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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 28

La bibliothèque libre.
Delongchamps (tome IIp. 161-201).


CHAPITRE XXVIII.

Jalouse croyant aux devineresses.

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« Allons, ne pensez plus à madame de Cressor.

— Il est vrai que je suis trop heureux d’être moins dans le cas de la regretter.

— Connaissez-vous madame de Drinemant ?

— Sûrement je la connais, c’est une femme à qui toutes les folies possibles passent par la tête.

— Et cela par excès de raison.

— De raison ?

— Oui ; elle dit qu’il faut être toujours occupée, toujours distraite, parce qu’il n’y a rien pour une femme de plus à craindre que d’être livrée à elle-même.

— Voilà donc le principe de sa vivacité, de son étourderie et de ses inconséquences ?

— Je le crois ; elle ne cherche les autres que pour s’éviter elle-même.

— Elle pourrait trouver facilement quelqu’un qui l’y ramènerait.

— Elle craint sûrement d’avoir une grande passion, elle s’en trouve susceptible ; elle est effrayée de cette idée, et elle fait tout ce qu’elle peut pour s’en distraire.

— Les romans lui auront tourné la tête.

— Je le crois ; je l’ai vue fondre en larmes à une tragédie, en rougir, et puis éclater de rire tout de suite, sans vouloir dire pourquoi, et laisser plutôt imaginer qu’elle avait des vapeurs.

— Que peut-elle trouver de si effrayant dans une passion ?

— Le danger peut-être…

— Le danger ?

— Oui ; celui d’être bientôt exposée à aimer seule, à être affichée comme une amante délaissée. Cette crainte pourrait bien être plus efficace chez les femmes que l’amour de la vertu.

— En tout cas, elle ne ferait pas honneur aux hommes ?

— Si vous n’étiez pas si délicat que vous l’êtes, ce serait une belle occasion de vous proposer ; quand ce ne serait seulement que pour rétablir, auprès d’elle, l’honneur de notre sexe.

— Comme je ne voudrais pas la tromper, que je ne me sens pas capable d’une fidélité à toute épreuve, je ne vois pas ce que j’aurais à me reprocher, en tentant de m’en faire aimer.

— Si vous en avez le courage, je vous le conseille.

— Elle m’a toujours plu beaucoup ; mais en la voyant, comment ne pas croire qu’elle serait trop difficile, et même impossible à fixer ?

— Voilà ce qu’elle devait vous paraître.

— Allons, je vais y rêver. » Saint-Alvire fut quelques jours à se déterminer, mais comme son oisiveté commençait à l’ennuyer, il prit le parti de chercher madame de Drinemant ; il se rappelait, dans toutes les femmes qu’il connaissait, quelle était celle où on la voyait le plus ; et c’était chez madame de Brieux. Madame de Brieux, se disait-il, est fort répandue, il n’est pas étonnant que madame de Drinemant la voie souvent ; ce n’est pas la vertu qui forme les liaisons de la société, ce sont les agréméns qu’on y trouve. Madame de Brieux a la conduite très-décente en apparence, c’est tout ce qu’on exige, ainsi il n’y a rien de surprenant qu’elles vivent ensemble, et si Dinval s’était trompé sur les craintes dont il croit madame de Drinemant susceptible, ce ne serait pas un grand malheur ; ainsi il faut examiner tout cela de près. Comme il est difficile de trouver les femmes chez elles, il faut bien les aller chercher au spectacle ; c’était un jour d’opéra, il y alla. En entrant, il rencontra sur l’escalier le chevalier de Coursières, qui lui dit : « Qui viens-tu chercher ici ?

— Madame de Brieux.

— Madame de Brieux ?

— Oui, qu’est-ce qu’il y a de surprenant à cela ?

— Rien ; mais j’aimerais mieux que tu en cherchasses une autre.

— Voilà une bonne folie !

— Il n’y a pas de folie à cela, j’ai envie de la connaître et je ne voudrais pas attendre.

— Quoi ! attendre.

— Que tu ne sois plus mon rival.

— Je te réponds que je ne le suis nullement et que je ne pense pas même à l’être.

— En honneur ?

— En honneur, j’ai tout autre chose dans la tête actuellement.

— Mais puisque tu viens la chercher, tu la connais.

— Oui, assez.

— Moi je voudrais trouver un moyen de m’introduire chez elle.

— On la rencontre partout.

— Je le sais bien ; ce qui m’a arrêté jusqu’à présent, c’est qu’elle voit beaucoup une femme avec qui j’ai eu des torts et qui est ici aujourd’hui avec elle dans sa loge.

