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Les Monikins/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 110-121).



CHAPITRE X.


Grande négociation dans laquelle la subtilité humaine est tout à fait confondue, et qui fait voir que l’habileté humaine n’a qu’un mérite véritablement subalterne.



M. Poke écouta avec le plus grand sang-froid le récit que je lui fis de ce qui s’était passé. Il m’apprit qu’il avait trouvé autant d’intelligence chez les veaux marins, et qu’il avait connu tant de brutes qui semblaient avoir la sagacité de l’homme, et tant d’hommes qui semblaient avoir la stupidité de la brute, qu’il ne faisait aucune difficulté d’admettre tout ce que je lui disais. Il témoigna aussi sa satisfaction d’être appelé à entendre de la bouche d’un Monikin une dissertation sur la philosophie naturelle et sur l’économie politique, bien qu’il eût soin d’ajouter que le désir d’apprendre n’entrait pour rien dans cette démarche de sa part, car, dans son pays, ces matières étaient généralement étudiées dans les écoles primaires, et les enfants qui couraient dans les rues de Stonington en savaient ordinairement plus que les vieillards de beaucoup d’autres contrées. Après tout, un Monikin pouvait avoir quelques idées neuves, et pour sa part, il était toujours disposé à écouter ce qu’une autre personne pouvait avoir à dire : car, si un homme ne disait pas un mot pour lui-même dans ce monde, il pouvait être certain que personne ne prendrait la peine de parler à sa place.

Mais quand j’en vins à exposer les détails du programme de l’entrevue prochaine, et que j’observai qu’on espérait que l’auditoire ne porterait d’autre costume que sa peau, par égard pour les dames, j’eus bien peur que mon ami n’eût un violent accès de colère. Le vieux loup de mer proféra quelques terribles jurons, protestant qu’il ne consentirait pas à se métamorphoser en Monikin, en paraissant dans un pareil accoutrement, pour l’amour de tous les Monikins philosophes, et de toutes les femelles de haut rang qu’on pourrait enfermer à fond de cale ; — d’ailleurs, ajouta-t-il, il était sujet à s’enrhumer. Il avait connu un homme qui avait voulu faire ainsi la bête, et la première chose dont le pauvre diable s’était aperçu, c’est qu’il avait d’énormes griffes et une queue parfaitement conditionnée, circonstance qu’il avait toujours attribuée à une juste punition de la Providence pour avoir voulu se départir de ses vues : — Pourvu que les oreilles d’un homme fussent à nu, il entendait tout aussi bien que si tout son corps était découvert ; lui ne se plaignait point de ce que les Monikins ne portaient que leur peau ; eux de leur côté ne devaient point s’inquiéter de ses habits : — il serait tout le temps à se gratter et à songer à la triste figure qu’il ferait ; il ne saurait où mettre son tabac ; il serait capable de devenir sourd du froid ; enfin il était flambé s’il faisait pareille chose : — la nature humaine et la nature monikine ne se ressemblaient pas, et on ne devait pas s’attendre à ce que les hommes et les Monikins suivissent exactement les mêmes modes ; la réunion ressemblerait à une lutte de boxeurs plutôt qu’à une conférence de philosophes ; il n’avait jamais entendu parler de pareille chose à Stonington, et il rougirait de se voir nu en présence des dames : — un vaisseau ne voguait-il pas bien mieux avec un peu de toile qu’avec des mâts dégarnis ? peut-être pourrait-on le réduire à la chemise et aux pantalons ; mais, pour ce qui était de les abandonner, il aimerait autant couper la grosse ancre, pour laisser dériver son vaisseau à la merci du vent ; — la chair et le sang n’étaient après tout que de la chair et du sang, et aimaient à trouver leurs aises ; il s’imaginerait toujours aller au bain, et chercherait un bon endroit pour plonger. Et il fit une foule d’objections semblables, auxquelles je n’avais pas songé au milieu des grands intérêts qui avaient occupé tous mes instants. J’ai souvent eu occasion de remarquer que, quand un homme se décide d’après une raison unique, mais bonne et solide, il n’est pas aisé de l’ébranler ; mais que celui qui en allègue un grand nombre, y attache ensuite moins d’importance dans le choc de la controverse. Ce fut ce qui arriva en ce moment pour le capitaine Poke. Je réussis à lui enlever ses habits, un à un, jusqu’à ce que je l’eusse réduit à la chemise, à laquelle, comme un vaisseau solide que la brise fait facilement plonger jusqu’à la superficie, il se tint opiniâtrement attaché, de manière à faire voir qu’il faudrait une force extraordinaire pour l’enfoncer plus avant. Une heureuse inspiration vint me tirer d’embarras. J’avais dans mes effets une couple de bonnes et fortes peaux de bison ; je suggérai au docteur Reasono l’expédient d’envelopper le capitaine Poke dans l’une d’elles, et le philosophe s’empressa d’y consentir, me faisant observer que tous les objets d’une fabrique simple et naturelle plaisaient aux sens des Monikins, dont les critiques ne s’adressaient qu’aux corruptions de l’art, qui leur semblaient offenser la Providence. D’après cette explication, je me hasardai à ajouter, qu’en étant encore à l’enfance de la civilisation nouvelle il serait fort commode, à raison de mes anciennes habitudes, qu’on me permît de prendre l’une des peaux, tandis que M. Poke occuperait l’autre. La proposition passa sans la moindre objection, et nous nous disposâmes sur-le-champ à nous mettre dans un état présentable.

