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Les Origines de la France contemporaine/Volume 10/Livre III/Chapitre 1

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LE RÉGIME MODERNE


LIVRE TROISIÈME

OBJET ET MÉRITES DU SYSTÈME


CHAPITRE I

I. Comment. Napoléon entend la souveraineté du peuple. — Sa maxime sur la volonté du grand nombre et sur l’office du gouvernement. — Deux groupes de désirs prépondérants et manifestes en 1799. — II. Besoins qui datent de la Révolution. — Manque de sûreté pour les personnes, les propriétés et les consciences. — Conditions requises pour le rétablissement de l’ordre. — Fin de la guerre civile, du brigandage et de l’anarchie. — Soulagement, universel et sécurité définitive. — III. Effets persistants des lois révolutionnaires. — Condition des émigrés. — L’amnistie progressive et définitive. — Ils reviennent. — Ils recouvrent une portion de leurs biens. — Plusieurs entrent dans la nouvelle hiérarchie. — À leur endroit, la réparation est incomplète. — IV. Confiscation des fortunes collectives. — Ruine des hôpitaux. — V. Ruine des écoles secondaires et primaires. — VI. Ruine des églises. — Plainte des indigents, des parents et des fidèles. — VII. Le Concordat. — Transaction entre les droits anciens et les droits nouveaux. — Sécurité donnée aux possesseurs des biens nationaux. — Comment l’État dote l’Église. — VIII. Comment il dote les hospices et les hôpitaux. — Comment il dote les établissements d’instruction. — Reconstruction des fortunes collectives. — Les dons de l’État sont très petits. — Ses exigences sont très grandes. — Prétentions de Napoléon sur les fortunes collectives et sur les corps. — Excès et dangers de son ingérence. — En pratique, ses restaurations sont efficaces. — Satisfaction donnée aux besoins du premier groupe.

I

Si nettes et si vives que soient chez Napoléon les convictions de l’artiste, ce qui domine en lui, ce sont les préoccupations du souverain : il ne lui suffit pas que sa bâtisse soit monumentale, régulière et belle ; avant tout, comme il y réside et qu’il l’exploite, il veut qu’elle soit habitable, habitable pour les Français de l’an 1800. En conséquence, il tient compte des habitudes et des dispositions qu’il rencontre chez ses locataires, de tous les besoins forts et permanents auxquels la nouvelle habitation doit pourvoir ; seulement, il faut que ces besoins ne soient pas théoriques et vagues, mais constatés et définis ; car il est calculateur aussi exact que profond, et il n’opère que sur des données positives. « Ma politique, dit-il au Conseil d’État[1], est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être… C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le temple de Salomon. Aussi je parlerai de liberté dans la partie libre de Saint-Domingue ; je confirmerai l’esclavage à l’île de France et même dans la partie esclave de Saint-Domingue, en me réservant d’adoucir et de limiter l’esclavage là où je le maintiendrai, de rétablir l’ordre et de maintenir la discipline là où je maintiendrai la liberté. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. » — Or, en France, à cette époque, il y a deux groupes manifestes de désirs prépondérants, l’un qui date de dix ans, l’autre qui date d’un siècle et davantage : il s’agit de les contenter, et le prévoyant constructeur, qui évalue juste leur portée, combine à cet effet les proportions, l’aménagement, la distribution, toute l’économie intérieure de son édifice.

