Aller au contenu

Les Monikins/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 98-110).



CHAPITRE IX.


Commencement de merveilles d’autant plus extraordinaires qu’elles sont véritables.



Je puis dire que ma tête reposa plus d’une heure sur l’oreiller, avant que le sommeil vînt fermer mes paupières. Pendant ce temps j’eus tout le loisir d’éprouver avec quelle activité travaille une imagination préoccupée. La mienne était animée d’une ardeur fébrile qui ne lui laissait point de repos. Elle parcourait un vaste espace, se représentant tour à tour Anna, sa beauté, son aimable franchise, avec toute la douceur, mais aussi avec toute la cruauté de son sexe ; le capitaine Poke et ses opinions originales ; cette famille si intéressante de quadrupèdes, et leur sensibilité blessée ; ainsi que l’excellence du système entendu pendant les vingt-quatre heures qui venaient de s’écouler. Quand le sommeil survint enfin, il me prit au moment où je jurais au fond du cœur d’oublier une beauté insensible, et de consacrer le reste de ma vie à la propagation du principe de la philanthropie universelle, faisant une guerre à mort à l’intérêt privé et à l’égoïsme, de concert avec M. Poke, qui avait visité une grande partie du globe et des peuples qui l’habitent, sans abaisser ses sympathies sur aucun lieu ou sur aucun personnage, à l’exception toutefois de Stonington et de lui-même.

Il était grand jour quand je me réveillai le lendemain matin. Le repos avait calmé mes esprits ; mon irritation nerveuse était apaisée par la fraîcheur balsamique de l’atmosphère. Il paraît que mon domestique était entré pour donner de l’air à mon appartement, et s’était retiré, suivant son usage, en attendant que ma sonnette le rappelât. Je m’abandonnai pendant quelques instants à un repos délicieux, en sentant se ranimer en moi la vie morale et physique, qui, en me rendant la pensée, me ramenait les mille et une jouissances qu’entraîne cette précieuse faculté. La douce rêverie dans laquelle j’étais plongé ne tarda point cependant à être interrompue par un murmure sourd, qui provenait, à ce qu’il me parut, de plaintes proférées à peu de distance de mon lit. Me dressant sur mon séant, j’écoutai avec soin, non sans éprouver une profonde surprise ; car il était difficile d’imaginer d’où pouvaient sortir des sons aussi extraordinaires en pareil lieu et à pareille heure. La conversation était vive et même animée, mais tellement à voix basse que, sans le profond silence de l’hôtel, il eût été impossible d’en rien entendre. De temps en temps un mot venait frapper mon oreille, mais je faisais de vains efforts pour reconnaître au moins à quelle langue ces mots pouvaient appartenir. Ce n’était certes à aucune des cinq grandes langues de l’Europe, car je savais les lire ou les parler toutes ; et il y avait certains sons et certaines inflexions dans lesquelles je retrouvais quelques traces de la plus ancienne des deux langues classiques. Il est vrai que la prosodie de ces deux idiomes est un sujet éternel de controverses, le son même des voyelles étant purement de convention pour chaque peuple, puisque le mot latin Dux, par exemple, se prononce Ducks en Angleterre, Douks en Italie, et Duc en France : néanmoins il y a chez le véritable classique un je ne sais quoi, une certaine délicatesse d’ouïe qui le trompe rarement, lorsque arrive à son oreille le son flatteur de mots qui ont été employés par Démosthène ou par Cicéron. Dans le moment actuel, j’entendis distinctement le mot my-bom-y-nos-fos-kom-i-ton, qui était, à n’en pouvoir douter, un verbe à la seconde personne du duel, de racine évidemment grecque, dont il m’était impossible pour le moment de me rappeler le sens, mais dans lequel un érudit n’eût pas manqué de reconnaître la plus grande ressemblance avec un vers bien connu d’Homère. S’il m’était difficile de comprendre les syllabes qui parvenaient de temps en temps jusqu’à moi, il ne l’était pas moins de me rendre compte des inflexions de voix des divers interlocuteurs. Il était aisé de reconnaître qu’il y en avait des deux sexes ; mais ces sons n’avaient aucun rapport direct avec le sifflement des Anglais, la monotonie animée des Français, la sourde énergie des Espagnols, la bruyante mélodie des Italiens, les octaves si rudes des Allemands, ou enfin avec la prononciation brisée et décousue des compatriotes de mon ami le capitaine Noé Poke. Parmi les langues vivantes dont j’avais quelque teinture, le danois et le suédois étaient celles qui ressemblaient le plus à ce que j’entendais. Mais dès qu’il me fut possible de distinguer quelques syllabes, je doutai fort, et c’est une question que je m’adresse encore maintenant, qu’il existât dans l’une de ces deux langues un mot semblable à my-bom-y-nos-fos-kom-i-ton.