Peu après je reçus du docteur Reasono un protocole destiné à régler les conditions de notre prochaine entrevue. Ce document était écrit en latin, par respect pour les anciens, et, comme je l’appris ensuite, il avait été rédigé par lord Chatterino, qui, dans sa patrie, avait été destiné à la carrière diplomatique, avant l’accident qui l’avait jeté, hélas ! entre les mains des hommes. Je vais en donner une traduction libre dans l’intérêt des dames, qui préfèrent en général leur propre langue à toutes les autres.

Protocole d’une conférence qui doit avoir lieu entre sir John Goldencalf, baronnet de House-Holder-Hall, dans le royaume de la Grande-Bretagne ; et n° 22,817, couleur brun de savant, autrement dit Socrate Reasono, F. V. D. G. E. professeur de probabilités en l’université de Monikinia, dans le royaume de Leaphigh.

Les parties contractantes sont convenues de ce qui suit, savoir :

Article 1. Qu’il y aura une conférence ;

Art. 2. Que ladite conférence sera une conférence paisible, et non hostile ;

3. Que ladite conférence sera logique, explicative et raisonnée ;

Art. 4. Que, durant ladite conférence, le docteur Reasono aura le privilège de parler presque toujours, et sir John Goldencalf celui de presque toujours écouter ;

Art. 5. Que sir John Goldencalf aura le privilège de faire des questions, et le docteur Reasono celui d’y répondre ;

Art. 6. Qu’on aura tel égard que de raison aux préjugés et aux susceptibilités respectives des races humaine et monikine ;

Art. 7. Que le docteur Reasono, ainsi que tous Monikins qui pourront l’accompagner, auront soin de lisser leur peau, et de disposer en tout point leurs vêtements naturels, de manière à satisfaire, autant que possible, sir John Goldencalf et son ami ;

Art. 8. Que sir John Goldencalf et tout homme qui pourra l’accompagner porteront, pour tout vêtement, des peaux de bison, de manière à satisfaire autant que possible le docteur Reasono et ses amis ;

Art. 9. Que les conditions de ce protocole seront respectées ;

Art. 10 Que toute expression équivoque dans ce protocole sera interprétée, autant que faire se pourra, en faveur des deux parties contractantes ;

Art. 11. Qu’il ne pourra résulter aucun précédent défavorable pour le dialecte des hommes ou pour celui des Monikins, de l’adoption de la langue latine en cette circonstance.

Enchanté de cette preuve d’attention de la part de lord Chatterino, j’envoyai immédiatement ma carte à ce jeune seigneur, et je me mis sérieusement à me préparer, avec une attention scrupuleuse, à accomplir les moindres conditions de l’arrangement. Le capitaine Poke fut bientôt prêt, et je dois dire qu’il avait plutôt l’air d’un quadrupède sur ses pattes de derrière, que d’une créature humaine. Quant à mon extérieur, je pense qu’il était ce qu’exigeaient ma position et mon caractère.

