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Les Monikins/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 238-248).



CHAPITRE XIX.


Humilité des saints de profession. — Multiplicité de queues. — Un mariage et autres matières célestes, y compris la diplomatie.



M’étant aperçu que le brigadier Downright avait l’esprit observateur, et qu’il était fort au-dessus de ce sentiment étroit qui sacrifie toutes les espèces à une seule, je lui demandai la permission de cultiver sa connaissance, et je le priai en même temps de me faire part des remarques que pourraient lui suggérer sa sagesse supérieure et ses longs voyages, sur les coutumes et opinions qui se présentaient naturellement à nous dans les circonstances où nous nous trouvions. Le brigadier prit ma demande en bonne part, et nous commençâmes à nous promener ensemble dans les salons. Comme on attendait à chaque instant l’archevêque d’Agrégation, qui devait célébrer la cérémonie nuptiale, la conversation tomba naturellement, sur l’état de la religion dans le pays des Monikins.

J’appris avec grand plaisir que tous les dogmes religieux de cette partie isolée du monde étaient basés sur des principes entièrement semblables à ceux de toute la chrétienté. La croyance des Monikins est qu’ils sont une classe d’êtres misérables perdus pour l’éternité, et tellement dégradés par la nature, tellement rongés par l’envie, la méchanceté et les autres passions criminelles, qu’il leur est impossible de faire rien de bien par eux-mêmes, qu’ils n’ont de ressource qu’en l’intervention du grand pouvoir, du pouvoir supérieur, de la création ; et que la première, la seule chose qu’ils aient à faire est de se jeter sous la protection de ce pouvoir avec un esprit convenable de soumission et d’humilité. Par suite de cette disposition d’esprit, ils attachent la plus grande importance au mépris de toutes les vanités du monde, à l’assujettissement de la chair et au renoncement aux pompes et à la vaine gloire de l’ambition, des richesses, du pouvoir et des facultés intellectuelles. En un mot, la seule chose qu’ils regardent comme nécessaire est l’humilité, — l’humilité, — l’humilité. Une fois qu’ils se sont humiliés au point de ne plus être en danger d’une rechute, ils commencent à entrevoir une lueur de sécurité ; ils s’élèvent graduellement à l’état de juste, et ouvrent leur âme à l’espérance.

Le brigadier m’entretenait encore avec éloquence de ce sujet intéressant, quand une porte s’ouvrit, et un huissier à verge d’or, ou à quelque autre verge, annonça le très-révérend père en Dieu Sa Très-Éminente Grâce, le sérénissime prélat ; le saint très-puissant, très-gracieux et très-glorifié, le primat du royaume de Leaphigh.

Le lecteur se figurera aisément la vive curiosité avec laquelle je m’avançai pour tâcher de voir un saint sous un système religieux aussi sublime que celui de la grande famille des Monikins. La civilisation ayant fait d’assez grands progrès pour dispenser tout le peuple, et même le roi et la reine, de porter aucun vêtement, je ne voyais pas de quel nouveau manteau de simplicité les chefs de l’Église pouvaient se couvrir. Peut-être se coupaient-ils tout le poil du corps en signe d’humilité particulière, et se montraient-ils nus jusqu’à la peau pour démontrer quels pauvres misérables ils étaient, charnellement parlant. Peut-être allaient ils au ciel à quatre pattes pour prouver qu’ils se jugeaient indignes d’entrer en présence des purs esprits dans une attitude plus droite et annonçant plus de confiance en eux-mêmes ? Eh bien ! tout ce que je me figurais n’était qu’une preuve de terreur et de la fausseté des idées d’un homme dont l’intelligence n’avait pas été développée par les bienfaits d’une civilisation portée au plus haut degré. Sa Grâce, le très-révérend père en Dieu, portait un manteau d’une finesse et d’une beauté extraordinaires. L’étoffe en était fabriquée avec le dixième poil de chaque Monikin de Leaphigh, qui se soumettait à ce tribut afin de pourvoir décemment à tous les besoins de l’humilité du primat. Le manteau était donc naturellement très-ample, et il me parut que le prélat ne savait trop qu’en faire, d’autant plus que le tribut lui en procurait un nouveau chaque année. Je désirais jeter un coup d’œil sur sa queue ; car, sachant combien les citoyens de Leaphigh sont fiers de la longueur et de la beauté du plus noble de leurs membres, je supposais naturellement qu’un saint, qui portait un si beau manteau en signe d’humilité, devait avoir recours à quelque expédiant pour se mortifier du moins sur ce point si sensible : mais je vis que l’ampleur du manteau cachait non seulement la personne de l’archevêque, mais même la plupart de ses mouvements. Ce ne fut donc pas sans de grands doutes sur le succès que je conduisis le brigadier derrière le prélat pour faire une reconnaissance. Le résultat trompa encore mon attente. Au lieu d’être sans queue, ou de cacher sous son manteau celle que la nature lui avait donnée, ce grand dignitaire n’en avait pas moins de six, savoir : la sienne, et cinq queues factices qui y étaient ajoutées par quelque procédé d’adresse ecclésiastique que je ne tenterai pas d’expliquer. Cette queue sextuple balayait la terre, seul signe d’humilité que mon ignorance put apercevoir dans la personne et le costume de cet illustre modèle de mortification et d’humilité cléricale.

