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Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/13

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 272-309).

Lilia la Havanaise.



— Sage Kosrou, dit Zeb-Sing, voici encore une histoire qui vous réjouira. Je vous la dis telle que l’a écrite le voyageur français qui regarde avec moi le diamant Beabib.

La Havane est peut-être l’île la plus charmante de toutes les mers connues ; c’est une véritable corbeille de parfums oubliée sur l’onde par les nymphes océanides, et que Dieu a mise à l’ancre à perpétuité, comme un vaisseau qui renonce au métier de voyageur.

Il y a en un coin de la Havane, un vallon nommé las Ginestas c’est un endroit délicieux ombragé par des magnolias et embaumé par des citronniers séculaires ; la mer se découvre à l’extrémité, comme un immense miroir de saphir lumineux, où passent des voiles blanches que la brise des Açores pousse au golfe Mexicain. La riche habitation de las Ginestas appartient à la famille Figueroa-d’Elbonza, qui a donné des gouverneurs à la Havane.

Le mariage de Lilia, jeune fille d’une beauté merveilleuse, avec le comte d’Elbonza, fit grande rumeur à la Havane ; il y eut vingt-deux jours de fêtes nuptiales, on dansa vingt-deux nuits. Les créoles sont comme les Indiens ; eux seuls savent vivre ; le plaisir les amuse, et ils ne savent pas mettre des bornes au plaisir ; un bal d’une nuit les met à peine en mouvement, mais quand ils ont commencé, ils ont horreur de la fin, et ils ne finissent pas.

Lilia et son jeune mari auraient fait envie aux premiers époux du paradis terrestre, même avant la fatale pomme. Les lunes de miel se succédaient pour eux, et promettaient de briller toujours sur leur horizon nuptial ; rien de suave à l’oreille comme les paroles qui sortaient de la bouche du comte d’Elbonza, dans les heures ardentes du jour, lorsque la mer voisine envoyait ses brises de midi au vallon de las Ginestas, et que les larges éventails des magnolias versaient une fraîcheur parfumée sur les gazons de repos.

Un jour surtout, oh ! ce jour devait rester mémorable à jamais dans le front de Lilia ! La mer roulait des paillettes de soleil sur sa plaine de saphir, les aloës, les genêts d’or, les jasmins espagnols, les roses chinoises de l’hibiscus, les lavanteras aux clochettes d’argent composaient un seul parfum de toutes leurs essences mêlées, et les magnolias faisaient pleuvoir leurs fleurs d’ivoire, comme la neige du tropique, dans le vallon bienheureux.

La belle et jeune Lilia respirait ces parfums avec une sensualité de créole, et elle se croyait, dans sa foi ingénue, transportée vivante au paradis.

Son jeune époux lui disait :

— Ô ma bien-aimée, j’ai entendu dire qu’un jour mon aïeul partit d’Espagne pour conquérir le royaume de l’or : il débarqua au port San-Yago ; il gagna la bataille d’Ottumba contre quatre-vingt mille Mexicains ; il prit la ville à la tête de six cents Espagnols, et de mille auxiliaires de Alacala ; jamais homme n’obtint donc une gloire plus grande, ne courba son front sous plus de lauriers… Eh bien ! adorée Lilia, si on m’offrait aujourd’hui la gloire de mon aïeul, je dirais : Que m’importe cette gloire vaine ! Que m’importe la conquête d’un monde ! Laissez-moi vivre aux pieds de Lilia, respirer ce qu’elle respire, aimer ce qu’elle aime, fouler le gazon qu’elle foule ! Laissez-moi ignorer tout ce que le monde renferme, excepté la beauté de Lilia !

Ajoutez à la tendresse de ces paroles, l’ineffable accent de l’amour, et les notes de la mélodieuse langue de Castille, et vous comprendrez peut-être l’extase qui pénétrait le cœur de la jeune femme du comte d’Elbonza.

Lilia eut alors un caprice charmant, fils d’une imagination du midi.

— Ce jour, ce beau jour, dit-elle, va s’envoler comme le plus vulgaire des jours, et tous nos efforts ne sauraient le retenir au moment où il se penche déjà vers le gouffre du passé ; mais je garderai de ce jour tout ce qui peut se garder ; un souvenir même matériel et sensible, une date embaumée qui parlera toujours à mes sens ; une émanation de cette heure divine que la brise emporte et que je veux recueillir pieusement.

Alors elle cueillit une tige de toutes les fleurs qui embaumaient le vallon de las Ginestas, et elle les porta soigneusement à l’habitation de son beau-père, où le savant et illustre chimiste espagnol Padoas travaillait en ce moment à l’œuvre des merveilleuses essences de la flore des Antilles. Padoas ne vit, dans ce caprice de jeune femme, qu’une occasion de faire briller son talent de parfumeur émérite et breveté. Il composa donc, à l’aide de son puissant alambic, un parfum nommé l’essence des vingt fleurs, parfum qui a, depuis, joui de tant de vogue dans les gynécées de Séville et de Cadix.

Lilia divisa l’essence produite en vingt cassolettes portatives, dont dix-neuf furent hermétiquement fermées pour les besoins de l’avenir.

Le souvenir de ce beau jour était ainsi renfermé dans vingt reliquaires, mémorable date passée à l’état d’élixir.

En ce monde trop de bonheur est nuisible ; il faut bien se garder de tomber dans cet excès fatal. Des êtres invisibles sont jaloux et se vengent.

Après ce triste et court préambule, il nous suffira de dire, pour l’intelligence de cette histoire, que, deux ans après son mariage, le jeune comte d’Elbonza fut atteint du fléau qui désole souvent les grandes Antilles, et mourut presque subitement dans l’habitation de las Ginestas.

Lilia ne versa pas, dans son désespoir, cette quantité de larmes qui amollissent les peines, coulent avec les douleurs et se tarissent le lendemain avec elles ; Lilia garda une sombre attitude de simulacre tumulaire son œil resta sec comme celui du marbre ciselé sur un sépulcre. On devina tout de suite que cette veuve ne se consolerait jamais.

Les jours et les mois amenèrent fort peu de changement dans les habitudes de Lilia. Ce ne fut même qu’après deux années que la jeune veuve détacha de sa parure le dernier signe de deuil, et qu’elle hasarda un sourire pour obliger sa famille qui le lui demandait.

Un jour, son beau-père lui dit :

— Ma chère fille Lilia, toutes les douleurs doivent avoir un terme lorsque le désespoir ne tue pas, on doit remercier Dieu qui nous a donné la grâce de vivre, et on doit recommencer à vivre, selon les lois de la société.

— Il me semble, dit Lilia en souriant, — que je suis tout à fait dans ces dispositions, et qu’en me résignant à vivre et à sourire, je témoigne assez que je sais reconnaître les faveurs de la Providence.

— Ma fille, dit le beau-père, cela ne suffit pas. La société impose aux familles nobles des devoirs et des obligations…

— Quels devoirs et quelles obligations ?… demanda Lilia du ton d’une femme qui sait ce qu’elle a l’air d’ignorer, et qui est toute prête à répondre.

— Mais, ma chère fille, ceci n’a pas besoin d’être expliqué.

— Au contraire, expliquez toujours.

— Eh bien que répondriez-vous si un parti riche et avantageux se présentait à vous ?

— Je répondrais que je suis veuve.