À l’heure désignée, toutes les parties se rassemblèrent, lord Chatterino tenant en main une copie du protocole. Cet acte fut lu solennellement par le jeune seigneur, d’un ton imposant : il y eut ensuite un silence, qui semblait appeler les commentaires. Je ne sais comment cela se fait, mais je n’ai jamais entendu lire les stipulations positives d’une convention, sans me sentir disposé à en rechercher les côtés faibles. J’avais vu que la discussion conduirait à des argumentations, et les argumentations à une comparaison entre les deux races ; et je sentais s’agiter en moi une sorte d’esprit de corps. Je fus frappé de ce qu’on pourrait élever des objections sur les trois acolytes qu’on accordait au docteur Reasono, tandis que je n’en avais qu’un seul. Je fis sentir l’objection ; mais, je l’espère, d’une manière aussi conciliante que modeste. Lord Chatterino répliqua en faisant observer qu’il était vrai que le protocole parlait en termes généraux de compagnons mutuels ; mais, si sir John Goldencalf voulait prendre la peine de se reporter à l’acte même, il verrait que les acolytes du docteur Reasono étaient mentionnés au pluriel, tandis qu’on ne citait qu’au singulier celui de sir John.

— C’est parfaitement exact, Milord ; vous me permettrez cependant d’observer que deux Monikins rempliraient parfaitement les conditions stipulées en faveur du docteur Reasono, tandis qu’il en amène ici trois : il faut cependant une limite à cette pluralité ; autrement le docteur aurait droit de paraître à la conférence avec toute la population de Leaphigh.

— L’objection est extrêmement ingénieuse, et fait on ne peut plus d’honneur au talent diplomatique de sir John Goldencalf. Mais, chez les Monikins, deux femelles ne valent qu’un mâle aux yeux de la loi. Aussi, dans les affaires qui exigent deux témoins, comme dans les contrats relatifs aux immeubles, il suffit de deux Monikins mâles tandis qu’il faudrait quatre signataires femelles pour valider l’acte. J’entends donc que dans le sens légal le docteur Reasono n’est accompagné que de deux Monikins.

Le capitaine fit remarquer que cette disposition des lois de Leaphigh était fort sage, car il avait souvent eu occasion de remarquer que les femmes ne savaient les trois quarts du temps ce qu’elles faisaient, et il pensait qu’en général elles ont besoin de plus de lois que les hommes.

— Il n’y aurait rien à répliquer à cette réponse, Milord, répondis-je, si le protocole n’était qu’un document monikin, et cette réunion qu’une assemblée monikine. Mais il est notoire que tel n’est point l’état des choses. Le document est rédigé dans une langue qui sert de véhicule de la pensée aux peuples instruits, et je m’empresse de saisir l’occasion d’ajouter que je ne me rappelle pas avoir jamais lu un meilleur morceau de latinité moderne.

— Il est incontestable, sir John, reprit lord Chatterino en remuant la queue pour me remercier du compliment, que le protocole même est dans une langue qui est tombée dans le domaine commun ; mais le simple organe de la pensée est de peu d’importance en de telles occasions, pourvu qu’il soit neutre en ce qui touche les parties contractantes. De plus, l’article 11 contient la stipulation qu’on ne pourra tirer aucune conclusion légale de l’emploi de la langue latine, stipulation qui laisse les parties contractantes en possession de leurs droits originaires. Et maintenant, puisque la conférence doit être une conférence monikine, dirigée par un philosophe monikin sur un terrain tout monikin, je demande en toute humilité s’il ne serait point convenable de la régler généralement d’après les principes monikins.

— Si par terrain monikin il faut entendre la terre monikine (ce que j’ai le droit de conclure, le propre devant s’appliquer là où s’applique le figuré), je demande la permission de rappeler à Votre Seigneurie que les parties sont, en ce moment, dans un pays neutre, et que si l’on peut prétendre d’un côté à une juridiction territoriale, ou à un droit de pavillon, c’est certainement du côté de la race humaine, puisque le locataire de cet appartement est un homme, en possession du locus in quo, et pro hâc vice est le suzerain.