— Quelle est donc cette femme ?

— C’est madame de Drinemant.

— Tu as eu des torts avec elle ?

— Oui, et je crains qu’elle ne me mette mal dans l’esprit de madame de Brieux.

— Et quels sont ces torts envers madame de Drinemant ?

— Mais ceux de l’avoir traitée un peu trop légèrement. J’en avais eu la plus grande envie, et je lui ai rendu des soins très-empressés pendant trois semaines, sans trop réussir à la vérité ; et comme on se moquait de moi, qu’on me disait que je perdrais mon temps auprès d’elle, parce que c’était une femme singulière, peut-être une vertu, ma foi j’ai pris mon parti d’après ces instructions, je l’ai laissée là, et je ne l’ai pas revue depuis.

— Cela n’est pas absolument fort honnête.

— Je ne le sais que trop, j’en conviens ; mais quand on voit qu’il n’y a rien à faire auprès d’une femme, il faut cesser de l’importuner.

— Il faut au moins lui dire qu’on a cette crainte avant de cesser tout-à-fait de la voir.

— Oui ; c’est une attention que j’aurais dû avoir, elle ne m’a peut-être pas encore pardonné, et si madame de Brieux est instruite par elle de mes procédés, je crains qu’elle n’en prenne une mauvaise opinion de moi.

— Bon ! les femmes ne sont pas si conséquentes, surtout quand un homme est assez heureux pour leur plaire.

— Je le croirais assez, je n’y avais pas pensé d’abord. Tu me rassures.

— Il faut tâcher de trouver une occasion de souper avec madame de Brieux.

— C’est bien dit, allons, je m’informerai où je pourrai la trouver. En attendant, je t’en prie, dis-lui du bien de moi.

— Je t’en donne ma parole.

— Je montai (continua Saint-Alvire en rendant compte à Dinval) dans la loge de madame de Brieux. En ouvrant la porte, madame de Drinemant fut la première qui m’aperçut. Elle s’écria, Dieux ! et elle se trouva mal. Madame de Brieux ni moi, nous ne connûmes rien à ce qui avait pu causer cet évanouissement. Peu à peu elle revint à elle, sans vouloir sortir de sa loge ; mais elle ne dit rien et ne me regarda pas. Il vint d’autres hommes dans cette loge, et moi piqué de ce qu’elle ne me regardait ni ne parlait, je sortis de la loge bien résolu de ne plus penser à elle.

— J’aurais fait comme vous.

— Je crus pourtant devoir passer le lendemain à sa porte pour en savoir des nouvelles, et l’on me dit qu’elle était sortie.

— Ces évanouissemens là ont rarement des suites.

— Je ne m’en occupai plus et je fus plusieurs jours sans la rencontrer nulle part. Un après souper je m’avisai d’aller au bal de l’Opéra tout seul et sans aucun projet. J’y fus accueilli par une femme masquée jusqu’aux dents qui, après plusieurs propos qui ne signifiaient rien, me dit : Entrons dans une loge, j’ai à vous parler.

— Je ferai ce que vous voudrez.

— Il faut avouer, Monsieur, que vous êtes un homme bien singulier.

— Et en quoi, je vous supplie ?

— Une femme se trouve mal lorsque vous êtes entré dans sa loge, et vous voyez cela avec la plus grande indifférence, et sans vous inquiéter en aucune manière de ce qui peut avoir causé cet accident.

— C’est une chose assez commune de voir une femme se trouver mal.

— En voyant un homme ?

— En voyant un homme ! Qu’est-ce que cela signifie ? Si vous me connaissiez, vous sauriez que je n’ai jamais eu de torts envers les femmes ; elles n’ont pu avoir à se plaindre de moi, et être révoltées par ma présence au point de se trouver mal.

— Et vous n’avez rien imaginé à propos de cet accident ?

— Comment ? que voulez-vous dire ?

— Rien, Monsieur, dit-elle en se levant ; vous avez une ame de fer !

