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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 21

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Delongchamps (tome IIp. 11-29).


CHAPITRE XXI.

Coquette sensée.

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« Mais cette comtesse, à propos, comment la nommez-vous ?

— Madame de Vilmare.

— Peste, elle est fort jolie ! Est-il vrai qu’elle soit une femme à sentimens ?

— Je n’en sais rien, je n’en ai jamais entendu parler sur ce ton qu’à madame de Thési.

— Cela fait deux femmes qui s’aiment infiniment.

— Oui, tout-à-fait.

— À votre place je serais curieux de savoir d’où lui vient ce grand intérêt qu’elle a paru prendre à vous, s’il est réel, ou si elle n’a voulu que faire une méchanceté à cette femme qu’elle dit aimer beaucoup.

— Croyez-vous que je doive lui faire des remercîmens ?

— Sans contredit ; c’est même un moyen de pénétrer quelle est sa façon de penser. Elle paraît avoir de l’esprit.

— Attendez : j’ai trouvé, il y a quelque temps, un homme qui m’en a parlé, mais beaucoup.

— Que vous en a-t-il dit ?

— Qu’il en avait été fort amoureux, et qu’il n’avait pas réussi auprès d’elle.

— Cela doit être fort piquant.

— Mais oui ; car il se plaignait fort de sa coquetterie ; il faut que je le cherche pour être mieux instruit.

— Je vous le conseille très-fort ; mais voyez-la toujours, elle, et dès aujourd’hui.

— C’est bien ce que je compte faire.

— Et je saurai ce que tout cela deviendra.

— Certainement.

— Allons, fort bien ! adieu. »

Saint-Alvire se rendit chez madame de Vilmare, qui le reçut en riant et en lui disant : « Vous avez bien mal soupé hier ?

— Non, Madame, j’exécutais vos ordres, et j’en ai été fort content.

— Madame de Thési ne concevait pas ce que vous étiez devenu, et en était dans une inquiétude qui m’a infiniment divertie.

— Le reste du monde n’a-t-il pas été étonné du parti que j’ai pris ?

— Je me suis bien gardée de dire que je vous l’avais conseillé.

— Je vous ai obéi avec le plus grand plaisir, parce que tout ce que je désirerais au monde ce serait d’avoir le bonheur de vous plaire ; mais je vous le jure encore, je ne vous ai fait aucun sacrifice, et vous pouvez m’en croire.

— Allons, parlez vrai ?

— Je vous dis la vérité, en honneur. J’arrivais avant-hier de la campagne où j’étais depuis un mois, et il y en avait trois que je n’avais vu madame de Thési. J’étais à la Comédie Italienne lorsqu’elle m’envoya prier par le chevalier de passer dans sa loge, et qu’elle m’emmena dans la vôtre, où elle vous a engagée à me donner à souper. Tout cela s’est fait si rapidement qu’il m’avait été impossible d’en rien prévoir.

— Mais avant le souper vous avez été chez elle, puisqu’on y a vu votre voiture.

— Il est vrai que nous y avons causé, c’est-à-dire elle ; car elle a toujours parlé, et il est venu une femme qu’elle n’a pas voulu qui me vît, et pour cela elle m’a fait sortir par un escalier dérobé.

— Pourquoi ce mystère ? car cela est d’une inconséquence incroyable, tout ce que vous me dites-là. Mais voilà comme elle est, et bien des femmes lui ressemblent et se perdent de même, sans être plus coupables : en vérité cela est effrayant ! Je tremble qu’on ne découvre le conseil que je vous ai donné de la fuir. On ne manquerait pas de dire partout que j’en suis jalouse, et que j’ai voulu vous enlever à elle.

— Je voudrais bien pouvoir le penser.

— N’allez pas le croire, au moins.

— Cet intérêt que vous m’avez marqué pourtant m’a paru bien vif.

— Allons, ne dites donc pas de ces choses-là, vous m’effrayez !

