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Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/11

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 254-264).

Mahia.



Ceci commence par la formule des contes de fées.

Il y avait autrefois, dans la ville sainte de Bengador, au bord du Gange, un jeune émir qui vivait dans une grande pureté de mœurs domestiques, chose rare en Asie. Cet émir n’avait point de sérail, ou, pour mieux dire, son sérail n’était composé que d’une seule femme dont la beauté eût éclipsé quarante beautés de Jellalabab.

Cette femme, plus belle qu’un sérail complet, se nommait Mahia, ce qui signifie douce, en vieux sanscrit.

Mahia était née à Ormus ; elle avait des yeux superbes, qui s’ouvraient comme deux amandes d’Arabie, quand elles éclatent au soleil dans leur maturité ; son teint avait une fraîcheur dorée qui ravissait le regard ; sa bouche était un écrin de corail, où s’alignaient de petites perles fines ; mais son plus grand charme était dans ses cheveux, que les poëtes du pays comparaient au torrent du Gouroul qui tombe dans une ombre noire comme l’ébène en fusion. Ces poëtes exagéraient peut-être, selon l’usage des poëtes orientaux qui ne se contentent jamais d’une comparaison raisonnable, mais en restant dans les termes de la réalité bourgeoise, la chevelure de Mahia pouvait être comparée à celle de Bérénice qui a mérité l’honneur de figurer parmi les constellations.

Lorsque Mahia, le soir venu, faisait, loin des profanes, ses ablutions dans un frais bassin, formé par le Gange, sous le kiosque de l’émir, ses cheveux la couvraient comme un voile flottant, et lorsqu’elle sortait de l’eau, elle s’enveloppait de ce tissu naturel, comme de la tunique de la pudeur.

L’émir, qui était poëte aussi, en sa qualité d’émir, avait composé une foule de vers sur les cheveux de Mahia ; il ne se lassait jamais de les prendre, par tresses, dans ses mains caressantes, et il leur donnait toute sorte de formes charmantes qui se prêtaient aux comparaisons de ses vers. Il avait surtout composé beaucoup de pantouns, qui sont les sonnets du pays.

Chaque peuple a ses sonnets, mais les Italiens en ont beaucoup plus que les autres nations et les Indiens ont beaucoup plus de pantouns que les Italiens n’ont de sonnets.

Nous allons donner une idée de cette galanterie poétique de l’émir, en traduisant au hasard, en vile prose, un de ses plus beaux pantouns :
« À Mahia,

» Le Jémidar va moissonner le riz dans la plaine du Triplicam, et il roule dans ses mains les gerbes ondoyantes ;

» Ô Mahia tu es une rizière d’amour, et ton émir est semblable au moissonneur, quand il assemble en gerbes tes beaux cheveux !

» Le batteur de riz agite avec ses mains les chalumeaux, et les fait ruisseler au vent du fleuve.

» Ainsi, ton émir, ô Mahia aime à livrer ta chevelure vagabonde au souffle embaumé du fleuve saint ! »

Nous ne faisons pas de pareils vers aux femmes, nous poëtes occidentaux, parce que les hommes nous railleraient. Les femmes comprennent tout et ne raillent pas les choses de l’amour ; elles ont un sens de plus que nous, le sens poétique ; nous avons un sens de plus qu’elles, le sens moqueur, ou en d’autres termes, le bon sens.

Quelquefois des marchands, venus de Perse ou d’Arménie, se présentaient à la porte du palais de l’émir, en proposant la vente d’une esclave de choix ; par curiosité indolente, l’émir regardait quelques instants cette marchandise vivante et la congédiait avec le marchand d’un signe de la main. Les cheveux de l’esclave descendaient à peine sur les épaules. C’était à sourire de pitié.

En sortant à travers la ville, les marchands disaient :

— L’émir doit avoir un beau sérail puisqu’il a refusé notre marchandise.

Et on leur répondait :

— L’émir n’a qu’une femme, la belle Mahia aux cheveux sans fin.

C’était le surnom de Mahia.