— Alors vous accepteriez, ma fille ?

— Non, mon cher père, je refuserais.

— Une veuve pourtant se remarie toujours quand elle est jeune, riche et consolée par deux ans de veuvage.

— Et moi, mon cher père, je suis une veuve qui ne se remarie pas.

— Vous ignorez sans doute le nom et le rang de celui qui vous demande en mariage.

— Mon père, je l’ignore effectivement, mais je refuserais le roi des Espagnes ou le gouverneur de la Havane ; ainsi vous voyez que le nom, le rang et la fortune ne me tentent pas.

— C’est mon neveu qui vous a connu, il y a trois ans, et qui se dispose à quitter Madrid pour vous épouser.

— Eh bien, mon cher père, dites ou écrivez à votre neveu de rester à Madrid s’il s’y trouve bien, à moins qu’il n’aime faire des voyages inutiles à bord d’un vaisseau.

— Vous réfléchirez, ma fille, — dit le beau-père en souriant.

— Voilà ce qui vous trompe, cher père, je ne réfléchirai pas. C’est tout réfléchi.

— Et qui sait ! ma fille ; dans un an, dans deux ans, trois ans, les idées changent ; ne prenez point d’engagement avec l’avenir.

— Je suis sûre de moi ; j’attends l’avenir sans crainte ; je serai veuve après dix ans, comme aujourd’hui, croyez-le bien. J’ai de l’énergie dans mes résolutions, et je ne me corrigerai pas d’une vertu.

Le beau-père s’inclina comme un adversaire vaincu, mais en se retirant devant Lilia victorieuse, il emporta l’idée d’être plus heureux une autre fois.

À mesure que Lilia avançait dans son veuvage, les poursuivants augmentaient en nombre et en audace. Tous les jeunes gentilshommes de la Havane se mirent successivement sur les rangs ; le gouverneur même arriva le dernier, comme pour donner le dernier assaut à une citadelle imprenable. Le gouverneur fut traité comme le vulgaire des amoureux. Lilia n’écouta aucune proposition.

Cette force de résistance invincible, Lilia la puisait chaque jour dans un de ces récipients odorants qui lui rappelaient un jour d’éternel souvenir. Lorsque la mer étincelait sous les caresses du voluptueux démon de midi ; lorsque la neige des magnolias tombait sur l’herbe de las Ginestas, notre jeune veuve s’asseyait sur des coussins de verdure, et la puissance des parfums respirés lui rendait les extases et les chastes délices de sa lune de miel ; quel est donc cet étrange mystère recelé dans les exhalaisons des fleurs ?

Comment se fait-il que l’imagination puisse franchir les abîmes du passé sur les ailes d’un parfum, et qu’elle fasse revivre ce cadavre, et qu’elle nous entoure au même moment de tout ce qui était alors pour nous, joie, bonheur, amour, mélodie, comme si nous revivions dans ce passé ?

Lilia emportait ainsi avec elle, pour ainsi dire, tout un bonheur éteint qu’elle rallumait à sa volonté, en respirant l’élixir des fleurs de las Ginestas. Elle ne quittait jamais l’écrin portatif qui renfermait le plus doux des trésors invisibles. Lorsque son acharné beau-père, toujours vaincu, et toujours relevé, apportait à Lilia un nouveau nom de mari prétendant, la jeune femme ouvrait sa cassolette, et prenait tout de suite en horreur le prétendant, sans le connaître ; car elle prêtait, en ce moment, l’oreille aux douces paroles de son mari qui lui parlait sous les arbres du vallon, dans l’enivrante atmosphère des fleurs. Quelle femme bien avisée, pensait Lilia, aurait consenti à sacrifier ces pures extases, chaque jour renouvelées, aux prétentions d’un amoureux inconnu, qui jamais peut-être ne se ferait aimer ?

Vraiment il y aurait de la folie à perdre cette continuelle résurrection d’un passé délicieux pour gagner un avenir tout voilé d’incertitudes conjugales, et d’inévitables dégoûts, si l’inexpérience ne trompe pas.

Les nombreux poursuivants éconduits n’étaient pas dangereux pour le repos de Lilia que sa famille protégeait contre les rancunes et les refus ; mais le gouverneur de la Havane n’était pas homme à subir sans vengeance un si cruel affront.

C’était un véritable Hidalgo de vieille souche, âgé de quarante-six ans, trois fois veuf, toujours disposé à de nouvelles noces, et croyant honorer de ses faveurs les femmes qu’il épousait.

Ce gouverneur envoya son ultimatum aux parents de Lilia, et sa lettre se terminait ainsi :

« La jeune veuve d’Elbonza n’a aucune raison légitime de me refuser comme époux. Je descends des Pizarre ; je suis allié aux Saldanha ; je reçois un galion tous les ans ; j’ai douze portraits d’aïeux dans ma salle d’armes ; je suis d’âge vaillant ; je commande les forces de terre et de mer, et si je demandais l’infante en mariage, l’infante s’endormirait joyeuse dans l’Escurial. Cela dit, je prétends épouser le 24 juin, veille de Saint-Jean, la noble dame Lilia, veuve d’Elbonza.

La jeune femme lut le message, sourit, ouvrit son écrin de parfums, respira ses plus chers souvenirs, et fit cette réponse :

« Monseigneur,

» Le roi d’Aragon et de Castille, qui est le plus puissant roi du monde, puisque le soleil ne se couche jamais sur ses États, n’aurait jamais l’idée de forcer la plus humble des bergères à l’épouser par décret royal. Vous êtes, sans doute, un haut et puissant seigneur, mais le roi d’Aragon et de Castille est au-dessus de vous, et ce qu’il n’oserait faire, vous ne le ferez pas. Lisez notre romancero, et vous verrez tous les désastres qui ravagèrent l’Espagne, lorsqu’un jeune roi voulut faire violence à la Cava. Cette insulte amena la chute du dernier roi des Goths, et l’horrible bataille du Guadaleté ou Guadalquivir.

» Permettez-moi de rester dans ma sainte liberté de veuve, et priez Dieu qu’il vous garde des mauvais conseils.

» Lilia. »

Le gouverneur, naturellement porté à la colère comme tous les gouverneurs, déchira la lettre de Lilia, et se promena deux heures sous une allée de saules pleureurs, pour chercher une vengeance, seule consolation des hommes puissants, lorsqu’ils sont malheureux en amour.

Investi de pouvoirs absolus et extraordinaires, il rédigea un décret qui exilait à perpétuité de la Havane et autres possessions espagnoles, la veuve Lilia d’Elbonza et toute sa famille. On donnait vingt-quatre heures aux exilés.

Le beau-père se mit aux genoux de sa belle-fille qui le releva gracieusement en lui disant :

— Je pars ; voulez-vous me suivre ? suivez-moi.

— Voila, par saint Jacques d’Ottumba ! un singulier entêtement ! — s’écria le beau-père en secouant la poussière verte de ses genoux. Comment ? vous préférez l’exil à l’honneur d’être gouvernante de la Havane ! cela ne se conçoit pas !

— Je le conçois, moi ; cela suffit, — dit froidement Lilia.

— Mais, ma chère fille, vous poussez trop loin l’amour pour les morts ! Si mon bien-aimé fils lui-même revenait au monde, un seul instant, il vous conseillerait d’épouser le gouverneur ; et moi, qui suis le père de votre mari défunt, je crois le remplacer à cette heure, et en son nom, je vous ordonne de vous remarier.