— Votre subtilité a été bien au-delà de ma pensée, sir John, et je vous prie de me permettre de rectifier mes expressions. Tout ce que je veux dire, c’est que la considération qui domine dans cette entrevue est un intérêt monikin ; — que nous allons exposer, expliquer, diriger, critiquer et développer une thèse monikine ; que l’accessoire doit suivre le principal ; et que le propre, non dans votre sens, mais dans le mien, doit céder au figuré, et, en conséquence, que…

— Pardon, mon cher lord, mais je soutiens…

— Mais, mon bon sir John, vous êtes trop éclairé pour ne pas m’excuser si je vous dis…

— Un seul mot, je vous en conjure ! lord Chatterino, afin que je puisse…

— Dites-en mille, si vous voulez, sir John, mais…

— Lord Chatterino !…

— Sir John Goldencalf !…

Alors nous commençâmes à parler tous deux à la fois, le jeune noble monikin finissant graduellement par ne plus adresser ses observations qu’à mistress Vigilance Lynx, laquelle, ainsi que j’eus plus tard occasion de le reconnaître, avait d’excellentes oreilles ; tandis que, de mon côté, après avoir interrogé tous les regards, je finis par ne plus murmurer qu’une sorte de prière, qui s’adressait surtout à l’intelligence du capitaine Noé Poke. Mon auditeur s’efforçait de dégager entièrement une de ses oreilles de la peau de bison, et m’exprimait par des signes de tête son assentiment, avec toute la partialité d’un individu de la même espèce. Nous serions peut-être encore à présent à nous haranguer d’une manière aussi décousue, sans l’aimable Chatterissa, qui, s’approchant avec le tact et la délicatesse qui distinguent son sexe, mit sa jolie patte sur la bouche du jeune noble, et coupa court ainsi à ce flux de paroles. Lorsqu’un cheval s’emporte, après avoir franchi les haies, les portes et les barrières, il retombe tout à coup dans un calme léthargique, dès qu’il se trouve maître de ses mouvements, en rase campagne. Il en fut de même pour moi ; dès que je me trouvai seul maître de la discussion, je me hâtai de la clore. Le docteur Reasono profita de cet intervalle pour proposer que, la tentative déjà faite par lord Chatterino et par moi-même ayant été évidemment malheureuse, M. Poke et lui se retirassent, afin de tâcher de s’entendre pour la rédaction d’un programme tout à fait neuf. Cette heureuse idée fit renaître subitement le calme, et pendant l’absence des deux négociateurs, je saisis l’occasion de faire plus ample connaissance avec l’aimable Chatterissa et son mentor femelle. Lord Chatterino, qui avait toute la grâce d’un diplomate, et qui savait passer en un instant d’une discussion aigre et animée à la courtoisie la plus flatteuse et la plus insinuante, s’empressa d’accéder à mon désir, en invitant sa charmante amie à laisser de côté la réserve d’une relation toute récente, pour entamer de suite une conversation libre et amicale.

Il s’écoula quelque temps avant le retour des plénipotentiaires ; car il paraît qu’à raison d’une particularité de son caractère, ou, comme il l’expliqua ensuite lui-même, d’après un principe de Stonington, le capitaine Poke se croyait obligé, dans une négociation, de contester toutes les propositions émanées de la partie adverse. Cette difficulté eût été vraisemblablement insurmontable si le docteur Reasono n’avait imaginé un parti aussi franc que libéral : celui d’abandonner sans réserve de deux articles l’un à la dictée de son collègue, en se réservant le même privilège pour le reste. Noé, après s’être bien assuré que le philosophe n’était pas jurisconsulte, y consentit, et l’affaire, une fois entamée dans cet esprit de concession, fut bientôt menée à fin. Je recommande cet admirable expédient à tous les négociateurs de traités embarrassants et épineux, puisqu’il met chacune des parties en mesure de se donner gain de cause, et qu’il ne prête pas plus à des controverses ultérieures que tout autre mode employé jusqu’ici. Le nouvel acte était ainsi conçu, ayant été fait double, tant en anglais qu’en monikin. On verra que l’opiniâtreté de l’un des négociateurs le faisait ressembler beaucoup à une capitulation.

Protocole d’une conférence, etc., etc.

Les parties contractantes sont convenues de ce qui suit, savoir :

Art. ler. Il y aura une conférence.

Art. 2. Accepté ; pourvu que toutes les parties puissent aller et venir suivant leur bon plaisir.

Art. 3. Ladite conférence sera dirigée en général d’après les principes philosophiques et libéraux.

Art. 4. Accepté ; pourvu qu’on puisse prendre du tabac à discrétion.

Art. 5. L’une des parties aura le privilège de poser des questions, et l’autre celui d’y répondre.

