, et on entendit dans sa gorge, jusqu’au fond de ses poumons, un gargouillement sinistre.

Philippe se releva, et, jetant un dernier regard sur le corps maintenant immobile.

— Oh ! Camille, murmura-t-il, le crime que tu m’as fait commettre ne restera pas impuni !