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Les Monikins/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 86-97).



CHAPITRE VIII.


Introduction de quatre nouveaux personnages. — Quelques idées philosophiques. — Pensées importantes sur l’économie politique.



Le groupe qui attirait mon attention se composait de six individus. Deux étaient des animaux du genus homo, ce qu’on appelle vulgairement l’homme. Les autres appartenaient à l’ordre des primates, classe des mammalia, en termes vulgaires, des singes.

Les deux premiers étaient Savoyards, et l’on peut en faire la description en termes généraux comme étant sales, en guenilles et carnivores ; pour la couleur, basanés ; pour les traits et l’expression, cupides et rusés, et pour l’appétit, voraces. Les autres étaient de l’espèce ordinaire, de la taille commune, et d’une gravité convenable. Il y en avait deux de chaque sexe, et ils étaient parfaitement assortis quant à l’âge et aux avantages extérieurs.

Les singes portaient plus ou moins le costume adopté par notre civilisation européenne ; mais on avait donné un soin tout particulier à la toilette du plus âgé des deux mâles. Il avait un habit de hussard, coupé d’une manière qui aurait donné à une partie de son corps des contours plus militaires que ne le comportait son véritable caractère, sans un jupon rouge qui était plus court que de coutume. C’était pourtant moins dans la vue de montrer un joli pied et une jambe bien faite, que pour laisser à ses membres inférieurs la faculté d’exécuter certaines évolutions extravagantes, que les Savoyards exigeaient sans pitié de son agilité naturelle. Il portait un chapeau à l’espagnole, décoré de quelques plumes sales, une cocarde blanche et un sabre de bois ; il tenait en outre en main un petit balai.

Illustration

Remarquant que mon attention était fortement fixée sur ce groupe, les misérables Savoyards commencèrent sur-le-champ une série de tours et de sauts dans la seule vue, sans aucun doute, d’exploiter ma curiosité. Les innocentes victimes de cet acte de tyrannie brutale s’y soumirent avec une patience digne de la philosophie la plus profonde, et exécutèrent les ordres de leurs maîtres avec une promptitude et une dextérité au-dessus de tout éloge. L’un balayait la terre, l’autre sautait sur le dos d’un chien, le troisième faisait la culbute, et le quatrième allait en avant et en arrière avec toute la grâce d’une jeune fille dans une contre-danse. Tout cela aurait pu passer sans remarque, car, hélas ! un tel spectacle n’est que trop commun ! sans certains appels éloquents qui m’étaient adressés par l’individu en habit de hussard. Ses regards se détournaient à peine de moi un seul instant, et de cette manière une communication muette s’établit bientôt entre nous. Je remarquai que sa gravité était imperturbable. Rien ne pouvait lui arracher un sourire ni le faire changer de physionomie. Obéissant au fouet d’un maître brutal, il ne refusait jamais de sauter, et pendant des minutes entières ses jambes et son jupon décrivaient en l’air cercle sur cercle, et semblaient avoir pris congé de la terre pour toujours ; mais quand il y retombait, c’était invariablement avec un air de dignité tranquille et de calme philosophique, qui prouvaient que le singe intérieur prenait bien peu de part aux tours d’agilité du singe extérieur. Tirant à part mon compagnon, je me hasardai de lui faire part de mes pensées sur ce sujet.

— En vérité, capitaine Pocke, lui dis-je, il me semble qu’il entre beaucoup d’injustice dans le traitement qu’essuient ces pauvres créatures. Quel droit ont ces deux sales coquins de tenir en esclavage des êtres plus intéressants pour les yeux, et j’ose dire, beaucoup plus intelligents, qu’ils ne le sont eux-mêmes, et de les forcer à sauter de cette manière, sous peine d’être battus, sans aucun égard pour leur sensibilité ou leur convenance ? Je dis, Monsieur, que c’est un acte d’oppression qui me paraît intolérable, et qui exige qu’on y mette ordre très promptement.

— Nom d’un roi !

