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Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/12

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 265-271).
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Deux nuits assyriennes

Deux nuits assyriennes.



Les écrivains graves, qui passent leur vie octogénaire à expliquer ce que leurs prédécesseurs n’ont pas écrit, affirment que la couronne royale a été inventée par Bélus. Bélus qui vivait 1993 ans avant l’ère chrétienne, aurait donc été le premier roi dont la tête se serait coiffée d’un cercle d’or, à pointes, comme signe de souveraineté.

La première fois que Bélus parut en public avec sa couronne, il vit éclore beaucoup de sourires facétieux sur les visages des Babyloniens. Le public de l’Euphrate trouva généralement que le bandeau sacré décorait beaucoup mieux un front royal. Un bandeau sacré, ainsi que l’attestent les bas-reliefs antiques, était un ruban de pourpre noué derrière la tête, et comprimant les cheveux trop vagabonds des rois primitifs.

Bélus, en rentrant dans son palais, avec sa couronne, se mira dans le clair bassin d’une fontaine, miroir de l’époque, et se trouva très-bien, malgré les épigrammes de son peuple : il renonça donc définitivement au bandeau sacré, dont parlent encore toutes nos tragédies.

Selon l’usage des fils de rois de cette époque, Ninus tua son père et, pour faire diversion à ce parricide, il fonda Ninive et épousa Sémiramis.

Selon l’usage des reines de cette époque, Sémiramis tua son mari Ninus, et monta sur le trône des Babyloniens.

Son royaume comprenait la Médie, la Bactriane, l’Asie Mineure, la Syrie, l’Égypte, et beaucoup de déserts. Babylone murmura beaucoup en voyant monter une femme sur le trône, car, disait-elle, le trône demande une grande majesté de maintien, et jamais une femme n’aura la majesté d’un roi.

Ces bruits arrivèrent aux oreilles de la grande Sémiramis.

Un jour, elle convoqua l’élite de Babylone dans le grand temple de Bélus, édifice qui couvrait une lieue de terrain dans sa longueur. Mille musiciens, échelonnés sur les rives de l’Euphrate, jouaient des fanfares délicieuses, que Rossini a exhumées d’une fouille pour les mettre dans sa divine Semiramide.

La grande reine descendit de ses jardins suspendus, et vint passer devant son peuple, sous les colonnades infinies, qui remplaçaient les arbres absents, et donnaient une fraîcheur de marbre aux heures brûlantes du milieu du jour.

Sémiramis portait une robe de lin tissue à Tyr, et d’une souplesse merveilleuse ; mais toutes les grandes dames babyloniennes avaient des robes de la même manufacture, et si la reine n’avait eu que cet ornement, elle n’aurait produit aucune sensation. Heureusement, Sémiramis, en fouillant dans les antiques reliquaires de famille, avait découvert la couronne que Bélus portait si gauchement, et elle la posa sur son front, pur et blanc comme un ovale de marbre de Paros. Prenez une tige de lis dans la plaine de Saron, et placez-la sur le casque de cuir d’un soldat numide ; placez-la ensuite dans les boucles de cheveux noirs d’une vierge du Caucase et vous verrez tour à tour éclater le rire et l’admiration devant la même tige de lis. Ce ne sera pas la faute de la fleur, mais la faute du choix.

Une couronne d’or à pointes est un ornement ridicule sur la tête d’un roi ; cela est si vrai que les rois l’ont reconnu eux-mêmes et qu’ils ne la portent plus. On ne trouve plus de monarques couronnés de cette façon que dans les vieux tableaux et dans le brelan carré des rois de cartes.

En 1830, Louis-Philippe portait sur sa tête un chapeau gris de douze francs, et même assez mal brossé.

Sémiramis obtint un succès immense d’admiration enthousiaste avec la même couronne qui avait excité tant d’hilarité autour du vénérable front de Bélus.

Lorsque cette magnifique reine parut sous le premier péristyle du temple, les fanfares de Rossini furent étouffées par les acclamations populaires.

— Par le soleil ! par Mithra ! s’écriait-on en babylonien, qu’elle est belle ! qu’elle est grande ! quelle est reine ! Que cette couronne d’or lui sied bien ! comme cette parure la met au-dessus de toutes les femmes ! comme les hommes sont petits et s’abaissent devant cette gracieuse majesté !

Alors un chœur, composé de toutes les voix, de tous les éloges, de tous les amours, s’éleva sous les colonnades de Bélus ; ce fut comme l’expansion du délire voluptueux de tout un peuple. Il n’y manqua, sans doute, que ces notes langoureuses qui s’exhalent de l’orchestre de Rossini lorsque le cor accompagne l’hymne d’amour entonné au pied du trône de Sémiramis. La reine superbe traversa tout le péristyle, malgré sa longueur, et, à chaque pas, elle entendait éclater le même enthousiasme, elle rencontrait le même amour ; Babylone brûlait pour une seule femme, et les brises de l’Euphrate, le parfum des fleurs, le murmure des fontaines, semblaient plus doux encore sous les vertes arcades des jardins suspendus.