II

Le premier de ces deux besoins est urgent, presque physique. Depuis dix ans le gouvernement ne fait plus son office, ou fait le contraire de son office ; tour à tour ou à la fois, son impuissance et son injustice ont été déplorables ; il a commis ou laissé commettre trop d’attentats contre les personnes, les propriétés et les consciences ; en somme, la Révolution n’a été que cela, et il est temps que cela finisse. Sûreté et sécurité pour les consciences, les propriétés, les personnes, voilà maintenant le cri unanime qui vibre le plus haut dans tous les cœurs[2]. — Pour l’apaiser, bien des nouveautés sont requises ; d’abord la concentration politique et administrative qu’on a décrite, tous les pouvoirs du centre rassemblés dans la même main, tous les pouvoirs locaux conférés par le pouvoir du centre, et, pour exercer ce pouvoir suprême, un chef résolu, d’une intelligence aussi haute que sa place ; ensuite, une armée régulièrement payée[3], soigneusement équipée, suffisamment habillée et nourrie, exactement disciplinée, partant obéissante et capable de fonctionner sans écarts ni défaillances, comme un instrument de précision ; une gendarmerie et une police actives et tenues en bride ; des administrateurs indépendants de leurs administrés et des juges indépendants de leurs justiciables, tous délégués, soutenus, surveillés et contenus d’en haut, à peu près impartiaux, assez compétents, et, dans leur office circonscrit, bons fonctionnaires ; enfin, la liberté des cultes, par suite un traité avec Rome et la restauration de l’Église catholique, c’est-à-dire la reconnaissance légale de la hiérarchie orthodoxe et du seul clergé que les fidèles puissent accepter comme légitime, en d’autres termes l’institution des évêques par le pape et des prêtres par les évêques. — Cela fait, on a les moyens de faire le reste. Un corps d’armée bien conduit marche sur les tisons d’incendie qui se rallumaient dans l’Ouest, et la tolérance religieuse éteint les vieux foyers d’insurrection populaire : désormais il n’y aura plus de guerre civile[4]. — Des colonnes mobiles et des commissions militaires[5] purgent le Midi et la vallée du Rhône : désormais il n’y a plus de grosses bandes en campagne, et peu à peu, sous la répression continue, le brigandage cesse, après le grand, le petit. Plus de chouans, de chauffeurs, de barbets ; les malles-postes voyagent sans escorte, et les grandes routes sont sûres[6]. Plus de classe ou catégorie de citoyens opprimée ou exclue du droit commun : dès le début, les derniers décrets jacobins sur les otages et l’emprunt forcé ont été révoqués : noble ou roturier, ecclésiastique ou laïque, riche ou pauvre, ancien émigré ou ancien terroriste, chaque homme, quels que soient son passé, sa condition, ses opinions, jouit maintenant de son bien privé et de ses droits légaux ; il n’a plus à craindre les violences du parti contraire ; il peut se fier à la protection des autorités[7] et à l’équité des juges[8]. Tant qu’il n’a pas enfreint la loi, il s’endort le soir avec la certitude de s’éveiller libre le lendemain, et il s’éveille le matin avec la certitude de faire tout le long de la journée ce qui lui conviendra, avec la faculté de travailler, acheter, vendre, dépenser, s’amuser[9], aller et venir à sa guise, notamment avec la faculté d’aller à la messe, et aussi de n’y point aller si cela lui plaît mieux. Plus de jacqueries rurales ou urbaines, plus de proscriptions, de persécutions, de spoliations légales ou illégales, plus de guerre intestine et sociale à coups de piques ou à coups de décrets, plus de conquête et d’exploitation des Français les uns par les autres. Avec un soulagement universel et inexprimable, ils sortent du régime anarchique et barbare qui les réduisait à vivre au jour le jour, et ils rentrent dans le régime pacifique et régulier qui leur permet de compter sur le lendemain, partant d’y pourvoir. Après dix ans d’une servitude agitée sous l’arbitraire incohérent des despotismes instables, voici, pour la première fois, un ordre raisonnable et définitif, du moins un ordre raisonné, tolérable et fixe. Le Premier Consul fait ce qu’il dit, et il a dit : « La Révolution est finie[10] ».