— Roi ou sujet, cela ne change rien à la difformité morale de cet acte de tyrannie. Qu’ont fait ces êtres innocents pour être soumis à cette dégradation ? Ne sont-ils pas de chair et de sang comme nous-mêmes ? n’approchent-ils pas de plus près de notre conformation, et, autant que nous pouvons le savoir, de notre raison, qu’aucun autre animal ? Doit-on souffrir que ces êtres qui nous imitent le mieux, — nos propres cousins, — soient traités ainsi ? Sont-ils des chiens pour être traités comme des chiens ?

— Mon opinion est, sir John, qu’il n’y a pas un chien sur la terre qui soit en état de faire de pareils sauts ; c’est réellement extraordinaire.

— Oui, Monsieur, et plus qu’extraordinaire, car c’est une tyrannie. Placez-vous un instant, monsieur Poke, à la place d’un de ces individus. Supposez que vous eussiez un habit de hussard sur vos larges épaules, un jupon couvrant vos extrémités inférieures, un chapeau à l’espagnole garni de plumes sales sur la tête, un sabre de bois à votre côté et un balai à la main, et que ces deux Savoyards vous menaçassent du fouet, à moins qu’il ne vous plût de faire de pareils sauts pour amuser des étrangers ; que feriez-vous en ce cas, Monsieur ?

— Je rosserais sans aucun remords ces deux jeunes vauriens, sir John ; je leur griserais sur la tête le sabre de bois et le balai ; je leur mettrais les yeux en compote, et je partirais pour Stonington.

— Cela pourrait se faire à l’égard de ces Savoyards qui sont jeunes et peu vigoureux, mais…

— J’en ferais tout autant si deux de ces Français étaient à leur place, dit le capitaine en tournant autour de lui des yeux de loup. Pour vous parler clairement, sir John Goldencalf, je suis homme, et je ne me soumettrais pas à ces tours de singe.

— Je vous en prie, capitaine, n’employez pas ce terme avec mépris. Nous appelons ces animaux des singes, il est vrai, mais savons-nous quel nom ils se donnent ? L’homme lui-même n’est qu’un animal, et vous devez savoir…

— Écoutez-moi, sir John, je ne suis pas botaniste, et je ne prétends pas à plus de science que le capitaine d’un bâtiment pour la pêche des veaux marins n’en a besoin pour trouver son chemin dans ce monde ; mais quant à ce que l’homme soit un animal, je désire seulement vous demander si, à votre jugement, un cochon est aussi un animal ?

— Sans contredit : comme les puces, les crapauds, les serpents de mer, les lézards, etc. Nous ne sommes tous ni plus ni moins que des animaux.

— En ce cas, si un cochon est un animal, je suis disposé à reconnaître la parenté ; car, dans le cours de mon expérience, qui n’est pas peu de chose, j’ai rencontré des hommes que vous auriez pu prendre pour des cochons, sauf les soies, le groin et la queue. Je ne nierai jamais ce que j’ai vu de mes propres yeux, quand ce devrait être à mon détriment, et par conséquent j’admets que, le cochon étant un animal, certains hommes peuvent bien être aussi des animaux.

— Nous appelons ces êtres des singes, mais comment savons-nous s’ils ne nous rendent pas ce compliment en nous donnant, dans leur dialecte particulier, quelque nom également offensant ? Il conviendrait à notre espèce de montrer un esprit plus équitable et plus philosophique, et de considérer ces intéressants étrangers comme une famille infortunée qui est tombée entre les mains de brutes et qui, sous tous les rapports, a droit à notre pitié et à notre intervention. Jusqu’à présent je n’ai pas suffisamment stimulé l’intérêt que je dois prendre au monde animal, en plaçant des fonds en quadrupèdes, mais j’écrirai demain à mon agent en Angleterre de me former une meute et un haras ; et, pour accélérer une résolution si louable, je vais faire des propositions à ces Savoyards pour l’émancipation instantanée de cette aimable famille d’étrangers. La traite des nègres est un passe-temps innocent en comparaison de l’oppression que souffrent ces infortunés, et particulièrement celui qui porte un habit de hussard.

— Nom d’un roi !

— Bien sûrement il peut être roi dans son pays, capitaine ; fait qui rendrait dix fois plus cruelle l’agonie de souffrances qu’il n’a pas méritées.

