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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 30

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Delongchamps (tome IIp. 217-276).


CHAPITRE XXX.

Légère.

Séparateur


Madame de Gersigny ?

— Elle-même, et je me suis aperçue combien, au souper du chevalier, elle était inquiète en voyant comme vous étiez occupé de moi ; c’est ce qui m’a empêchée de vouloir être ramenée par vous. Sa jalousie peut l’engager à me faire tourmenter par ma mère, qui est une femme dont les principes sont fort éloignés de ceux du monde, et qui me presse continuellement de me remarier, me trouvant trop jeune pour rester maîtresse de mes actions. Pour l’empêcher de nous nuire, voici ce que je vais vous proposer, et qui, sans doute, va vous paraître fort singulier de ma part.

— Je vous avoue que je ne l’imagine pas.

— Pour dérouter madame de Gersigny, qui est extrêmement vive, vaine et légère, je ne sais qu’un moyen.

— Et quel est-il, je vous prie ?

— Le voici : c’est de feindre pour elle l’amour le plus violent.

— Qui, moi ? en vous aimant comme je vous aime, vous voulez que je feigne une passion pour une autre ; il m’est absolument impossible.

— C’est l’affaire de très-peu de temps, sa vanité sera flattée, en croyant l’emporter sur moi ; elle est capable de venir me confier son triomphe, et elle ne sera plus occupée de nous nuire.

— Mais c’est me proposer de vous trahir.

— Au contraire.

— Comment ! et si je ne pouvais résister à ses empressemens ?

— Eh bien…

— Quoi ! vous consentiriez…

— J’étais bien déterminée à attendre la fin de votre passion pour madame de Drinemant.

— Je l’ignorais, au moins.

— Ceci aura un terme fort court, je puis vous en répondre. Elle n’a pas le cœur délicat ; qu’il paraisse un homme à la mode, et votre rôle sera bientôt terminé.

— Ne pourrais-je pas trouver quelque brillant étourdi qui pût la tenter ?

— Rien dans ce moment ne pourra l’affecter plus que vous ; c’est moins son cœur que sa tête qui la conduit.

— Et si c’était un moyen que vous eussiez imaginé de reculer le terme de mon bonheur ?

— Vous verrez que je ne veux, au contraire, que mieux l’assurer.

— Non, Madame, je ne puis croire ce projet véritable ; laissez-moi penser qu’en me faisant cette proposition vous avez voulu m’éprouver.

— Je suis trop sûre de votre cœur pour en être tentée ; ce que j’exige de vous est une chose absolument nécessaire. J’entends quelqu’un. Ah ! c’est ma mère. Allez, de ce pas, chez madame de Gersigny, et persuadez-la si bien de votre amour, qu’elle puisse détruire tous les soupçons que ma mère pourrait former, en nous trouvant ici seuls ensemble ; partez promptement.

— Et y fûtes-vous ?

— Je me trouvai fort embarrassé !

— Je le crois. La situation est neuve ! Ce qui passe par la tête des femmes est incroyable ! Celle-ci n’agit pourtant que d’après les principes que se sont faits les hommes ; elle sait qu’ils ne regardent que comme une légèreté, un jeu, une plaisanterie de tromper une femme.

— Mais madame de Verancour ne peut-elle pas croire aussi que je suis capable de la tromper ?

— Non, non, elle vous examine depuis trop long-temps pour cela. Elle a vu que, malgré vos chagrins, qui étaient justes, vous vous plaisiez avec elle, et c’était là ce qui lui avait fait former son plan de vous attendre, comme elle vous l’a dit.

— Je n’ai donc pas mal fait de lui obéir et d’aller chez madame de Gersigny.

— Vous eussiez très-mal fait, au contraire, en hésitant, puisqu’il était de son intérêt, vis-à-vis de sa mère ; et puis, au fond, que risquiez-vous ?

— D’attendrir une coquette, il est vrai.

— Voilà tout. Et je sais des hommes qui, avec la plus grande passion, la plus délicate, la plus respectable et la plus durable, entretenaient une fille.

— On me l’a dit, et je ne pouvais le croire.

— Rien n’est plus vrai, soyez en bien persuadé, et ce qui vous surprendra encore davantage, c’est que ces objets de leur grande passion ne l’ignoraient pas.

— Et elles n’en étaient pas jalouses ?

— Elles n’osaient pas au moins le témoigner, de crainte de s’avilir ; l’amour-propre fait passer par dessus bien des choses, ainsi que l’intérêt.

— Par exemple, je le crois facilement.

— Et quel ton prîtes-vous avec madame de Gersigny ?

— Le ton le plus léger, cela est facile ; quand on n’a point d’amour l’on réussit mieux auprès de certaines femmes. Lorsqu’on m’annonça, elle fit un cri de surprise et de joie : Le marquis de Saint-Alvire ! et par quelle aventure ?

— Il n’y a point à cela d’aventure, Madame, c’est une chose toute simple.

— De vous voir chez moi ?

— Oui, Madame, j’ai satisfait le désir que j’en avais.

— Celui-là est délicieux ! Je ne m’en serais jamais doutée, et rien ne pouvait me le faire prévoir.

— L’habitude des conquêtes, fait que souvent on en est peu touchée.

— Il y a pourtant des hommes qui se font distinguer facilement.

— Il faut avoir pour cela un certain brillant ; mais, moi, je suis si gauche !…

— Ah ! le pauvre garçon ! il est tout-à-fait à plaindre !

— Savez-vous que vous avez là une coiffure délicieuse ; mais je dis du meilleur goût !

— Vous êtes donc timide ?

— Comme un enfant. Ah ! je vous en prie, ne mettez pas encore vos gants. Quelle rondeur ! quelle blancheur !

— Cela est vrai, au moins, que je ne suis pas noire.

— Par exemple, cette taille est admirable !

— Vous trouvez ?

— Levez le bras en haut ; là, fort bien. Quelle danseuse vous eussiez été !

— Êtes-vous danseur, vous, marquis ?

— Tenez, vous allez voir une passe charmante ! Donnez-moi les deux mains. (Et en faisant un tour, je l’embrassai.)

— Ah ! ceci est une trahison.

— Dont je serai bien puni !