III

Il s’agit maintenant de panser, le moins mal qu’on pourra, les grandes plaies qu’elle a faites et qui sont toujours saignantes ; car elle a taillé à fond dans le vif, et ses amputations, atroces ou stupides, ont laissé à demeure dans le corps social la douleur aiguë ou la souffrance sourde. — Cent cinquante-neuf mille noms[11] ont été inscrits sur la liste des émigrés ; aux termes de la loi, tout émigré était « mort civilement, et ses biens étaient acquis à la République » ; s’il osait rentrer en France, la même loi le condamnait à mort ; nul appel, recours ou sursis : il suffisait de constater son identité ; séance tenante, on faisait venir le peloton d’exécution. Or, au commencement du Consulat, la loi meurtrière est toujours en vigueur, la procédure sommaire est toujours applicable[12], et cent quarante-six mille noms sont encore alignés sur la liste mortuaire. Cela fait, pour la France, une perte sèche de cent quarante-six mille Français, et non des moindres, gentilshommes, officiers de terre et de mer, parlementaires, prêtres, notables de toutes les classes, catholiques consciencieux, libéraux de 1789, feuillants de la Législative, constitutionnels de l’an III et de l’an V ; bien pis, par leur misère ou leur hostilité, ils sont, à l’étranger, un discrédit ou même un péril[13] pour la France, comme autrefois les protestants chassés par Louis XIV. — À ces cent quarante-six mille Français exilés, ajoutez-en deux ou trois cent mille autres, résidents, mais demi-proscrits[14], d’abord les proches parents et alliés de chaque émigré, exclus par la loi de « toute fonction législative, administrative, municipale, judiciaire », et même privés du droit d’élire, ensuite tous les ci-devant nobles ou anoblis, dépouillés par la loi de leur qualité de Français et obligés de se faire naturaliser à nouveau dans les formes. — C’est donc l’élite presque entière de la France ancienne qui manque à la France nouvelle, comme un organe violemment tranché, à demi détaché par le couteau inepte et brutal du boucher révolutionnaire ; il s’agit de le recoudre, et l’opération est délicate, car l’organe et le corps sont tous les deux, non seulement vivants, mais encore fiévreux et infiniment sensibles ; il importe d’éviter les irritations trop fortes ; toute inflammation serait dangereuse. Partant un bon chirurgien doit espacer les points de suture, ne pas forcer les rapprochements, préparer de loin l’accolement final, attendre les effets graduels et lents du travail vital et de la réparation spontanée. Surtout il ne faut pas qu’il alarme son malade. Le Premier Consul s’en garde bien ; au contraire, toutes ses paroles sont rassurantes. Que le patient se tranquillise : on ne lui recoudra rien, on ne touchera pas à sa plaie. Solennellement[15], la Constitution déclare que le peuple français ne souffrira jamais le retour des émigrés, et, sur cet article, elle lie d’avance les mains des futurs législateurs : il leur est interdit d’ajouter aux anciennes exceptions aucune exception nouvelle. — Mais d’abord, en vertu de la même Constitution, tout Français non émigré ou non déporté a le droit de voter, d’être élu, d’exercer toute espèce de fonction publique ; en conséquence, douze jours plus tard[16], un simple arrêté du Conseil d’État restitue les droits civiques et politiques aux ci-devant nobles et anoblis, aux alliés et parents des émigrés, à tous ceux qu’on appelait les émigrés de l’intérieur et que l’intolérance jacobine avait exclus, sinon du territoire, du moins de la cité ; voilà déjà deux ou trois cent mille Français qui rentrent dans la cité, sinon sur le territoire. — Ils avaient été frappés par le coup d’État de Fructidor ; naturellement on rappelle avec eux dans la cité, et partant sur le territoire, les principaux fugitifs ou déportés qui ont été frappés par le même coup d’État, Carnot, Barthélemy, Laffon de Ladébat, Siméon, Boissy d’Anglas, Mathieu Dumas, en tout trente-neuf désignés nominativement[17]. Presque aussitôt, par une simple extension du même arrêté[18], on met en liberté d’autres proscrits de Fructidor, les plus malheureux et les plus inoffensifs de tous, quantité de prêtres qui languissent entassés dans l’île de Ré. — Deux mois après[19], une loi proclame que la liste des émigrés est définitivement close ; un arrêté prescrit l’examen accéléré de toutes les demandes en radiation ; un second arrêté efface de la liste les premiers fondateurs de l’ordre nouveau, les membres de l’Assemblée nationale « qui ont voté pour l’établissement de l’égalité et pour l’abolition de la noblesse » ; et jour par jour, de nouvelles radiations se succèdent, toutes individuelles et nominatives, sous couleur de tolérance, de grâce et d’exception[20] : le 19 octobre 1800, il y en a déjà douze cents. — À cette date, Bonaparte a gagné la bataille de Marengo ; le chirurgien restaurateur se sent plus libre de ses mains ; il peut, sans danger ni résistance, opérer largement, procéder par rattachements collectifs. Le 20 octobre 1800, un arrêté retranche de la liste des catégories entières, toutes les personnes dont la condamnation est trop grossièrement injuste[21] ou malfaisante, d’abord les mineurs de moins de seize ans et les femmes d’émigrés, ensuite les laboureurs, artisans, ouvriers, journaliers et domestiques avec leurs femmes et leurs enfants, enfin les dix-huit mille ecclésiastiques qui, bannis par la loi, ne sont partis que pour obéir à la loi, outre cela, « tous les individus inscrits collectivement et sans dénomination individuelle », tous les individus déjà rayés, mais provisoirement, par les administrations locales, d’autres classes encore. De plus, et en fait, nombre d’émigrés encore maintenus sur la liste se glissent, un à un, en France, et le gouvernement les y tolère[22]. Enfin, dix-huit mois plus tard, aussitôt après la paix d’Amiens et le Concordat[23], un sénatus-consulte achève la grande opération : Sont amnistiés tous les individus non encore rayés, sauf les chefs déclarés de l’émigration militante, ses notables, dont le chiffre ne pourra excéder mille ; les autres peuvent revenir et recouvrer tous leurs droits civiques ; seulement, ils promettront « d’être fidèles au gouvernement établi par la Constitution, et de n’entretenir, ni directement ni indirectement, aucune liaison ni correspondance avec les ennemis de l’État ». À cette condition, les portes de la France leur sont rouvertes, et, là-dessus, tout de suite, ils rentrent en foule.