— Ah ! l’ordre est plaisant, dit en riant Lilia ; le père de mon mari me conseille une infidélité !

— Une infidélité ! Par la baie de tous les saints, mon berceau, je n’ai jamais entendu une expression aussi comique ! Quoi ! parlez-vous sérieusement, ma chère fille ?

— Très-sérieusement, mon cher beau-père.

— Quoi ! en épousant le gouverneur de la Havane, trois ans après la mort de votre mari, vous commettez une infidélité !

— Oui, une infidélité posthume.

— Bien ? Lilia ! le mot est adorable ! Laissez-moi rire.

— Riez.

— J’en rirai vingt ans.

— Et je vous redirai le même mot vingt ans.

— Une infidélité posthume !

— Mon beau-père, j’ai sur le veuvage des idées qui ne sont pas les vôtres.

— Ni celles de tout le monde, ma fille.

— Est-ce ma faute si tout le monde se trompe ?

— Oui, tout le monde se trompe, excepté vous, Lilia.

— Cher beau-père, voulez-vous parler raison, un seul instant ?

— Oui, il y a d’ailleurs assez longtemps que nous parlons folie.

— Connaissez-vous les secrets de la tombe ?

— Vous appelez cela parler raison ?

— Oui, mon beau-père, répondez-moi.

— Eh bien ! non, je ne connais pas les secrets de la tombe, et vous ne les connaissez pas plus que moi, Lilia.

— Je le sais, cher beau-père, et voilà précisément ce qui me rend très-circonspecte dans les égards que je dois à mon mari mort. Sais-je si mon mari, dans une forme invisible, n’est pas toujours attaché sur mes pas ! Sais-je si les morts, ou si les âmes quittent réellement ce bas monde, après le dernier soupir ? Sais-je si ceux qui nous ont aimés ne continuent pas de nous aimer encore, pendant toute notre vie, et si leurs yeux, que nous croyons éteints, ne sont pas continuellement ouverts sur nos plus secrètes actions ?

— Eh bien ! après, Lilia ?

— Après, demandez-vous ? Comment, cher beau-père, vous ne devinez pas le reste voulez-vous me faire dire quelque sottise ?

— Quelle sottise, Lilia ! Eh bien j’admets que votre mari, quoique mort, vous aime toujours, et vous suive pas à pas…

— Vous admettez cela, et vous voulez que je donne à ce pauvre mort le tableau scandaleux… Oh ! mon cher beau-père, ne m’en faites pas dire davantage : j’en ai trop dit ; la rougeur me couvre le front.

— Lilia, vous êtes folle !

— Soit, mais je garde mes idées sur le veuvage, et je pars pour l’exil, avec mes souvenirs pour toute provision de voyage.

— C’est ton dernier mot, Lilia ?

— Oui.

— En ce moment des agents de la Sainte-Hermandad entrèrent dans l’habitation, pour conduire à la marine la famille d’Elbonza, violemment soupçonnée de haute trahison contre le gouverneur de la Havane, et le représentant du roi des Espagnes.

— C’est une atroce calomnie s’écria le beau-père ; le roi n’a pas de serviteurs plus dévoués que nous.

Les agents avaient ordre de ne rien écouter, ce qui prévient les embarras d’une explication.

Lilia prit ses écrins de diamants et ses reliquaires de parfums, et s’achemina vers le port où le vaisseau de l’exil était en partance, ancre levée, voiles au vent, pilote au gouvernail. L’horizon maritime, couvert de nuages cuivrés, n’annonçait pas une bonne nuit aux matelots. On était dans la saison des ouragans des Antilles ; ces tempêtes qui déracinent les forêts, lancent les vaisseaux dans les savanes, et bouleversent les profondeurs de l’Océan.

— Dans une heure, nous allons avoir un fameux ouragan, dit le capitaine au beau-père qui montait l’échelle du pont avec Lilia.

— Eh bien ! alors, pourquoi partez-vous ? dit le beau-père en s’arrêtant sur le dernier échelon.

— C’est l’ordre formel du gouverneur, dit le capitaine en s’inclinant.

— Que le diable emporte le gouverneur dit le beau-père.

Lilia tenait à deux mains l’écrin de ses souvenirs, et souriait à l’horizon, sans écouter le capitaine et son beau-père.

L’ouragan avançait ; le cuivre des nuages s’était changé en plomb ; une odeur de bitume courait dans l’air et gênait toutes les respirations ; il n’y avait point de vent, et les flammes se déroulaient horizontalement à la cime des mâts, et les cordages rendaient une harmonie de plaintes sourdes. La mer, pâle et morte, frissonnait par intervalles, comme si des cratères s’ouvraient au fond de ses abîmes, sans pouvoir soulever ses flots lourds comme des masses d’airain en fusion.

Le capitaine pâlissait à vue d’œil, et invoquait tous les saints du calendrier ; les matelots ne juraient plus ; le pilote faisait de fréquents signes de croix ; les passagers s’enfermaient dans leurs cabines pour ne pas voir l’ouragan, comme les autruches qui se couvrent la tête de leurs ailes pour ne pas voir le chasseur.

Lilia était toujours dans le paradis terrestre de ses souvenirs, et elle s’était assise sur un amas de toiles et de câbles roulés, au pied du grand mât.

Toute la famille d’Elbonza errait sur le pont comme une collection d’ombres élyséennes sur le rivage du Styx.

En ce moment un officier, attaché à la maison du gouverneur, monta l’échelle et demanda la veuve Lilia d’Elbonza. Le beau-père tressaillit de joie, et conduisit l’ambassadeur vers sa belle-fille ; se doutant bien du message.

L’ouragan commençait ; des gouttes d’eau, larges comme des piastres d’Espagne, tombaient en se gonflant sur la mer, et annonçaient un déluge ; des crevasses livides se dessinaient à l’horizon, en versant des éclairs prodigieux, et des tonnerres sourds semblaient essayer leurs forces à la voûte du ciel, comme un orchestre qui prélude avant l’explosion de ses instruments.

— Nous sommes perdus ! murmurèrent en chœur les matelots, et le capitaine ne les rassura point.

— Madame, dit l’officier à Lilia, Son Excellence le très-haut et très-puissant seigneur, gouverneur de la Havane, m’envoie vers vous, malgré ma profonde indignité, pour vous ramener à terre sur une bonne chaloupe et vous éviter les horreurs inévitables du plus terrible des ouragans.

— Oh ! cet excellent gouverneur ! — s’écria le beau-père au comble de la joie. — Allons, levez-vous, chère Lilia, et allons remercier ce digne gouverneur ! Béni soit Dieu ! nous sommes sauvés ! Il était temps ! Et le beau-père tendit la main à sa belle-fille qui ne tendit pas la sienne.

— Est-ce que Son Excellence, demanda Lilia, n’a rien ajouté de plus ?

— Ah il y a une chose que j’oubliais, Madame, dit l’officier, voici une feuille de papier au bas de laquelle votre belle main daignera apposer sa signature.

— C’est très-juste ! dit le beau-père, nous allons signer.

— Un moment ! dit Lilia, je ne signe rien, sans lire ; veuillez bien me communiquer cette feuille ?

— La voici, Madame.