— Et comment ?

— Cet instant de plaisir va me tourner la tête !

— Je ne vous trouve pas si timide…

— Dans les choses d’usage, je ne le suis pas absolument.

— Et vous appelez cela une chose d’usage, d’embrasser une femme.

— Quand on la tient comme je vous tenais, est-il possible de faire autrement ? Par exemple, si vous me donniez la main…

— Eh bien, la voilà.

— Pourrais-je m’empêcher de la baiser ? (et je la baisai.)

— Et vous appelez cela l’usage du monde ?

— Oui, l’usage des femmes.

— Vous me paraissez très-expérimenté.

— Comme cela, quelquefois. Il faut des occasions.

— Et vous me trouvez une occasion ?

— À tourner la tête. Je suis fâché d’être venu ici aujourd’hui ?

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que tous ces charmes que je viens de découvrir en vous, je ne les trouverais pas ailleurs.

— Et si vous pouviez les y retrouver, je ne vous reverrais plus, cela est tout-à-fait honnête !

— Ce n’est pas cela ; c’est que je craindrais de faire encore d’autres découvertes. Tenez, je vous en prie, ne me retenez pas.

— Savez-vous que je ne vous aurais jamais cru de cette folie-là !

— C’est votre ouvrage.

— Je ne me croyais pas si dangereuse !

— Voilà pourtant ce qui m’a retenu jusqu’à présent, le danger de vous voir de trop près.

— Mais vous me rencontrez très-souvent ?

— Et plus souvent je vous ai fui encore.

— Réellement ?

— J’ai refusé vingt soupers dont je savais que vous étiez.

— Pour aller ailleurs ?

— Oui, et j’y étais persécuté, consumé de regrets de m’être éloigné de vous.

— Je le crois tout-à-fait !

— Ah ça ! dites-moi donc ?

— Quoi ?

— Je trouve votre maison charmante !

— Voyez, regardez le jardin.

— À l’anglaise ? fort bien, divin, délicieux ?

— J’ai une petite porte du jardin qui donne sur le boulevard.

— Il ne fallait pas me dire cela.

— Et pourquoi donc ?

— Qu’est-ce que c’est qu’une porte de derrière dont on n’a pas la clef ?

— Mais je l’ai.

— Oui, vous, mais, moi, je ne l’ai pas.

— Comment ! vous voudriez avoir cette clef du jardin ?

— Puis-je m’empêcher de la désirer, pour être sûr de pouvoir vous voir ?

— Je vous ferai mettre sur ma liste.

— Quoi ! il y a une liste pour la petite porte ?

— Allons, vous êtes un fou. A-t-on jamais dit de pareilles choses ?

— Adieu, Madame, je m’en vais.

— Et où allez-vous ?

— Penser à tout ce que je trouve de délicieux dans votre personne.

— Vous croyez me connaître.

— Ah ! parbleu, que trop ?

— Pour votre repos ?

— Pour mon repos ? Ah ! oui, oui, pour mon repos.

— Vous pensiez à autre chose.

— Non, en honneur.

— Ma belle-sœur vous occupe fort.

— Vous êtes la vingtième personne qui me dit cela.

— Ce qui est vrai, frappe tout le monde.

— Je la respecte infiniment, elle est amie de cette pauvre madame de Drinemant, qui est partie pour l’Amérique.

— Eh bien ! la tête vous tournait pour madame de Drinemant ?

— Elle ne tournera plus que pour vous. Quoi ? vous avez mis vos gants ! (et je lui baisai la main.) Adieu.

— On ne vous verra plus ?

— Pardonnez-moi, toujours et partout où vous serez.

— Il faudra pourtant que nous parlions raison ensemble.

— Quand vous voudrez. Et je partis.

— Voilà une déclaration d’amour bien folle !

— Eh bien ! elle m’a réussi. Et voilà où j’en suis avec madame de Verancour.

— Vous l’avez revue depuis ?

— Non, j’ignore même ce qui l’a empêchée de me recevoir ; je sais seulement que madame de Gersigny lui a beaucoup parlé de moi, en lui disant la visite que je lui avais faite.

— Il faut pourtant que vous sachiez si elle veut que vous retourniez chez madame de Gersigny.

— Je crois l’avoir rendue jalouse.

— J’espère que dans peu vous m’apprendrez des nouvelles de tout cela, et j’irai vous trouver, si je n’entends pas parler de vous. Adieu. »

Bien du temps se passa avant qu’ils se revissent. Ils se rencontrèrent un matin au bois de Boulogne. « Enfin, dit Dinval, je vous retrouve et nous voici dans un lieu propre à causer, ainsi j’espère que je vais apprendre bien des choses.

— Je ne sais trop où nous en étions restés. Ah ! je me le rappelle, à savoir pourquoi je ne pouvais pas voir madame de Verancour.

— Eh bien ! quelle en était la raison ?

— Elle me le dit le soir même dans une maison où je la trouvai. Elle m’apprit que madame de Gersigny avait dit à sa mère un bien infini de moi, qu’elle en avait été très-satisfaite, et qu’elle lui avait avoué qu’elle serait bien aise que l’attachement qu’elle avait soupçonné que j’avais pour sa belle-sœur n’eût pas lieu, et qu’en conséquence il fallait ne la pas voir de longtemps, et continuer vis-à-vis de madame de Gersigny le rôle que j’avais commencé si bien.

— Si bien ?

— Ce sont ses termes.

— Ce si bien-là tient un peu du ton de la jalousie.

— Je vous avoue que je ne m’en doutais pas.

— Vous continuâtes donc sur le même ton avec madame de Gersigny ?

— Je ne pouvais pas en changer.

— Je suis curieux de savoir quel était son projet, de parler raison avec vous : où cela a-t-il pu vous mener ?

— J’allai donc chez elle. En me voyant elle me dit : « Écoutez-moi, j’ai bien fait des réflexions, depuis que je ne vous ai vu ici. Je crois que vous n’avez guère pensé à moi.

— Voilà, je vous l’avoue, l’idée la plus injuste du monde ; car le même soir, j’allai à l’Opéra et je me dis en voyant le ballet : Voilà de jolies danseuses ; mais elles n’ont pas cette taille que j’admirais tantôt. Vous n’avez ni corps ni corset, vous, Madame.