Sans plus attendre, j’entrai en négociation avec les Savoyards. L’application judicieuse d’un certain nombre de napoléons fit que les parties contractantes s’entendirent bientôt, et les Savoyards me remirent entre les mains les bouts des cordes qui retenaient leurs esclaves, en signe de reconnaissance de la propriété qu’ils m’en transmettaient. Mettant les trois autres sous la garde du capitaine, je tirai à part l’individu en habit de hussard, et, ôtant mon chapeau pour lui montrer que j’étais au-dessus du sentiment vulgaire de supériorité féodale, je lui adressai la parole en ces termes :

— Quoique je vous aie ostensiblement acheté à ces Savoyards, qui prétendaient avoir droit à vos services et même à vos personnes, je saisis la première occasion de vous informer que, dans le fait, vous êtes libre. Cependant, comme nous sommes au milieu d’un peuple accoutumé à voir votre race dans l’assujettissement, il pourrait être imprudent de proclamer votre émancipation, car il serait à craindre qu’il ne se formât quelque conspiration contre vos droits naturels. Nous nous retirerons donc sur-le-champ dans mon hôtel, où votre bonheur futur sera l’objet de nos délibérations et de nos réflexions communes.

Le respectable et noble étranger m’écouta avec une gravité et un sang-froid imperturbables, jusqu’au moment où la chaleur du débit me fit lever le bras avec vivacité pour faire un geste. Alors, emporté sans doute par l’émotion délicieuse que fit naturellement naître en son cœur ce changement soudain de fortune, il fit trois sauts périlleux avec une telle rapidité, qu’on aurait pu douter un instant si la nature avait placé sa tête ou ses talons à la plus haute extrémité de sa personne.

Faisant signe au capitaine Poke de me suivre, je pris alors directement le chemin de la rue de Rivoli. Nous étions suivis par une foule immense qui ne fit que s’accroître jusqu’à l’instant où nous entrâmes dans l’hôtel, et je fus très-charmé d’y voir mes hôtes en sûreté ; car, d’après les cris et les quolibets de la masse vivante qui nous marchait en quelque sorte sur les talons, je voyais de nombreux indices de nouveaux projets contre leurs droits. En entrant dans mon appartement, un exprès qui m’avait été dépêché d’Angleterre, et qui attendait mon retour, me remit un paquet qui m’était envoyé par mon principal agent. Je donnai à la hâte des ordres pour qu’on ne laissât manquer de rien le capitaine Poke ni les étrangers, et j’étais sûr qu’ils seraient fidèlement exécutés ; car sir John Goldencalf, avec un revenu supposé de trois millions de francs, n’avait qu’à dire un mot dans l’hôtel pour être obéi. Je passai alors dans mon cabinet, et je m’assis pour lire les lettres contenues dans le paquet que je venais de recevoir.

Hélas ! il n’y avait pas une seule ligne d’Anna. La cruelle se jouait encore de ma misère, et, pour me venger, je songeai un instant à adopter les idées musulmanes, afin de pouvoir me former un sérail.

Ces lettres m’étaient écrites par une multitude de correspondants, dont quelques-uns étaient chargés de mes intérêts dans différentes parties du monde. Une demi-heure auparavant, je mourais d’envie d’ouvrir des relations plus intimes avec les intéressants étrangers ; mais mes pensées prirent à l’instant une nouvelle direction, et je trouvai bientôt que l’inquiétude pénible que j’avais éprouvée pour leur bien-être se perdait au milieu des nouveaux objets d’intérêt qui s’offraient à moi. C’est sans doute de cette manière bien simple que le système auquel je suis converti marche à son but. Dès qu’un motif d’intérêt devient pénible par son excès, il s’en présente un autre qui en détourne la pensée ; une nouvelle direction est donnée à notre sensibilité, nos affections passent de l’intensité de l’égoïsme à un sentiment plus doux et plus équitable d’impartialité, et l’esprit se trouve dans cette situation juste et généreuse, qui est le but des économistes politiques lorsqu’ils insistent sur la gloire et les avantages de leur théorie favorite de l’intérêt social.