Cette incertitude me devint insupportable. Les doutes classiques qui me tourmentaient étaient un véritable martyre : me levant avec la plus grande précaution, pour ne pas alarmer les interlocuteurs, je me disposai à me tirer d’embarras en employant tout simplement la voie de l’observation directe.

Les voix venaient de l’antichambre, dont la porte était quelque peu entr’ouverte. Je jetai sur mes épaules une robe de chambre, et, mettant mes pantoufles, je m’avançai sur la pointe des pieds jusqu’à l’ouverture, où je plaçai mon œil de manière à pouvoir distinguer aisément les personnes qui continuaient à causer avec vivacité dans la chambre voisine. Mon étonnement cessa en apercevant les quatre Monikins groupés dans un coin de l’appartement où ils entretenaient une conversation très-animée, dans laquelle tes deux plus âgés, un mâle et une femelle, jouaient le principal rôle. On ne saurait s’attendre à ce que même un gradué d’Oxford, quoique appartenant à une secte devenue si proverbiale pour son érudition classique, que beaucoup de ses membres ne savent guère autre chose, pût se prononcer tout d’abord sur les analogies et le caractère d’une langue si peu cultivée, même dans ce siège antique de la science. Quoique j’eusse alors, sans aucun doute, atteint directement la racine du dialecte des interlocuteurs, il m’était tout-à-fait impossible de me rendre tant soit peu compte du sens général de la conversation. Toutefois, comme c’étaient mes hôtes, après tout, et qu’il pouvait leur manquer quelques-unes des commodités particulières à leur race, ou qu’ils éprouvaient peut-être des inconvénients plus graves encore, je sentis que c’était un devoir pour moi de passer au-dessus des formes ordinaires de politesse, et de leur offrir d’abord tout ce qu’il était en mon pouvoir de leur procurer, au risque d’interrompre des affaires qu’ils considéraient peut-être comme confidentielles. Ayant donc pris la précaution de faire un peu de bruit, ce qui était le meilleur moyen d’annoncer mon arrivée, j’ouvris tout doucement la porte, et je me présentai devant eux. Je fus d’abord un peu embarrassé pour adresser la parole à ces étrangers ; mais, réfléchissant qu’un peuple qui parlait une langue aussi riche et aussi difficile à prononcer que celle que je venais d’entendre, comme tous ceux qui emploient les dialectes dérivés d’une racine slavonne, devaient probablement connaître toutes les autres langues, et me rappelant surtout que le français sert en quelque sorte de truchement à toutes les nations civilisées, je me déterminai à employer cette langue avec eux :

Messieurs et mesdames, dis-je en les saluant, mille perdons pour cette intrusion peu convenable[1].

Mais, puisque j’écris en anglais, je suis obligé de traduire le discours qui va suivre ; quoique je ne renonce qu’à regret à l’avantage de le transcrire textuellement, et dans la langue même dans laquelle il a été originairement prononcé.

— Mille pardons, dis-je donc en saluant, mais ayant cru entendre quelque chose qui ressemblait à des plaintes trop bien fondées, je ne le crains que trop, relativement à la fausse position dans laquelle vous êtes placés, comme habitant cet appartement, et comme étant en conséquence votre hôte, j’ai pris le parti de venir vers vous, sans autre intention que celle de prêter l’oreille à tous vos griefs, afin, s’il est possible, de les redresser aussitôt que les circonstances le permettront.

