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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 20

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Delongchamps (tome IIp. 1-10).


CHAPITRE XX.

Mauvaise réputation.

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Saint-Alvire s’habilla et partit. Il imagina d’aller à la Comédie-Italienne. On y donnait Nina ; il pensa s’y trouver mal et sortit dans les corridors ; il y trouva le chevalier de Saint-Léger qui venait le chercher, disait-il, pour le mener à la loge de madame de Thési. « Qu’est-ce que c’est que madame de Thesi ? — C’est ma sœur ; une femme fort aimable, avec qui tu as soupé vingt fois, qui s’appelait madame de Rangle. — Ah ! c’est elle ? — Oui ; son mari a pris le nom de Thési depuis que son frère aîné s’est fait abbé. Allons, viens. » Saint-Alvire se laissa conduire à la loge de cette dame qui lui dit : « Monsieur le marquis, j’ai vu que vous ne vous amusiez pas beaucoup à cette pièce-ci ; moi, elle me fait un mal horrible, et j’ai imaginé qu’il vous conviendrait mieux de causer. — Et avec vous, Madame, sûrement. — Cela est fort honnête. Dites-moi donc ce que vous êtes devenu depuis quelque temps ; je ne vous ai rencontré nulle part ; auriez-vous été malade ? — À peu près. — Mon frère ne m’en a rien dit, j’aurais envoyé savoir de vos nouvelles. À propos, vous êtes brouillé avec des femmes que je ne puis souffrir, et ne vous en estime que davantage ; avec votre façon de penser, elles ne vous convenaient point du tout. — Je vous réponds, Madame, que j’ignore entièrement ce que vous voulez dire. — De la discrétion ! cela est à merveille ! Ah ! tenez, venez, avec moi ; voilà la comtesse qui arrive, je veux lui parler ; vous n’avez point d’affaire ; je soupe chez elle, je veux vous y mener. — Mais… — Vous la connaissez, cela est arrangé. » Saint-Alvire se laissa conduire à cette loge. « Voilà le marquis que je vous amène, dit madame de Thési à la comtesse ; je lui ai dit que vous lui donneriez à souper avec moi. — Très-volontiers. — Je vous le laisse ; il faut que je parle au baron, qui vient ici. » La comtesse dit à Saint-Alvire : « Nous avons parlé de vous bien des fois avec madame de Thési ; nous ne savions ce que vous étiez devenu ; il me paraît que vous êtes au mieux ensemble ; il y a long-temps qu’elle le désirait sans que vous le sussiez ; cela ne vous demandera pas de grands soins ; car elle est fort légère, et peut-être saurez-vous la prévenir ; cependant, vous avez une réputation de constance qui aurait dû l’effrayer. » On vint dire que les voitures avançaient et ils partirent, c’est-à-dire, Saint-Alvire avec madame de Thési. Il fut aussi surpris du ton de ces deux femmes que s’il ne les avait jamais connues ; il les avait pourtant rencontrées assez souvent dans le monde, mais sans jamais avoir eu la pensée de se lier avec elles : cette fois-ci les conseils de Dinval ne lui permirent aucunes réflexions, et il se laissa aller aux risques de ce qu’il en pourrait arriver.

