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Les Monikins/Chapitre XVIII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 225-237).



CHAPITRE XVIII.


La cour, costume de cour, un courtisan. — La justice et l’honneur sous différents aspects.



Dès que l’Ami du peuple et le brigadier furent partis, je fis venir mon hôtesse, et je lui demandai si l’on pouvait trouver des costumes de cour dans le voisinage. Elle me répondit qu’on pouvait certainement en trouver, mais qu’ils étaient adaptés aux dimensions des Monikins, et qu’elle doutait que, dans le royaume de Leaphigh, on pût trouver une queue naturelle ou artificielle qui convînt à ma taille. Cela était contrariant, et j’étais enfoncé dans de sombres réflexions, mettant mon esprit à la torture pour trouver quelque expédient, quand le capitaine Poke entra dans l’auberge tenant en main deux queues de bœuf aussi formidables par leur taille que j’en eusse jamais vu. M’en ayant jeté une, il me dit que le grand-amiral de Leaphigh l’avait informé qu’il était invité à paraître le soir même à la cour avec le prince et son gouverneur. Il n’y avait pas de temps à perdre et le capitaine était parti à la hâte pour venir m’apprendre l’honneur qu’on nous rendait, après avoir fait ce qu’il appela un fort bon dîner, pour un dîner où il n’y avait rien de solide. Il voulait dire qu’il ne s’y trouvait pas de porc salé, dont il était particulièrement amateur. Chemin faisant, il avait rencontré le docteur Reasono, qui n’avait pas manqué de l’avertir que nous devions nous présenter en costume de cour. Ce fut pour le capitaine un cruel embarras, car la première idée qui le frappa, fut l’impossibilité de trouver à Leaphigh quelque chose de ce genre qui pût convenir à la longueur de la queue d’un lord grand-amiral d’Angleterre ; se montrer à la cour avec une queue ordinaire de Monikin, ce serait comme si l’on mettait les mâts d’un brick sur le tillac d’un vaisseau à trois ponts. Le docteur Reasono l’avait tiré d’embarras en le conduisant au cabinet d’histoire naturelle, où il avait trouvé les deux superbes queues de bœuf qu’il apportait. Un autre échantillon de même nature, qui avait été autrefois le levier mental, ou, comme s’exprima le capitaine, la rame conductrice d’un kangarou, avait été envoyé, par considération pour l’honneur de la Grande-Bretagne, au prince Bob, qui était à la maison de campagne d’un prince de la famille royale, dans les environs d’Agrégation.

J’eus beaucoup d’obligation à Noé Poke de la dextérité avec laquelle il m’avait procuré un costume de cour. Le temps nous pressait, car le moment où l’Ami du peuple devait venir nous prendre commençait à approcher. Tout ce que nous pûmes faire, fut donc de nous préparer une ceinture de toile à voile, le capitaine en ayant toujours dans son bagage, ainsi que du gros fil et des aiguilles. Nous y fîmes un trou à l’endroit convenable, et y ayant fait entrer le petit bout de la queue, nous la tirâmes jusqu’à ce que la base en fût de niveau avec la toile, à laquelle elle fut solidement cousue. Ce n’était pourtant qu’une pauvre manière de remplacer une queue naturelle, et le cuir était devenu si dur et si sec, que nous ne pouvions espérer que personne s’imaginât qu’il pût s’y trouver un atome de cervelle. Cet arrangement avait encore un autre désavantage. La queue se tenait presque à angle droit avec la ligue perpendiculaire de notre corps, et par conséquent elle occuperait beaucoup plus d’espace que nous ne pourrions en avoir au milieu de la foule qui se trouverait à la cour. Cette circonstance, comme dit Noé, « donnerait un grand avantage sur nous au premier chenapan de Monikin qui voudrait s’amuser à nous faire faire des embardées, puisqu’il pourrait se servir de nos bouteloffs en guise de levier. « Mais un marin est inépuisable en expédients. Deux galhaubans furent bientôt préparés, et nos queues furent assurées de manière à les maintenir aussi droites que des mâts pour des voiles de senaut, et, suivant Noé, elles y ressemblaient passablement.