— Fi donc ! je n’ai que ma chemise et ma robe.

— Eh bien ! oui, voilà ce qui fait le charme ! c’est le nud qu’on aperçoit au travers de ce qui le voile. La souplesse des mouvemens se découvre, et voilà cette grâce que je chercherais ailleurs cent ans inutilement.

— Je vois que c’est le naturel qui vous plaît, qui vous attache et que vous désirez.

— Oui, je vous le dis, je le préfère à tout.

— Trouvez-vous dans madame de Verancour cette grâce que vous désirez ?

— Madame de Verancour m’a paru avoir la grâce naïve et simple du sentiment.

— Du sentiment, un peu collet monté ; vous la peignez à merveille, je lui trouve plus de la bergère, dans son ensemble, que de la nymphe.

— Fort bien distingué !

— Aimez-vous cet air de pastourelle ?

— J’aime beaucoup mieux la nymphe.

— La bergère écoute attentivement.

— Oui, mais on saisit la nymphe qui s’enfuit.

— Je vois qu’il ne faut pas que je vous écoute davantage. J’ai pourtant des jours de sentiment.

— Ils doivent être délicieux ! Avez-vous des langueurs ?

— Oui, des langueurs, de l’abandon.

— Eh bien, faites-moi avertir ces jours-là.

— Voilà une jolie proposition !

— Allons, j’ai tort ; c’est à moi de profiter du moment de la bergère ou de la nymphe.

— Croyez-vous que je ne serai que cela ? Je puis m’élever jusqu’à la Déesse.

— Alors, moi, faible mortel, je tombe à vos genoux. (Et j’y tombai, et je les embrassai.)

— Marquis, finissez donc.

— Non, Madame, soyez Vénus et je serai Mars ; Diane, je suis Endimion ; Junon, je suis Ixion ; je ne vous quitte pas, je me sens déjà embrasé par la foudre de Jupiter ; cachez-moi dans votre sein. En se défendant elle tomba sur un sopha et je lui baisai le menton.

— Marquis, finissez donc, je vais sonner, laissez-moi, je veux vous parler. Elle sonna, et je me relevai. Une de ses femmes arriva : Donnez-moi mon écritoire, lui dit-elle. Ah ! le voilà, allez-vous-en.

— Allons, Madame, je vous laisse.

— Ce n’est pas à vous, marquis, que je parlais.

— Vous allez écrire, et j’ai affaire.

— Où cela ?

— Au club, où j’ai donné rendez-vous à quelqu’un.

— Vous irez une autre fois.

— Vous n’avez pas besoin de moi ?

— Que savez-vous ?

— Je viens d’en avoir la preuve à l’instant.

— Comment cela ?

— Parce que vous vous amusez à me séduire sans que je puisse m’en défendre, je vous déplais, et vous me traitez comme un nègre.

— En effet, vous avez lieu de vous plaindre, et j’ai tout-à-fait tort !

— Certainement.

— Vous vouliez vous donner là un air de vainqueur et je n’ai pas voulu le souffrir.

— Oh ! oui, de vainqueur ! Je pensais bien à cela !

— En vérité cela est fort honnête !

— Parce que je vous admire, que je vous rends hommage, voilà toutes les sonnettes en mouvement.

— Eh ! mais, sans doute.

— Moi, j’étais troublé, enivré, transporté……

— Transporté ?

— Sûrement, et vous me trouvez malhonnête. Est-ce ma faute à moi ; c’est à vous que vous devez vous en prendre.

— Mais savez-vous, dit Dinval, que vous étiez fort près de faire une véritable infidélité à madame de Verancour ?

— Je ne le croyais pas, parce qu’il n’y avait pas d’amour dans tout cela ; et en effet, j’ai pensé depuis à vos messieurs qui, avec une grande passion, entretenaient des filles. Je commence à croire cela très-possible.

— Ah ! vous trouvez donc que madame de Gersigny tient un peu de la tournure des filles ?

— Pas absolument, mais de cette tournure à la mode qui est décousue, variée, qui fait que les femmes ne se rendent que par caprice, et vous retiennent de même lorsque vous paraissez vouloir leur échapper.

— Et comment finit votre visite ?

— Elle me gronda beaucoup, je boudai et nous eûmes une explication.

— Je suis curieux de savoir comment elle s’est faite.

— Monsieur, me dit-elle, je suis très-mécontente de vous. Je sais que vous êtes occupé ailleurs et vous venez me chercher : qu’est-ce que c’est que cette conduite-là ? Je vous prie de me le dire.

— Cela est très-facile. Si je suis occupé d’une femme ce n’est pas à vous à vous en plaindre.

— En effet, il serait très-agréable d’avoir une rivale.

— La rivale de vous, Madame, c’est vous-même, et vous en valez bien trois.

— Cela me paraît difficile à expliquer.

— Tenez, regardez-vous dans la glace ; et je l’amenai à la cheminée en passant mon bras autour d’elle. Ne voilà-t-il pas des cheveux châtains ? (Elle les a très-beaux et très-longs.)

— Eh bien ! oui.

— Ces sourcils noirs ont-ils l’air d’appartenir à la même personne, et ces yeux bleus ne sont-ils pas la troisième grâce ? Vous voyez bien que vous êtes seule trois fois la rivale de vous-même.

— Allons, lâchez-moi donc.

— Mais, dites-moi si je n’ai pas raison ?

— Je vous prie de finir. Je suis coiffée ; que voulez-vous que disent mes femmes ?

— Ah ! dit Dinval, voilà donc le secret de sa résistance.

— Elles diront que je suis l’homme du monde le plus respectueux, et je m’éloignai.

— Quoi ! Monsieur, vous ne savez pas causer tranquillement ?

— Je vous demande pardon, Madame.

— Pourquoi donc, lorsque je vous dis que je vous connais un attachement, me répondez-vous des balivernes ?

— Balivernes est fort bon ! je m’en souviendrai. Je ne croyais pas que des assurances aussi sérieuses, de ma part, dussent être traitées de balivernes.

— Si vous n’aimez pas, vous êtes aimé toujours.

