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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 29

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Delongchamps (tome IIp. 202-216).


CHAPITRE XXIX.

Patiente.

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Saint-Alvire, après quelques jours d’ennui, après avoir beaucoup monté à cheval, couru plusieurs campagnes, chassé, commencé à lire quelques livres, qu’il quittait dès les premières pages, sentit qu’il fallait continuer de suivre les conseils de Dinval, et rentrer dans le monde promptement. En ayant été éloigné, il ne lui fallut pas plus de deux jours d’Opéra au foyer et dans les petites loges pour être parfaitement instruit. Il fut accueilli par toutes les femmes comme un homme qui aurait fait une belle campagne de terre ou de mer. Son amour-propre en fut très-flatté, et il trouva bientôt les moyens de leur en témoigner sa reconnaissance. Il n’eut que l’embarras du choix, cependant il se détermina pour madame de Verancour. Dinval l’avait prévu, et il attendait Saint-Alvire, qui, le trouvant, lui rendit compte de toute sa conduite depuis qu’ils ne s’étaient vus.

« Eh bien ! lui dit Dinval, vous me paraissez moins tourmenté, à présent ?

— Je vous avouerai qu’il m’a été bien difficile de me distraire de tant de maux ; toutes mes pensées me ramenaient toujours sur cette malheureuse victime de la jalousie.

— Je suis bien aise que vous vous soyez attaché à madame de Verancour.

— Il m’aurait été impossible de lui résister ; elle avait pénétré le sujet de mes peines, elle était fâchée de me voir un attachement si singulier ; elle estimait celle qui me l’inspirait, et elle ne pouvait s’empêcher de la plaindre des maux auxquels elle s’était livrée. Elle prétendait que sa mère, après des aventures incroyables, était morte folle.

— Je ne suis plus surpris de la folle jalousie de la fille ; mais revenons à madame de Verancour.

— Elle fut fort inquiète de moi, quand elle ne me vit plus, et qu’elle apprit que madame de Drinemant était partie pour l’Amérique. Elle querella le chevalier de Querville, à ce qu’il m’a dit, de ce qu’il ne s’informait pas de ce que j’étais devenu. Il avait envoyé chez moi plusieurs fois, et dès qu’il sut mon retour, il y vint lui-même. Enfin, vous voilà donc, me dit-il, j’avais la plus grande impatience de vous revoir.

— Vous allez me dire ce qui vous le faisait désirer ?

— C’est bien mon dessein, je suis jaloux de vous.

— Je ne vois pas pourquoi, surtout dans ce moment-ci.

— Vous ignorez peut-être qu’il y a une femme qui est très-occupée de vous, qui m’en parle sans cesse, et ce n’est pas ce qui me plaît davantage.

— Et quelle est cette femme ?

— Madame de Verancour.

— Madame de Verancour ! et vous l’aimez ?

— C’est-à-dire, j’espérais avant d’avoir découvert toutes ses inquiétudes sur ce que vous pouviez être devenu ; je voudrais la voir moins songer à vous, et peut-être y aurait-il un moyen, si vous vouliez y consentir ; ce serait un grand plaisir que vous me feriez.

— Quel moyen pourrais-je employer pour cela ?

— Le voici : je voudrais vous voir lié avec une femme très-aimable, et à qui vous plairez certainement.

— Et quelle est cette femme ?

— Voilà ce que je ne puis vous dire. Vous la trouverez, ce soir à ma maison d’Auteuil à neuf heures, si vous voulez vous y rendre ; elle ne vous y attend pas ; mais madame de Verancour vous y verra entrer, et vous imaginez !…

— Ah ! je comprends.

— Le reste de la compagnie n’arrivera qu’à dix heures, et nous y souperons tous.

— Mais si cette femme trouve mauvais ce tête-à-tête avec moi, vous me ferez jouer là un mauvais personnage.

— Je vous réponds qu’elle ne le trouvera pas mauvais.