Mais le brigadier ne fut pas longtemps sans rectifier mes idées sur ce sujet. D’abord, il me fit comprendre que c’était à la queue qu’on distinguait la hiérarchie de Leaphigh. Un diacre en portait une et demie ; un prêtre, une trois quarts ; un recteur, deux ; un doyen, deux et demie ; un archidiacre, trois ; un évêque, quatre ; un archevêque, cinq ; et le primat de tout le royaume, six. La coutume de laisser les queues du clergé balayer la terre était fort ancienne, et par conséquent très-respectée. On disait qu’elle avait pris son origine dans la doctrine d’un saint de grand renom, qui avait prouvé d’une manière satisfaisante que la queue étant la partie intellectuelle ou spirituelle du Monikin, plus on la tenait éloignée de cette masse de matière, le corps, plus elle devait être indépendante, sagace et spiritualisée. Cette idée avait d’abord admirablement réussi ; mais le temps qui use tout, et même une queue, avait fait naître des schismes dans l’Église sur ce sujet intéressant : un parti prétendant qu’il fallait ajouter deux nœuds à la queue du primat pour soutenir l’Église ; l’autre insistant pour qu’on en retranchât deux pour introduire une réforme dans l’Église.

Ces explications furent interrompues par l’arrivée des deux futurs, qui entrèrent chacun par une porte différente. La charmante Chatterissa s’avança avec l’air de modestie le plus prévenant. Elle était accompagnée de jeunes et nobles Monikines, toutes ayant les yeux fixés au niveau des pieds de la reine, étiquette rigide du cérémonial de l’hymen. De l’autre côté, lord Chatterino, suivi par ce fat Hightail et autres Monikins du même calibre, s’approcha avec l’air de confiance que la même étiquette exigeait du futur époux. Dès q’ils furent en place, le prélat commença ses fonctions.

Le cérémonial du mariage, suivant les formes de l’Église de Leaphigh, a quelque chose de solennel et d’imposant. Le futur est requis de faire serment qu’il aime la future, et qu’il n’aime qu’elle, qu’il l’a choisie pour épouse uniquement à cause de son mérite, sans être même influencé par sa beauté, et qu’il commandera à ses inclinations de manière à ne jamais avoir le moindre amour pour une autre. De son côté, la future prend le ciel et la terre à témoin qu’elle fera tout ce que son mari exigera d’elle, qu’elle sera sa servante, son esclave, sa consolation et son plaisir, et qu’elle est certaine que tout autre Monikin, loin de la rendre heureuse, ne pourrait que la rendre misérable. Quand ces promesses et ces serments eurent été dûment enregistrés, le primat unit les deux époux en les entourant de sa queue épiscopale, et prononça qu’ils étaient désormais Monikin et Monikine. Je fais grâce aux lecteurs des félicitations qui furent faites à l’heureux couple suivant l’usage, pour lui faire part d’une courte conversation que j’eus alors avec le brigadier.

— Monsieur, lui dis-je, dès que le prélat eut prononcé son dernier « Amen ! » que veut dire ceci ? J’ai vu de mes propres yeux un certificat qui prouve qu’on a examimé les convenances de cette union d’après d’autres considérations que celles qui ont été mentionnées dans la cérémonie.