Lilia prit la feuille, la parcourut rapidement, sourit avec dédain et la jeta dans la mer.

— Voilà comment je signe une pareille promesse, dit-elle. Portez cette réponse au gouverneur.

— Cette femme est possédée du démon s’écria le beau-père.

— Je regrette de n’avoir pas réussi, dit l’officier, et je me retire avec la pensée que j’ai pu vous sauver la vie, et que vous m’avez refusé votre salut.

Et se tournant vers le capitaine, l’officier dit : Enlevez l’amarre et partez ; et il descendit dans le canot, en laissant le beau-père immobile de désespoir auprès de Lilia, toujours calme comme l’espérance, même sur le seuil d’un tombeau.

Le vaisseau dérapa et gagna la haute mer, pour éviter au moins le danger des côtes et des écueils voisins des atterrages. L’ouragan éclata bientôt avec une telle violence qu’on croyait assister à la chute du ciel, et que le vaisseau avait disparu dans une trombe d’eau. Les matelots se couchèrent à plat ventre sur le pont, et confièrent à la Providence des manœuvres d’ailleurs inutiles. Le capitaine descendit dans sa chambre pour étudier la carte ; la famille d’Elbonza se rangea en espalier devant la dunette, et Lilia ne daignant pas faire à l’ouragan l’honneur de le regarder, se mit encore à revivre dans son passé.

La Providence, seul capitaine en ces sortes de cas, dirigea le vaisseau avec une bonté maternelle, et le soutint à la cime de toutes les vagues qui se levaient pour l’engloutir.

Quelquefois les tempêtes ont cela de bon, qu’elles font avancer un vaisseau avec une rapidité qu’une bonne brise ne donne pas. L’ouragan prit dans ses ailes la coquille de bois, et l’emporta, en lui-faisant filer quinze lieues à l’heure, vers des parages lointains et peu connus des géographes. Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, la mer n’était plus soulevée que par une tempête ordinaire, celle que tout marin rencontre à chaque traversée, et qui le met toujours à deux doigts de sa perte, comme disent les graves historiens.

Le capitaine espagnol, qui devait son grade à la protection, se trouvait fort à l’aise au milieu d’un ouragan irrégulier, qui déroutait les plus hautes connaissances nautiques. Lorsqu’un ouragan conduit un navire, tout capitaine est excellent ; mais on peut se diriger dans une tempête, et l’équipage fort inquiet voyait dans son chef une hésitation qui ne rassurait personne. La pâle clarté de l’aurore montra un voisinage de terre fort dangereux, qu’un mousse reconnut pour être la presqu’île d’Yucatan. Le capitaine remercia le mousse, et chercha ce nom sur la carte, et dans un dictionnaire de, géographie ; on y lisait ceci : — Parage jusqu’à présent inhabité par les Européens. Yucatan abonde en bois de campêche, chênes équinoxiaux, cocotiers et anthropophages.

La violence du courant et de la tempête entraînait le vaisseau vers ce parage, si mal noté dans le dictionnaire de géographie. Le capitaine ordonna des manœuvres et fit prendre des ris, d’après le conseil du mousse, mais malgré les ris, il restait encore aux mâts assez de toiles pour seconder l’action malfaisante du vent. La terre était là, tout proche, si on peut appeler terre une formidable insurrection de rochers noirs, anguleux et désolés, qui semblaient attirer un pauvre vaisseau comme des blocs magnétiques, et le briser comme une cloche de cristal.

Tout le monde sur le pont ! cria le capitaine, à l’aide d’un porte-voix enroué.

L’équipage et les passagers n’avaient pas attendu cet ordre, ils encombraient le pont, et regardaient les roches ennemies ; tout empanachées de l’écume des vagues de l’Océan.

Les matelots exécutaient toutes sortes de manœuvres pour rendre le naufrage le plus doux possible ; il s’agissait surtout de doubler ce cap de granit, qui a brisé tant de vaisseaux depuis Christophe-Colomb, et qui probablement en brisera bien davantage encore, à moins qu’une compagnie anglaise ne se forme pour ensevelir ces rochers à vingt brasses sous les eaux. Tel est le vœu des sages navigateurs !

Le beau-père d’Elbonza regardait sa belle-fille de l’air d’un homme qui a épuisé le répertoire de ses récriminations lamentables, et qui se contente d’accuser avec des yeux irrités une folle femme, première cause de tant de malheurs.

Lilia n’exprimait pas un seul regret sur sa figure ; debout et appuyée à tribord, contre un bastingage, elle secouait en riant sa chevelure dévastée, toutes les fois que l’écume des vagues retombait en pluie sur son front charmant. Ce jeu paraissait même lui plaire beaucoup, et lorsque la vague se faisait trop attendre, elle faisait un geste d’impatience et semblait accuser l’Océan d’être inexact au rendez-vous donné.

Le beau-père ne put se contraindre plus longtemps, il vint se placer, à tâtons, devant sa belle-fille, et, avec l’accent de l’ironie la mieux acérée, il lui dit :

— Accepteriez-vous le trône de la Havane, en ce moment, si on vous l’offrait ?

— En ce moment, — répondit Lilia, — je le refuserais deux fois.

Une vague énorme couvrit les deux interlocuteurs et ruissela comme un fleuve de neige sur le pont. Lilia, un instant ensevelie, reparut, belle comme Vénus Aphrodite, et ramenant sur son sein ses cheveux divisés en deux guirlandes d’ébène, tissues par le caprice de la mer.

Un naufrage était pourtant inévitable, même pour le capitaine le plus expérimenté. Le pilote manœuvrait d’instinct, et assez habilement pour doubler ce terrible cap des Roches, et faire échouer le vaisseau sur un banc de sable, dans un petit golfe voisin ; la Providence lui permit de réussir ; au moment où la proue du navire touchait le formidable écueil, un coup de gouvernail, donné dans une éclaircie de calme, fit effleurer la roche et précipita le vaisseau sur un banc de sable abrité, par les montagnes, contre le vent de la haute mer.

La secousse fut si violente que le navire s’entr’ouvrit sur sa quille ; le capitaine cria :

— Les canots a la mer !

Aussitôt le comble de l’effroi donna du courage au beau-père d’Elbonza ; il saisit sa belle-fille avec ses bras vigoureux, et l’entraîna par une brèche ouverte dans une chaloupe à flot ; le reste de la famille d’Elbonza fut oublié dans ce sauvetage, et emporté, sans doute, vers d’autres régions. Un heureux coup de vent coupa l’amarre de la chaloupe, et emporta d’Elbonza et sa belle-fille vers un rivage où les arbres et le soleil riaient, comme s’il n’y avait pas eu la moindre tempête sur l’Océan.

L’égoïsme brille de tout son éclat dans les grandes calamités ; le beau-père et Lilia oublièrent tous leurs compagnons pour ne songer qu’à eux. En sûreté sous les beaux arbres du rivage, ils ne songèrent pas à regarder ce qui se passait sur la mer ; leurs yeux se tournèrent vers la forêt vierge et hospitalière qui les recevait, et, déjà très-occupés de leur avenir, ils ne prirent aucun intérêt des autres ; ce qui, du reste, en pareille circonstance, est très-naturel et fort humain, quoique inhumain au premier abord.