L’envoyé extraordinaire de Leaplow arriva avec son ami le brigadier Downright, à l’instant où nous finissions notre toilette, et, s’il faut dire la vérité, le premier faisait une figure fort extraordinaire.

Quoique la loi de Leaplow l’eût obligé à réduire sa queue à la longueur de six pouces, et qu’il l’eût réduite de quelques pouces de plus par déférence pour les deux opinions publiques de ce pays, — car c’était un des points fort peu nombreux sur lesquels elles étaient parfaitement d’accord, — il étalait alors la plus longue queue que j’eusse jamais vue à un Monikin. J’avais une forte envie de plaisanter le républicain rotatoire, mais je songeai combien a de douceur un plaisir pris à la dérobée, et ma bouche se refusa à un bon mot. La simplicité du costume du brigadier n’en rendait que plus remarquable l’élégance du ministre. M. Downright avait retroussé en guise de moustaches le poil de sa queue, de manière à rendre presque invisible le peu qu’il en avait. Je lui dis que, je doutais qu’il fût admis à la cour en pareil costume, mais il me dit qu’il ne craignait rien à cet égard. Il se présentait comme brigadier de Leaplow, et c’était son uniforme. Il voudrait bien voir qui oserait trouver à redire à sa mise. Comme ce n’était pas mon affaire, je m’abstins prudemment d’en dire davantage ; cependant j’appris par la suite qu’il n’était pas militaire, mais que c’était la mode parmi ses concitoyens de prendre le titre de brigadier quand ils faisaient un voyage. Bientôt après nous arrivâmes dans la cour du palais.

Je ne parlerai ni des gardes, ni de la musique militaire, ni de la foule de laquais et de pages qui la remplissaient, et je conduirai sur-le-champ le lecteur dans l’antichambre. Nous y trouvâmes le rassemblement ordinaire de ceux qui vivent des sourires des princes. On y voyait beaucoup de révérences et de politesses apparentes, et chacun montrait cet empressement ordinaire à recevoir le premier rayon du soleil de la royauté. L’Ami du peuple, comme ministre étranger, étant privilégié, nous avions été admis par l’entrée privée, et nous fûmes alors placés, comme de droit, près des grandes portes des appartements du roi. La plupart des membres du corps diplomatique étaient déjà arrivés, et il se passait entre eux, comme de raison, force démonstrations d’attachement personnel, et les plus vives assurances des dispositions de leurs maîtres à vivre dans les liens sacrés de l’amitié la plus étroite. L’Ami du peuple m’avait dit qu’il représentait une grande, une très-grande nation ; cependant je ne remarquai pas qu’on lui témoignât une grande, une très-grande considération. Mais, comme il paraissait satisfait de lui-même et de tout ce qui l’entourait, il aurait été maladroit, pour ne pas dire grossier, à un étranger de le rabaisser dans l’estime qu’il avait conçue pour lui-même. Je pris donc un soin tout particulier qu’il ne pût s’apercevoir que je pensais que beaucoup de ceux qui l’entouraient semblaient offusqués par sa personne et sa queue artificielle. Les courtisans de Leaphigh, qui sont aussi hautains que suffisants, semblaient voir de mauvais œil les privilèges dont il jouissait ; et une couple d’entre eux allèrent jusqu’à se boucher le nez dans le voisinage de sa queue postiche, comme s’ils eussent trouvé que le parfum qu’elle exhalait n’était pas à la mode. Tandis que je faisais ces observations en silence, un page s’écria à l’autre extrémité du salon : « Place à Son Altesse Royale le prince de la Grande-Bretagne ! » La foule s’ouvrit, et ce jeune vaurien de Bob s’avança avec un air d’importance. Il portait sur ses épaules le vieux drapeau en guise de manteau royal, et le bout en était soutenu tenu par le cuisinier et l’intendant du Walrus, tous deux nègres. Sa queue de kangarou était si bien arrangée, qu’elle fit naître l’envie dans le cœur du capitaine Poke. — La manière dont il l’a gréée, me dit-il à voix basse, fait beaucoup d’honneur à ce jeune chien, car elle semble aussi naturelle que la meilleure perruque que j’aie jamais vue ; et indépendamment du galhauban, il y a ajouté deux surpentes, de sorte qu’en en prenant une de chaque main, il peut manœuvrer sa queue à bâbord et à tribord comme la barre du gouvernail. — Je donne cette description dans les propres termes du capitaine, et je souhaite qu’ils soient intelligibles pour le lecteur.