Dans cette heureuse situation d’esprit, je me mis à lire mes lettres avec avidité et avec la détermination bien prise d’honorer la Providence et d’être juste. — Fiat justifia, ruat cœlum !

La première épître était de l’agent de mon domaine des Indes occidentales. Il m’informait qu’un ouragan avait détruit tout espoir de récolte, et me priait de lui envoyer les moyens de conduire les affaires de la plantation, jusqu’à ce qu’une autre saison vînt réparer cette perte. Me piquant de ponctualité comme homme d’affaires, je ne voulus pas rompre le cachet d’une autre lettre avant d’avoir écrit à mon banquier de Londres pour le prier d’envoyer les fonds nécessaires à mon agent, à qui j’en donnai aussi avis. Comme ce banquier était membre du Parlement, je saisis cette occasion pour lui faire sentir la nécessité que le gouvernement adoptât promptement quelque mesure pour assurer le monopole du sucre aux colons des Indes occidentales, classe respectable des sujets de Sa Majesté, et dont on ne pouvait prévenir la ruine que par ce moyen. En cachetant ma lettre je ne pus m’empêcher de réfléchir à la promptitude et au zèle que je venais de déployer, — preuve certaine de l’utilité des placements par intérêt social.

La seconde lettre était de l’administrateur de mes propriétés dans les Indes orientales. La récolte du sucre y avait été si abondante, ce qui me parut d’abord venir à propos pour remplir le vide occasionné par le manque total de récolte dans les Indes occidentales, — que le sucre se donnait pour rien dans la Péninsule, et que le transport en étant beaucoup plus coûteux que celui du sucre des autres colonies, l’avantage d’une bonne récolte serait entièrement perdu, à moins que le gouvernement ne réduisît le droit d’importation du sucre dans les Indes orientales au même taux que celui du sucre des Indes occidentales. J’enfermai cette missive dans une lettre que j’écrivais à un des ministres de Sa Majesté, et je lui demandai en termes aussi fermes que laconiques s’il était possible que l’empire prospérât quand on en laissait une portion (les Indes occidentales) en possession de privilèges exclusifs, au préjudice de toutes les autres. Cette question étant faite dans un esprit et d’un ton véritablement anglais, j’espère qu’elle tendit à ouvrir les yeux du gouvernement, car peu de temps après on parla beaucoup dans les journaux et dans le Parlement de la nécessité d’égaliser les droits sur le sucre dans les deux Indes, et d’établir, comme la justice l’exigeait, la prospérité nationale sur la seule base qui soit solide, la liberté du commerce.

La troisième épître venait du directeur d’une grande manufacture à laquelle j’avais avancé la moitié de ses fonds, afin de prendre intérêt aux fabriques d’étoffes de coton. Il se plaignait amèrement du droit d’importation sur les cotons écrus ; faisait des allusions piquantes à la concurrence qui s’établissait sur le continent et en Amérique, et me donnait assez clairement à entendre que le propriétaire du bourg d’House-Holder devait faire connaître ses sentiments à l’administration sur une question d’une si vaste importance pour la nation. À l’instant même j’écrivis une longue lettre à mon ami lord Pledge, pour lui faire sentir le danger qui menaçait notre économie politique. Je lui dis que nous imitions les fausses théories des Américains, — les concitoyens du capitaine Poke ; — qu’il était clair que le commerce n’était jamais plus prospère que lorsqu’il obtenait du succès ; que le succès dépendait des efforts, et que les efforts n’étaient jamais plus efficaces que lorsqu’il y avait moins de charges à supporter ; en un mot que, comme il était évident qu’on sautait plus loin quand on n’avait pas les fers aux pieds, et qu’on frappait plus fort quand on n’avait pas de menottes, de même un marchand pourrait faire des marchés plus avantageux pour lui quand tout serait arrangé à son gré, que lorsque son industrie entreprenante était paralysée par l’intervention impertinente des intérêts des autres. Je finissais par un tableau éloquent de la démoralisation qui était la suite de la contrebande, et par une attaque assez vive contre les taxes en général. J’ai dit et écrit quelques bonnes choses pendant ma vie, comme mes amis me l’ont juré d’une telle manière que ma modestie naturelle ne peut même se refuser à le croire ; mais on excusera ma faiblesse si j’ajoute que cette lettre à lord Pledge valait tout ce que j’aie jamais dit ou écrit. Le dernier alinéa surtout était décidément le trait moral le mieux tourné qui soit jamais sorti de ma bouche ou de ma plume.