Mais ce n’est pas assez de leur présence physique ; il faut encore qu’ils ne restent pas absents de cœur, étrangers et simples domiciliés dans la société nouvelle. Si ces fragments meurtris de l’ancienne France, si ces lambeaux humains qu’on remet en place ne sont qu’appliqués et juxtaposés sur la France moderne, ils y seront inutiles, incommodes et même nuisibles ; tâchons donc qu’ils s’y greffent à nouveau, par adhérence et soudure intime. Pour cela, il faut d’abord qu’ils n’y meurent pas d’inanition, que physiquement ils y puissent vivre. En particulier, les ci-devant propriétaires, noblesse, parlementaires, haute bourgeoisie, surtout les hommes qui ne savent ni métier ni profession et qui avant 1789 vivaient, non de leur travail, mais de leur revenu, comment vont-ils faire pour subsister ? Une fois rentrés, ils n’ont plus même le gagne-pain qui les alimentait à l’étranger : ils ne peuvent pas trouver des leçons de français, d’escrime et de danse. — Sans doute le sénatus-consulte qui les amnistie leur restitue une partie de leurs biens non vendus[24] ; mais la plupart de leurs biens ont été vendus, et, d’autre part, le Premier Consul, qui ne veut pas refaire de grandes fortunes à des royalistes[25], retient et maintient dans le domaine national les plus grosses pièces de leur dépouille, leurs bois et forêts de 300 arpents et au-dessus, leurs actions et droits de propriété sur les grands canaux de navigation, leurs immeubles déjà affectés à un service public. Partant la restitution effective est modique ; au total, les émigrés qui reviennent ne recouvrent guère qu’un vingtième de leur patrimoine, 100 millions[26] sur plus de 2 milliards. Notez d’ailleurs qu’en vertu même de la loi et de l’aveu du Premier Consul[27], cette aumône est mal répartie ; les plus besogneux et les plus nombreux demeurent les mains vides : ce sont les petits et moyens propriétaires ruraux, notamment les gentilshommes de campagne, dont le domaine valait moins de 50 000 francs et rapportait deux ou trois mille livres de rente[28] ; un domaine de cette taille était à la portée de beaucoup de bourses ; c’est pourquoi, bien plus vite et bien plus aisément qu’une grande terre, il a trouvé acquéreur : presque toujours l’État l’a vendu, et désormais l’ancien propriétaire n’a plus rien à réclamer ou à prétendre. — Aussi, « pour beaucoup d’émigrés », le sénatus-consulte de l’an X « n’est que la permission de mourir de faim en France[29] », et, quatre ans après[30]. Napoléon lui-même estime que « 40 000 sont sans moyens d’existence ». Ils vivotent et tout juste[31] ; plusieurs, recueillis par leurs parents ou leurs amis, sont entretenus comme hôtes ou parasites, un peu par compassion, un peu par respect humain. Tel retrouve son argenterie enterrée dans une cave, ou des billets au porteur oubliés au fond d’une vieille malle. Quelquefois l’acquéreur, très honnête, leur rend leur terre au prix d’acquisition, ou même gratis, si, pendant ses années de jouissance, il y a fait des profits notables. D’autres fois, quand l’adjudication a été faite en fraude et que la vente, trop irrégulière, peut être attaquée en justice, l’acheteur fripon ne refuse pas de transiger. Mais ces cas sont rares, et le propriétaire évincé, s’il veut dîner tous les jours, fera sagement de chercher une petite place rétribuée, d’être quelque part commis, scribe ou comptable. M. des Écherolles, jadis maréchal de camp, tient à Lyon le bureau des nouvelles diligences, et gagne à cela 1200 francs par an. M. de Puymaigre, qui en 1789 avait deux millions de fortune, devient contrôleur des droits réunis à Briey, avec 2400 francs de traitement. — Dans toutes les branches de l’administration nouvelle, un royaliste est bien venu à solliciter de l’emploi[32] ; pour peu qu’il soit recommandé, il en obtient. Parfois même il en reçoit sans en avoir demandé ; M. de Vitrolles[33] devient ainsi, bon gré mal gré, inspecteur des bergeries impériales : cela l’encadre et fait croire qu’il s’est rallié. — Naturellement, le grand recruteur politique s’adresse surtout aux sujets de la plus belle prestance et de la plus haute taille, je veux dire aux premières familles de l’ancienne monarchie, et il opère sur elles en bon recruteur, par tous les moyens, contrainte et séduction, menaces et cajoleries, argent comptant, promesses d’avancement, prestige de l’uniforme et des galons d’or[34] ; peu importe que l’enrôlement soit volontaire ou extorqué : une fois fonctionnaire et engagé dans la hiérarchie, l’homme perd la meilleure portion de son indépendance ; une fois dignitaire et placé au sommet de la hiérarchie, il aliène sa personne entière, car il vit désormais sous les yeux du maître : il subit la pression quotidienne et directe de la terrible main qui l’emploie, et forcément il devient un simple outil[35]. D’ailleurs, tous ces grands noms historiques contribuent au décor du règne. Napoléon en racole beaucoup et des plus illustres, dans la vieille noblesse de cour, de robe et d’épée ; il peut énumérer : parmi ses magistrats, M. Pasquier, M. Séguier, M. Molé ; parmi ses prélats, M. de Boisgelin, M. de Barral, M. de Belloy, M. de Roquelaure, M. de Broglie ; parmi ses officiers, M. de Fézensac, M. de Ségur, M. de Mortemart, M. de Narbonne[36] ; parmi les dignitaires de son palais, aumôniers, chambellans, dames d’honneur, des Rohan, Croy, Chevreuse, Montmorency, Chabot, Montesquiou, Noailles, Brancas, Gontaut, Gramont, Beauvau, Saint-Aignan, Montalembert, Haussonville, Choiseul-Praslin, Mercy d’Argenteau, Aubusson de la Feuillade, d’autres encore, inscrits dans l’Almanach impérial comme autrefois dans l’Almanach royal.