Elle m’entraîna dans la foule où elle se débarrassa de moi, et je la perdis. Je la cherchai inutilement toute la nuit sans pouvoir la retrouver. Je ne savais que penser. Était-ce madame de Brieux ? Était-ce madame de Drinemant ? Cela n’était pas possible ; je savais qu’elles étaient ensemble à la campagne, à jouer la comédie, à six lieues de Paris. Je finis donc par penser que c’était quelqu’un qui était à côté de la loge de ces dames, qui s’était amusé à me persiffler en me trouvant au bal. Cependant, quand ces dames furent de retour à Paris, j’allai voir madame de Brieux, et je lui demandai si elle n’était pas venue de la campagne avec madame de Drinemant au bal de l’Opéra. Elle m’assura que non, et ajouta que le jour que je lui indiquais, madame de Drinemant, fatiguée d’avoir joué la comédie, et ne se portant pas bien depuis son accident de la loge, s’était couchée de bonne heure ; qu’on n’était entré que fort tard le lendemain chez elle ; qu’elle était restée toute la journée dans son lit, et que depuis ce temps, elle était assez languissante. Je ne voulus jamais dire à madame de Brieux pourquoi je lui avais fait ces questions. Je sus dans le monde que madame de Drinemant ne se portait pas bien ; j’allai chez madame de Brieux pour en savoir des nouvelles, et on me dit qu’elle ne la quittait pas. Sans savoir pourquoi, j’avais en moi un fond de mélancolie qui me dominait, et je rêvais continuellement à ce masque du bal. Un matin madame de Brieux m’envoya prier de passer chez elle. J’y allai promptement, et elle me dit : « Vous verrez que je me suis occupée de ce que vous vouliez savoir.

— Quoi donc ?

— Ne m’avez-vous pas demandé si madame de Drinemant n’avait pas été au bal de l’Opéra ?

— Oui, Madame. Eh bien ?

— Sa femme de chambre a confié à la mienne qu’elle y avait été le même jour où elle avait joué ici la comédie.

— Ah ! c’était donc elle-même.

— Comment ! que dites-vous ?

— Madame, permettez que je me taise.

— Eh ! qu’est donc devenue cette confiance que vous m’aviez jurée, cette amitié que vous m’aviez promise, et pour toute la vie ! Ce n’était donc que de l’amour, et tout est effacé ; ingrat que vous êtes ! et dans quel moment ! quand je vous aime plus que jamais. Vous avez des secrets pour moi ! Je ne le vois que trop, madame de Drinemant est ma rivale, oui, ma rivale ; vous n’êtes occupé que d’elle, et c’est précisément quand je suis assez malheureuse pour ne pouvoir plus aimer que vous, que j’ai reconnu tous mes torts et que j’ai les plus vifs regrets de m’être séparée du seul objet que je pusse véritablement aimer.

— Quoi ! madame de Brieux est redevenue amoureuse de vous ?

— Oui, mon cher Dinval.

— Et aimez-vous madame de Drinemant ?

— La nuit, le jour, je ne vois plus qu’elle ! convaincu, par des reproches, de la force de son amour pour moi, je me croirais un monstre si je n’étais pas sensible à tous les maux que je lui cause.

— Et qu’avez-vous répondu au renouvellement de passion de madame de Brieux ; car elle ne vous aime que parce qu’elle voit que vous aimez madame de Drinemant.

— Madame, lui ai-je dit, je dois vous parler avec la franchise et la sincérité que vous me connaissez, je vous tiendrai parole. Je sais tout ce que je vais perdre en n’étant pas digne de vos bontés ; mais je ne veux pas feindre et vous trahir. Vous êtes sans doute au-dessus de tout ce que j’ai connu ; mais je ne suis pas maître de mon cœur.

— Je vous plains, quoique je ne puisse plus cesser de vous aimer. Vous m’avez promis de l’amitié, je veux vous montrer l’excès de la mienne, et vous prouver que je mérite votre confiance. Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez, en aimant madame de Drinemant.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous ne le saurez que trop ! vous verrez combien sa tête est exaltée, et tous les tourmens qu’elle vous prépare. Ce n’est pas mon intérêt qui me fait parler, je vous le sacrifie ; c’est le vôtre seul qui m’occupe. Vous êtes aimé…

— Je suis aimé !

— Mon amitié n’hésite pas à vous l’apprendre ; jugez si je veux me venger de votre insensibilité pour moi.

— Ce procédé me paraît très-généreux.

— Et pour que vous pensiez que je suis trop éloignée de vouloir vous desservir auprès de ma rivale, je vais m’éloigner de Paris. Ma présence est nécessaire en Amérique, et je vais annoncer à mon frère que je suis déterminée à l’y suivre.

— Quoi ! elle partirait ?

— Elle est partie d’hier.

— Eh bien ! concevez-vous cet excès de générosité, et à quel point la tête d’une femme peut se monter ?

— J’en suis épouvanté !