Il y avait là des rois venus du golfe Persique, des confins de l’Éthiopie, des profondeurs de l’Afrique, et même des régions de l’Indus ; ils étaient tous humbles comme des esclaves devant la reine magnifique, et ils lui offraient sur son passage, dans des corbeilles de géroflier, des trésors de myrrhe, d’aloës, de nard, de cinname et d’encens.

Trois princes, parents de Ninus, avaient choisi exprès cette fête pour assassiner Sémiramis, toujours selon l’usage de cette époque, où les souverains étaient assassinés dans une fête : eh bien ! ce complot avorta. Les princes et leurs complices jetèrent leurs poignards dans l’Euphrate lorsqu’ils virent étinceler la couronne d’or sur le front de Sémiramis. Bien plus, on savait généralement dans Babylone que la reine avait assassiné son mari, et quoique cet accident de cour fût passé dans les mœurs, l’instinct moral des bons Babyloniens n’en était pas moins blessé ; beaucoup même avaient manifesté hautement l’indignation causée par cet assassinat de tradition assyrienne.

Dès que Sémiramis parut, ces haines sourdes s’évanouirent, cette indignation se calma ; on ne voulait plus croire à un si grand crime en voyant une si grande majesté.

La couronne projetait des ombres douces sur le front et le visage de la reine, et faisait ainsi disparaître les traces déposées par le crime et les remords.

Alors commença le règne le plus glorieux dont l’histoire ait gardé le souvenir, règne de près d’un demi-siècle, et tout consacré à la gloire de l’Orient. Jamais la civilisation ne s’est élevée si haut chez un peuple, ainsi que l’attestent encore aujourd’hui les plus beaux et les plus considérables monuments des arts. Sémiramis fit admirablement bien deux choses également glorieuses, surtout la seconde, la guerre et la paix.

Dans un empire composé de plusieurs empires, cette grande reine ne comptait qu’un seul ennemi ; fra tanti regi, e popoli, parmi tant de rois et tant de peuples, comme dit le poëme italien de Sémiramis, un seul ennemi, c’est bien peu. Les rois et même les reines en ont toujours eu bien davantage. Cet ennemi isolé se nommait Osroës ; il était grand-prêtre de profession, croyait descendre du soleil en droite ligne, ce qui lui donnait beaucoup d’orgueil et justifiait ses projets ambitieux.

Sémiramis, toujours très-occupée à suspendre des jardins, à soigner la tour de Babel, à construire des colonnades, n’accordait pas une grande attention au pontife Osroës, et le négligeait d’une manière insultante. Osroës se vengea.

Il fit construire un coffre en bois de sycomore, et y renferma une fausse lettre, une fausse épée et un faux bandeau sacré ; puis il appela Ninias, fils de Ninus, et lui dit :

— Voilà l’héritage de ton père.

Ninias lut la lettre paternelle qui lui disait :

« Mon enfant, ceins à ton front mon bandeau sacré, prends mon épée et venge-moi de Sémiramis, c’est elle qui m’a donné la mort. »

Et comme Ninias hésitait, Osroës s’habilla en spectre de Ninus et apparut dans la nuit à ce fils irrésolu, en lui disant d’une voix sépulcrale :

— Va, mon enfant, poignarde ta criminelle mère Sémiramis.

Poussé à bout, Ninias obéit, et Ninias devint roi, et ceignit le bandeau sacré.

La décadence commença. Trente rois, ceints du bandeau sacré, régnèrent après Sémiramis, depuis Ninias jusqu’à Sardanapale, chaque successeur assassinant son prédécesseur pour se conformer aux traditions.

Dans cette période historique, la civilisation et les arts s’éteignirent, la tour de Babel s’écroula par assises, les temples furent démolis, et les jardins suspendus tombèrent dans l’Euphrate.

Sardanapale ayant été détrôné, en 759, par un grand-prêtre de Babylone, nommé Bélésis, se tua, et le vaste empire de Sémiramis fut démembré.

La couronne d’or que portait Sémiramis était faite à l’image du soleil : c’était une sphère rayonnante ; comme l’astre oriental, cette couronne avait fécondé les rives de l’Euphrate et versé la vie dans ces immenses régions ; lorsqu’elle s’éclipsa, deux fléaux se montrèrent, la barbarie et la mort.

C’est ce que nous verrions sur une plus large échelle si le soleil s’éteignait dans les cieux.