Bob paraissait sentir ses avantages, car en avançant dans le salon, il se mit à brandir la queue à droite et à gauche, de manière à exciter visiblement l’admiration de l’Ami du peuple, quoique ce fonctionnaire fût tenu ex officio d’avoir un profond mépris pour joutes les vanités d’une cour. Cependant je vis l’œil du capitaine s’enflammer, et quand le jeune drôle eut l’insolente témérité de tourner le dos à son maître, et de faire voltiger sa queue sous son nez, la nature humaine ne put en endurer davantage. La jambe droite du lord grand amiral se retira lentement en arrière avec quelque chose de la précaution d’un chat qui va s’élancer sur une souris, et il poussa ensuite le pied en avant avec tant de force et de rapidité, qu’il enleva de terre le prince royal.

Toute la dignité de Bob ne put l’empêcher de pousser un grand cri ; quelques courtisans coururent involontairement à lui pour l’aider à se relever, — car c’est toujours involontairement que les courtisans courent au secours des princes, — et une douzaine de dames lui offrirent leurs flacons de sel volatil et d’eau de senteur avec l’empressement le plus aimable. Pour prévenir toutes suites fâcheuses, je me hâtai d’informer la foule qui l’entourait que telle était la manière, en Grande-Bretagne, de témoigner son respect aux membres de la famille royale, et que c’était un tribut d’honneur qui leur était dû. À l’appui de ce que je disais, je saluai le jeune drôle de la même manière que l’avait fait le capitaine. Les courtisans, qui savaient que chaque nation à ses coutumes différentes, s’empressèrent de rendre les mêmes honneurs au jeune prince ; et enfin le cuisinier et l’intendant eux-mêmes les imitèrent pour se désennuyer. Bob ne put résister à ce dernier trait et il se disposait à battre en retraite, quand le maître des cérémonies vint le conduire en présence du roi.

L’esprit du lecteur ne doit pas se laisser égarer par les honneurs qu’on rendait sa ce prince supposé, ni en conclure que la cour de Leaphigh avait un grand respect pour celle de la Grande-Bretagne. On n’agissait que d’après le principe qui avait déterminé la conduite de notre docte souverain Jacques Ier quand il avait refusé de voir l’aimable Pocahontas de Virginie, parce qu’elle avait dégradé la royauté en épousant un de ses sujets. Le respect était accordé à la caste, non à l’individu, ni à son espèce, ni à sa nation.

À quelque cause qu’il dût ses privilèges, Bob ne fut pas fâché de se trouver hors de l’atteinte du pied du capitaine Poke, qui l’avait déjà menacé, en termes très-intelligibles, prononcés dans le dialecte de Stonington, de démonter sa queue à la barbe de Sa Majesté. Quelques instants après, les portes furent ouvertes, et toute la compagnie entra dans le grand salon d’audience.