— Comment épouvanté ?

— Oui : si madame de Drinemant est telle que madame de Brieux me l’a annoncé, je crains tout pour elle.

— Voyez-la, et ne la laissez pas souffrir plus long-temps.

— C’est bien mon dessein ; mais il faut trouver les moyens de la voir.

— Je lui ferais demander la permission d’aller chez elle pour lui parler de madame de Brieux.

— Vous avez raison, oui vous me mettez sur la voie. Je vous rendrai compte dans peu de tout ce que j’aurai fait. »

Dinval fut plus d’un mois sans revoir Saint-Alvire ; il alla chez lui : « Je viens savoir, lui dit-il, où vous en êtes, et si je dois vous féliciter ou vous plaindre.

— Hélas ! je n’en sais rien moi-même ; asseyez-vous et vous en allez juger. À peine vous eus-je quitté tout rempli de mon projet, que je reçus un billet de madame de Drinemant. Elle me priait de passer chez elle. Je m’y rendis promptement. Elle me dit : « Monsieur, vous serez sans doute surpris de la confiance avec laquelle je vous ai prié de venir chez moi.

— Vous avez prévenu tous mes désirs, Madame ; je serai toujours à vos ordres, et je m’estimerais trop heureux si je pouvais vous le prouver.

— Vous savez que madame de Brieux est partie pour l’Amérique ?

— Oui, Madame.

— C’est une amie que nous avons perdue vous et moi, qu’il nous sera bien difficile de réparer.

— Je ne conçois pas, Madame, comment elle a pu s’éloigner de vous.

— Elle m’a dit qu’elle ne partait que pour fuir un ingrat, qu’elle ne voulait plus être à portée de le voir, que sa présence la faisait trop souffrir. Je l’ai priée de me le nommer, elle m’a dit que vous le connaissiez : les ingrats me font horreur, je ne veux avoir nul commerce avec eux, et vous me ferez le plus grand plaisir de me faire connaître celui-ci, afin que je puisse éviter de me lier jamais avec lui. Vous vous troublez ?

— Moi, Madame ! Ah ! croyez que je plains sincèrement madame de Brieux. Son départ m’afflige au point que je me trouve trop heureux de pouvoir la regretter avec une amie telle que vous, Madame ; il n’y a que vous qui puissiez me consoler de sa perte, et adoucir toute la peine que j’en ressens.

— Et si vous étiez cet ingrat, qu’auriez-vous besoin d’autres consolations que celles que vous pouvez recevoir de la personne que vous aimez ?

— Et si cette personne me méprisait ?

— Vous méprisait ?

— Oui, Madame, si elle avait de moi la plus cruelle opinion, si elle me traitait avec la plus grande dureté, ne serais-je pas aussi malheureux en amour qu’en amitié ?

— Mais quelle preuve pouvez-vous avoir de ses mépris ?

— Un mot affreux qu’elle a prononcé, et qui prouve qu’elle me croit un caractère odieux.

— Et quel est ce mot ?

— Elle m’a dit, à moi-même, que j’avais une ame de fer.

— Quoi ! Monsieur !… vous savez ! Ah ! laissez-moi respirer, je vous prie.

— Madame de Brieux aurait pu vous dire ce qu’elle en pensait, et combien je sais aimer ; puisque c’est parce qu’elle a jugé de mon amour pour vous, et de l’excès de ma sensibilité que je ne pouvais avoir d’attachement que pour vous seule, qu’elle ne pouvait jamais espérer de moi rien de plus que l’amitié que je lui ai vouée !

— Elle est partie, ô ciel ! que vais-je devenir ? Qui me soutiendra, qui me conseillera ?…

— Votre cœur, Madame, il ne saurait vous tromper, et je suis déterminé à suivre exactement tout ce qu’il vous dictera. Connaissez mieux le mien, et vous ne serez pas effrayée de la passion que vous m’avez inspirée !

— La passion ! et la connaissez-vous cette passion fatale, qui n’existe que pour troubler les âmes, renverser tous les principes, et anéantir toutes les vertus ?

— Que dites-vous donc, Madame ?

— La plus cruelle des vérités. L’amour ne vous a jamais paru qu’un plaisir léger, autorisé par l’usage et la mode. La perfidie est un commerce, un jeu où l’un perd quand l’autre gagne ; les femmes, des objets qu’on troque, qu’on prend, qu’on laisse, et dont les peines, les tourmens, les désespoirs ne sont que des objets de plaisanterie.