— Cela est obligeant ! vous aimez mieux sans doute que je pense que vous vous plaisez à faire des méchancetés.

— Fort bien ! me voilà entre deux écueils aussi dangereux l’un que l’autre.

— Les écueils ne sont que pour moi.

— Oui, je vous trouve fort à plaindre.

— Mais certainement ; vous me détachez d’une femme qui aurait pu faire mon bonheur ; j’espère tout de vos bontés, et vous me rebutez, et cela très-durement.

— Très-durement ?

— Sans doute, puisque vous dites que je suis un écueil.

— Pour ma vertu je crois que cela est honnête.

— Surtout du ton que vous le dites ; il est tout-à-fait touchant !

— Voudriez-vous que je me conduisisse avec vous comme madame de Thési !

— Je vous réponds que je ne me conduirais pas comme j’ai fait avec elle ; personne n’aurait le pouvoir de m’y déterminer.

— Oui ; mais moi je ne sais si je fais bien de vous recevoir après tout cela.

— Pourquoi donc pas ?

— Parce que si vous allez me rendre des soins, soupirer, afficher une grande passion, elle aura lieu de se plaindre de moi. Les amans malheureux sont toujours indiscrets.

— Il ne tiendra qu’à vous que je ne le sois pas.

— La recette est excellente ; mais permettez que je ne m’en serve jamais.

— Jamais, cela est un peu fort.

— C’est pourtant là mon dernier mot.

— Et pourrez-vous empêcher que je ne vous aime ?

— Et si je ne vous aime pas, à quoi cela vous servira-t-il ?

— À faire de vous la personne du monde la plus ingrate, je le publierai partout, et prenez garde au ridicule que cela vous donnera.

— Je voudrais de tout mon cœur n’en avoir jamais d’autre.

— Eh bien ! en ce cas-là j’oserai tout risquer.

— Eh quoi donc ?

— De vous aimer malgré vous.

— Je vous en prie, parlons d’autre chose.

— Tant que vous le voudrez ; je m’en tiens toujours à ce que je viens de vous dire.

— Et moi je m’en tiens à rien du tout. »

Le vicomte entra, et Saint-Alvire prit congé de la comtesse. Le vicomte lui dit : « Soupes-tu ici ce soir, marquis ?

— Non, Monsieur, il n’y soupera pas.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce qu’il n’y aura personne de sa connaissance.

— Mais vous y serez, j’y serai aussi.

— Une autre fois, à la bonne heure.

— Mais la raison ?

— Cela ne me convient pas.

— Ah ! ah ! du mystère ! marquis, je te fais mon compliment.

— Oh ! oui, je viens d’en être traité comme un nègre.

— Diable ! je ne croyais pas que tu fusses aussi heureux ; la comtesse te distingue ; car ordinairement elle ne fait que plaisanter ; viens, viens toujours, c’est moi qui t’en prie.

— Allons, je reviendrai. »

Saint-Alvire avait trouvé la comtesse fort aimable, et son ton de plaisanterie l’avait fait risquer de lui dire très-sérieusement tout ce qu’elle lui inspirait. Pour y rêver il entra aux Tuileries, et la première personne qu’il y rencontra fut celui qui lui en avait parlé, le vidame, qui lui dit : « D’où venez-vous à présent ?

— De chez votre veuve.

— Quelle veuve donc ?

— La comtesse de Vilmare. N’est-ce pas vous qui m’en avez dit tant de mal ?

— Je vous en ai dit moins qu’elle ne m’en a fait ; c’est une femme très-dangereuse.

— Dangereuse ?

— Oui, avec laquelle il n’y a rien à espérer.

— Pourquoi donc ?

— Je vous le dirai naturellement. Elle est vive, elle est gaie, elle a tous les talens agréables et tout le goût possible : elle est maligne, elle saisit adroitement tous les ridicules, plaisante sur tout, médit délicieusement ; mais elle est raisonnable, ou insensible.

— Insensible ?