Les étrangers furent tout naturellement un peu surpris de ma brusque arrivée et du langage que je venais de leur tenir. Je remarquai que les deux dames paraissaient ressentir un certain degré d’embarras : la plus jeune détournant la tête avec une modestie virginale, et la plus âgée, espèce de figure de duègne, tenant les yeux baissés, mais réussissant à mieux conserver sa dignité et son empire sur elle-même. Le plus jeune des deux messieurs, après un moment d’hésitation, s’avança vers moi d’un air grave, et répondant à mon salut par un mouvement de queue aussi gracieux qu’expressif, il me répondit ainsi qu’il suit : — Je dois faire observer qu’il parlait français aussi bien que tout Anglais qui a vécu assez longtemps sur le continent pour s’imaginer qu’il peut voyager dans le royaume sans être reconnu pour étranger. Au reste, son accent était légèrement russe, et sa prononciation sifflante et harmonieuse. Quant aux femelles, leurs voix, surtout dans les tons les plus bas, ressemblaient aux accords plaintifs de la lyre éolienne ; c’était un vrai plaisir que de les entendre. J’ai eu souvent à remarquer que dans tous les pays, à l’exception d’un seul que je ne nommerai point ici, la langue prend un nouveau charme sur les lèvres du sexe le plus tendre, et devient mille fois plus douce à l’oreille.

— Monsieur, dit l’étranger quand il eut suffisamment remué la queue, ce serait faire injure à mes sentiments et au caractère de la race monikine en général, que de ne point vous exprimer, quoique bien faiblement, la reconnaissance dont je suis pénétré en ce moment. Captif errant, sans appui, sans demeure, en butte à toutes les insultes, la fortune a du moins fait briller sur notre misérable condition une lueur de félicité ; et l’espérance commence à se faire jour à travers le nuage de nos malheurs, comme l’apparition subite d’un rayon du soleil. Ce n’est pas seulement en mon nom, c’est au nom de cette excellente et très-prudente matrone, c’est au nom de ces deux jeunes et nobles amants que je vous remercie, de toute l’étendue de ma queue. — Oui, être honorable et compatissant du genre homo, et de l’espèce anglica, nous vous exprimons tous, du plus profond de nos queues, notre reconnaissance pour tant de bontés !

À ces mots, la société tout entière releva avec grâce au-dessus de la tête l’ornement en question, en en portant l’extrémité jusqu’au front, et en faisant en même temps une inclination profonde. J’aurais donné volontiers en ce moment dix mille livres sterling pour avoir aussi une queue à ma disposition, afin de leur rendre politesse pour politesse. Mais dans l’état de privation et de dénuement où je me trouvais, j’eus l’humiliation d’en être réduit à incliner un peu la tête sur l’épaule, et à ne répondre que par le salut ordinaire des Anglais à des marques de politesse aussi distinguées.

— Monsieur, lui répondis-je après que les salutations préliminaires eurent été convenablement échangées, si je vous disais seulement que je suis enchanté de l’occasion qui me procure cette entrevue, l’expression serait bien faible pour rendre tout ce que j’éprouve de plaisir. Regardez cet hôtel comme à vous ; ces domestiques comme vos propres domestiques ; toutes les provisions qu’il renferme comme vous appartenant ; et enfin celui qui l’occupe nominalement, comme le plus dévoué de vos amis et de vos serviteurs. J’ai été vivement choqué des indignités auxquelles vous avez été exposés jusqu’à ce jour, et je vous promets dès ce moment la liberté, la bienveillance, et tous les égards auxquels paraissent vous donner tant de titres, votre naissance, votre éducation, et la délicatesse de vos sentiments. Je ne saurais trop me féliciter d’avoir été assez heureux pour faire votre connaissance. Mon plus grand désir a toujours été de cultiver la généreuse faculté de la sympathie ; mais jusqu’à ce jour, diverses circonstances en ont restreint pour moi l’exercice, en grande partie, aux individus de ma propre espèce : j’envisage maintenant la perspective délicieuse de nouvelles affections dans toute la création animale, — et je n’ai pas besoin d’ajouter, parmi les quadrupèdes de votre famille en particulier.

— Si nous appartenons ou non à la classe des quadrupèdes, dit l’étranger, c’est là une question qui a furieusement embarrassé nos propres savants. Il y a dans nos mouvements physiques un caractère équivoque, qui prête quelque peu à la controverse, et en conséquence, je crois, les plus distingués de nos naturalistes ont préféré de classer l’espèce monikine tout entière, avec ses variétés, sous la dénomination de caudœ jactans, ou qui agite la queue, en s’attachant à la partie la plus noble de l’organisation animale. N’est-ce pas là la meilleure des opinions professées chez nous, mylord Chatterino ? demanda-t-il en se tournant vers son jeune compagnon, qui se tenait près de lui dans une attitude de respect.