La quatrième missive était de l’intendant de mon domaine d’House-Holder. Il me parlait de la difficulté de faire rentrer les loyers, difficulté qu’il attribuait entièrement au bas prix des grains ; il disait que les baux de quelques fermes étaient sur le point d’expirer, et craignait que les cris inconsidérés qu’on poussait contre les lois sur les grains n’empêchassent de les louer au même prix. Il était important pour les propriétaires d’avoir l’œil ouvert sur ce sujet, car tout changement matériel dans le système actuel ferait baisser les loyers, dans tous les comtés d’agriculture, de trente pour cent tout au moins. Il poussait une bonne botte contre les sectateurs des lois agraires, parti qui commençait à se montrer dans la Grande-Bretagne ; et, par une tournure fort ingénieuse, il finissait par démontrer que l’intérêt des propriétaires et le soutien de la religion protestante étaient indissolublement unis. Il y avait aussi un vigoureux appel au sens commun sur les dangers que le peuple avait à craindre de lui-même, et il traitait ce sujet d’une telle manière, que, s’il y eût donné un peu plus d’étendue, c’eût été une excellente homélie sur les droits de l’homme.

Je crois que je méditai une bonne heure sur le contenu de cette lettre. John Dobbs, qui me l’avait écrite, était un homme aussi droit qu’estimable, et je ne puis qu’admirer la connaissance surprenante des hommes, qu’on y voyait briller à chaque ligne. Il était clair qu’il fallait faire quelque chose, et enfin je me déterminai à prendre le taureau par les cornes, et à écrire à M. Huskisson, ce qui était le plus sûr moyen d’arriver à la source du mal. Il était le parrain politique de toutes les nouvelles idées sur notre commerce avec les étrangers, et en lui mettant devant les yeux, sous un fort point de vue, les suites fatales de ses principes portés à l’extrême, j’espérai pouvoir faire quelque chose pour les propriétaires d’immeubles, qui sont les nerfs d’un état,

Je dois ajouter ici que M. Huskisson me fit une réponse très-jolie, et tout à fait digne d’un homme d’état ; il y désavouait toute intention de faire des innovations qui ne fussent pas convenables ; il disait que les taxes étaient nécessaires à notre système ; que chaque nation pouvait le mieux juger de ses moyens et de ses ressources ; qu’il voulait seulement établir des principes justes et généreux, que pourraient adopter les nations qui n’avaient pas besoin de recourir aux mêmes mesures que la Grande-Bretagne. Je dois dire que je fus charmé de cette attention de la part d’un homme généralement regardé comme aussi habile que M. Huskisson ; et depuis ce moment je fus converti à la plupart de ses opinions.

La cinquième dépêche que j’ouvris était de l’inspecteur de mon domaine de la Louisiane. Il m’annonçait que l’aspect général des choses était favorable de ce côté, mais que la petite vérole faisait de grands ravages parmi les nègres, et que les travaux de ma plantation exigeaient à l’instant l’addition d’une quinzaine de travailleurs robustes, avec le nombre ordinaire de femmes et d’enfants. Il ajoutait que les lois d’Amérique défendaient l’importation des esclaves noirs dans toute l’étendue des États-Unis, mais qu’il s’en faisait un assez bon commerce dans l’intérieur, et qu’on pouvait s’en procurer dans les Carolines, dans la Virginie et dans le Maryland. Il admettait pourtant qu’il y avait un choix à faire entre les nègres de ces différents états, et que le choix exigeait quelque discernement. Le nègre de la Caroline était le plus entendu pour la culture du coton ; il lui fallait moins de vêtements, et l’expérience avait prouvé qu’il s’engraissait en vivant de harengs saurs ; mais d’une autre part, le nègre des états situés plus au nord avait plus d’instinct, pouvait quelquefois raisonner, et il en avait même entendu prêcher, quand il avait été à Philadelphie ; mais ils étaient habitués à être nourris de lard et de volailles. Le mieux serait peut-être d’en prendre un assortiment composé d’échantillons de ces divers états.