— Je serais aimé, moi ; je ne crois pas cela ; je sais trop, qu’avec l’amour le plus violent, on ne peut pas compter sur le cœur des femmes.

— Ah ! le pauvre petit ! Il a l’air tout-à-fait malheureux ! Et lorsqu’une femme est jalouse, en vous croyant attaché à une autre, vous ne vous croyez pas aimé ?

— Je ne connais point de femmes comme cela.

— Voilà pourtant ce que m’a paru madame de Verancour, lorsque je lui ai parlé de vous. Il est vrai que je lui ai fort exagéré tout le bien que j’en pensais.

— Il me paraît que je vous dois beaucoup de remerciement. Et elle vous a paru jalouse, là, réellement ?

— Si bien qu’elle faisait l’impossible pour concentrer la douleur qu’elle en ressentait.

— Ah ! vous me faites là un conte délicieux ! C’est la femme la plus froide que j’aie jamais connue, un vrai marbre, un cristal de roche.

— Non pas un cristal, on ne voit pas assez son intérieur pour cela.

— Vous la croyez dissimulée ?

— Comme une pilule couverte d’or.

— Je ne crois pas que vous trouviez que je lui ressemble ?

— Ah ! vous ! c’est une autre chose ; vous êtes une vertu, vous avez des principes, d’une sévérité !….

— Cela est vrai, au moins ; ne croyez pas rire.

— Je n’en ai point d’envie du tout, et je m’en vais.

— Écoutez donc.

— Quoi ?

— Sommes-nous brouillés ?

— Mais, je crois que oui. Voilà mon projet dérangé.

— À propos de quoi ? Quel projet ?

— Il est inutile à présent de vous le dire.

— Je veux le savoir absolument.

— Il me faudrait trop de temps.

— Eh bien ! venez souper avec moi.

— Quand ?

— Ce soir.

— Ce soir ? Je ne le peux pas ; j’ai un engagement.

— C’est une raison. Adieu, Monsieur.

— Adieu, Madame.

Vous voilà donc parti. Et pourquoi refusiez-vous de souper avec elle ?

— Je voulais voir madame de Verancour avant de m’engager davantage.

— À cause de sa jalousie ?

— Sans doute.

— Vous aviez raison.

— Je voulais me laisser prescrire ma conduite avec sa belle-sœur, et y renoncer si elle le désirait.

— Rien n’était plus honnête que cette conduite-là.

— Je cherchai madame de Verancour ; je la rencontrai, et sans s’expliquer davantage, elle me dit encore que je me conduisais à merveille et que je devais continuer, et cela d’un ton assez dégagé : je n’en pus rien obtenir de plus ; partout où je la rencontrai, son air satisfait me donna de la confiance, et me fit croire que je n’avais nulle jalousie à redouter de sa part, et je pensai que je pourrais revoir madame de Gersigny sans lui causer la moindre inquiétude. Je n’avais point d’amour pour madame de Gersigny ; mais le ton que j’avais pris en débutant avec elle m’amusait, et comme elle était légère, ce n’était pas un véritable engagement que je pusse former, et par conséquent ce ne pouvait pas être une véritable infidélité.

— Voilà bien comme on justifie son penchant ! mais je trouve celui-ci plus amusant qu’une grande passion, et je vous le pardonne. Vous étiez brouillé avec madame de Gersigny, comment fîtes-vous pour vous raccommoder ?

— Vous allez le savoir. Elle choisit exprès le moment, dans une maison où nous étions, où j’allais parler à madame de Verancour, pour me dire tout haut : M. de Saint-Alvire, sommes-nous toujours brouillés ? Il me semble que nous l’étions la dernière fois que vous vîntes chez moi.

— Je ne m’en souviens pas, Madame.

— Madame de Verancour, voilà comme il est, au lieu de chercher à s’excuser et à réparer ses torts, il fait semblant de les avoir oubliés.

— Madame, reprit-elle, il faut l’en punir.

— Il le mériterait. Allons, M. de Saint-Alvire, venez ici que je vous parle.

— En vérité, lui dis-je tout bas, vous m’embarrassez, que c’est affreux !

— Il n’est pas question de vous ; c’est madame de Verancour que je veux embarrasser. Voyez comme elle nous regarde derrière son éventail, pendant que le comte de Verteville lui parle à l’oreille.

— Croyez-vous qu’il l’aime ?

— Elle n’en serait pas fâchée, elle est en coquetterie avec lui depuis quelques jours, on dit qu’il sera Duc bientôt ; sa vanité en serait peut-être flattée, elle a de ces petites choses-là dans la tête.

— Et que dirait sa mère d’un homme à la mode comme cela ?

— Sa dévotion va s’en alarmer.

— On dit qu’elle veut qu’elle se marie.

— Oui, mais le comte ne la voit sûrement pas dans cette crainte, et elle n’est pas assez adroite pour l’amener là. Elle pourra bien être la dupe de l’espoir de l’épouser, si elle l’a formé.

Je vous avouerai, mon cher Dinval, que je pensai que c’était parce qu’elle me trahissait, qu’elle n’était ni inquiète ni jalouse de ma liaison avec madame de Gersigny, et que par dépit, et voulant me venger, je crus pouvoir m’abandonner entièrement à mon goût pour elle. Je fus cependant plusieurs jours à m’y déterminer ; mais rencontrant toujours le comte avec madame de Verancour qui paraissait triomphante d’avoir fait sa conquête, je recherchai madame de Gersigny, et je fus surpris de ne la rencontrer nulle part. J’allai à sa porte, on me dit qu’elle était depuis huit jours à la campagne. Cette espèce d’abandon de sa part m’affligea réellement. J’y rêvais aux Tuileries lorsque le comte de Verteville m’aborda, et me dit : J’ai passé hier toute la journée à la campagne avec une femme de votre connaissance, qui est singulièrement aimable ! Elle est plus que cela ; c’est une femme très-essentielle, et dont le sentiment est très-délicat, je ne suis pas étonné qu’elle vous ait plu.

— Essentielle, dites-vous ?

— Sans contredit, et son cœur et sa tête sont toujours d’accord avec la plus saine raison. Je suis persuadé que sa mère applaudira facilement à vos projets.