Un marchand arménien, nommé Koëb, ou Koreb, le nom importe peu, s’étant vu refuser deux fois par l’émir, résolut de tirer une vengeance terrible de ces dédains.

Il se lia d’une étroite amitié avec les domestiques de l’émir, et connut bientôt toutes les habitudes les plus secrètes de la maison. Un soir, un peu avant le coucher du soleil, Koëb, qui venait de subir un nouvel affront, après avoir présenté à l’émir la plus belle des esclaves, se déshabilla complètement et se plongea dans le Gange, comme un fakir qui veut se noyer pour monter au ciel par le chemin de l’eau. Koëb ne voulait pas se noyer : il nagea entre deux eaux jusqu’au petit golfe où s’avançait le kiosque de l’émir, et ne voyant personne au balcon, il se cacha dans un massif de tulipiers jaunes et de fleurs stagnantes de nénuphar.

Le vindicatif Arménien tenait à la main un crick à deux tranchants bien effilés. Celui qui l’aurait vu ainsi armé, ainsi posté, aurait dit : Cet homme médite un assassinat. Voilà comment toutes les conjectures sont presque toujours des erreurs.

La belle Mahia ouvrit une petite porte d’acajou qui fermait une haie vive de rosiers de Bengale, et parut sur la rive des ablutions, n’ayant d’autre vêtement qu’un sari fort léger. Elle laissa tomber le sari et avança le pied droit pour essayer la température de l’eau du Gange, comme fait une Européenne aux bains de mer.

Au même instant, Mahia vit tomber sur sa bouche une main nerveuse, et luire devant ses yeux un poignard.

— Pas un cri, ou tu es morte ! dit une voix à son oreille.

Mahia s’évanouit, absolument comme aurait fait une Européenne en pareille situation.

Quand elle reprit ses sens, elle poussa un cri de douleur…

Sa belle chevelure avait disparu ; elle était chauve ; il ne lui restait plus que sa beauté, trésor vulgaire qu’on trouve dans tous les sérails.

Le marchand arménien avait réussi au delà de tous ses souhaits, car il ne comptait pas sur un évanouissement qui le dispenserait d’user de violence.

Rien ne peut dépeindre le désespoir de l’émir, lorsqu’il revit Mahia chauve, comme un cèdre de Phénicie âgé de mille ans.

— Je vais venger cet affront ! s’écria-t-il ! Je veux mettre Bengador à feu et à sang, pour punir le coupable. Mes armes ! mes soldats ! mes chevaux !

Mahia fut bien inspirée.

— Mon doux seigneur, dit-elle, cet affront ne me vient pas des hommes, mais des dieux ; ainsi renoncez à toute idée de vengeance. J’ai plongé ma tête dans les eaux saintes du fleuve, et avec un sentiment d’orgueil que les dieux ont voulu sans doute punir, ma chevelure est demeurée au pouvoir de ces êtres invisibles qui exécutent les ordres de Myhassor.

À ce nom de Myhassor, l’émir trembla comme un jeune palmier, au vent du midi.

Mahia donna même ensuite de nouvelles et bonnes raisons pour démontrer à l’émir qu’aucun homme ne l’avait souillée de sa main profane, et que cet affront était l’œuvre des dieux. En démontrant cela, Mahia ne courait pas le risque d’être répudiée ; c’était Myhassor qui avait coupé ses cheveux ; allez vous venger de Myhassor !

L’émir consola de son mieux la belle Mahia, et lui promit de l’aimer chauve, comme il l’aimait avec ses cheveux.

Hélas ! il fit cette promesse d’une voix si faible, que Mahia trembla pour l’avenir de cet amour.

Les femmes orientales ont toujours des ressources de coquetterie qui triomphent souvent.

Mahia, un jour, prit une ceinture de laine fine et légère comme une succession d’ailes de colibris, et ceignit ses tempes et son front de cette parure en la roulant avec une grâce exquise de contour. Elle se regarda au miroir d’une fontaine, et se sourit comme la première femme qui mit la première rose dans ses cheveux, pour plaire au premier homme, dans l’idylle de l’Éden.