Les forêts vierges sont toujours suspectes à cause de leur virginité : on aime à les voir peintes sur une toile, mais leur réalité matérielle rassure peu le naufragé ou le voyageur. D’Elbonza hasarda quelques pas dans la forêt du rivage et donna des signes d’inquiétude ; Lilia, toujours inébranlable dans sa fermeté, prenait un plaisir infini à voir des vols d’aras multicolores et des perruches vertes s’élever par-dessus la cime des arbres, à mesure que des pas humains violaient les mystères de ce bois.

— Il n’est pas très-prudent, — dit à voix basse d’Elbonza, — de s’aventurer ainsi dans cette forêt, il y a ou des hommes ou des animaux ; c’est-à-dire des ennemis, toujours. Mon Dieu, mon Dieu ! prenez pitié de nous ! après nous avoir sauvés de la mer, sauvez-nous de la terre.

L’homme est vraiment un être bien étrange ! il fait des sottises toute sa vie, et lorsqu’il se trouve dans un cas périlleux, il veut mettre le ciel dans l’obligation de le secourir. Étrange prétention, mais souvent couronnée de succès ! Il est vrai qu’en ce moment, d’Elbonza était victime, malgré lui, d’un naufrage, et Lilia victime de son héroïsme, par sa volonté.

Lilia se fixa au bras de son beau-père, comme s’il se fût agi d’une promenade au Prado, et lui dit :

— Cet endroit est charmant, n’est-ce pas ? il me rappelle, ce beau vallon de las Ginestas, voisin de la mer.

— Le moment est bien choisi, dit le beau-père, pour faire des comparaisons ! Eh bien ! ma chère fille, il me rappelle, à moi, l’île de Robinson-Crusoë, et cela me fait frémir.

— Pourquoi frémissez-vous ainsi, cher beau-père ; ne peut-on pas vivre ici comme ailleurs ? le climat est superbe, l’air est délicieux à respirer sous ces arbres, il y a tout ce qu’on peut désirer pour vivre : les eaux douces et les fruits doux, que faut-il de plus ?

— Il faut tout le reste, de plus ! ma fille ; et lorsqu’on a été habitué comme moi à vivre dans une habitation, au milieu du luxe, on ne peut plus vivre dans un bois, comme un orang-outang.

— Mon cher beau-père, dit Lilia, vous êtes un de ces hommes qui se plaignent toujours, et ne sont jamais contents de leur sort !

— Je vous trouve vraiment plaisante. Madame, de me faire des reproches ! et vous prenez bien votre temps pour me censurer ! vous, qui êtes la cause obstinée de tous mes malheurs !

— Eh ! cher beau-père, vous vous obstinez aussi à redire toujours la même chose !

— Ma foi c’est fort naturel, Madame ; à chaque pas que je fais, je m’enfonce davantage dans un abîme, par votre faute, et vous voulez m’interdire la plainte ! Là, voyons, soyez sincère, si on venait, à présent, vous offrir, avec un bon vaisseau neuf, et par une bonne brise, l’honneur d’épouser le gouverneur de la Havane, j’espère, il me semble, que vous accepteriez ?

— Non, mon cher beau-père, je refuserais plus que jamais.

— Quoi ! à la veille d’être dévorée par un tigre ou par un cannibale ?

— Mais oui, cher beau-père ; on est dévorée un instant, mais on est mariée toute sa vie à un gouverneur !

— Mais quelle rage avez-vous donc d’être veuve ?

— Je suis fidèle à la mémoire de mon mari, votre fils ; et, si son ombre vous écoute, elle doit s’indigner de votre conduite indigne d’un Castillan.

Le beau-père, qui répondait toujours, s’arrêta brusquement, et prêta l’oreille à des bruits qui sortaient du bois.

— Entendez-vous quelque chose comme moi ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui, j’entends un murmure confus de voix. Ce sont des hommes.

— Si ce sont des hommes, dit le beau-père, nous sommes perdus ; j’espère que ce sont des tigres.

— Eh ! les tigres ne causent pas entre eux dans les bois ; ils rugissent, et j’entends causer.

— Ma chère fille, ceux qui causent dans une forêt vierge sont plus dangereux que ceux qui rugissent.

— Ah ! dit tranquillement la jeune fille, — ce sont des hommes, je viens de les apercevoir.

— Arrêtons-nous, — dit le beau père d’une voix tremblante, — et cherchons un abri pour nous dérober à leurs regards… Mon Dieu ! ma chère Lilia, quelle idée avez-vous eue en refusant d’épouser le gouverneur !

— Mais ce sera donc votre refrain éternel cher beau-père ?

— Oui… éternel tant que je vivrai… et je crois que ce ne sera pas long… J’ai aperçu d’horribles formes couvertes de plumes d’aras… Là bas… dans une éclaircie… l’écho, dans ces solitudes, amène les voix de très-loin… Ce sont des sauvages… c’est une tribu qui vu, du haut de quelque éminence, notre naufrage, et qui vient, selon les mœurs atroces de ces pays, dépouiller et dévorer les naufragés.

— Oui, dit Lilia avec calme, j’ai lu les détails de ces mœurs dans le voyage de Couture.

— Lequel Couture fut dévoré.

— Non, mon beau-père, c’est lui qui dévora son nègre.

— Je sais que l’un des deux fut dévoré. — Au reste, le moment est mal choisi pour vérifier l’exactitude de la citation… Oh ! que nous serions heureux à la Havane, au palais du gouverneur ! j’espère maintenant, ma chère fille, que vous êtes revenue de votre entêtement de fidélité conjugale, en présence de la tribu de cannibales qui marche vers nous ?

— Non, mon cher beau-père.

— C’est trop fort ! — Venez, Lilia… marchez doucement. — J’aperçois à notre gauche une grotte de lianes ou nous pourrons nous mettre à couvert et laisser passer la tribu.

— C’est inutile, cher beau-père ; il n’est plus temps ; ces hommes nous ont vus ; n’ayons pas l’air de les fuir, ce serait les insulter. Allons au-devant d’eux, comme on marche à des amis.

— Ma chère fille, — dit d’Elbonza en fléchissant sur ses pieds, — nous n’avons plus un quart d’heure à vivre. Avant midi nous serons mangés. Je les reconnais bien maintenant, ce sont des Peaux Rouges… Cette folle ! elle pourrait être à présent la femme du gouverneur de…

— Eh ! mon cher beau-père, — interrompit brusquement Lilia, j’aimerais mieux vous voir dévorer tout à l’heure, que de vous entendre redire encore une fois cette phrase.

— Ma chère fille Lilia, il n’y a que cette phrase qui m’apporte quelque soulagement dans mon malheur.

— Eh bien ! pensez-la et ne la dites plus.

— Oui, ma fille, mais si devant ces Peaux-Rouges on vous proposait de vous marier tout de suite au gouv…

— Encore !

— Ce n’est pas la même phrase, Lilia, remarquez bien.

— Toujours la même, car elle m’ennuie comme l’autre…

Eh bien ! voulez-vous le savoir ? même en ce moment, je refuserais.

— Devant ces Peaux-Rouges ?

— La couleur n’y fait rien, oui. Êtes-vous content ?

Un espace très-court les séparait en ce moment de la tribu sauvage, habitante de cette forêt. C’était une tribu alors très-célèbre, et aujourd’hui anéantie par les pionniers de la civilisation. Le roi se nommait Kiou-Tavaï ; il portait une coiffure très-haute, hérissée de plumes d’aras ; un carquois jouait sur son épaule gauche, et il balançait gracieusement un arc dans ses mains.