L’étiquette de la cour de Leaphigh diffère, en beaucoup de points essentiels, de celle des autres cours du pays des Monikins. Le roi et la reine, autant qu’on puisse le savoir, ne se montrent jamais à personne. En cette occasion, deux trônes étaient placés aux deux extrémités de la salle, et un magnifique rideau de damas cramoisi était tiré par-devant, de manière à ce qu’il fût impossible de voir qui y était assis. Sur la marche la plus basse de chaque trône étaient assis, d’un côté un chambellan, de l’autre une dame de la chambre, et c’étaient eux qui prononçaient tous les discours, et qui, dans le fait, jouaient le rôle de l’illustre couple. Le lecteur comprendra donc que tout ce qui est attribué ici à l’un ou à l’autre de ces grands personnages fut dit et fait par l’un ou l’autre de ces substituts, et que je n’eus jamais l’honneur de me trouver véritablement face à face avec Leurs Majestés. En un mot, tout ce qui va être rapporté fut fait par représentants, de la part du monarque et de son auguste épouse.

Le roi lui-même n’est en quelque sorte qu’un être de raison, tout le pouvoir étant entre les mains de l’aîné de ses cousins-germains ; et tous les rapports qu’on peut avoir avec lui sont d’une nature désintéressée et sentimentale. Il est le chef de l’Église, quoique d’une manière très-séculière ; — par conséquent tous les évêques se mirent à genoux devant son trône et y firent une prière. Cependant le capitaine me dit tout bas qu’ils récitaient peut-être leur catéchisme. Je n’ai jamais su si cette remarque était fondée : cependant je remarquai que tous les membres des tribunaux accomplirent ensuite le même cérémonial ; et comme ils ne prient jamais, et qu’ils ne savent pas leur catéchisme, j’en conclus que leurs génuflexions avaient pour but d’obtenir de meilleures places que celles qu’ils remplissaient. Après eux vint une longue suite d’officiers de l’armée de terre et de la marine royale, qui lui baisèrent la patte, les officiers de l’ordre civil les remplacèrent, et alors ce fut notre tour à être présentés.

— J’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté le lord grand amiral de la Grande-Bretagne, dit l’Ami du peuple, qui avait renoncé à son privilège de passer le premier afin de nous accorder cette faveur ; car il avait décidé, après un mûr examen, qu’aucun homme ne pouvait avoir la préséances la cour sur un Monikin, à l’exception cependant du prince Bob, comme étant de sang royal.

— Je suis charmé de vous voir à ma cour, amiral Poke, dit le roi avec politesse, montrant le tact de son haut rang en donnant à Noé son nom de famille, à la grande surprise du vieux capitaine de bâtiment pêcheur.

— Nom d’un roi !

— Vous alliez remarquer… ? dit Sa Majesté d’un ton gracieux, ne sachant trop comment interpréter cette exclamation.

— Sur ma foi, monsieur le roi, je n’ai pu retenir mon étonnement de votre mémoire, qui vous a rappelé un nom que vous n’aviez probablement jamais entendu.

Cette réponse jeta dans tout le cercle une confusion qui me parut d’abord inexplicable ; mais j’appris bientôt que le capitaine avait manqué, sans le savoir, à deux points les plus importants de l’étiquette de Leaphigh ; d’abord en avouant une émotion aussi vulgaire que celle de l’étonnement en présence de la personne du roi, et ensuite en disant que Sa Majesté avait de la mémoire, faculté qui pourrait être dangereuse pour la liberté du peuple, si l’on en laissait l’exercice à tout autre qu’à un ministre responsable, et qu’on ne pouvait sans crime imputer au roi, comme une loi déjà fort ancienne l’avait prononcé. D’après la loi fondamentale du pays, l’aîné des cousins-germains du roi peut avoir autant de mémoire que bon lui semble ; en user ou en abuser comme il le juge à propos, tant en particulier que pour le service public ; mais on tient qu’il est inconstitutionnel et imprudent de donner à entendre, même de la manière la plus détournée, que le roi a une mémoire, une volonté, une détermination, un désir, une pensée, en un mot, une qualité intellectuelle quelconque, à l’exception « son bon plaisir » : car il est très-constitutionnel de dire que le « bon plaisir » du roi est de…, pourvu qu’il soit bien entendu que ce « bon plaisir » est à la disposition de l’aîné de ses cousins-germains.