— Vous me jugez bien mal, Madame, si vous me confondez avec les hommes que vous venez de peindre.

— Mais n’ont-ils pas les mêmes dehors, les mêmes grâces, et quelquefois le même air de candeur ?

— Je me flatte de n’avoir ni l’amour-propre, ni la suffisance de ceux à qui vous me comparez ; non, Madame, si je leur ressemblais, vous ne me verriez pas, vous ne m’écouteriez pas, et jamais vous ne m’eussiez fait un reproche que, certainement, je n’ai jamais mérité. Vous vous êtes trompée au respect qui me tenait à une trop grande distance de vous, pour que je pusse me flatter d’avoir fait dans votre ame une impression assez vive, pour…

— Ne me rappelez jamais cette faiblesse, je vous en conjure. Je ne voulais pas aimer, je combattais depuis longtemps des mouvemens inconnus qui me troublaient la nuit et le jour, et qui me faisaient redouter une suite de maux, que je redoute encore plus que jamais.

— Eh ! Madame, que pouvez-vous avoir à craindre avec une ame telle que la vôtre, et un cœur tel que le mien ? Est-il possible de jamais vouloir offenser ce qu’on adore et tout ce qui le mérite le plus ?

— On s’abuse souvent en croyant pouvoir répondre de son cœur, en se croyant capable d’un sentiment qui ne peut jamais s’altérer.

— Eh ! Madame, si j’avais besoin de garant en vous donnant cette assurance, ce serait vous-même que je choisirais ; tout ne doit-il pas vous prouver que je ne puis cesser de vous aimer, qu’en cessant de vivre.

— Monsieur de Saint-Alvire, je vous estime, ne m’ôtez pas, je vous prie, cette douce satisfaction, en formant des vœux que je ne veux ni ne dois partager. Mais soyez sûr que nul autre que vous, si je voulais aimer, n’aurait d’empire sur mon cœur. J’ai besoin de repos. Le départ de madame de Brieux m’afflige trop sensiblement pour que je continue de vous en parler davantage. Je vous prie de m’excuser si je ne puis vous voir plus long-temps. » Je ne répliquai pas et je me retirai.

— Et vous fîtes bien, c’était vous conduire très-sagement ; vous deviez être sûr que son cœur lui parlerait en votre faveur bien mieux que vous n’auriez pu faire vous-même, et qu’elle avait besoin de se livrer à des reflexions qui ne pouvaient que vous être avantageuses.

— Je ne savais pas trop si je devais attendre qu’elle me permît de la revoir, cependant j’allai chez elle, et on me dit qu’elle ne voyait personne ; elle sortait pourtant, j’avais l’espérance de la rencontrer dans une des maisons où je l’avais déjà vue. Chaque jour je les parcourais toutes ; à la fin je la trouvai : elle avait l’air assez languissant ; je lui dis : Je me suis présenté à votre porte, Madame, et l’on m’a dit que vous ne voyiez personne.

— C’est que je fais une liste ordinairement, et je ne pensais pas que vous pussiez venir chez moi. Et elle se tourna d’un autre côté pour parler à une femme qui venait d’arriver. Je crus qu’elle ne voulait pas, devant le monde, entrer en conversation avec moi, et que je devais me conformer à ses volontés. Pour détourner les idées qu’on pourrait avoir sur nous, car les amans croient toujours qu’on n’est occupé que d’eux, je causai avec madame de Cernantal, qui est une jeune femme assez jolie que j’avais vue plusieurs fois chez madame de Brieux. Madame de Drinemant ne voulut pas souper, j’avais bien envie de rester dans le salon ; mais elle me dit : Monsieur, est-ce que vous ne soupez pas ? Je pris cela pour un ordre, et je me plaçai à côté de madame de Cernantal. En sortant de table, madame de Drinemant me dit, presque la larme à l’œil : Monsieur, je suis très-contente de vous ; venez me voir demain, dans l’après-dîner ; et elle s’en alla.

— Ah ! ah ! qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Je ne le compris pas trop. J’achevai la partie que j’avais commencée, et je me retirai tout de suite pour y rêver, et j’attendis avec impatience le moment de la revoir. Le lendemain j’allai chez elle. Elle avait l’air abattu. Elle me dit : Monsieur, je vois avec plaisir que vous vous prêtez de très-bonne grâce à suivre mes intentions, et je voulais vous en remercier.

— Madame, vous devez être sûre que je n’aurai jamais d’autres volontés que les vôtres.