Derrière le roi marchaient les princes de sa famille, tous moins hautement coiffés, puis les courtisans et les chefs de la célèbre tribu de Liquidambar, en tout vingt-cinq sauvages, horriblement tatoués sur leurs épidermes rougeâtres, et montrant des rangées de dents d’une blancheur éblouissante, comme toutes les races carnivores restées dans l’état naturel.

Le beau-père d’Elbonza joignit ses mains, inclina sa tête sur l’épaule droite, et prit un air plein de bonté, pour le communiquer aux sauvages. Lilia regardait la tribu avec une curiosité tranquille, et ne regrettait nullement le trône de la Havane.

Les femmes seules sont capables de n’éprouver sincèrement aucun regret d’une forte résolution qu’elles ont prise, même quand cette résolution les conduit aux plus formidables extrémités. Les hommes, en pareil cas, affirment quelquefois qu’ils n’éprouvent aucun regret, mais ils ne sont pas sincères comme les femmes ; ils mentent et font les fanfarons.

Kiou-Tavaï fit signe d’arrêter les deux étrangers, et, pour leur imposer, il prit un maintien superbe et s’appuya de la main droite sur son carquois.

Là beauté de Lilia parut exciter une vive impression chez le roi de la tribu il lui fit plusieurs signes très-clairs et dignes d’un chorégraphe, pour lui demander si les autres naufragés étaient restés sur le rivage. Lilia comprit cette langue à la première leçon, et répondit avec une lucidité merveilleuse. Le roi se tourna vers ses courtisans et leur témoigna toute la satisfaction qu’il éprouvait en voyant la beauté de Lilia, et son intelligente pantomime.

Le prince royal murmura aussitôt quelques paroles qui probablement signifiaient ceci :

— Puisqu’il n’y a pas d’autres naufragés sur le rivage, rentrons dans nos palais.

Le roi sourit avec une sorte de bonté sauvage, et, relevant son arc, comme un sceptre, il désigna du bout le centre de la forêt. D’Elbonza et sa belle-fille, placés au milieu des chefs de l’armée, se mirent en marche pour aller à leur mystérieux destin.

Par moments, le beau-père lançait à Lilia un regard oblique, qui signifiait très-clairement ceci :

— Eh bien ma fille, ne regrettez-vous point, etc…

Et Lilia, haussant gracieusement les épaules, avait l’air de répondre : Je ne regrette rien.

Alors d’Elbonza regardait le ciel en poussant un soupir ; ce qui signifiait : Voilà un inconcevable entêtement !

Le roi et les princes paraissaient, dans leur route, s’occuper fort peu des prisonniers ; ils échangeaient des phrases brèves, en désignant du doigt un site, un arbre, un ruisseau, une fleur. Le beau-père s’imaginait à chaque instant que le roi à jeun cherchait un endroit favorable à quelque affreux repas d’occasion.

Lilia, ravie de la beauté du site, avait ouvert un de ses écrins de souvenir, et respirait la vie avec délices, pour recueillir ses dernières extases, avant d’être livrée à la mort.

On chemina une heure à travers broussailles fleuries, lianes flottantes, ruisseaux d’eau vive, et on arriva dans un carrefour sombre, où s’élevaient une centaine de huttes. C’était la capitale du royaume. Les naturels de la tribu sortirent pour voir les prisonniers, et ils témoignèrent une très-grande joie, comme des convives affamés qui voient arriver les plats d’un festin.

Les femmes du roi et les princesses arrivèrent ensuite, et se mirent à examiner Lilia avec une attention minutieuse. Ensuite elles eurent l’air de se concerter pour établir une opinion sur la jeune Européenne. Le résultat ne fut pas favorable ; toutes les femmes des Peaux-Rouges décidèrent à l’unanimité que Lilia était horriblement laide et que son arrivée ne pouvait exciter aucune jalousie dans le sérail du roi et des princes.

Cet avis n’était probablement pas celui du roi Kiou-Tavaï ; il déposa sa coiffure, son arc et son carquois, et, s’avançant vers Lilia, il lui demanda si son compagnon était son mari. Lilia comprit tout de suite et elle répondit :

— Mon mari est mort.

Lilia crut devoir dire la vérité, même à un roi sauvage.

La réponse de Lilia parut faire beaucoup de plaisir au roi ; il sourit, et dans une pantomime encore plus expressive, il dit à la jeune veuve qu’il voulait l’épouser.

Le beau-père, qui assistait à cet entretien mimé, bondit involontairement, et son regard exprima la fameuse phrase interdite, et qui était plus que jamais de circonstance. Lilia ne s’attendait point à cette subite proposition matrimoniale, qui, du reste, est dans les mœurs des rois anthropophages et absolus ; elle fit un léger mouvement nerveux, comme la gazelle qui vient de flairer, à l’abreuvoir, la trace d’un lion ; mais, ce premier frisson passé, elle se garda bien de témoigner la moindre surprise, et le roi ayant refait sa pantomime, croyant ne pas avoir été compris, Lilia baissa modestement les yeux, comme une jeune fille qui écoute pour la première fois parler mariage à la grille du couvent.

Le roi, plein de fatuité comme tous les hommes sauvages, interpréta en sa faveur le silence modeste de Lilia, et, se tournant vers ses gardes, il donna un ordre bref en désignant la principale hutte, qui était le palais royal.

Les femmes du roi avaient tout entendu, quoique placées à grande distance de l’entretien, et elles échangèrent entre elles des paroles qui, à coup sûr, ne composaient pas l’éloge du bon goût du roi.

Les gardes conduisirent Lilia au palais royal avec les honneurs dus à son rang. D’Elbonza fit au hasard quelques pas pour suivre sa belle-fille, mais d’autres gardes le conduisirent dans une hutte qui servait de prison, dans les guerres que la tribu du Liquidambar soutenait contre la tribu du Serpent.

Le harem du roi était dans une position charmante qui rappelle, dans des proportions très-subalternes, la pointe du sérail à Constantinople. Ce harem peut contenir cinq ou six femmes et autant de nattes ; il est construit sur une pointe de rocher au bord d’une petite rivière qui prend sa source dans l’intérieur de la presqu’île, et descend à la mer dans le voisinage de Thérésinas, établissement espagnol de peu d’importance, fondé par des baleiniers.

La sultane favorite reçut Lilia dans la hutte du harem, et on peut même dire qu’elle la reçut fort mal ; cela se conçoit. La sultane était une fort laide personne, d’un âge mûr et qui secouait un peu trop d’anneaux de laiton à ses narines et à ses oreilles. Toutefois le monarque fermait les yeux sur ces défauts naturels et ne les ouvrait que sur les qualités absentes. La sultane avait d’ailleurs un talent cité dans les gynécées de la tribu ; aucune reine, aucune princesse, aucune grande dame ne confectionnait mieux qu’elle des bottines de chasse avec des aiguilles d’arêtes, du fil du cotonnier et des peaux de chamois.

La sultane exerçait une grande domination sur l’esprit de son royal époux ; elle avait même réussi à faire chasser du harem deux jeunes rivales qui avaient donné bien des tourments à sa jalousie ; lorsqu’elle vit arriver cette Européenne blanche, son sang sauvage bouillonna dans ses veines, et elle comprit tous les dangers de sa position : Lilia lui apparut dans toute sa beauté, redoutable.