— Telle a été, je pense, mon cher docteur, la dernière classification sanctionnée par l’Académie, répondit le jeune homme avec un empressement qui prouvait tout à la fois son savoir et son intelligence, et en même temps avec une réserve qui faisait également honneur à sa modestie et à son éducation. La question de savoir si nous sommes ou non bipèdes a vivement agité les écoles pendant plus de trois siècles.

— En vous entendant appeler monsieur par son nom, repris-je avec empressement, je me rappelle, mon cher Monsieur, que nous n’avons encore fait connaissance qu’à demi. Permettez-moi de bannir toute cérémonie et de me présenter moi-même tout de suite à vous, comme étant sir John Goldencalf, baronnet de House-Holder-Hall, dans le royaume de Grande-Bretagne, humble admirateur du mérite en tout lieu et sous toutes les formes, et partisan zélé du système de l’équilibre social.

— Je suis heureux d’avoir été admis à l’honneur d’une présentation aussi distinguée, sir John. Mais, de mon côté, je vous prie de me permettre de vous apprendre que ce jeune homme est dans notre dialecte n. 6, pourpre, ou, pour vous traduire son nom, lord Chatterino. Cette jeune dame est n° 6, violette, ou lady Chatterissa. Cette excellente et prudente matrone est n° 4,626,243, roussette, ou mistress Vigilans Lynx ; pour traduire aussi son nom en anglais. Pour moi, je suis n° 22,817, couleur brun de savant, ou le docteur Reasono ; pour vous donner le sens littéral de ce titre : pauvre disciple des philosophes de notre race ; un L. L. D, et un B. E. T. A.[2], et tuteur accompagnant en voyage cet héritier de l’une des plus illustres et des plus anciennes maisons de l’île de Leaphig[3] dans la subdivision des mortels connus sous le nom de Monikins.

— Toutes les syllabes, docteur Reasono, qui émanent de vos lèvres révérées, ne font que piquer ma curiosité, et me faire désirer avec plus d’ardeur encore des détails plus précis sur votre histoire privée, sur vos intentions futures, sur la civilisation de votre espèce, et sur mille sujets intéressants qui doivent se présenter d’eux-mêmes à un esprit doué d’autant de pénétration et orné d’autant de connaissances que le vôtre. Je crains de passer pour indiscret ; mais mettez-vous à ma place, et il vous sera facile de concevoir un désir aussi naturel et aussi vif.

— Vous n’avez pas besoin d’apologie, sir John, et rien ne saurait me faire plus de plaisir que de répondre à toutes les questions qu’il vous sera agréable de m’adresser.

— Eh bien ! Monsieur, sans employer ici aucune périphrase inutile, permettez-moi de vous demander l’explication du système de numération par lequel vous désignez les individus. On vous appelle, je crois, n° 22,817, couleur brun de savant…

— Ou docteur Reasono. Puisque vous êtes Anglais, vous me comprendrez peut-être mieux, si je vous rappelle une pratique récemment introduite dans la nouvelle police de Londres. Vous avez pu remarquer que les agents portent des lettres rouges ou blanches, ainsi que des chiffres, sur le collet de leurs habits. Au moyen des lettres, le passant apprend à quelle compagnie appartient l’officier de police, en même temps que le chiffre désigne l’individu. Eh bien ! l’idée de ce perfectionnement a été empruntée, je n’en saurais douter, à notre système, suivant lequel la société est divisée en castes, dans l’intérêt de l’harmonie et de la subordination, ces castes étant désignées par des couleurs et par des nuances de couleurs, qui expriment leur état et leur destination, tandis que le chiffre sert à distinguer les individus. Notre langage, d’une excessive précision, peut exprimer, au moyen d’un très-petit nombre de sons, les combinaisons de ce genre les plus compliquées. Je crois ajouter qu’il n’y a aucune différence dans la manière de désigner les deux sexes, si ce n’est que chacun a sa numération particulière, et que l’on trouve dans chacune une couleur qui correspond à celle de la caste semblable dans l’autre sexe. Ainsi le pourpre et le violet sont également nobles, l’un pour le sexe masculin, l’autre pour le sexe féminin, et roussette correspond à la couleur brun de savant.