L’émir, en voyant Mahia coiffée de cette façon, poussa un cri de joie et la trouva beaucoup plus belle qu’avec des cheveux ; cette illusion d’ailleurs lui était chère, et il ne demandait pas mieux que de se tromper.

Mahia fut d’une coquetterie admirable ; elle changea cinq fois en un jour, la forme, la couleur et la disposition de sa nouvelle coiffure. À chaque changement, elle venait sourire à l’émir, qui finit par déclarer que les cheveux étaient insupportables à voir, et que toutes les femmes de Bengador seraient obligées, par un décret, d’adopter la coiffure inventée par la belle Mahia.

Les femmes orientales ne demandent pas mieux que de subir des décrets qui leur imposent de nouvelles coiffures. Au bout de quelques jours, le beau sexe bengadorien, enfermé au harem ou libre de ses actions, se coiffa très-gracieusement selon la nouvelle mode appelée Dashour ou turban.

Toutes les modes ont des origines mystérieuses, comme celle du turban.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Un an après, on vint annoncer au sublime émir qu’un marchand d’esclaves proposait une jeune fille dont la beauté n’avait point d’égale sur les continents et les archipels.

L’émir sourit, et comme il s’ennuyait, selon l’usage des rois, des sultans et des émirs, il fit le signe nonchalant qui veut dire : Faites entrer.

Le marchand était ou paraissait être un vieillard octogénaire et idiot ; un vieillard usé par le commerce des esclaves blanches, noires et bronzées ; en apercevant l’émir, il se prosterna et baisa la poussière de ses pieds.

L’émir le releva en souriant, et s’asseyant sur une pile de coussins, il demanda l’esclave. Le marchand retroussa la portière et dit d’un ton de maître :

— Viens ici, Naourah (Félicité des yeux).

Naourah était un vrai chef-d’œuvre ; sa chair semblait être tissue avec des rayons de soleil ; elle ressemblait à une de ces nymphes océanides, dont parle le divin poëme du Ramaïana.

L’émir cessa de sourire, comme un homme qui s’apprête à aimer, chose toujours sérieuse ; il regarda Naourah, et ses regards errèrent et moururent, comme dit le grave Montesquieu, dans son poème libertin du Temple de Gnide. Hélas ! il n’y a point d’hommes graves, pas même Montesquieu ! Aussi avons-nous des révolutions tous les cinq ans.

Ce n’était pas la beauté de la jeune esclave qui avait complètement ébloui notre émir ; ses mains délicates déployèrent une chevelure superbe, plus noire et plus abondante que celle que portait Mahia avant l’invention du turban.

— Les beaux cheveux ! s’écria l’émir, je n’en ai jamais vu de plus beaux.

Heureusement Mahia ne pouvait entendre cette désolante et si impolie exclamation.

Le marchand inclina stupidement la tête, de l’air d’un homme qui n’attache pas une grande importance à la beauté des cheveux.

L’émir était en extase, et son imagination orientale avait épuisé toutes les images et les comparaisons qu’une belle chevelure peut inspirer. Le marché fut vite conclu, quoique le marchand eût demandé un prix infini. L’émir paya et ne regretta pas son or, du moins pour le moment.

La nouvelle esclave fut présentée à Mahia, qui lui fit un assez bon accueil, chose qui contrarie nos mœurs européennes, parce que la jalousie est une preuve de haute civilisation.

Mahia montra le palais et les jardins de l’émir à Naourah, qui regarda toutes ces beautés avec de naïfs transports de joie.

— Comment passe-t-on le temps ici, demanda la jeune esclave avec candeur.

— On joue du luth.

— Ah ! j’aime le luth à la folie… Et ensuite ?

— On brode à l’aiguille.

— Très-bien ! voilà ce que je n’aime pas… Ensuite ?

— On prend des leçons de danse d’une célèbre Aspara.

— Oh ! j’aime la danse je prendrai des leçons… Après ?

— On fait des parfums de fleur de rosier.