Âme de ce monde, esprit de tous les êtres, fièvre de la jalousie, tu agites toutes les zones, tu parles toutes les langues, tous les cris, tous les rugissements ; tu agites l’oiseau sur la feuille, le lion dans son antre, le sauvage dans sa hutte, le poisson stupide au fond des mers !

En voyant entrer Lilia, la sultane fit une pantomime qui signifiait :

– Que venez-vous faire ici ?

Lilia répondit que le roi avait daigné jeter sur elle un regard de bonté, mais qu’elle espérait bien que tout se bornerait là.

— Vous ne connaissez pas le roi, — dit la sultane de l’air d’une femme qui le connaissait.

— Je me soucie fort peu de le connaître, répondit Lilia.

La sultane regarda fixement la veuve espagnole pour bien entrer dans le sens de sa pensée ; elle comprenait difficilement qu’une femme se souciât peu de l’amour d’un roi aussi puissant que Kiou-Tavaï.

— Vous êtes donc désolée d’être entrée ici ? — demanda la sultane, toujours en pantomime expressive comme une langue.

— Je crois bien que j’en suis désolée ! répondit Lilia.

— Alors vous n’aimez pas le roi ? — demanda la sultane d’un air naïf.

— Non, — répondit Lilia, en riant aux éclats, malgré l’horreur de sa situation.

La sultane témoigna une extrême surprise, et croisa les bras sur les tatouages de sa poitrine.

— Comprenez-moi bien, — dit Lilia, en prenant une main de la sultane pour la serrer avec énergie. — Je l’aime si peu, votre roi, que je suis décidée à me briser la tête contre un arbre, ou à me noyer dans cette rivière, si votre roi veut m’épouser malgré moi.

La sultane fit un sourire d’incrédulité.

— Voilà, pensa-t-elle, une femme blanche bien rusée ; mais je ne serai pas sa dupe. Est-il possible de supposer qu’une femme est décidée à se tuer, parce que Kiou-Tavaï, le plus puissant des rois connus, daigne l’admettre dans son harem.

— À quel moment du jour vient-il ici, le roi ? — demanda l’Espagnole d’un air indifférent.

— Au coucher du soleil, — répondit la sultane, en montrant avec son doigt le soleil, en ce moment au zénith, et en étendant sa main vers l’horizon du couchant.

— Et que fait-il en ce moment, le roi ? — demanda encore l’Espagnole.

— Il s’exerce l’arc, il chasse, il dort, il reçoit les ambassadeurs des rois voisins, il adore les manitous, il joue aux trois sauts avec ses courtisans.

La sultane décrivait toutes ces choses avec la plus grande lucidité ; un sourire de Lilia témoignait toujours que chaque geste avait été compris.

Lilia poussa un soupir rempli de tristesse, phrase partout comprise, et regarda mélancoliquement le soleil.

Quand leur jalousie s’endort, les femmes sont bonnes dans tous les pays. La sultane écouta ce soupir de Lilia, et vit son regard ; au fond de ces deux choses éclatait un désespoir trop évident. Toutes les pensées du cœur n’ont pas besoin de la traduction d’une langue ; elles se laissent lire sur le visage et dans les yeux.

La femme sauvage prit la main de Lilia, et murmura quelques syllabes que leur douceur et leur sexe rendaient intelligibles à l’oreille étrangère. Lilia répondit de la même façon ; cette fois la pantomime avait été supprimée, et pourtant les désinences harmonieuses de la langue indienne et de la langue castillane, ainsi croisées entre deux lèvres de femmes, remplacèrent l’entretien amicalement formulé. On se comprit des deux parts. Tristesse d’un côté, consolation de l’autre ; Rossini a écrit le même duo entre Arsace et Sémiramis, et que de femmes l’avaient chanté avant lui !

Le soleil, qui est sans pitié pour les douleurs du jour, et qui est toujours obligé de descendre sur l’horizon du couchant, pour laisser aux étoiles le soin d’éclairer les douleurs de la nuit, l’impassible soleil déclinait avec une rapidité sensible, et augmentait les angoisses de Lilia.

La femme sauvage, émue aux larmes, frappa son front comme pour annoncer l’explosion d’une bonne idée, et elle regarda joyeusement la rivière qui coulait devant la hutte du harem. Lilia prit les deux mains de la femme sauvage, tout son visage, contracté par une curiosité fébrile, demanda l’explication d’une pensée, qui déjà ressemblait à une idée de salut.

La femme sauvage mit un doigt sur la bouche de Lilia, et lui montrant une natte déroulée dans l’alcôve royale, eue lui fit signe de s’asseoir et de l’attendre quelques instants. Ensuite elle sortit, un rayon de joie au front. Lilia conçut un faible espoir.

Quand la pauvre sultane reparut, son visage apportait quelque chose de plus que L’espoir. Elle prit Lilia par la main et la conduisit derrière le harem, dans un massif de liquidambars, dont les racines s’étendaient sur la petite rivière, et retenaient quelques pirogues par des amarres de bambous.

Dans une de ces pirogues, il y avait un vieux nègre qui paraissait attendre pour obéir religieusement à un ordre souverain. La femme sauvage embrassa l’Espagnole, lui montra le ciel où se tournent tous les êtres, et, après l’avoir rassurée par les gestes les plus expressifs, elle lui dit de se confier sans crainte à ce nègre, et d’aller où il la conduirait.

Lilia bondit de joie, comme la gazelle qui a découvert une fontaine, et, rendant sa vive caresse à la femme sauvage, elle prit dans les secrets de sa toilette deux boucles de diamants qui bouleversèrent de bonheur la pauvre sultane, et, sautant lestement sur la pirogue, elle brisa elle-même l’amarre, et le courant de la rivière emporta la voyageuse et le rameur, avec cette rapidité qu’ont inventée, dans l’Inde, les courriers-nageurs, Swimming-Corriers.

La flèche du sauvage n’est pas plus agile que sa pirogue lancée à l’eau. Lilia était déjà bien loin de son péril au bout d’une heure ; elle s’épanouissait de joie, en songeant au miracle de sa délivrance, lorsqu’à son tour elle se frappa le front et poussa un cri de douleur. Hélas ! il y a des occasions où l’égoïsme est permis, et où la sûreté personnelle fait tout oublier, même un parent, un ami ! Lilia se souvenait un peu trop tard de son beau-père d’Elbonza, égoïstement délaissé dans la tribu des cannibales ! Que pouvait-elle faire ? remonter la rivière ? chose impossible ; ces sortes de rivières ne se remontent pas ; aborder dans quelque anse, et faire vingt milles à pied dans des forêts vierges pour délivrer son beau-père ? chose plus impossible encore. Il ne restait à Lilia d’autre ressource que celle de s’incliner devant la fatalité : elle s’inclina donc et recommanda son beau-père à la sollicitude du ciel.

Le soir, un peu avant le coucher du soleil, la pirogue s’arrêtait devant un quai de bois palissadé, au village indigent de Thérésinas, et même à la porte d’une mesquine posada baleinière, à l’enseigne du Harpon-d’Or.

Lilia retint le rameur nègre à son service, et elle l’acheta librement à lui-même, comme esclave, au prix de cinq cents piastres, garanties par deux bagues de diamants.