— Mais, excusez le désir bien naturel chez moi d’en savoir davantage, portez-vous ces chiffres et ces couleurs sur votre costume, dans votre pays ?

— Pour ce qui tient au costume, sir John, les Monikins ont fait trop de progrès, tant au moral qu’au physique, pour en avoir besoin. On sait qu’en tout genre les extrêmes se touchent. Le sauvage est plus rapproché de la nature que l’homme civilisé vulgaire ; et la créature qui n’en est plus aux mystifications d’un état de demi-progrès, se trouve ramenée de nouveau aux habitudes, aux désirs et aux sentiments qu’inspire notre mère commune. De même que l’homme vraiment bien né est plus simple dans ses manières que celui qui cherche à l’imiter de loin ; de même que les modes et les usages sont toujours plus exagérés dans les villes de province que dans les grandes capitales ; de même enfin qu’un philosophe profond a moins de prétentions qu’un novice ; ainsi notre race commune, à mesure qu’elle se rapproche du terme de sa destinée et de son plus haut perfectionnement, apprend à rejeter les usages qui ont le plus de prix dans l’état intermédiaire, et à retourner avec ardeur à la nature, comme à un premier amour. Voilà pourquoi, Monsieur, la femelle des Monikins ne porte jamais de vêtements.

— Je n’ai pu n’empêcher de remarquer que les dames ont témoigné quelque embarras au moment même où j’entrais. Serait-il possible que leur délicatesse se fût alarmée de l’état de ma toilette ?

— Non pas de l’état de la toilette, sir John, mais de la toilette même, s’il faut vous parler franchement. L’esprit des femmes, accoutumé, comme il l’est chez nous, dès l’enfance, aux habitudes et aux usages enseignés par la nature, est choqué de tout ce qui s’écarte de ces règles. Vous savez les concessions qu’il faut faire à la susceptibilité du sexe ; et je pense qu’il est le même, sous ce rapport, dans toutes les parties du globe.

— Je ne puis excuser que par mon ignorance ce défaut apparent de politesse, docteur Reasono. Avant de vous faire de nouvelles questions, je vais réparer cette inadvertance. Il faut que je me retire un instant dans ma chambre, Messieurs et Dames, et je vous engage à vous amuser jusqu’à mon retour avec tout ce que vous pouvez trouver ici. Il y a, je crois, des noix dans cet appartement, le sucre est ordinairement sur cette table, et peut-être les dames trouveront-elles quelque agrément à s’habituer à l’usage des chaises. Je suis à vous dans l’instant.

Et aussitôt je rentrai dans ma chambre à coucher, et je me mis en mesure de me défaire de ma robe de chambre, et même de ma chemise. Me rappelant toutefois que je n’étais que trop sujet à éprouver des refroidissements à la tête, je priai le docteur Reasono de venir me parler un moment. Quand je lui eus soumis la difficulté, cet excellent personnage se chargea de préparer ses compagnes à fermer les yeux sur la légère innovation que je me permettais en portant encore un bonnet de nuit et des pantoufles.

— Les dames n’y songeraient pas, observa gaiement le philosophe pour me consoler d’avoir blessé leur susceptibilité, dussiez-vous paraître devant elles en uniforme et avec des bottes de Hesse, pourvu qu’on ne pût croire que vous êtes de leur connaissance, et que vous vivez dans leur intimité. Je ne sais si vous avez remarqué que le sexe, même dans votre espèce, est presque indifférent (ses préjugés étant l’inverse des nôtres) à des nudités qu’il rencontre dans les rues, nudités qui feraient fuir en toute hâte de l’appartement, si elles se montraient chez une personne de leur connaissance ; ces sortes d’exceptions étant admises partout dans l’usage, par une sage concession sur des préjugés qui autrement finiraient par devenir insupportables.

— La distinction est trop raisonnable pour exiger encore la moindre explication, mon cher Monsieur. Allons donc rejoindre les dames, maintenant que je suis, au moins jusqu’à un certain point, présentable.