— Oui, on ne le croit pas d’abord et on s’y laisse prendre, parce qu’elle a infiniment de coquetterie, qu’on croit aisément lui plaire, qu’elle reçoit les hommes bien plus facilement que les femmes, qu’elle se fait conter leurs aventures, mais plus pour s’amuser de leur confidence que pour s’intéresser à leurs malheurs d’amour ; car pour les autres, elle est très-serviable, elle n’exige pas de reconnaissance ; mais elle aime à faire chaque jour de nouveaux esclaves.

— Il est vrai que je vois beaucoup d’hommes chez elle.

— En ma qualité d’amant, et d’amant jaloux, je le lui ai reproché bien des fois, et elle m’a toujours répondu que beaucoup d’hommes ensemble font moins de tort à la réputation d’une femme, qu’un homme tout seul.

— Elle pourrait bien avoir raison.

— Je vous l’ai dit, pour de la raison, elle en a beaucoup trop ; enfin, tirez-vous-en comme vous le pourrez ; pour moi, j’y ai renoncé, adieu. »

Dinval, qui avait vu de loin le marquis causer avec le vidame, s’approcha lorsque celui-ci l’eut quitté.

Saint-Alvire lui redit la conversation qu’il avait eue avec madame de Vilmare et celle qu’il venait d’avoir avec le vidame. Dinval, qui ne voulait toujours que le voir occupé, lui conseilla de ne point lâcher prise, puisqu’on ne l’éloignait pas, et lui cita plusieurs occasions où des hommes très-amoureux avaient échoué, et où d’autres, tout en plaisantant, avaient réussi : « Enfin, lui dit-il, puisqu’elle est aimable, voyez-la toujours, et loin de vous rebuter, imitez son ton de plaisanterie ; il peut arriver un bon moment et vous en profiterez. Si vous vous apercevez un jour qu’habituée à vous voir, vous lui êtes devenu nécessaire, qu’elle compte sur vous, feignez adroitement de vouloir vous en détacher ; si son amour-propre vous en paraît piqué, revenez promptement, et si elle vous fait des reproches, ayez l’air embarrassé ; la crainte de vous perdre lui fera tout faire pour vous retenir.

— Il me semble que ce jeu là, avec elle, serait difficile et dangereux.

— Il ne faudra pas qu’elle s’aperçoive que ce n’est qu’un jeu.

— Elle est bien fine.

— Eh bien ! conduisez-vous au moins prudemment et selon les circonstances.

— Allons, j’y souperai ce soir.

— Allez-y tous les jours.

— Et si elle ne le trouve pas bon ?

— Le ton de plaisanterie qu’elle a pris avec vous, vous autorisera à ne le pas croire, et quand vous irez ailleurs, vous verrez qu’elle vous fera au moins la grâce de vous bouder.

— Je serais trop heureux. Adieu. »

Saint-Alvire suivit exactement les conseils de Dinval ; il habitua madame de Vilmare à le voir tous les jours, à l’accompagner à tous les spectacles, à être de tous les soupers chez elle et ailleurs ; le public même commençait à croire qu’il pourrait devenir heureux, s’il ne l’était pas déjà. Grondé, tourmenté, plaisanté tour à tour et jamais écouté, lorsqu’il voulait parler de son amour, il ne pouvait s’en détacher. Si elle le regardait avec distraction un instant, il se croyait perdu. Il était bien éloigné de suivre les leçons et les conseils de Dinval. Voulant enfin un jour apprendre quel serait son sort, il pria madame de Vilmare de vouloir bien l’écouter attentivement et sérieusement. « Eh bien ! dit-elle, voyons, Monsieur, ce que vous m’allez dire très-sérieusement ?

— Je me flatte, madame, que vous êtes bien convaincue que je vous aime au-delà de tout ce qu’on peut aimer.

— Oui, Monsieur, vous me l’avez assez répété pour que je ne puisse pas l’oublier.

— Puisque vous connaissez mon amour, puis-je vous demander ce que vous en pensez ?