Quand Noé Poke eut été informé de sa méprise, il en montra toute la contrition convenable, et l’on ajourna la décision de l’affaire, afin de prendre l’opinion des juges sur la question de savoir si l’on pouvait accepter le cautionnement que j’offris sur-le-champ en faveur de mon compagnon de voyage. Cette affaire étant arrangée pour le moment, on parut n’y plus songer.

— J’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté Noé Poke, lord grand-amiral d’un pays très-éloigné et fort peu connu, nommé la Grande-Bretagne, dit le chambellan de service, après l’avoir conduit devant la reine, qui, oubliant la petite méprise qu’il avait commise, semblait disposée à le recevoir gracieusement. L’Ami du peuple, craignant de compromettre la république de Leaplow, n’avait pas voulu se charger de cette présentation.

— Lord Poke, dit la reine par son substitut, d’un ton fort gracieux, est un concitoyen de notre royal cousin le prince Bob.

— Votre cousin Bob n’est pas le mien, Madame, s’écria vivement le capitaine ; et s’il est légal que Votre Majesté ait une mémoire, une volonté, une inclination, ou quelque chose de semblable, je la prierai d’ordonner que ce jeune vaurien soit solidement fustigé.

La reine, toujours par substitut, prit un air de consternation. Le pauvre Noé venait de tomber dans une faute encore plus grave que l’erreur qu’il avait commise en parlant au roi. D’après les lois de Leaphigh, la reine n’est pas ce que celles d’Angleterre appellent « femme couverte[1]. » Elle peut poursuivre et être poursuivie, en son nom personnel ; elle jouit et dispose de ses biens propres ; et on lui suppose une mémoire, une volonté, une inclination, et toute autre chose de même nature, excepté « un bon plaisir, » auquel elle n’a aucun droit. Le cousin-germain du roi n’est rien pour elle, et il n’a pas plus de pouvoir sur sa conscience que sur celle d’une marchande de pommes. En un mot, la reine est aussi maîtresse de ses volontés qu’une femme placée à un rang si élevé peut être maîtresse d’intérêts d’une si grande importance pour ceux qui l’entourent. Noé, fort innocemment, comme je le crois fermement, avait blessé très-sérieusement cette susceptibilité qui est si vive dans un état de société où la civilisation est portée au plus haut degré. L’indulgence ne pouvait aller plus loin, et je vis dans les yeux de tous mes voisins que le capitaine avait commis un crime très-sérieux. Il fut arrêté sur-le-champ, et conduit dans une chambre voisine dont j’obtins l’entrée par de vives sollicitations, et après avoir invoqué fortement les droits de l’hospitalité.

J’appris alors qu’on jugeait à Leaphigh du mérite d’une loi d’après un principe fort semblable à celui d’après lequel en Angleterre nous jugeons de la bonté d’un vin, — son ancienneté ; plus une loi est vieille, plus elle doit être respectée, sans doute parce qu’ayant prouvé son excellence en résistant à tous les changements subis par la société, elle est devenue plus mûre, sinon meilleure. Or, en vertu d’une loi qui remonte à la fondation de la monarchie, quiconque offense la reine à un lever doit perdre la tête, et quiconque offense le roi dans les mêmes circonstances doit perdre la queue. Après la décapitation, le criminel est enterré, et il reste à attendre le moment de la résurrection des Monikins ; après la décaudisation, il est regardé comme un être qui n’a plus de prétentions à la raison ; il est rejeté dans la classe des animaux rétrogrades ; son corps s’accroît, et ses facultés intellectuelles diminuent ; les sucs qui doivent former sa cervelle, étant privés de leurs moyens ordinaires de développement, prennent une direction ascendance ; sa tête grossit, et enfin, après être descendu graduellement jusqu’au dernier degré de l’échelle de l’intelligence, il devient une masse de matière insensible. Telles sont, du moins en théorie, les suites de ce châtiment.