— Je ferai des parfums… Est-ce là tout ?

— On se baigne dans un charmant bassin, sous le kiosque du palais.

— Voilà ma passion !

— Je nage comme un leu-tzée ! s’écria l’esclave en battant des mains avec une joie enfantine. Je veux me baigner tout de suite, si c’est possible… Que fait notre maître et notre époux, en ce moment ?

— Il s’occupe des affaires de l’État.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire qu’il dort, dans un hamac, bercé par un esclave. Cet exercice dure quatre heures, mais avant de s’y livrer, l’émir fait annoncer partout qu’il va s’occuper des affaires de l’État.

— Alors, rien ne nous empêche d’aller nager dans le bassin du kiosque ?

— Sans doute ; je vais vous y conduire, suivez-moi.

Mahia montra donc le chemin du rivage à l’esclave, et elle resta dans le kiosque, pour assister à un exercice de natation qui promettait d’être fort curieux.

L’esclave entra dans un massif de hauts tulipiers, comme ayant l’intention d’y suspendre les vêtements dont elle devait se débarrasser avant de se mettre à l’eau, et Mahia prit son luth pour chanter un pantoun.

Une heure s’écoula et aucun bruit ne se faisait entendre du côté du bassin.

Mahia était fort inquiète ; elle avait déjà chanté trois pantouns et ne voyait rien paraître à la surface des eaux.

Elle avait oublié de demander son nom à la jeune esclave, et ne sachant comment l’appeler, elle descendit du kiosque et la chercha partout. Elle ne la trouva pas.

À force de fouiller tous les recoins du taillis des arbustes riverains, elle vit flotter aux branches d’un jeune liquidambar une chevelure superbe qui, sans doute, ne paraissait pas appartenir au règne végétal. D’abord Mahia recula de peur devant cette espèce d’apparition ; puis elle fit quelques pas, et osa même toucher du bout des doigts ces longs cheveux qui avait perdu leur tête natale. Enfin, après un long examen, elle reconnut, maigre une certaine variété dans la nuance, que ce trésor capillaire lui appartenait ; mais que l’art d’un coiffeur avait assujéti les racines de cette chevelure à un centre commun, en forme de calotte légère, ou pour mieux dire de réseau concave de la plus grande finesse.

Mahia voulut faire une épreuve à l’instant même ; elle ôta son turban et se coiffa de ses anciens cheveux, qui reprirent naturellement leur place, grâce à l’artifice du coiffeur inconnu, mais très-ingénieux.

La jeune femme se laissa emporter par le délire d’une joie folle ; elle venait de rentrer dans toute sa beauté première, et quoique peu jalouse, elle s’estimait fort heureuse de n’avoir plus de rivale chevelue à craindre, et plus d’association inquiétante dans l’amour de l’émir.

Le soir venu, elle parut devant l’émir, laissant flotter sous son turban les longs cheveux noirs qui l’avaient fait tant aimer autrefois, et n’eut pas de peine à lui persuader que la divinité du Gange qui lui avait ravi ses cheveux les lui avait rendus, et que la nouvelle esclave, dans un accès de désespoir, causé par ce prodige, s’était précipitée dans le fleuve saint, et ne reparaîtrait plus probablement au palais.

L’émir était crédule comme les amoureux orientaux et même occidentaux ; il bénit la divinité du Gange, et promit de se contenter de l’unité dans son sérail.

Le marchand Koëb, enchanté de sa spéculation, qui était aussi une vengeance, récompensa l’esclave en lui donnant sa liberté.

Ainsi presque toutes les frivolités de la toilette ont été inventées par un défaut.

Une femme qui avait des mains laides a inventé les gants ; une autre, par d’autres raisons a inventé les fichus ; une autre, pour corriger le tort des absences, a inventé d’autres artifices ; une sultane chauve a inventé les turbans ce qui n’a jamais empêché, ce qui n’empêchera jamais de voir ces frivolités et ces inventions artificielles portées par des femmes auxquelles on peut dire comme à Zaïre, en turban :

L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.