On quitte facilement un port de mer, quand on a de l’argent ou des pierreries. Le lendemain même, un vaisseau était en partance pour la Havane. Lilia regarda ce départ comme un conseil de la Providence, et, toute dévouée à une idée nouvelle, inspirée par de sages réflexions, elle retint deux places à bord du baleinier, et charma sa traversée en respirant le bonheur dans l’écrin de ses souvenirs.

La pensée de Lilia était honorable et belle, digne d’une Espagnole, ou, pour mieux dire, digne d’une femme de tous les pays.

En rade de la Havane, et placée sous la protection d’un pavillon portugais, Lilia écrivit au gouverneur la lettre suivante :

« Excellence,

» Le voyage et le malheur m’ont ouvert les yeux.

» J’étais trop peu avancée dans mon veuvage pour accepter même le cœur et la main d’un seigneur puissant comme vous ; aujourd’hui je ne regrette pas ma première détermination, mais je la change, ou, en d’autres termes, je la modifie dans l’intérêt de notre bonheur mutuel.

» J’ai fait un vœu à Notre-Dame de la Havane, et vous êtes trop bon chrétien pour vouloir que je me délivre d’un vœu. J’ai juré de ne me remarier que dans sept ans et sept quarantaines, après la mort de mon mari. J’ai quatre ans de veuvage à subir encore, et, ce délai expiré, j’obéis aux ordres de la Providence qui veut que je contribue au bonheur des Havanais, en m’asseyant à votre droite dans le palais du gouvernement.

» Si ces propositions sont à votre convenance, veuillez bien m’en instruire, j’attends votre réponse à bord de l’Étoile polaire, en rade pour deux jours.

» Lilia.

» P. S. J’avais oublié de dire à Votre Excellence que je mets une condition à notre mariage. Mon beau-père, le seigneur d’Elbonza, est en captivité dans la tribu du Liquidambar, chez les Peaux-Rouges, vers les atterrages d’Yucatan ; j’espère que vous enverrez un vaisseau et quelques soldats pour délivrer un noble Espagnol qui n’a pas mérité son sort. Ma main est à ce prix. »

Quelques heures après, Lilia reçut pour toute réponse le billet suivant :

« Madame,

» Depuis votre départ, je me suis marié. Il vous est permis de rentrer dans l’île.

« H. S., gouverneur de la Havane. »

Ce billet donna, en même temps, une grande joie et une violente douleur à l’âme de la jeune et trop fidèle veuve. Elle avait accompli, et elle voyait aussi s’échapper la seule occasion de sauver son beau-père de la dent des cannibales, s’il vivait encore.

À force de vouloir sauver son beau-père à tout prix, elle trouva un autre moyen qui ne brisait pas ses liens sacrés de veuve ; elle descendit à la chambre du capitaine et lui dit :

— Capitaine, combien avez-vous d’hommes d’équipage à votre bord ?

— Soixante, madame.

— Espérez-vous harponner beaucoup de baleines, dans votre campagne ?

— Je crois que, cette année, la pêche ne sera pas heureuse à cause de la concurrence. Je serais content si je ramenais trente tonneaux d’huile.

— Voulez-vous que je vous propose une campagne qui vous rapportera davantage ?

— Proposez, madame.

— Je vous donne cet écrin de diamants, estimés par des usuriers six mille piastres cordonnées, si vous venez délivrer mon beau-père, qui est prisonnier chez les Peaux-Rouges.

Le capitaine regarda l’écrin, et lui sourit amoureusement.

— Savez-vous précisément, demanda-t-il, l’endroit où il faut débarquer ?

— Je vais vous le montrer sur la carte, — dit Lilia, et son joli doigt se posa tout de suite sur le point géographique.

— Ma foi c’est tout près d’ici, dit le capitaine, et si monsieur votre beau-père n’a pas été mangé, je réponds de lui sur ma tête.

— Allons toujours, dit Lilia ; j’aurai fait mon devoir.

Aussitôt l’Étoile polaire dérapa et fit voile vers les parages désignés.

— Enfants ! dit le capitaine aux matelots, nous allons pêcher une baleine qui rendra trois onces d’or à chacun de vous.

L’équipage exécuta toutes sortes de fandangos sur le pont. Tous connaissaient leur capitaine comme un homme qui ne promettait jamais en vain.

Quelques jours après on débarqua, d’après les indications de la belle veuve, tout juste sur le rivage où l’embarcation de d’Elbonza avait échoué. La mer y était fort calme en ce moment. Lilia reconnut très-bien tous les accidents de terrain et de forêt sur lesquels il fallait conduire l’expédition ; elle s’était placée au centre de la troupe, et recommandait bien de ne faire usage des armes qu’à la dernière extrémité, de peur qu’une maudite balle ne vînt atteindre sa bonne et sauvage libératrice dans la hutte du harem royal.

Quand l’équipage de l’Étoile polaire parvint au carrefour du bois où s’élevaient les huttes de la tribu, le roi, les princes, les courtisans, les gardes, les sentinelles dormaient sur le gazon, à l’ombre des liquidambars.

Le capitaine, armé de deux pistolets, réveilla familièrement le roi, qui sauta sur son arc en poussant le cri de guerre. Les marins poussèrent de grands éclats de rire, en voyant l’attitude belliqueuse prise par les sauvages réveillés en sursaut.

Le roi, sentant bien que toute résistance était inutile devant soixante armes à feu, laissa tomber son arc, inclina la tête, et s’offrit seul en holocauste pour le salut de son peuple. Il n’y a que des rois sauvages capables d’un pareil dévouement.

Le capitaine fit signe au roi de relever la tête, et lui tendit la main en lui présentant Lilia.

Les sauvages, entre autres qualités de leur race, ont une perception féline qui devine tout.

En voyant Lilia, le roi comprit sur-le-champ le but de cette expédition armée ; il fit un geste amical qui signifiait :

— Attendez-moi un instant.

Et courant vers son palais, il en ramena le noble prisonnier espagnol dans un état de maigreur qui peut-être lui avait sauvé la vie.

L’infortuné d’Elbonza, qui probablement se résignait, chaque matin, à être servi, le soir, sur la table du roi, s’élança au col de sa belle-fille, et lui dit :

— Je te pardonne.

La scène fut touchante.

Le capitaine donna au roi un fusil à deux coups et une bonne provision de poudre et de balles. Tous les sauvages baisèrent les mains des matelots, et Lilia, égrainant un collier de perles fines, le distribua aux princes et aux courtisans.

On devinerait, sans qu’il fût besoin de le dire, que d’Elbonza et sa belle-fille rentrèrent dans leurs possessions de la Havane, après cette expédition si heureusement accomplie ; mais ce qu’on ne devinerait pas, c’est que Lilia garda son veuvage toute sa vie, et que, même dans l’âge le plus avancé, elle se rajeunissait chaque jour, en respirant les parfums d’un impérissable souvenir, et que sa vieillesse n’avait pas retranché un seul quartier de sa lune de miel.

Les femmes, disait-elle souvent, doivent toujours avoir des diamants et des perles ; c’est leur monnaie ; avec ces bijoux, elles ne sont jamais achetées, et elles achètent tout.

Il est vrai, ajoute l’historien, qu’il faut avoir déjà beaucoup d’or pour acheter autant de perles et de diamants.