Je fus remercié de cette attention délicate par un sourire d’approbation de l’aimable Chatterissa ; et la bonne mistress Lynx ne tint plus les yeux fixés sur terre, mais les releva vers moi avec une expression d’admiration et de reconnaissance.

— Eh bien ! dis-je, puisque nous ne sommes plus arrêtés par ce petit contre-temps, permettez-moi de reprendre l’interrogatoire auquel vous avez répondu jusqu’ici avec tant de courtoisie et d’une manière si satisfaisante. Puisque vous n’avez pas d’habits, comment pouvez-vous mettre en pratique le système que vous comparez avec celui de la nouvelle police de Londres ?

— Bien que nous n’ayons pas d’habits, la nature, dont on ne viole jamais impunément les lois, mais qui est aussi libérale qu’elle est impérieuse, nous a munis d’un épais duvet, partout où des vêtements pourraient être utiles. Nous avons ainsi des habits qui défient les modes, qui n’exigent point de tailleurs, et dont le poil n’est point sujet à se perdre. Mais il serait incommode d’en être totalement couvert ; et en conséquence la paume de nos mains est, comme vous le voyez, à nu, et la partie de notre corps sur laquelle nous nous asseyons est également découverte, sans doute pour empêcher qu’il ne nous arrive quelque accident en prenant par hasard une fausse position. C’est la partie de l’organisation monikine sur laquelle il est le plus facile de faire des peintures ; et les chiffres dont je vous ai parlé y sont périodiquement renouvelés dans les bureaux publics tenus à cet effet. Nos caractères sont trop fins pour ne pas échapper à l’œil de l’homme ; mais, en vous servant de cette lorgnette, je ne doute pas que vous n’aperceviez quelque trace de ma désignation officielle, quoique, hélas ! un frottement extraordinaire, de grands malheurs, et, je puis le dire, des outrages non mérités, m’aient presque demonikinisé en ce point, comme en bien d’autres.

Le docteur Reasono ayant eu la complaisance de se retourner, et d’employer sa queue pour lui servir de conducteur, je vis très-distinctement, à l’aide du lorgnon, les signes auxquels il faisait allusion. Toutefois, au lieu d’être peints, comme il avait paru l’indiquer, ils semblaient avoir été gravés par le feu d’une manière ineffaçable, ainsi que cela se pratique pour les chevaux, pour les brigands et pour les nègres. Quand j’eus exposé le fait au philosophe, il me expliqua, suivant son usage, avec autant de facilité que de politesse.

— Vous avez tout à fait raison, Monsieur, me dit-il ; la peinture a été omise pour éviter une tautologie ; offense à la simplicité de la langue monikine et au goût des Monikins, qui suffirait, suivant nous, pour renverser le gouvernement lui-même.

— Une tautologie ?

— Oui, une tautologie, sir John. En examinant le fond même du tableau, vous reconnaîtrez qu’il est déjà d’une couleur sombre et foncée. Or, cet indice, d’un caractère grave et méditatif, a été nommé par notre académie couleur brun de savant, et c’eût été évidemment un pléonasme que d’y appliquer la même teinte. Non, Monsieur, nous ne voulons pas de répétitions, même dans nos prières : c’est, suivant nous, la preuve d’un esprit illogique et inconséquent.

— Votre système est admirable, et j’y découvre de nouvelles beautés à chaque instant. Vous avez l’avantage, par exemple, avec ce mode de désignation, de reconnaître vos amis par derrière, tout aussi bien que si vous les voyiez face à face.

— L’observation est ingénieuse, et dénote un esprit actif et observateur ; mais ce n’est point encore là le véritable motif du système d’identité politico-numérique dont nous parlons. Le but de cet arrangement est bien plus élevé et bien plus utile. Nous ne reconnaissons point nos amis à leur physionomie, signe si souvent trompeur, mais bien à leur queue.

— C’est admirable ! Quelle facilité vous avez pour reconnaître une de vos connaissances, fût-elle perchée sur un arbre ! Mais puis-je savoir, docteur Reasono, quels sont les avantages les mieux constatés du système d’identité politico-numérique ? Je meurs d’impatience de les connaître.