— Je ne vous comprends pas, et quant à mes projets, je n’en ai formé aucun sur elle. Sa vivacité m’a plu, voilà tout.

— Sa vivacité ?

— Sans doute ; et quand, vous me parlez de son sentiment, je vous avoue que je ne la reconnais pas là.

— C’est pourtant de madame de Verancour dont vous me parlez.

— Point du tout, c’est de madame de Gersigny.

— Vous avez vu madame de Gersigny ?

— Je vous dis que oui, hier toute la journée, et elle doit être de retour à Paris aujourd’hui.

— Vous en êtes sûr ?

— Elle me l’a dit.

— Je vous souhaite le bon soir ; et je le quittai brusquement afin qu’il pût rendre à madame de Verancour mon empressement à aller retrouver madame de Gersigny.

— Je parierais, dit Dinval, que le comte de Verteville vous inspirait autant de jalousie d’un côté que de l’autre.

— Je n’examinai rien, et j’arrivai chez madame de Gersigny. Quoi ! Madame, vous allez à la campagne passer huit jours, et je l’ignore entièrement ; je vous ai cherchée partout et je ne l’ai appris qu’hier au soir en venant ici.

— Si vous y étiez venu plus tôt, vous l’auriez su d’abord.

— Mais au moins vous auriez pu m’en dire un mot.

— Vous êtes toujours occupé de madame de Verancour ; que voulez-vous qu’on fasse d’une espèce de Céladon comme vous ?

— Céladon, moi, je le suis comme vous êtes bergère.

— Bergère ! Ah ! fi donc ! Monsieur, je vous prie de ne pas me dire d’injures.

— Je ne vous dis pas que vous le soyez, je sais assez combien vous êtes éloignée de la pastorale.

— Vous croyez peut-être que je ne sais pas aimer ?

— Je crois que vous aimez à plaire.

— À vous, sans doute ?

— Ah ! point du tout, j’en suis sûr, et je n’ai point cette prétention.

— Réellement.

— Et je ne vous le reproche pas.

— Vous êtes dédaigneux aujourd’hui.

— Vis-à-vis de qui ?

— Vis-à-vis de moi.

— En effet, surtout quand je suis très-piqué de ce que vous m’avez abandonné pendant huit jours.

— Ah ! voilà des reproches ? Eh bien ! j’aime mieux cela. Allons, grondez-moi, et bien fort, et puis je vous en demanderai pardon.

— Oui, oui, moquez-vous de moi.

— Monsieur le marquis, je ne le ferai plus ; et elle voulut se mettre à genoux. Je la relevai en l’embrassant très-vivement ; elle ne se défendait pas trop, mais dans cet instant nous entendîmes du bruit, et l’on annonça la mère de madame de Verancour. Je me mis à regarder un tableau, et elle entra.

— Madame, dit-elle en me voyant, je suis bien aise de trouver ici monsieur de Saint-Alvire, parce que je peux vous dire devant lui ce qui m’amène ; vous connaissez tous deux le comte de Verteville. Il paraît que ma fille et lui se conviennent parfaitement. Je désire qu’elle se marie, et je voudrais fort que le comte l’y déterminât. On dit qu’il sera duc incessamment, et je ne crois pas qu’elle puisse faire un meilleur mariage. Pensez-vous que ce soit l’homme d’ailleurs qui puisse le plus lui convenir ?

— Madame, je le crois très-fort, et voilà monsieur de Saint-Alvire, dit-elle en me regardant malignement, qui je crois vous le conseillera.

— Le pensez-vous, Monsieur le marquis, dites-le moi naturellement ?

— Madame, je connais peu le comte.

— Il le connaît beaucoup, mais il est prudent, et il n’aime pas à donner de conseils.

— Cela est fort prudent. En ce cas, il me permettra d’interpréter son silence, et de le regarder comme une preuve de son approbation.

— Le voilà qui s’en va. Vous reverrai-je, Monsieur de Saint-Alvire ?

— Oui, Madame.

— À l’Opéra ?

— Si vous y allez, sûrement.

— Et vous sortîtes ? dit Dinval.

— À l’instant, parce que, sans savoir pourquoi, je voulais m’éclaircir sur ce mariage, et savoir si le comte y pensait réellement.

— Et vous aviez raison ; car souvent ces sortes de mères-là, avec leurs scrupules, ne veulent voir que des mariages dans les attachemens de leurs filles.

— J’imaginai que je trouverais le comte à l’Opéra, et j’allai l’y chercher.

— Vous étiez donc réellement jaloux ?

— Au moins j’étais piqué de me croire joué par madame de Verancour. Je voulais être instruit de la vérité de leur amour, et savoir enfin ce qui en était. Je trouvai fort à propos le comte qui me dit : Parbleu ! j’ai bien fait rire madame de Verancour en lui peignant votre empressement de revoir madame de Gersigny.

— Vous l’avez donc vue depuis que je vous ai quitté ?

— Je sors de sa loge.

— Vous la voyez souvent, et cela ne sera pas surprenant au terme où vous en êtes…

— Elle capitule, mais…

— Cela ne sera pas long. Le siège doit s’avancer, au moins on le dit.

— On le dit ?

— Mais oui, ne le pensez-vous pas ?

— Moi ? point du tout ; il n’en a jamais été question.

— Ah ! ah ! cela me surprend !

— Pourquoi donc ? Épouse-t-on toutes les femmes avec lesquelles on se lie ?

— Je crois que non, puisque vous êtes encore garçon.

— Je vous avouerai que j’ai trouvé dans madame de Verancour des choses qui me plaisaient assez, que je n’avais pas rencontrées dans bien des femmes que j’ai connues ; elle s’en est sans doute aperçue, en a été flattée, et lorsque j’y pensais le moins, le hasard nous a prouvé que nous nous convenions, et je me suis trouvé engagé de manière à ne pouvoir pas reculer ; vous sentez bien qu’en galant homme je n’ai pas résisté, et depuis ce moment je lui rends des soins.

— Qui sont très-bien reçus ?

— Sans doute, mais j’en suis toujours au même point. Je la crois remplie de préjugés, et cela m’attache ; il y a une sorte de satisfaction à les combattre ; mais il faut vaincre à la fin.