Art. 6. Accepté ; pourvu que personne ne parle ni n’écoute qu’à sa fantaisie.

Art. 7. Le costume de tous les assistants sera conforme aux règles abstraites de la convenance et du décorum.

Art. 8. Accepté ; pourvu qu’on puisse arriser de temps en temps les peaux de bison, suivant l’État de la température.

Art. 9. Les dispositions de ce protocole seront strictement observées.

Art. 10. Accepté ; pourvu que les jurisconsultes ne puissent chercher à s’en prévaloir.

Lord Chatterino et moi nous saisîmes ce double document, comme deux faucons, en en arrachant avec avidité les côtés faibles, pour pouvoir soutenir les opinions que nous avions émises, et que nous avions mis tant d’adresse à défendre.

— Comment ! Milord, il n’y a pas une seule clause relative à la présence des Monikins dans cette entrevue !

— La généralité des termes permet de conclure qu’il est loisible d’entrer et de sortir pour quiconque le désire.

— Pardon, Milord ; l’article 8 parle directement de peaux de bison, au pluriel, et dans les circonstances l’on doit inférer, en bonne logique, qu’il était entendu que plus d’un porteur desdites peaux assisterait à ladite conférence.

— C’est parfaitement juste, sir John ; mais vous me permettrez d’observer que l’article 1er annonce qu’il y aura une entrevue, et que l’article 3 stipule de plus que ladite entrevue sera dirigée d’après des principes philosophiques et libéraux. Est-il besoin d’ajouter, sir John, qu’il serait essentiellement illibéral de refuser à l’une des parties un privilège dont l’autre serait en possession ?

— Ce serait parfaitement juste, Milord, s’il s’agissait ici d’une pure question de courtoisie ; mais une interprétation légale doit être basée sur des principes légaux : autrement nous voilà, nous juristes et diplomates, flottant dans un océan indéfini de conjectures.

— Et cependant l’article 10 stipule expressément que les jurisconsultes ne pourront se prévaloir de ces dispositions. En examinant profondément les articles 3 et 10 dans leurs rapports entre eux, nous devons reconnaître que l’intention des négociateurs a été de s’écarter des finesses et des subtilités des praticiens légistes, pour jeter sur toutes les transactions le manteau du libéralisme. Permettez-moi, à l’appui de ce que je viens de dire, d’en appeler au témoignage de ceux qui ont rédigé les conditions sur lesquelles nous discutons maintenant. Vous, Monsieur, continua lord Chatterino en s’adressant au capitaine Poke avec une dignité solennelle, avez-vous cru, en rédigeant ce fameux article 10, que vous rédigiez cette disposition, dont les jurisconsultes pourraient se prévaloir ?

Un non fortement accentué fut la réponse énergique de M. Poke.

Lord Chatterino, se tournant alors avec la même grâce du côté du docteur, après avoir remué trois fois la queue d’un air diplomatique, lui dit :

— Et vous, Monsieur, en rédigeant l’article 3, vous imaginiez-vous appuyer et promulguer des principes illibéraux ?

On répondit à sa question par une prompte négative, et le jeune lord s’arrêta et jetant sur moi un regard de triomphe :

— Parfaitement éloquent, tout à fait convaincant, argumentation irréfutable et incontestablement juste ! répondis-je. Mais vous me permettrez de vous rappeler que la validité de toutes les lois dérive de leur sanction. Or la sanction, ou, dans le cas d’un traité, la valeur de la stipulation, ne dérive point de l’intention de la partie qui a pu rédiger par hasard telle loi ou telle clause, mais de l’assentiment des représentants légaux. Dans la circonstance présente, il y a deux négociateurs, et je vous prie de me permettre de leur adresser quelques questions, en suivant l’ordre inverse de celui que vous avez adopté dans votre interrogatoire ; et nous pourrons peut-être obtenir de nouvelles lumières sur le quo animo.

Puis m’adressant au philosophe : — Vous, Monsieur, lui dis-je, en donnant votre adhésion à l’article 10, pensiez-vous sacrifier la justice, soutenir l’oppression et prêter appui à la violation du droit ?

Il répondit par un non solennel, et, j’en suis certain, éminemment consciencieux.