— Ce certificat n’a aucun rapport avec la cérémonie.

— Cependant la cérémonie rejette les considérations mentionnées dans le certificat.

— La cérémonie n’a aucun rapport avec le certificat.

— C’est ce qu’il paraît, et cependant l’un et l’autre ont rapport au même engagement solennel.

— Pour vous dire la vérité, sir John Goldencalf, nous autres Monikins, — car sur ce point c’est la même chose à Leaplow qu’à Leaphigh, — nous avons deux principes distincts qui gouvernent toutes nos paroles et toutes nos actions, l’un théorique, l’autre pratique ; — peut-être pourrait-on dire l’un moral, l’autre immoral. Dans toutes nos affaires, nous suivons le premier jusqu’aux actions exclusivement, qui sont toujours soumises au second. Il peut se trouver dans cet arrangement quelque chose de contradictoire en apparence ; mais ceux qui s’y connaissent le mieux disent que ce système est la perfection. — Chez vous autres hommes, on ne voit sans doute pas de semblables contradictions.

Je m’avançai alors pour présenter mes respects à la nouvelle comtesse de Chatterino. Elle était à côté de la comtesse douairière, sa belle-mère, dame pleine de dignité dans tous ses traits ; et d’élégance dans sa tournure. Dès l’instant que je parus, son air de modestie affecté disparut de sa physionomie intéressante, et fit place à une expression naturelle de plaisir. Se tournant vers sa nouvelle mère, elle me présenta à elle en lui disant que j’étais un homme. La douairière me fit l’accueil le plus poli ; me demanda si j’avais assez de bonnes choses à manger, si je n’étais pas étonné de la multitude de choses étranges que je voyais à Leaphigh, et ajouta que je devais avoir beaucoup d’obligation à son fils pour avoir consentis m’y amener. Elle finit par m’inviter à aller la voir quelque beau matin.

Je lui fis mes remerciements, je la saluai, et j’allai rejoindre le brigadier dans le dessein de chercher à me faire présenter à l’archevêque. Mais avant de rapporter les détails de mon entrevue avec le pieux prélat, je dois peut-être dire que ce fut la dernière fois que je vis aucun des membres de la famille Chatterino. Ils se retirèrent tous dès que la cérémonie fut terminée. Cependant avant mon départ de Leaphigh, qui eut lieu environ un mois après le mariage, j’appris qu’une séparation avait eu lieu entre les deux époux, dont chacun tenait un établissement particulier. On en attribuait la cause, les uns à une incompatibilité d’humeur, les autres à un jeune officier des gardes ; je n’ai jamais su au juste ce qu’il en était. Mais comme leurs domaines respectifs se convenaient, on ne peut guère douter que ce mariage n’ait été aussi heureux qu’on pouvait s’y attendre.

L’archevêque m’accueillit avec cet air de bienveillance qui appartient à sa profession ; et la conversation tomba naturellement sur une comparaison des systèmes religieux de la Grande-Bretagne et de Leaphigh. Il fut enchanté d’apprendre que nous avions une église établie ; et je crois que s’il me traita en égal plus qu’il n’avait intention de le faire, vu la différence de nos espèces, j’en fus redevables cette circonstance. Au commencement de notre entretien, il m’avait sondé sur la doctrine. Je ne suis pas très-fort sur ce sujet, n’ayant jamais pris un bien grand intérêt aux matières de controverse, et quelques-unes de mes réponses lui firent froncer les sourcils ; mais quand je lui eus dit que nous avions réellement une religion nationale, il parut penser que tout allait bien, et il ne me demanda pas si nous étions païens ou presbytériens. Quand je lui eus appris ensuite que nous avions une hiérarchie, je crus que le bon prélat m’aurait cassé le bras à force de me le secouer, et aurait procédé sur-le-champ à ma béatification.

— Nous nous reverrons quelque jour dans le ciel, s’écria-t-il avec un saint transport. Hommes ou Monikins, la différence n’est pas grande, après tout. Oui, nous nous reverrons dans le ciel, et ce sera dans les régions supérieures.