En vertu d’une autre loi, qui est même plus ancienne que la monarchie, toute offense commise dans le palais du roi peut être jugée sommairement par ses pages, et la sentence doit être exécutée sur-le-champ.

Telle était la situation à laquelle Noé se trouvait tout à coup réduit, par suite d’une indiscrétion ; et sans ma prompte intervention il est probable qu’il aurait perdu simultanément la tête et la queue, l’étiquette voulant que, dans un procès instruit à la cour, le roi ni la reine n’eussent droit à la préséance. Pour la défense de mon client, je fis valoir son ignorance des lois et coutumes de ce pays et même de tous les autres, à l’exception de Stonington. J’ajoutai que le criminel ne méritait pas qu’on fît attention à lui, et que, loin d’être lord grand-amiral, il n’était que le maître d’un misérable bâtiment pêcheur. J’insistai sur la nécessité de maintenir des relations amicales avec les pêcheurs de veaux marins, qui fréquentaient les mers si voisines de la région habitée par les Monikins ; je cherchai à convaincre les juges que Noé n’avait eu aucune mauvaise intention en imputant au roi une qualité morale, et que, puisqu’il n’avait imputé aucune qualité immorale à son auguste épouse, elle pouvait être assez généreuse pour lui pardonner. Je citai ensuite les vers célèbres de Shakspeare sur la merci, et ils parurent être assez goûtés. Enfin, je leur dis que je laissais l’affaire à leur sain jugement.

J’en serais sorti à mon honneur, et j’aurais probablement obtenu la mise en liberté de mon ami, si le procureur-général de Leaphigh ne fût entré par curiosité dans la salle. Il ne pouvait trouver rien à redire au fond de mes arguments, mais il fit des objections sur la forme ; l’un était trop prolixe, l’autre trop laconique ; l’un était trop long, l’autre trop court, et un autre était trop large, un autre trop étroit ; en un mot, il n’y eut pas de figure de cette espèce à laquelle il n’eût recours pour prouver qu’ils ne méritaient aucune attention, si ce n’est que je ne me souviens pas qu’il ait accusé aucun de mes raisonnements d’être trop profond.

Les affaires commençaient à prendre une tournure sérieuse pour le pauvre Noé, quand un page accourut pour annoncer à ses camarades que la cérémonie du mariage allait avoir lieu, et que, s’ils voulaient y assister, il fallait qu’ils se hâtassent de prononcer la sentence du prisonnier. On dit que plus d’un homme a été pendu pour que le juge pût aller dîner ; mais je crois qu’en cette occasion le capitaine Poke dut la vie au désir qu’avaient ses juges d’être présents au mariage. Je garantis, par un cautionnement de cinquante mille promesses, que Noé Poke se représenterait le lendemain matin à la justice, et nous rentrâmes tous dans la grande salle, marchant sur la queue les uns des autres par suite de l’empressement que chacun mettait à arriver le premier.

Quiconque a été dans une des cours du pays des hommes doit savoir que, quoique la violation de l’étiquette la plus puérile y mette tout en commotion, une affaire où il y va de la vie et de la mort n’est pas de nature à en troubler la tranquillité. Tout y est routine et convenances, et rien n’y paraît si messéant que de montrer de la sensibilité. Il en est à peu près de même à Leaphigh ; la sensibilité des Monikins paraît aussi émoussée que celle des hommes. Cependant la justice me force à convenir que, dans l’affaire du capitaine Poke, l’appel à la sensibilité était fait en faveur d’un être d’une espèce différente. C’est aussi un principe établi dans la jurisprudence de Leaphigh, qu’il serait monstrueux que le roi intervînt en faveur de la justice, quoiqu’elle soit toujours administrée en son nom ; mais on ne regarde pas son intervention comme tout à fait si inconvenante quand elle a lieu en faveur de ceux qui ont offensé la justice.