Dans ma réponse, j’adoptai cette dernière idée, et je l’engageai à en acheter un couple dans les castes du nord qui montraient le plus d’instinct. Je n’avais pas d’objection à ce qu’ils prêchassent, pourvu qu’ils prissent le travail pour texte de leurs sermons ; mais je lui recommandai de se méfier des sectaires. Prêcher ne pouvait nuire en soi-même ; tout dépendait de la doctrine.

Ayant terminé l’affaire de la Louisiane, je rompis le sixième cachet. Cette fois, mon correspondant était le principal administrateur d’une compagnie aux fonds de laquelle j’avais amplement contribué, avant de faire un placement dans un établissement de charité. Peu de temps avant mon départ d’Angleterre, j’avais été frappé de l’idée que des placements qui semblaient devoir être productifs, comme la plupart de ceux que j’avais faits, tendaient à rendre l’esprit mondain, et je n’avais pu imaginer aucun autre moyen pour contrebalancer cette tendance dangereuse que de chercher à former quelque association avec les saints. J’en trouvai une heureuse occasion, grâce aux besoins de la société philo africaine, dont les travaux méritoires allaient être paralysés faute de ce grand moyen de charité, l’or. Un mandat de cinq mille livres sur mon banquier m’avait valu l’honneur d’être placé sur la liste de ses directeurs et de ses patrons ; et, je ne saurais dire pourquoi, cette circonstance fit que je pris plus d’intérêt au résultat des travaux de cette société, que je n’en avais jamais éprouvé pour aucune institution de cette nature. Peut-être cette inquiétude bienveillante était-elle causée par ce sentiment naturel, qui fait que nous jetons les yeux sur tout ce qui nous a appartenu, aussi longtemps qu’il nous est encore possible d’en distinguer quelque chose.

Le principal administrateur de cette compagnie m’informait que quelques spéculations, qui avaient marché pari passu avec la charité, avaient parfaitement réussi, et que d’après les règlements de la société les actionnaires avaient droit à un dividende. Mais… combien de fois ce mot fâcheux vient-il se placer entre la coupe et les lèvres ! mais il pensait que l’établissement d’une nouvelle factorerie près d’un endroit qui était le rendez-vous général des bâtiments négriers, et où l’on pouvait se procurer de la poudre d’or et de l’huile de palmier au plus bas prix, et par conséquent au plus grand bénéfice pour le commerce et la philanthropie, serait une application judicieuse de nos bénéfices. Ces deux intérêts seraient comme la cause et les effets ; on éviterait aux noirs une masse incalculable de misère ; aux blancs un fardeau pesant de péchés ; et les agents particuliers d’un si grand bien général pourraient compter de retirer au moins tous les ans quarante pour cent de leur argent, indépendamment de ce qu’ils sauveraient leurs âmes par-dessus le marché. Je ne pouvais hésiter à accepter une proposition si raisonnable, et qui offrait des bénéfices si plausibles.

La septième lettre était du chef d’une grande maison de commerce en Espagne, dans laquelle j’avais un intérêt, et dont les affaires avaient été momentanément dérangées par suite des efforts du peuple pour obtenir le redressement de griefs réels ou imaginaires. Mon correspondant montrait à cette occasion une indignation convenable, et il n’épargnait pas les injures quand il parlait des tumultes populaires : « Que veulent ces misérables ? » demandait-il avec beaucoup de force ; « notre vie aussi bien que notre fortune. Ah ! mon cher Monsieur ! Ce fait fatal nous fait sentir à tous, » par nous, il entendait les marchands, « l’importance d’un pouvoir exécutif armé d’une grande force. Où en aurions-nous été sans les baïonnettes du roi ? Que seraient devenus nos autels, nos foyers et nos personnes, s’il n’avait plu au ciel de nous accorder un souverain dont la volonté est indomptable, le cœur plein de fermeté, et les résolutions prises avec promptitude ? » Je lui écrivis une lettre de félicitation, et je décachetai ensuite la huitième et dernière épître.