— Ce sera un grand sacrifice que je vous ferai.

— Comment donc ?

— C’est que madame de Verancour serait la seule femme à qui je penserais, si je voulais prendre un engagement.

— Vous serez content de la femme que je vous propose.

— Et s’il en arrive autrement, il faudra que je renonce à madame de Verancour.

— Sur quoi vous ne comptez pas.

— Il est vrai.

— Allons, rendez-vous à Auteuil à neuf heures.

— À neuf heures précises. Adieu, à ce soir.

— Et vous vous y rendîtes ?

— Vous allez voir. J’arrivai à Auteuil à l’heure prescrite. Je connaissais la maison. Je sonnai, je frappai longtemps avant qu’il vînt personne. J’imaginai qu’on ne me laissait là que pour que madame de Verancour pût me voir à cette porte. Enfin l’on m’ouvrit, et j’entrai jusque dans le boudoir. Devinez qui j’y trouvai ?

— Ma foi ! je ne sais qu’imaginer.

— Eh bien ! c’était madame de Verancour.

— Madame de Verancour !

— Elle-même.

— Et l’autre dame ?

— Il n’y en avait pas ; c’était une feinte du chevalier pour savoir si elle m’aimait réellement, et il s’était caché pour entendre notre conversation.

— Voilà une singulière idée ! Voyons un peu comme elle lui a réussi.

— Volontiers. Madame de Verancour me dit : Quoi, monsieur le marquis, c’est bien vous ?

— Oui, Madame ; mais comment êtes-vous ici ?

— Le chevalier de Querville m’a priée d’y arriver de bonne heure, et j’y suis arrivée avant neuf heures.

— Et vous êtes entrée tout de suite ?

— Oui, vraiment ; je croyais arriver la dernière, et je m’y suis trouvée seule absolument.

— Vous n’y avez point vu d’autre femme ?

— Non.

— Vous ne vous êtes pas promenée aux environs avant d’entrer ici ?

— Non, sûrement. Mais dites-moi donc depuis quand vous êtes à Paris ?

— D’hier au soir.

— J’ai été fort inquiète de vous quand j’ai su madame de Drinemant partie ; ne vous voyant pas, j’ai craint que vous n’eussiez couru après elle, et que vous n’eussiez passé ensemble en Amérique.

— Elle n’en aurait pas été plus heureuse non plus que moi.

— C’est de quoi vous pouvez être certain.

— Désespéré de l’avoir rendue malheureuse, je ne savais que devenir ; dans mon trouble j’ai couru sans pouvoir trouver de repos ; j’ai erré vainement dans la solitude sans savoir à qui confier mes peines, ni comment les adoucir.

— Et vous n’avez point pensé à moi ! je connaissais vos maux ; j’aurais pu vous plaindre au moins.

— Comment aurais-je pu m’en flatter ? c’était un bonheur auquel je n’aurais jamais osé prétendre.

— Quoi ! vous n’imaginez pas à quel point je puis vous estimer ? Un cœur aussi sensible que le vôtre est une chose si rare à présent !

— Il en est qui ne sont pas si sensibles, et qui sont plus heureux que moi !

— Ils ne le méritent pas pour cela davantage.

— Je changerais bien mon sort contre le leur.

— Et avec qui pourriez-vous vouloir changer ?

— Avec un homme que vous connaissez fort, et qui paraît avoir le bonheur de vous plaire.

— À moi ?

— Oui, sans doute.

— Il serait bien étonnant que cela fût sans que je le susse.

— Je voudrais bien m’être trompé.

— Il y a toute apparence.

— Quoi ! vous n’aimez pas le chevalier de Guerville ?

— Je sais le désir qu’il a de me plaire ; mais il n’a jamais été selon mon cœur.

— Dieux ! serait-il bien possible !

— D’où vous vient donc cette joie ?

— Si vous ne l’imaginez pas, Madame, elle sera bien courte, je ne sens pas même comment elle a pu entrer dans mon ame, après tous mes malheurs.