Par suite de ces distinctions délicates, qu’on ne peut bien comprendre que dans un état très-avancé de civilisation, le roi et la reine nous reçurent tous quand nous rentrâmes, comme s’il ne se fût passé rien d’extraordinaire. Noé marchant la tête et la queue aussi droites que les autres ; et le grand-amiral de Leaphigh entra en conversation familière avec lui sur le sujet du lest des navires, d’une manière aussi amicale que s’il eût été au mieux avec toute la famille royale. Ce sang-froid moral n’a rien de commun avec le flegme : c’est le résultat de cette discipline mentale qui habitue le courtisan à n’avoir de sensibilité que pour ce qui le concerne personnellement.

Il était bien temps que je fusse présenté. L’Ami du peuple, qui avait vu les embarras de Noé avec une indifférence diplomatique, vint me renouveler poliment ses offres de service, et il me conduisit en face du trône du roi.

— Permettez-moi, Sire, dit-il, de vous présenter un homme qui a de la réputation en littérature parmi ses semblables, le gouverneur du prince de la Grande-Bretagne, M. Goldencalf.

— Il est le bien-venu à ma cour, dit le roi par la bouche de son substitut. Dites-moi, monsieur l’Ami du peuple, n’est-ce pas un de ces hommes qui sont arrivés tout récemment dans mes domaines, et qui ont fait passer avec tant d’adresse Chatterino et son gouverneur à travers la région des glaces ?

— Oui, Sire ; c’était un service difficile, et il fut exécuté avec beaucoup d’intelligence.

— Cela me rappelle que j’ai un devoir à remplir. — Qu’on appelle mon cousin !

Je commençais alors à voir briller un rayon d’espérance, et à sentir la vérité de l’adage qui dit que la justice, quoique marchant souvent à pas lents, ne manque jamais d’arriver enfin. Je vis alors distinctement pour la première fois l’aîné des cousins germains du roi. Il s’approcha du trône dès qu’il fut appelé, et tandis qu’il avait l’air d’écouter avec une profonde attention les instructions du roi, il dictait évidemment à ce potentat ce qu’il devait faire. Là, la conférence finie, le substitut de Sa Majesté parla de manière à se faire entendre de tous ceux qui avaient la bonne fortune d’être à peu de distance de Sa Majesté.

— Reasono a bien fait, dit-il, réellement très-bien fait d’amener ici ces échantillons de la famille des hommes. Sans son adresse, je serais mort sans m’être jamais douté que les hommes eussent une queue. — Les rois ne prennent jamais la vérité par le bon bout. — Je voudrais bien savoir si la reine le savait. — Dites-moi, ma chère Augusta, saviez-vous que les hommes eussent une queue ?

— Comme nous n’avons pas à nous occuper d’affaires d’État, répondit la reine, par la bouche de la dame de sa chambre, nous avons, nous autres femmes, plus d’occasions que Votre Majesté d’étudier de pareilles choses.

— J’ose dire que je suis fort borné, — mais voici notre cousin qui pense que nous devons faire quelque chose pour ces bonnes gens : car cela peut encourager leur roi à venir lui-même nous faire visite quelque jour.

Une exclamation de plaisir échappa à toutes les dames, qui déclarèrent, d’une voix unanime, qu’il serait délicieux de voir un roi d’hommes. — Rien ne serait plus plaisant !