— Cela vous arrivera sûrement.

— Un peu trop tard.

— Je vous croyais plus avancé que cela ?

— Cela devait être ; je n’ai pas assez brusqué l’aventure. Je fais ce que je peux pour l’engager de plus en plus, je veux en venir à mon honneur.

— Il serait plaisant qu’elle vous résistât encore long-temps.

— Je n’en démordrai pas ; une conquête difficile est rare ! C’est une bizarrerie qui m’attache de plus en plus à elle, l’inégalité de ses procédés est neuve et cela me retient.

— Avec cette constance elle ne vous résistera pas toujours.

— Mais, je l’espère.

— Je suis bien aise de vous voir en si bon chemin.

— Je vous crois plus avancé que moi, vous marquis ?

— Comment ?

— Avec madame de Gersigny, tout le monde le croit au moins.

— Voilà une bonne plaisanterie.

— De la discrétion ! Si j’étais moins avancé que je ne le suis, je voudrais vous en punir en devenant votre rival.

— Et que dirait madame de Verancour, si elle vous entendait ?

— Elle se rendrait peut-être plus tôt. Adieu, je vais la retrouver.

Et, dit Dinval, que pensâtes-vous de madame de Verancour ?

— Qu’elle serait bientôt la victime du comte, et qu’elle le méritait.

— Rien ne vous retint donc plus vis-à-vis de sa belle-sœur ?

— Je ne voulus plus m’occuper que d’elle. Je montai à sa loge, qui était vis-à-vis de celle de madame de Verancour. Madame de Gersigny y était arrivée, et elle y était seule. Je lui dis des folies qui la firent beaucoup rire, afin que notre gaieté ne pût échapper à madame de Verancour, et qu’elle fût bien convaincue que je ne pouvais plus la regretter. Je vis même que le comte lui fit observer notre air de satisfaction ; je ne sais ce qu’elle en pensa, mais elle sortit avant la fin de l’opéra.

— Je suis persuadé que ce fut l’effet de sa jalousie ; et dites-vous à madame de Gersigny que le comte n’avait pas le projet d’épouser madame de Verancour ?

— Je ne pus le lui cacher, et cela la divertit beaucoup, à cause de la mère dévote.

— Cependant elle devait craindre que vous n’eussiez le projet de retourner à elle.

— Aussi j’eus l’air de la plaindre infiniment.

— Elle me dit qu’il serait difficile qu’elle pût résister au comte, qui avait tout ce qu’il fallait pour séduire même la femme la plus vertueuse.

— Je pris alors un air rêveur et jaloux ; mais l’opéra venait de finir, et nous fûmes obligés d’en sortir.

— Soupâtes-vous avec elle ce jour-là ?

— Elle me le proposa, en me disant : Vous pouvez accepter, nous ne serons pas seuls.

— La plaisanterie me parut fort bonne, et je me rendis chez elle. Le soupé ne fut pas fort gai, et quoique ce ne fût pas une chose rare, je crus remarquer qu’elle avait de l’impatience de voir retirer ce qui composait cette ennuyeuse compagnie. Je laissai partir tout le monde. Elle eut l’air de ne pas s’apercevoir que j’étais resté ; mais pendant qu’elle reconduisait les dames, je passai dans son boudoir. Que faites-vous ici, Monsieur, me dit-elle en y entrant ?

— Je vous y attends, Madame…

— Voilà une bonne folie, et à l’heure qu’il est ! Je ne vous reconnais pas là ! Savez-vous que ceci a tout l’air d’un projet.

— Et je vous effraie sans doute ?

— Pas absolument ; je connais vos mœurs, et je ne puis rien craindre.

— Et moi je risque tout.

— C’est être valeureux.

— Plus que vous ne pensez ; puisque je brave les plus forts enchantemens.

— Il me semble que vous me prenez pour un géant que vous vous disposez à combattre.

— Au contraire, je veux vous rendre les armes, j’attends tout de votre générosité ; je demande seulement que vous me permettiez de m’emparer des sonnettes ; et j’en nouai les cordons très-haut.

— En voilà un que vous oubliez. Elle fit semblant de vouloir le tirer, et je l’arrêtai, en la tenant embrassée par le milieu du corps.

— Mais finissez donc ; quelle est cette folie-là ! Je vais me fâcher.

— Et contre qui ?

— Contre vous.

— Est-ce que je vous déplais ?

— Il n’est pas question de cela.

— Pardonnez-moi, c’est ce que je veux savoir positivement.

— Qu’est-ce qu’un aveu qu’on ne fait pas en liberté ?

— Il peut être charmant !

— Allons, vous êtes un monstre.

— En ce cas, je vais vous dévorer.

— Finissez donc.

— Je ne finirai que pour recommencer. Elle ne me résista pas davantage, et je passai les plus doux momens et les plus délicieux que j’aie goûtés depuis long-temps. Notre conversation fut poussée très-avant dans la nuit, et je me retirai enchanté de madame de Gersigny. Je la voyais tous les jours, et j’étais de plus en plus charmé d’elle ; enfin, j’avais totalement oublié madame de Verancour. Je rencontrai un jour le comte de Verteville. « Eh bien ? me dit-il, tout est fini ?

— Comment ?

— Je ne vois plus madame de Verancour ; c’est une rupture entière.

— Quoi ! vous n’avez pas été heureux ?

— Il n’a tenu qu’à moi de l’être.

— Eh bien ?

— Il fallait épouser ; sa mère se l’était mis en tête, au point qu’elle m’en fit parler par un de ses amis. Ma foi, quand j’ai vu cela, j’ai tout abandonné. Vous savez toute mon histoire. À présent il faut que vous me cédiez madame de Gersigny.

— Quelle plaisanterie !

— Je ne plaisante pas ; c’est en même temps un service que je veux vous rendre.

— Un service ? il serait difficile de me le prouver, quand même j’aurais le droit d’en disposer.

— Vous avez celui de ne plus vous en occuper, et vous le devez pour reconnaître ses bontés.

— Ce serait une singulière preuve de reconnaissance !