Madame de Thési le mena chez elle, parce qu’elle voulait s’habiller. En arrivant, ses femmes se présentèrent, et elle entra avec Saint-Alvire dans son boudoir. « Vous ne vous habillez pas, lui dit-il. — Non, la comtesse n’aime pas qu’on arrive chez elle de bonne heure ; elle a toujours quelque affaire ; vous savez que c’est une femme à sentimens. — À sentimens ? — Oui, de ces femmes qui écrivent sans cesse, qui ne finissent jamais rien, qui traînent tout en longueur ; les hommes n’aiment pas cela, et ils ont raison ; il faut savoir sur quoi compter ; dès qu’on se convient, à quoi bon perdre du temps ? Est-ce que vous ne pensez pas comme moi, marquis ? La question vous embarrasse. — Point du tout, Madame, dit-il en souriant ; je sais qu’il y a des femmes… — Comme la comtesse, n’est-ce pas ? Vous me croyez peut-être de même ? — Non, Madame. — Ah ! fort bien ; c’est que le baron m’exalte fort, et il vous aura peut-être dit… — Il ne m’a rien dit. — Je le reconnais bien là ; il est la discrétion même ; c’est l’homme du monde le plus honnête ; je le vois quelquefois, on ne se sépare pas de lui ; mais il vous laisse la liberté de le recevoir quand vous le voulez. Voilà de ces hommes, par exemple, comme on en voit peu. — C’est qu’il n’a pas d’attachemens bien vifs. — C’est qu’il a le plus grand usage du monde, qu’il ne prend rien au tragique, et voilà comme il faut être avec sa femme. — Sa délicatesse… — Est fort sensée ; aussi, il est comme vous. — Comme moi ? — Oui, toutes les femmes l’aiment. — En vérité… — N’allez-vous pas faire le modeste ? Quand on a réellement du mérite, tout le monde s’en aperçoit ; croyez-vous, par exemple, que je ne vous ai pas démêlé facilement au milieu de la foule ? Mais j’ai attendu ; je trouve un moment où je vois que je vous plais, je ne crois plus devoir continuer à vous cacher mes sentimens. » Saint-Alvire rougissait, il était d’un embarras extrême, lorsqu’on annonça une femme qui venait prendre la comtesse. « Sortez, lui dit-elle, par ce petit escalier ; je ne veux pas que cette femme-là vous voie ; elle serait furieuse de nous savoir bien ensemble ; elle aime à dissoudre tous les nœuds et elle ferait l’impossible pour vous détacher de moi. Allez-vous-en chez la comtesse, nous y causerons encore ce soir. »

Saint-Alvire, en s’en allant chez la comtesse, compara madame de Thési aux deux femmes avec qui il avait eu des procédés si honnêtes, et il conclut, comme Dinval lui avait dit, que madame de Thési n’ayant aucune place dans son cœur, elle ne pouvait faire tort à son amour, à sa vénération et à son respect pour madame de Ricion. En arrivant, la comtesse lui dit : « Je comptais vous voir arriver avec madame de Thési. — Elle est allée s’habiller. — On m’avait dit que votre voiture était dans sa cour. Nous l’y avons tous vue, dirent plusieurs personnes, voilà pourquoi nous ne sommes pas entrées. La plaisanterie est excellente ! dit la comtesse, pour sauver l’embarras du marquis. Puis l’appelant, elle lui dit tout bas : Garderez-vous la comtesse long-temps ? je ne vous le conseille pas ; son ton est si différent du vôtre, qu’il ne faut pas que vous le quittiez, pour prendre le sien ; on vous passera cette fantaisie ; mais un attachement, même le plus court, serait un ridicule. — Je vous proteste, Madame, qu’il n’est rien de tout ce que vous pensez, et que… — Nier est d’un très-honnête homme ; mais on ne vous croira pas, parce qu’on la connaît. Ce n’est pas que je ne l’aime fort, parce qu’elle est charmante et la meilleure femme du monde ; il n’y a pas de sa faute, elle est comme cela ; mais, quand on a des amis qui l’ignorent, il faut bien les en avertir. — Je vous jure que je n’ai jamais formé le moindre projet. — J’entends bien ; mais rompez avec elle, cela ne pourra que vous faire honneur dans le monde : quand on a une aussi bonne réputation que celle que vous avez, il ne faut pas la laisser ébrécher. — Il est bien singulier ; il n’a jamais été question… — On ne le croira pas, vous dis-je. Vous voyez la plaisanterie qu’on a faite sur votre voiture ; vous voilà absolument fâché, ne perdez pas un moment pour rompre. Écoutez-moi ; d’abord, il ne faut pas vous mettre à table ce soir, parce qu’elle voudrait vous avoir à côté d’elle. Dites que vous ne souperez pas, dites que vous prenez demain médecine : je vous enverrai à manger dans le salon, et vous vous en irez avant que nous sortions de table. » Saint-Alvire se conduisit comme lui avait conseillé la comtesse ; il rentra chez lui et il se coucha sans avoir le moindre remords d’avoir manqué cette bonne fortune.

Le lendemain il envoya prier Dinval de venir le voir, et il lui conta son aventure ; ils en rirent beaucoup ensemble. Dinval lui demanda comment il se conduirait à l’avenir avec madame de Thési.

« Je lui témoignerai le plus grand respect.

— Fort bien ! elle ne doit pas être accoutumée à cela.

— Je veux détruire les soupçons mal fondés que l’on a eus.

— Ce procédé est digne de vous. »