— Je n’ai pas besoin de protestations lorsque les effets parlent si bien.

— Dieux ? quel serait mon bonheur !

— Celui que vous vous préparez sans doute ; et elle fondait en larmes.

— Madame, m’écriai-je, qu’ai-je donc fait ? Serais-je assez malheureux pour avoir pu vous déplaire ?

— Vous avez fait ce que vous deviez, dit-elle d’un ton ferme, et ce que je dois désirer.

— Je ne comprendrai jamais

— Eh bien ! écoutez-moi, et donnez-moi votre parole d’honneur de continuer ce que vous avez commencé.

— Je n’ai commencé qu’à vous adorer et je ne finirai jamais.

— Vous deviez me dire cela. Mais vous connaissez ma façon de penser, et le dessein que vous avez de vous y conformer me donne la plus grande confiance en vous. Vous voulez seconder mes résolutions, et je dois vous applaudir ; c’est une délicatesse dont je ne croyais pas qu’un homme fût capable. Après un pareil effort, je vous en prie, ne nous revoyons plus.

— Qui ! moi ! je renoncerais à vous voir ? Ah ! Madame, ne l’espérez pas ; je mourrai plutôt que d’y consentir.

— Que dites-vous donc ? Comment, après avoir commencé…

— À vous aimer, Madame, et je ne cesserai jamais.

— Me serais-je trompée, en vous louant du sacrifice que vous vouliez bien me faire ?

— Quel sacrifice ?

— Celui de votre amour.

— Moi, j’aurais pu renoncer à vous ? Non, Madame, ne l’espérez pas ; et serais-je digne de vous, si je pouvais être capable d’y consentir ?

— Ô Dieux ! lorsque je me flattais que…

— De quoi donc ?

— Aurais-je été dans l’erreur…

— Achevez, Madame ?

— En vous voyant occupé de madame de Cernantal !

— Occupé ! Et vous avez cru que j’aurais pu renoncer à vous, Madame !

— Je me flattais que vous cherchiez à seconder mes projets, et je le voyais d’un œil satisfait.

— Dites plutôt prêt à répandre des larmes, Madame ; voilà de quoi je me suis aperçu, et je n’en comprenais pas le motif.

— Eh bien ! oui, je n’en puis disconvenir. Deux sentimens se combattaient dans mon ame ; je désirais autant que je craignais de vous voir aimer ailleurs, quand un sentiment trop douloureux et que je ne connaissais pas s’est emparé de mon cœur pour le déchirer.

— Et quel peut être ce sentiment ?

— La jalousie.

— La jalousie un sentiment ! c’est une furie, qu’avec moi vous n’auriez jamais dû connaître.

— Je ne le croyais pas ; je croyais même pouvoir applaudir à votre choix, et il ne m’a inspiré qu’une haine affreuse.

— Eh ! Madame, pourquoi vous livrer à ces horribles tourmens ?

— Vous ne connaissez pas quel est l’excès de ma faiblesse, et je ne sais si je pourrai vous apprendre ce qui la cause.

— Que ne m’est-il possible de la détruire en combattant vos craintes !

— Dites mes terreurs. Hélas ! je suis plus alarmée encore pour vous que pour moi.

— Madame, éclaircissez, je vous en supplie, ce cruel mystère.

— Puisque vous le voulez absolument, apprenez donc que je suis la victime d’une curiosité trop indiscrète. Une de mes amies me mena un jour chez une diseuse de bonne aventure ; elle savait combien je redoutais l’amour, elle voulait me rassurer en me faisant consulter cette femme qui me dit que mes pressentimens n’étaient que trop vrais, que l’homme que je verrais dans l’ombre, dans la journée du lendemain, ne serait qu’un ingrat. Je vous aimais, et j’étais tourmentée de cette idée, lorsque vous ouvrîtes la loge où nous étions à l’opéra. Je vous reconnus sans vous voir, la lumière du corridor étant derrière vous. Voilà ce qui me fit écrier : Dieux ! c’est lui-même ! Poursuivie par l’idée douloureuse de votre ingratitude, j’allai vous chercher au bal pour vous la reprocher. Quand madame de Brieux me dit qu’elle fuyait un ingrat, que vous le connaissiez, et que vous m’apprîtes que vous l’étiez pour elle et non pour moi, je crus la prédiction remplie, et j’espérai n’avoir plus rien à craindre. Séduite par tout ce que vous me dîtes dans la conversation que nous eûmes ici, je pensai consentir à me laisser aimer par vous ; mais à la fin, je sus vous résister et vous ôter tout espoir, et je ne vous en aimai pas moins. J’en fus trop convaincue en sentant hier le poison de la jalousie pénétrer dans mon ame ; j’ai été effrayée en prévoyant tous les maux que j’avais à redouter, et encore davantage tous ceux que je pourrais vous causer.