— Il faut les oublier.

— Quoi ! Madame, vous me l’ordonnez ?

— Si ce n’est pas vainement, je serais charmée de pouvoir les effacer.

— Ah ! je serais trop heureux !

— Eh bien, marquis, nous le serons tous deux !

— Ah ! Madame, rien ne peut égaler ma félicité ! non, non, jamais !

— Eh bien, marquis, dit en paraissant le chevalier, vous avais-je trompé, en vous disant que vous plairiez sûrement à la dame que vous trouveriez ici ?

— Comment, Monsieur, c’était un piège que vous nous aviez tendu, au marquis et à moi ?

— Oui, Madame, j’ai voulu être certain des sentimens que vous avez l’un pour l’autre, afin de juger si mes soins pourraient vous plaire, et vous éviter des importunités de ma part, à quoi je ne voulais pas vous exposer plus longtemps ! Ne craignez pas, Madame, que je me vante d’avoir imaginé cette épreuve, elle ne m’a pas été assez favorable pour cela, et mon amour-propre devient le garant de ma discrétion.

Tout le monde arriva successivement, et le souper fut fort gai. Pour avoir l’air de se venger de madame de Verancour, le chevalier fut très-occupé d’une fort jolie femme, très-jeune, et que le mari venait d’abandonner pour une danseuse ; et quoiqu’elle eût l’air de faire peu d’attention à tout ce qu’il lui disait à l’oreille, il n’en avait pas moins de satisfaction, et il me dit que je lui avais rendu un grand service en lui enlevant madame de Verancour, que sa nouvelle conquête lui plaisait bien davantage.

— Et reconduisîtes-vous madame de Verancour ?

— Elle ne le voulut jamais. Je la vis le lendemain, et elle me reçut avec un air embarrassé.

— Pourquoi donc cela ?

— C’est ce que je lui demandai, en lui disant : Qu’est-ce donc, n’est-ce plus madame de Verancour que je revois aujourd’hui ?

— Je suis toujours la même ; mais revenue à moi, je n’ai pu m’empêcher d’être inquiète, en me rappelant combien je me suis oubliée hier, pour ne m’occuper que de vous.

— Pourriez-vous vous reprocher de m’avoir laissé lire dans votre cœur ? que serait devenue cette confiance que vous paraissiez avoir dans le mien, pourquoi serait-elle détruite ?

— Et ce chevalier, que pourra-t-il penser de ma facilité ? car sûrement, il nous avait entendus.

— Il m’a remercié de l’avoir dégagé de vos fers, parce qu’il vient de faire une conquête dont il est enchanté.

— Je ne sais comment il avait imaginé de s’attacher à moi.

— Je n’en suis point du tout surpris, je le serais plutôt de n’avoir pas de rivaux.

— Quand vous en auriez, pourriez-vous les redouter ?

— Non, si j’étais sûr de votre cœur, comme vous devez l’être du mien.

— Eh ! qui pourrait me faire changer ? qui pourrait détruire les sentimens que vous m’avez inspirés dès le moment que je vous ai vu ?

— Il serait bien possible ! et je les ignorais !

— Si vous eussiez été plus heureux avec madame de Drinemant, je n’eusse jamais pensé à vouloir vous détacher d’elle ; mais la connaissant, j’ai espéré que vous ne pourriez vous aimer toujours, et j’attendais patiemment le moment où, rendu à vous-même, vous pourriez être enfin tout à moi.

— Et pour la vie, je vous le jure ; oui, je vous dois une nouvelle existence, vous seule pouviez faire renaître le calme dans mon ame, et nulle autre que vous ne pouvait me rendre le bonheur.

— J’espère que rien ne pourra le troubler, je ne suis point jalouse et je vais vous le prouver, écoutez-moi : Lorsque vous ne vous doutiez pas que je pusse vous aimer, ma belle-sœur avait pénétré mes sentimens pour vous, parce qu’elle avait les mêmes que moi.