— Ils se rattachent aux intérêts du gouvernement. Vous savez, Monsieur, que la société est faite pour les gouvernements, et que les gouvernements eux-mêmes ont été surtout institués pour la levée des taxes et des impôts ; en bien ! grâce à notre système numérique, il nous est facile de mettre à contribution la race monikine tout entière, telle qu’elle est fixée périodiquement par les chiffres. Cette idée a été une heureuse invention d’un de nos premiers écrivains statistiques, qui s’est fait par-là un grand crédit à la cour, et que sa science a fait recevoir à l’académie.

— Encore faut-il admettre, mon cher docteur, dit Chatterino, toujours avec la modestie, et je puis ajouter peut-être, avec la générosité de la jeunesse, qu’il y en a quelques-uns parmi nous qui nient que la société ait été faite pour les gouvernements, et qui soutiennent que les gouvernements ont été faits pour la société, en un mot, pour les Monikins.

— Ce sont de purs théoriciens, mon cher lord ; et leurs opinions, quand elles seraient vraies, n’ont jamais passé dans la pratique. La pratique est tout en matière politique, et la théorie n’y est bonne qu’autant qu’elle confirme la pratique.

— La théorie et la pratique sont également parfaites, m’écriai-je, et je ne doute pas que cette classification en couleurs ou en castes ne permette à l’autorité d’imposer d’abord les plus riches, c’est-à-dire les pourpres.

— Monsieur, la sagesse monikine ne place jamais les fondations au sommet ; elle s’attache à la base de l’édifice : et comme les contributions sont les murailles de la société, nous commençons par en poser les fondements. Quand vous nous connaîtrez mieux, sir John Goldencalf, vous commencerez à comprendre tout ce qu’a de sublime et de bienfaisant le système de l’économie monikine.

Je fis remarquer alors le fréquent usage du mot monikin ; et, confessant mon ignorance, je demandai l’explication de ce terme, ainsi qu’un aperçu plus général sur l’origine, l’histoire, les espérances, la civilisation de ces intéressants étrangers, si toutefois je puis les appeler ainsi, les connaissant déjà si bien. Le docteur Reasono convint que ma demande était naturelle, et méritait d’être prise en considération ; mais il me fit sentir avec délicatesse la nécessité d’entretenir les fonctions animales au moyen de la nourriture ; il me dit que les dames n’avaient fait la veille au soir qu’un souper presque nul, mais que lui, en sa qualité de philosophe, dès qu’il aurait terminé la légère connaissance qu’il avait déjà entamée avec certaines provisions de l’une des armoires, il pourrait achever les explications données avec plus de vivacité et d’ardeur que n’en comporterait actuellement l’état de son appétit. La proposition était si plausible, qu’il n’y avait pas moyen de s’y refuser. Réprimant ma curiosité, autant qu’il m’était possible de le faire, je sonnai, et, après être rentré dans ma chambre pour y reprendre la partie de mon costume qu’exigeait la demi-civilisation de l’homme, je donnai les ordres nécessaires aux domestiques, que je laissai ainsi rester sous l’influence de ces préjugés vulgaires que les hommes nourrissent presque partout contre la famille des Monikins.

Avant toutefois de me séparer de mon nouvel ami, le docteur Reasono, je le pris à part pour l’informer que j’avais dans l’hôtel une connaissance, philosophe singulier, du moins à la manière humaine, ainsi que grand voyageur, et que je lui demandais la permission de l’initier au secret de notre conférence sur l’économie monikine, et de l’amener avec moi comme auditeur. Le n° 22,817, couleur brun de savant, ou docteur Reasono, accéda cordialement à ma demande, en insinuant toutefois avec délicatesse qu’il espérait que son nouvel auditeur, lequel n’était autre que le capitaine Noé Poke, ne croirait pas compromettre sa dignité d’homme en ménageant la susceptibilité des dames par l’adoption du costume que nous fournit le respectable tailleur qu’on appelle la Nature. Je me hâtai d’accepter, et nous nous retirâmes chacun de notre côté après un salut mutuel de tête et de queue, nous promettant réciproquement d’être exacts au rendez-vous.



  1. Cette phrase est en français dans l’original.
  2. L’auteur veut ici tourner en ridicule la manière dont les savants désignent leurs titres scientifiques, en employant une foule d’initiales inintelligibles.
  3. Leaphig. Saute en haut.