— Et vous, Monsieur, dis-je au capitaine Poke, en sanctionnant l’article 3, vous imaginiez-vous le moins du monde que les ennemis de la race humaine pourraient donner à votre approbation cette interprétation, que les porteurs de peaux de bison ne sont pas sur un pied parfait d’égalité avec les Monikins les plus distingués ?

— Que le diable n’emporte si j’y ai songé !

— Mais, sir John Goldencalf, la méthode socratique…

— A été employée par vous, tout le premier, Milord.

— Mais, mon bon Monsieur…

— Permettez-moi, mon cher lord…

— Sir John…

— Milord…

L’aimable Chatterissa s’approcha de nouveau, et en interposant à temps sa gentille patte, réussit à empêcher la réplique. La comparaison du cheval fougueux eût pu encore être justement employée ; je fis une nouvelle pause.

Lord Chatterino soumit alors galamment l’affaire aux dames, avec plein pouvoir de la terminer. Je ne pus m’y refuser, et les plénipotentiaires se retirèrent, tandis que le capitaine Poke grommelait entre ses dents que les femmes causaient plus de querelles à elles seules que tout le reste du monde, et que, d’après le peu qu’il avait vu, il présumait qu’il en serait de même chez les Monikins.

Le sexe féminin est incontestablement doué d’une facilité de composition qui a été refusée au nôtre ; après un intervalle extrêmement court, les négociateurs revinrent avec le programme suivant :

Protocole d’une conférence, etc., etc. Les parties contractantes sont convenues de ce qui suit, savoir :

Article Ier. Il y aura une conférence amicale, logique, philosophique, morale, libérale, générale et raisonnée.

Art. 2. La conférence sera amicale.

Art. 3. La conférence sera générale.

Art. 4. La conférence sera logique.

Art. 5. La conférence sera morale.

Art. 6. La conférence sera philosophique.

Art. 7. La conférence sera libérale.

Art. 8. La conférence sera raisonnée.

Art. 9. La conférence sera raisonnée, libérale, philosophique, morale, logique, générale et amicale.

Art. 10. La conférence sera telle que l’on vient de le stipuler.

Le chat ne se précipite pas sur la souris avec plus d’avidité que nous n’en mîmes, lord Chatterino et moi, à saisir le troisième protocole, pour y trouver de nouveaux arguments à l’appui de notre système respectif.

Auguste ! cher Auguste ! s’écria lady Chatterissa, avec le plus joli accent parisien que j’aie jamais entendu : Pour moi !

À moi ! Monseigneur ! interrompis-je en saisissant ma copie du protocole. Mais je fus arrêté au milieu de cette belle ardeur en me sentant tiré par ma peau de bison ; et en jetant les yeux derrière moi, j’aperçus le capitaine Poke qui me témoignait par divers signes le désir de me dire un mot en particulier.

— Je pense, sir John, observa le digne marin, que, si nous voulons que cette affaire aboutisse à une catastrophe, cela pourrait bien arriver maintenant. Les femelles ont été diablement fines ; mais que le diable m’emporte si nous ne pouvons pas doubler deux femmes avant de laisser aller les choses plus avant ! À Stonington, — quand nous sommes occupés d’une négociation autant nous tempêtons dans l’origine, autant nous nous calmons et nous nous adoucissons à la fin : autrement il n’y aurait pas moyen de moyenner. Le vent le plus violent finit toujours par tomber. Fiez-vous et moi pour enfoncer le meilleur argument que le meilleur de tous les Monikins pourrait nous jeter au nez !

— L’affaire prend une tournure sérieuse, Noé, et je me sens rempli d’esprit de corps. Ne commencez-vous pas vous-même à vous sentir homme ?

— Un peu ; mais je me sens surtout bison plus que toute autre chose. Laissez-les donc faire, sir John ; et, quand le moment sera venu, nous saurons bien les prendre par derrière ; sinon regardez-moi comme un misérable avocassier.

Le capitaine m’adressa un coup d’œil d’intelligence, et je commençai à reconnaître qu’il y avait quelque chose de vrai dans son opinion.

En rejoignant nos amis, ou nos alliés, je ne sais comment les désigner, je vis que l’aimable Chatterissa avait aussi réussi à calmer encore l’ardeur diplomatique de son amant, et nous nous rapprochâmes dans les meilleurs termes. Le protocole fut accepté par acclamation, et on se prépara tout de suite à entendre la dissertation du docteur Reasono.