Le lecteur se figurera aisément qu’un étranger, un inconnu, dut se trouver flatté par une telle distinction. Aller au ciel de compagnie avec le primat du royaume de Leaphigh, ce n’était pas une petite faveur en soi-même ; mais être si honorablement traité, par ce prélat à la cour même, c’en était bien assez pour triompher de tout le sang-froid de la philosophie. Cependant je craignais qu’il ne lui prît envie de descendre dans les détails, et qu’il ne trouvât quelques points essentiels de différence qui refroidissent son enthousiasme. Si, par exemple, il m’avait demandé combien de queues portaient nos évêques, j’aurais été dans un grand embarras ; car c’est à d’autres marques qu’on les reconnaît. Mais mes craintes ne se réalisèrent point. Le vénérable archevêque me donna bientôt sa bénédiction, me pressa vivement d’aller le voir dans son palais avant mon départ, me promit de me remettre quelques traités religieux pour les emporter dans mon pays, et me quitta à la hâte pour aller signer, me dit-il, une sentence d’excommunication contre un prêtre turbulent, qui avait cherché à troubler l’harmonie de l’Église en y introduisant un schisme qu’il appelait « Piété ».

Le brigadier et moi, nous discutâmes un peu plus longuement le sujet de la religion quand l’illustre prélat nous eut quittés. Il me dit que le monde des Monikins se divisait en deux parties à peu près égales, qu’on appelait l’Ancien et le Nouveau Monde. Il n’y avait que quelques générations que cette dernière partie était habitée, des Monikins, qui étaient trop vertueux pour vivre dans l’Ancien Monde, y ayant émigré en corps. Cependant, le brigadier convint que cette version était celle qui courait à Leaphigh, mais que les habitants de l’Ancien Monde prétendaient au contraire qu’ils avaient peuplé le Nouveau en y envoyant ceux de leurs concitoyens dont on voulait débarrasser le pays. Il regardait comme de peu d’importance cette légère obscurité dans l’histoire du Nouveau Monde, parce que de pareilles différences dépendent toujours beaucoup du caractère de l’historien. Leaphigh n’était pas la seule contrée de l’Ancien Monde ; il s’y trouvait encore, entre autres États, Leapup[1] et Leapdown[2], Leapover[3] et Leapthrough[4], Leaplong[5] et Leapshort[6], Leapround[7] et Leapunder[8]. Chacun de ces pays avait un établissement religieux ; mais il n’en existait point à Leaplow[9], cette république ayant été fondée sur un nouveau principe social. Le brigadier pensait, au total, que le résultat de ces deux systèmes était que les pays qui avaient un établissement religieux avaient la réputation d’avoir de la religion ; et que ceux qui n’avaient point de culte dominant étaient assez bien pourvus de religion, quoiqu’ils n’en eussent guère la réputation.

Je demandai au brigadier s’il ne croyait pas qu’un établissement religieux produisît le bon effet de soutenir la religion en supprimant les hérésies, en prescrivant des bornes aux chimères théologiques, et en opposant une barrière aux innovations. Mon ami ne fut pas tout à fait d’accord avec moi sur tous ces points ; mais il convint franchement qu’un établissement religieux produisait l’effet d’empêcher deux vérités de tomber en les séparant.

Ainsi l’établissement religieux de Leaphigh soutenait certains dogmes, tandis que celui de Leapdown en maintenait d’autres qui y étaient diamétralement opposés. En laissant ces deux vérités séparées, l’harmonie religieuse ne pouvait qu’y gagner, et les divers ministres de la religion avaient le loisir de s’occuper des péchés de la communauté, au lieu de ne songer qu’à découvrir réciproquement les erreurs les uns des autres : ce qui arrive souvent quand il y a un intérêt contraire à combattre.

Bientôt après, le roi et la reine congédièrent l’assemblée. Noé et moi nous traversâmes la foule sans que nos queues en souffrissent, et nous nous séparâmes en sortant de la grande cour du palais ; lui, pour aller se coucher et rêver à son jugement qui devait être prononcé le lendemain matin ; moi, pour aller avec le brigadier chez le juge Ami du Peuple, qui m’avait invité à souper. Le commodore soupa en poste, et me laissa à causer avec son ami, pour aller rédiger dans son cabinet une dépêche à son gouvernement sur les événements de la soirée.