— La plus raisonnable et la plus juste. Examinez quelle serait votre conduite. Garde-t-on éternellement une femme, comme vous voulez faire, à moins d’être un franc provincial ? voyez le bel honneur que cela vous ferait dans le monde, ainsi qu’à elle. Je veux donc vous sauver à tous deux un ridicule, et je suis persuadé que madame de Gersigny ne pourrait se refuser à l’évidence de ma proposition.

— Quelle est donc l’opinion que vous avez d’elle ?

— Celle qu’on peut avoir d’une femme éclairée et bien pensante, qui doit profiter de ses charmes pour étendre le nombre de ses conquêtes autant qu’il lui sera possible ; c’est le seul moyen de parvenir à la célébrité où elle doit aspirer. Les femmes comme elle ne l’ignorent pas, et elles ne manquent jamais de réflexions pour diriger leur conduite. Voilà comme je vois madame de Gersigny, et je vous avouerai que j’ai été un peu surpris en trouvant à madame de Verancour une façon de penser bien différente ; aussi cela n’a pas peu contribué à diminuer mes regrets en me voyant Obligé de renoncer à elle.

— Je ne puis disconvenir que tout ce que vous venez de me dire, ne me paraisse tout-à-fait neuf.

— C’est que vous n’observez pas les femmes comme je le fais. Autrefois on admirait, on respectait une femme et un homme qui s’étaient attachés l’un à l’autre pour la vie. Eh bien ! voyez-vous admirer à présent ces amans surannés, malgré leur fidélité à toute épreuve ? on ne peut se prêter à l’idée qu’ils ont été jeunes autrefois, afin de ne voir en eux que l’image ridicule de la tendresse des vieux amans. On rit de voir les prétentions d’une vieille nymphe, toujours exigeante, et les soins, les attentions et les prévenances gauches de son vieux berger. Les femmes d’à présent ont participé aux lumières des hommes. Parfaitement éclairées, elles savent calculer quel doit être le prix de leurs charmes, elles ne les mettent plus en viager ; elles préfèrent les différentes cultures, et par cette savante administration, elles jouissent d’un rapport que la liberté seule de l’exportation pouvait produire.

— Vous leur supposez une philosophie un peu gaie.

— Et c’est la seule qu’elles connaissent. Parlez-leur sérieusement de votre amour, elles vous riront au nez et elles feront mille plaisanteries sur votre compte. Parlez-leur gaiement du plaisir, elles vous écouteront sérieusement, et elles en feront leur profit. Convenez que vous n’eussiez pas réussi, en vous conduisant autrement avec madame de Gersigny.

Pendant notre conversation, il était arrivé beaucoup de monde dans la maison où nous étions. En me retournant, j’y vis madame de Verancour ; je n’étais pas loin d’elle, elle m’appela, et elle me dit : Vous êtes sans doute instruit des prétentions que le comte de Verteville a eues vis-à-vis de moi, et combien il s’était trompé ?

— J’ignore, Madame, ce que vous voulez dire.

— Eh bien ! venez me voir demain, et vous saurez tous les maux que vous m’avez causés, et ceux qui en seront les suites. Ses yeux étaient prêts à verser des larmes ; elle se leva et elle passa dans un cabinet en me défendant de l’y suivre. Je demeurai immobile à la même place. Dans ce moment, je vis entrer madame de Gersigny ; le comte fut à elle, et il s’en empara de manière que je vis bien qu’il ne m’en laisserait pas approcher de la soirée : elle paraissait s’amuser infiniment de ce qu’il lui disait, au point même de ne pas du tout s’occuper de moi. Les reproches de la première et l’oubli de la seconde, me troublèrent l’ame et l’esprit, et je ne pus rester plus long-temps dans cette maison ; j’allai porter ailleurs l’impression douloureuse que je ressentais. Je fus obligé de me retirer de bonne heure, mais de la nuit je ne pus prendre un instant de repos.

Le lendemain j’allai chez madame de Verancour. Je ne sais pourquoi, me dit-elle avec douceur, je vous ai prié de venir me voir, puisqu’il n’y a plus de remède à mes maux. Peut-être espéré-je que vous pourrez me plaindre ; c’est-là sans doute ce qui me l’a fait désirer. Je me suis reproché bien des fois de vous avoir engagé à feindre de l’amour pour madame de Gersigny. Je ne croyais pas que la jalousie pût s’emparer de mon cœur, je n’avais pas prévu la satisfaction avec laquelle je vous verrais, auprès de ma belle-sœur, oublier l’amour que j’avais pour vous : vous n’avez donc pas vu combien il m’en coûtait, en voulant vous y encourager ?

— Je vous disais bien, reprit Dinval, qu’elle était jalouse.

— Hélas ! Madame, lui dis-je, j’ai combattu long-temps, parce que toujours occupé de vous…

— Peut-être nous sommes-nous trompés l’un et l’autre par les apparences. Pour vous ramener à moi, j’ai feint d’écouter le comte de Verteville, parce qu’en homme à la mode, lui ne connaît point le mystère, il sacrifie tout à sa vanité, il affiche tout ; mais cette sorte d’éclat qui devait vous ramener vers moi, n’a fait que vous en éloigner encore davantage.

— J’ai cru, je l’avouerai, qu’il avait réussi à vous plaire.