— Eh bien ! en bien ! dit le bon monarque, Dieu sait ce qui peut arriver ; j’ai vu des choses plus étranges. Mais réellement il faut que nous fassions quelque chose, pauvres bonnes gens ; car, quoique nous devions en grande partie le plaisir de leur visite à l’adresse de Reasono, cependant le docteur à la bonne foi de convenir que sans leurs efforts, — aucun de nos seamikins n’étant à portée, — il lui aurait été impossible de traverser les glaces. Je voudrais donc savoir quel est celui d’entre eux qui s’est montré le plus adroit, qui s’est rendu le plus utile.

Ici la reine suggéra qu’il convenait de laisser au prince Bob le soin de décider ce point.

— Ce n’est que ce qui est dû à son rang, dit le roi ; car, quoiqu’ils ne soient que des hommes, j’ose dire qu’ils ont des sentiments comme nous.

La question fut donc soumise à Bob, qui se disposa à prononcer son jugement avec autant de gravité que s’il eût été accoutumé dès son enfance à remplir de pareilles fonctions. On dit que les hommes se familiarisent bientôt avec leur élévation, et que, tandis que celui qui est tombé ne manque jamais de regarder en arrière, celui qui s’est élevé porte toujours les yeux en avant. Ce fut précisément ce qui arriva au prince Bob.

— Cet homme, dit le vaurien en me montrant au doigt, est une fort bonne sorte de personne, c’est la vérité ; mais je ne puis dire que ce soit précisément l’homme que Votre Majesté désire que je lui indique. — Voici le lord grand-amiral ; mais… — le mais de Bob était envenimé de mille souvenirs postérieurs ; — mais Votre Majesté désire savoir lequel des sujets de mon père s’est rendu le plus utile pour nous amener à Leaphigh ?

— Précisément.

Bob montra le cuisinier nègre, qui, comme le lecteur doit se le rappeler, était un de ceux qui portaient le bout de son manteau royal.

— Je crois devoir dire, Sire, que voici l’homme qui a été le plus utile ; il nous a nourris tous pendant tout le voyage ; et sans nourriture, qu’aurions-nous pu faire ?

Le petit drôle fut récompensé de son impudence par des exclamations de plaisir qui partirent de toutes parts. — C’était une distinction si adroite ! elle montrait tant de réflexion ! — elle était si profonde ! — elle prouvait combien il avait d’égards pour la base de la société ! — Il était évident que la Grande-Bretagne serait un heureux pays, quand il serait arrivé au trône !

Pendant ce temps, le cuisinier fut appelé, et on lui dit de s’agenouiller devant le trône.

— Quel est votre nom ? lui demanda le chambellan, parlant alors en son propre nom.

— Jack Copper, Votre Honneur.

Le chambellan eut l’air de prendre les ordres du monarque : et, rentrant ensuite dans les fonctions de substitut du souverain, il tourna le dos au cuisinier, lui donna l’accolade avec sa queue, et lui dit : — Relevez-vous, sir Jack Copper.

J’étais surpris, confondu, indigné, en voyant un acte si palpable d’injustice grossière. Quelqu’un me tira à part, et je reconnus le brigadier Downright, qui me dit à demi-voix :

— Vous pensez que les honneurs sont descendus sur celui qui les méritait le moins. Vous croyez que ce qu’a dit votre prince a plus de finesse que de vérité, plus de malice que d’honnêteté. Il vous semble que la cour a jugé d’après de faux principes, et a suivi impulsion plutôt que la raison ; que le roi a consulté ses aises en affectant de rendre justice ; que les courtisans ont fait la cour à leur maître en affectant de rendre hommage au mérite ; et que rien dans cette vie n’est pur et sans mélange de fausseté, d’égoïsme et de vanité. Hélas ! c’est ce qui n’arrive que trop souvent chez nous autres Monikins, je dois en convenir. Mais sans doute, vous autres hommes, vous savez bien mieux arranger les choses.


  1. Vieille expression française, que la jurisprudence anglaise a conservée comme beaucoup d’autres, et qui signifie femme en puissance de mari, et par conséquent n’ayant pas de responsabilité légale.