Les commentaires du brigadier sur les incidents qui avaient eu lieu à la cour furent un peu caustiques. Étant républicain, il aimait certainement à lâcher de temps en temps un sarcasme contre la royauté et la noblesse ; mais je dois rendre à ce digne et intègre Monikin la justice de dire qu’il était tout à fait supérieur à ce sentiment vulgaire d’hostilité qui distingue souvent bien des gens de sa caste, et qui est fondé sur un principe aussi simple que le fait qu’ils ne peuvent être eux-mêmes ni rois ni nobles. Tandis que nous causions fort agréablement et à notre aise, notre hôte vint nous rejoindre, ayant en main sa dépêche encore ouverte. À ma grande surprise, il nous lut tout haut ce qu’il venait d’écrire, car je m’étais habitué à regarder les communications diplomatiques comme sacrées. Mais notre hôte me fit observer qu’il était inutile dans cette occasion d’y mettre du mystère, pour deux raisons excellentes : la première, parce qu’il serait obligé d’employer un écrivain public de Leaphigh pour copier ce qu’il venait d’écrire, son gouvernement, par principe d’économie républicaine, préférant courir le risque de l’indiscrétion ou de la trahison d’un copiste que d’avoir à payer un secrétaire d’ambassade ; la seconde, parce qu’il savait que le gouvernement de Leaplow ferait imprimer sa dépêche aussitôt qu’il l’aurait reçue. Quant à lui, il aimait à donner lui-même de la publicité à ses œuvres. Dans de telles circonstances, il me permit même de prendre copie de sa lettre, et je vais la mettre sous les yeux du lecteur.


« Monsieur,

» Le soussigné, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la confédération unie de Leaplow, a l’honneur d’informer le secrétaire-d’état que nos intérêts sur cette portion de la terre sont en général sur le meilleur pied possible. Notre caractère national grandit de jour en jour ; nos droits sont de plus en plus respectés, et notre pavillon se fait craindre de plus en plus sur toutes les mers. Après ce compte satisfaisant de la situation générale de nos affaires, il est de mon devoir d’entrer dans quelques détails particuliers.

« Le dernier traité entre notre république et le royaume de Leaphigh a été violé dans tous ses articles. — Dix-neuf matelots de Leaplow ont été pris à bord d’un de nos bâtiments, et forcés de servir à bord d’un vaisseau de guerre de Leapthrough. — Le roi de Leapup nous a fait une démonstration hostile avec une partie fort peu convenable de sa personne. — Enfin le roi de Leapover s’est emparé de sept de nos navires, les a fait vendre et en a donné le produit à sa maîtresse.

« Monsieur, je vous félicite de la situation flatteuse de nos relations étrangères. Elle ne peut être attribuée qu’à la glorieuse constitution dont nous sommes les serviteurs communs, et à la juste crainte que le nom de Leaplow a si universellement inspirée aux autres nations.

« Le roi vient de tenir une assemblée, et j’ai eu grand soin de veiller à ce que l’honneur de notre pays ne fût pas compromis. Ma queue avait au moins trois pouces de longueur de plus que celle du représentant du royaume de Leapup, le ministre le plus favorisé par la nature à cet égard. J’ai le plaisir d’ajouter que Sa Majesté la reine a daigné m’accorder un très-gracieux sourire. Il ne peut y avoir aucun doute sur la sincérité de ce sourire, Monsieur, car, quoiqu’il y ait abondance de preuves qu’elle ait employé récemment certaines expressions peu convenables en parlant de notre république, il serait contraire aux règles de la politesse diplomatique de mettre en question sa sincérité royale dans cette occasion publique, et nous ne serions soutenus par aucune preuve. Dans le fait, Monsieur, à toutes les dernières assemblées de la cour, j’ai reçu des sourires du genre le plus sincère et le plus encourageant, non seulement du roi, mais de tous ses ministres, et particulièrement de son cousin-germain. J’espère qu’il en résultera les plus heureux effets pour les affaires qui sont à régler entre le royaume de Leaphigh et notre chère patrie. Si le gouvernement de ce royaume voulait seulement nous rendre justice sur l’objet important qui est en négociation depuis soixante-dix ans, je dirais que les relations entre les deux pays sont sur le meilleur pied possible.

« Je vous félicite, Monsieur, du profond respect avec lequel le monde de Leaplow est traité dans les contrées les plus lointaines de la terre, et de l’influence favorable que cette circonstance fortunée doit avoir sur nos intérêts les plus importants.