— Comment avez-vous pu le penser un instant ? Je me flattais que vous auriez une meilleure opinion de moi, ou, qu’au moins, vous m’engageriez à m’expliquer ; mais, au contraire, vous avez affiché votre triomphe avec madame de Gersigny. Les moyens de vous ramener ne me faisaient voir que vous, et j’oubliais l’effet que produirait vis-à-vis de ma mère l’attachement du comte. Elle y fit la plus grande attention, et elle trouva, dans lui, l’espérance pour moi de la plus belle fortune ; il doit être duc, me dit-elle, il vous aime, il ne peut avoir que des vues honnêtes, j’ai des moyens de l’engager, et je vais les employer. Sans m’écouter, elle partit à l’instant. Deux jours après, je ne revis plus le comte, et ma mère me dit que cette affaire était manquée absolument. Elle me reprocha d’avoir écouté un homme si perfide, qui n’était occupé que de sacrifier à sa vanité les femmes les plus respectables : À quoi seriez-vous exposée s’il vous arrivait encore une aventure pareille ? Vous seriez confondue avec toutes les femmes légères, qui sont sans pudeur et sans vertu, et cela sans l’avoir jamais mérité ; il faut mettre une barrière insurmontable entre vous et les apparences seulement du vice. Et tout ce que je craignais, marquis, de votre attachement pour moi, l’éclat qu’a fait le comte, l’a hâté davantage ; ma mère me marie, je vais me voir éloignée de Paris et de vous, que je ne puis croire absolument ingrat ; voilà mon malheur, c’est trop vous estimer pour ne pas vous regretter toute ma vie. Adieu, je ne veux rien savoir de vous. Si je pouvais croire que vous ne m’aimassiez plus, cet aveu empoisonnerait le reste de mes jours, je me reprocherais sans cesse de vous avoir éloigné de moi : si j’étais sûre de votre cœur, je serais encore plus à plaindre, en étant certaine de tout ce que vous souffririez de notre séparation. Vous versez des larmes ! Dieux ! qu’ai-je fait ! Éloignez-vous, je ne peux plus vous voir, ni vous entendre. Adieu et pour toujours. Elle passa dans son cabinet, en ferma la porte, et je restai anéanti par la douleur. J’entendis du bruit, je craignis d’être rencontré par cette mère cruelle qui nous causait tant de maux, et je revins chez moi désespéré de ma légèreté et de ma facilité à croire madame de Verencour si peu capable d’une passion qui pouvait seule encore me rendre heureux. Je ne voulus plus penser à former aucun engagement. Je me dissipai le plus qu’il me fut possible ; c’est-à-dire que je voulus me dissiper ; mais la société avait perdu tous ses charmes pour moi. J’errais dans le monde, et rien ne pouvait plus m’y attacher ; vous n’étiez pas à Paris, et j’étais sans secours. Je parcourais souvent dans le même jour les trois spectacles, et sans m’inquiéter de madame de Gersigny ; je l’apercevais sans cesse avec le comte de Verteville, sans ressentir la moindre jalousie. Un jour je rencontrai le comte sans elle dans une maison. Il vint à moi, et il me dit : Je ne vous conçois pas.

— Pourquoi donc ?

— Le choix que vous faites des femmes à qui vous vous attachez est réellement le plus singulier qui soit au monde, je n’en avais encore jamais rencontré de pareilles.

— Il me semble pourtant qu’elles sont toutes faites à peu près de même.

— Point du tout. Où avez-vous vu que des veuves, au lieu de songer à jouir de leur liberté, eussent la rage de se remarier……

— Ah ! parce que madame de Verancour……

— Non-seulement elle, mais encore madame de Gersigny.

— Elle veut se marier ?

— Elle voulait aussi m’épouser.

— Vous me surprenez fort.

— Je ne sais qui a dit que je devais être duc un jour, mais……

— C’est la mère de madame de Vérancour qui l’a dit devant moi à madame de Gersigny, et cela ne devait lui rien faire à elle.

— C’est-à-dire que c’est ce qui m’a fait éprouver, de sa part, une résistance à laquelle je ne m’attendais pas.

— Cela a dû vous surprendre ?

— Après mille tentatives inutiles, j’ai voulu savoir ce qui pouvait l’engager à me résister.

— Eh bien ?

— Elle me dit que le parti qu’avait pris madame de Verancourt lui avait fait penser au danger de demeurer veuve à son âge, qu’elle était assez riche pour pouvoir prétendre aux plus grands établissemens, et qu’elle n’épousera jamais qu’un homme titré comme je dois l’être un jour. En ce cas, lui dis-je, Madame, je vois quel est votre projet, vous ne voulez pas de moi.

— Pourquoi donc cela, Monsieur ?

— Parce que je ne puis être à vous et être titré.

— Je ne vous comprends pas.

— Cela est facile à expliquer, je ne puis être titré que lorsque j’aurai la grandesse.

— Fort bien !

— Et je ne puis avoir cette grandesse qu’en épousant une héritière qui m’en procure et qui me l’apportera.

— Vous ne serez duc que de cette manière-là ?

— Oui, Madame.

— C’est un conte que vous me faites.

— Demandez à tout le monde. On sait que j’ai encore trois ans à attendre, la demoiselle ne pouvant être mariée avant ce temps-là.

— Je vous fais mon compliment, Monsieur, sur une si belle alliance.

— Et de ce moment vous vous êtes donc séparés ?

— C’est-à-dire que j’ai senti que mon affaire était terminée avec elle sans espoir de retour.

— Et vous en avez été désespéré ?

— Point du tout, au contraire.

— Comment, au contraire ?

— Sûrement, ne voyez-vous pas que cela m’a fait une histoire délicieuse à conter ?

— Vous pouviez vous en dispenser.

— Ma foi non, c’est un dédommagement du temps que j’ai perdu avec elle, et je ne puis m’y refuser. Je suis seulement fâché de ne vous avoir pas rencontré plus tôt pour vous faire part de ma mésaventure. Adieu. Vous devez être bien content de moi, puisque je vous laisse le champ libre.

— Et vous n’avez pas été tenté, dit Dinval, de revoir madame de Gersigny ?

— Je serais même fâché de la rencontrer.

— Il faut pourtant vous occuper.

— Je n’en sens que trop la nécessité ; plus je réfléchis, et plus je sens que cette liberté dont on parle sans cesse est plutôt une nullité qu’un bonheur. Il faut être contrarié dans la vie.

— Cela est vrai au moins ; si l’on ne tient à personne, personne ne tient à nous.

— Aussi, n’ai-je jamais compris cet égoïsme qu’on reproche tant à ce siècle, et je ne saurais concevoir qu’on puisse imaginer de n’attendre son bonheur que de soi ; avec cette pensée on devrait être abandonné de la nature entière. Si j’oublie les autres il est juste qu’ils m’oublient de même ; et cet oubli ne serait-il pas une espèce de néant ? au moins ce serait vivre comme si l’on était seul sur la terre, et qui voudrait vivre dans une île déserte ? mais je sens que j’existe par tout ce qui m’environne. L’homme est donc fait pour la société, et il faut y tenir par quelque lien.

— À votre âge, le plus agréable est l’amour.

— Il est quelquefois aussi le plus trompeur. »