— Convenez-en, Madame, la prédiction vous occupe toujours, et vous ne croyez pas que je puisse être autre chose, un jour, qu’un ingrat.

— Ah ! ne croyez pas que je puisse avoir cette pensée ; je ne veux que vous éviter des tourmens que vous ne devez pas mériter.

— Soyez-en donc assez certaine pour laisser le calme dans votre cœur.

— Je voudrais qu’il pût dépendre de moi. Comptez que je vais faire l’impossible pour bannir toutes mes inquiétudes. Adieu, je ne vous quitte que pour penser à vous ; laissez-moi, je vous prie, et ne me répondez point. Je lui baisai la main et je me retirai sans proférer un mot, enchanté de pouvoir lui donner cette preuve d’obéissance et d’amour.

— Tout cela est de la folie toute pure ; je ne l’en croyais pas capable à ce point-là, et je suis fâché de vous avoir conseillé de vous attacher à elle.

— Ne vous le reprochez pas. Si vous saviez combien il est satisfaisant pour une ame sensible de se voir aimé si vivement, d’être sûr d’occuper entièrement le cœur de ce qu’on aime…

— Vous m’en direz bientôt des nouvelles.

— Elles seront toujours délicieuses !

— Je ne saurais le prévoir, et j’espère que vous viendrez bientôt, sans rougir, m’avouer que j’avais raison.

— Vous verrez le contraire.

— Eh bien ! je vous attends. »

Peu de jours après, Dinval trouva Saint-Alvire dans le jardin du Luxembourg, il se promenait en rêvant dans l’allée la plus solitaire.

« Eh bien ? mon cher marquis, lui dit-il, que faites-vous donc ici tout seul ? Il me semble que j’avais un peu prévu tout ce qui vous arrive.

— Non, sûrement, mon cher Dinval, vous n’avez pas tout prévu, et vous allez bien en convenir, lorsque vous m’aurez entendu.

— Voyons donc jusqu’où peut aller la folie.

— Ne me recevant pas chez elle, je ne pouvais que la rencontrer ailleurs, et sans jamais lui parler, parce qu’elle en évitait les occasions, et que de la manière dont elle s’y prenait, je n’osais m’approcher d’elle. Je voyais cependant que lorsque je causais avec une femme, la plus vive inquiétude se peignait sur son visage ; j’avais l’attention, devant elle, de ne parler jamais deux fois à la même. Tout cela fut inutile. Il est vrai que lorsqu’elle n’y était pas, je causais souvent avec madame de Verancour, et que je la voyais chez elle.

Un soir, au sortir de l’Opéra, j’avais été assez long-temps seul avec elle dans sa loge, madame de Drinemant me rencontra sur l’escalier, lui donnant la main. Jugez ce qu’elle devint alors ; elle pâlit, et moi je ne pus m’empêcher de rougir. On appela madame de Verancour, et je fus obligé de monter avec elle dans sa voiture, devant souper dans la même maison. Toute la soirée je fus dans la plus vive inquiétude de tout ce qu’aurait souffert madame de Drinemant. En rentrant chez moi, je trouvai ce billet que je vais vous lire.

« Ne soyez pas inquiet, Monsieur, de tout ce qui s’est passé dans mon ame, en vous rencontrant avec la femme à qui vous donniez la main ; je vous avais vu dans sa loge, et je savais que vous la voyez souvent depuis notre dernière conversation. La raison vient à mon secours, et j’espère que d’ici à peu de temps, je vous apprendrai qu’en vous aimant toujours, je ne songe plus à vous tourmenter. »

— Voilà ce que je ne crois pas.

— Et elle ajoutait : Ne me répondez pas, dans peu vous aurez de mes nouvelles.

Je ne fus pas moins inquiet de tout ce qu’elle pouvait souffrir, sa modération me paraissait feinte, et je ne savais quel parti prendre ; je ne vis plus madame de Verancour. Je demeurai huit jours dans la situation la plus cruelle du monde. Enfin, je reçus une lettre d’elle, elle était datée de Brest.

— De Brest ?

— La voici. Écoutez-la.