« Je ne vois que peu de probabilité de réussir dans l’objet de ma mission spéciale ; mais il faut accorder toute croyance à la sincérité des sourires du roi, de la reine, et de toute la famille royale.

« Dans une conversation récente avec Sa Majesté, le roi m’a demandé de la manière la plus aimable des nouvelles de la santé du grand sachem, le chef de notre gouvernement. Il a ajouté que notre prospérité faisait honte à toutes les autres nations, et que nous pouvions en toute occasion compter sur son profond respect et sur son amitié perpétuelle. En un mot, Monsieur, toutes les nations voisines ou éloignées désirent notre alliance, sont impatientes d’ouvrir avec nous de nouvelles sources de commerce, et nous regardent avec le plus profond respect et avec l’estime la plus inviolable. — Vous pouvez dire au grand sachem que ces sentiments ont augmenté d’une manière surprenante sous son administration, et qu’ils ont au moins quadruplé pendant ma mission. Si Leaphigh voulait seulement exécuter ses traités, Leapthrough ne plus exercer la presse contre nos matelots, le roi de Leapup avoir plus d’égards pour les usages de la bonne société, et celui de Leapover cesser de prendre nos vaisseaux pour fournir de l’argent à ses maîtresses, nos relations étrangères pourraient se regarder comme parfaites. Au surplus, Monsieur, elles sont beaucoup mieux que je n’aurais pu m’y attendre, et que je ne l’avais jamais espéré. Une chose dont vous pouvez être diplomatiquement certain, c’est que nous sommes universellement respectés, et que le nom de Leaplow n’est jamais prononcé sans qu’on voie toute la compagnie se lever, et toutes les queues brandir.

« Signé Judas, l’Ami du peuple.
« P. S. (secret).

« Mon cher Monsieur, si vous rendez ma dépêche publique, supprimez-en la partie où les difficultés sont répétées. Je vous prie de veiller à ce que mon nom soit placé dans la petite roue avec ceux des autres patriotes lors de la rotation périodique ; car je serai bientôt obligé de retourner à Leaplow, tous mes moyens étant épuisés. Dans le fait, les frais de l’entretien d’une queue, — ce dont nos concitoyens ne se font pas une idée, — sont si énormes, que je crois qu’aucune de nos missions ne devrait durer plus d’une semaine.

« Je vous invite très-particulièrement à insister fortement, dans le message que vous m’enverrez, sur la haute renommée dont jouit la république de Leaplow chez toutes les nations étrangères ; car, pour parler franchement, les faits exigent que cette déclaration soit répétée le plus souvent possible. »

Après la lecture de cette lettre, la conversation retomba sur la religion. Le brigadier m’expliqua diverses particularités des lois de Leaphigh à ce sujet, et jamais je n’en avais entendu parler. Par exemple, un Monikin ne peut naître sans payer quelque chose à l’Église, pratique qui l’initie de bonne heure dans ses devoirs envers cette branche importante du bien public ; et quand il meurt, il faut qu’il laisse après lui un tribut pour le clergé, afin d’avertir ceux qui existent encore suivant la chair de ne pas oublier leurs obligations. Il ajouta que l’intérêt sacré de l’Église était si rigidement protégé, que lorsqu’un Monikin refusait de se laisser arracher le dixième de son poil pour fournir un nouveau manteau à son évêque ou à son primat, il y avait une manière de le tondre avec des verges de fer rouge qui n’épargnaient pas sa peau ; de manière qu’en général on préférait laisser les collecteurs de poils choisir et tirer ceux que bon leur semblait. J’avoue que ce tableau me révolta, et je m’écriai que c’était une pratique barbare.

— Votre indignation est fort naturelle, sir John, dit le brigadier. C’est précisément le sentiment qu’un étranger doit éprouver, quand il voit la merci, la charité et l’humilité, servir de masque à l’égoïsme, à la cupidité et à l’orgueil. Mais tel est l’usage chez nous autres Monikins ; sans doute il en est tout autrement parmi les hommes.


  1. Saute-en-l’air.
  2. Saute-en-bas.
  3. Saute-par-dessus.
  4. Saute-à-travers.
  5. Saute-en-long.
  6. Saute-ramassé.
  7. Saute-autour.
  8. Saute-en-dessous.
  9. Saute terre-à-terre.