— Que vous êtes fou de m’aimer à ce point là.

— Vous m’accusez de folie pour excuser le peu d’intérêt que vous prenez à ma situation.

— Mais, si j’étais assez déraisonnable pour vous aimer autant que vous le désirez, cela ne vous avancerait de rien.

— Je crois, au contraire, que vous pourriez me rendre très-heureux en me l’avouant.

— Je vous réponds bien que non.

— Et par quelle raison ?

— Par la raison… Faut-il vous la dire absolument ?

— Oui, Madame ; parlez, je vous en supplie.

— Vous ne me tourmenterez plus ?

— Non, Madame ; ne différez donc pas davantage ?

— Eh bien ! la raison qui me domine et à laquelle je me soumets entièrement, est que je ne veux pas me donner un maître.

— Eh ! qui pourrait penser à vouloir le devenir ?

— Un mari.

— Un mari ?

— Oui, Monsieur, et j’y suis bien déterminée ; je ne me remarierai jamais. Si vous voulez être mon ami, je vous verrai toujours avec plaisir ; mais je ne serai jamais votre amante.

— Voilà ce qu’on appelle un congé bien en forme.

— Vous refusez donc mon amitié ?

— Et si jamais…

— J’avais un amant ?… Je vous permettrais de le publier partout. Vous me trouvez sûrement une femme bien extraordinaire, ma façon de penser vous paraît bizarre ; mais ma manie est de me distinguer des femmes ; vous êtes bien tenté, sans doute, de me dire : Pourquoi vous laissez-vous donc adorer ? Car vous autres hommes, vous croyez toujours qu’une femme a tort de ne pas se rendre à vos préférences, à vos hommages, à vos désirs, et vous ne voyez pas que pour peu qu’une femme soit sensée, elle ne peut voir dans ces preuves d’amour qu’une insulte faite à sa vertu. Je sais bien que l’usage n’est pas de s’en fâcher, mais c’est toujours beaucoup de le souffrir. Vous vouliez du sérieux, mon pauvre marquis, voilà ce qu’il vous attire ; croyez-moi, reprenons un ton plus gai, jouissons de l’amitié que notre liaison a produite, et sans jamais avoir rien à nous reprocher, nous goûterons tous ses charmes ; enfin, soyez bien convaincu que les chaînes de l’amitié sont moins faciles à rompre que celles de l’amour. »

Quand Dinval revit Saint-Alvire, et qu’il lui eut conté où il en était, celui-ci lui dit : « Je n’en suis pas surpris, j’avais jugé cette femme, et j’avais pensé que vous n’en obtiendriez jamais rien.

— À quoi donc pouvait m’être utile de m’y attacher ?

— À vous distraire de vos maux et à vous occuper agréablement. D’après ce que vous m’avez dit de madame de Vilmare, je vous conseille fort de demeurer son ami.

— Est-ce que vous pensez que l’on puisse demeurer l’ami d’une femme pour qui on a eu de l’amour, et qui n’y a pas répondu ?

— Bien plus souvent que quand elle en a eu pour vous.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous n’avez jamais eu de torts avec elle, et que les passions finissent rarement sans que l’on ait lieu de se plaindre l’un de l’autre.

— Et cependant, quand on s’aime, on se jure de s’aimer toujours.

— On croit pouvoir être toujours les mêmes ; on ne se trompe pas ; le bonheur dont on jouit n’en fait pas désirer d’autre.

— Cela est très-vrai ; cependant, voyez ce qu’il me reste de ces sortes de bonheur.

— L’espoir d’en voir renaître d’autres.

— Je n’y crois plus.

— Pourquoi donc cela ? Continuez à voir le monde, répandez-vous, ne calculez rien, et profitez de tout ce qui se présentera ; le commerce des femmes est le patrimoine d’un jeune homme.

— Cette idée est assez riante.

— Si elle vous paraît telle, il ne faut pas vous en éloigner. Adieu, réfléchissez-y. »