Elle m’était adressée par le chef d’une autre maison de commerce de New-York dans les États-Unis d’Amérique, pays du capitaine Poke. Il paraissait que le président, par un exercice décidé de son autorité, avait attiré sur lui l’exécration d’une grande partie du commerce ; car l’effet de cette mesure, juste ou injuste, légale ou illégale, avait été de faire disparaître l’argent. Il n’y a pas d’homme qui soit si philosophe dans ses idées, si habile à découvrir les faits, si prompt à les analyser, si animé dans ses philippiques, et si éloquent dans ses plaintes, qu’un débiteur, quand l’argent devient rare tout à coup. Son crédit, ses nerfs, son sang, sa vie, tout paraît en dépendre ; et il n’est pas étonnant qu’éprouvant de si vives impressions, des hommes qui s’étaient bornés toute leur vie au tran-tran régulier et tranquille d’acheter et de vendre, se métamorphosent subitement en logiciens, en politiques ; oui, et même en magiciens. Tel était le cas de mon correspondant. Il avait paru jusque alors ne rien connaître à la politique de son pays, et ne pas plus s’en soucier que s’il n’y eût pas demeuré ; mais à présent il était prêt à fendre un cheveu avec un métaphysicien, et il n’aurait pu parler en termes plus emphatiques de la constitution, quand même il l’aurait lue. Les limites que je me suis fixées ne me permettent pas de donner toute sa lettre, mais j’en citerai quelques phrases : « Est-il tolérable, mon cher Monsieur, disait-il, que le pouvoir exécutif, de quelque pays que ce soit, car je ne dirai pas seulement du nôtre, possède, ou exerce, même en admettant qu’il les possède, des pouvoirs si inouïs ? Notre situation est pire que celle des musulmans ; car, en perdant leur argent, ils perdent ordinairement leur tête, et ils sont assez heureux pour ne plus sentir leurs souffrances. Mais, hélas ! c’en est fait de la liberté si vantée de l’Amérique ! Le pouvoir exécutif a englouti toutes les autres branches du gouvernement, et la première chose qu’il fera sera de nous engloutir nous-mêmes. Nos autels, nos foyers, nos personnes seront les objets de ses envahissements, et je crois fort que ma prochaine lettre ne vous parviendra que longtemps après que toute correspondance à l’extérieur aura été prohibée, que nous aurons été privés de tous moyens de communication, et qu’on nous aura mis dans l’impossibilité d’écrire en nous enchaînant, comme des bêtes de somme, au char d’un tyran sanguinaire. » Suivait ensuite une longue enfilade d’épithètes dans le goût de celles qu’on entend souvent à Billingsgate.

Je ne pus qu’admirer la vertu du système d’intérêt social, qui rend les hommes si attachés au maintien de leurs droits, n’importe dans quel pays ils demeurent et sous quelle forme de gouvernement ils vivent, et qui est si bien fait pour soutenir la vérité et nous rendre justes. Je répondis à mon correspondant en lui rendant épithète pour épithète, gémissements pour gémissements, et j’invectivai comme cela convenait à un homme lié d’intérêt avec une maison sur le point de manquer à ses engagements.

Cette dernière lettre mit fin à ma correspondance pour le présent ; et je me levai, fatigué de mes travaux, mais satisfait de leur résultat. Il était tard ; mais j’avais été trop agité pour avoir sommeil, et avant de me coucher je voulus aller voir mes hôtes. Le capitaine Poke s’était retiré dans sa chambre dans une autre partie de l’hôtel, mais la famille d’aimables étrangers dormait profondément dans mon antichambre. On m’assura qu’ils avaient soupé de bon appétit, et ils se livraient alors à un oubli fortuné, quoique temporaire, de tous leurs griefs. Satisfait de cet état de choses, j’allai alors chercher mon oreiller, ou, suivant l’expression favorite de M. Noé Poke, mon hamac.