« Plus je me connais, Monsieur, et plus je sens que je ne suis là que pour vous rendre plus malheureux ; jugez de mon désespoir. Toutes mes réflexions m’ont prouvé qu’une passion, qui ferait le charme de toute autre, ne peut être, pour moi, qu’une source de tourmens, et ce qu’il y aurait de plus cruel, c’est qu’ils rejailliraient sur vous, malgré tous les efforts que je ferais pour ne vous pas les faire partager. En vous aimant comme je fais, loin de goûter un bonheur pur, je ne serais occupée sans cesse que de la crainte de vous perdre, je l’ai éprouvé tous ces jours-ci, malgré votre retenue, votre complaisance et la crainte que vous m’avez montrée de me déplaire. Les injustices dont je vous accablerais, malgré moi, m’effraient ; la plus affreuse jalousie m’offrirait sans cesse des moyens de vous tourmenter, et je ne sens que trop à quel point vous seriez malheureux, car sûrement vous me plaindriez. C’est donc vous que j’aime, que je veux ménager, dont je ne veux pas empoisonner les jours. Je me trouve forcée de désirer que vous m’oubliez si cela est nécessaire pour votre repos : pour vous le conserver, je n’ai de ressource que la fuite, et je veux tout y sacrifier. Je pars. Je vais rejoindre madame de Brieux. Toutes deux, sans espoir, nous ne serons pas jalouses l’une de l’autre, nous parlerons sans cesse de vous, et il m’est nécessaire d’avoir au moins cette consolation. Adieu. Je suis comme ces malheureux mortels de la Fable que les dieux vengeurs faisaient tourmenter par les Euménides. »

— Jusqu’ici, je n’avais vu que de la folie dans la passion de madame de Drinemant ; mais je ne puis m’empêcher de la plaindre réellement.

— N’ai-je pas bien des reproches à me faire, d’avoir suivi le conseil que vous m’avez donné de m’attacher à elle ?

— La manière dont vous vous êtes conduit ne devait jamais produire de pareils effets.

— Le croyez-vous réellement ?

— Examinez-vous : qu’aviez-vous fait, quand, au bal de l’Opéra, elle vous a reproché d’avoir une ame de fer ?

— Rien, il est vrai.

— Vous ignoriez qu’elle vous aimait, ainsi vous n’étiez pas coupable, vous ne lui aviez fait aucune avance : vous en aviez bien eu la pensée. Vous ne vous êtes déclaré qu’après ses reproches et après avoir vu qu’elle vous aimait. Elle est devenue jalouse malgré elle, à la vérité, elle sent qu’elle le serait toujours : elle vous fuit pour ne vous point tourmenter, elle sacrifie tout à cette crainte ; elle méritait d’être heureuse, son malheureux caractère s’y oppose, vous ne le changeriez jamais, vous ne pouvez que la plaindre et laisser au temps à détruire une passion aussi funeste. Vous êtes assez délicat pour avoir été flatté de vous voir si vivement aimé ; mais, amour-propre à part, son sentiment lui appartient en entier, votre présence n’a fait que le développer sans même que vous le sussiez. Tout ce que vous saviez, c’est qu’elle redoutait d’avoir une passion ; jugeant combien elle devait être capable d’aimer, son cœur vous a tenté : il était flatteur de vaincre ses craintes ; mais cela vous a-t-il été bien difficile ? Vous ne sauriez penser que vous l’avez séduite. Avec une ame moins honnête que la vôtre, vous vous trouveriez sans nuls reproches. Plaignez-la, vous devez être sensible à ses maux ; mais vous avez au moins la consolation de ne les avoir pas causés.

— J’en serais au désespoir et je ne me le pardonnerais jamais.

— Ne vous laissez donc pas abattre par la douleur ; revoyez le monde. Vous avez appris qu’on n’est pas toujours heureux, même sans avoir aucun tort, et devez savoir que le courage est nécessaire pour supporter les contrariétés de la vie, et qu’avec lui elles se changent en plaisirs.

— Voilà de quoi je suis effrayé.

— Effrayé ?

— Oui, de la faiblesse du cœur humain.

— Croyez qu’il est tel qu’il doit être, et que s’il était autrement, on supporterait difficilement le fardeau de la vie ; ainsi il faut se prêter à tout ce qui peut l’alléger.

— Votre philosophie veut toujours mener vers le bonheur ?

— Ainsi que mon amitié.

— Elle est des plus consolantes.

— L’amour a les mêmes moyens, mais faites des choix plus légers, et les pertes seront plus légères. Adieu, jusqu’au revoir. »