Mais ils ne sont à lui que de nom et dans l’almanach. Sauf quelques-uns, M. de Las Cases, M. Philippe de Ségur, qui se sont donnés à cœur perdu, jusqu’à le suivre à Sainte-Hélène, à le glorifier, l’admirer, l’aimer par delà le tombeau, les autres sont des conscrits résignés, dont l’âme demeure plus ou moins réfractaire. Il ne fait rien pour les gagner : sa cour n’est pas, comme l’ancienne cour, un salon de conversation, mais une salle d’inspection, le plus somptueux appartement de sa grande caserne ; la parade civile y continue la parade militaire ; on y est contraint, raidi, muet, inquiet[37]. Il ne sait pas être maître de maison, accueillir ses hôtes, être gracieux ou même poli avec ses courtisans d’emprunt ; de son propre aveu[38], « ils sont deux ans sans lui parler, six mois sans le voir ; il ne les aime point, leur conversation lui déplaît ». Quand il leur adresse la parole, c’est pour les rudoyer ; avec leurs femmes, il a des familiarités de gendarme ou de pédagogue, et les marques d’attention qu’il leur inflige sont des critiques inconvenantes ou des compliments de mauvais goût. Ils se savent espionnés chez eux, responsables de tout ce qui s’y dit ; « la haute police plane sans cesse sur tous les salons[39] ». Pour un mot hasardé à huis clos, pour un manque de complaisance, chacun, homme ou femme, court risque d’être exilé, interné à quarante lieues[40]. — De même, en province, les gentilshommes résidents : ils sont tenus de faire leur cour au préfet, d’être en bons termes avec lui, ou du moins d’assister à ses réceptions ; il faut qu’il puisse montrer leurs cartes sur sa cheminée[41]. Sinon, qu’ils prennent garde ; c’est lui qui rend compte a Fouché ou à Savary de leur conduite. Ils ont beau être circonspects, se confiner dans la vie privée, on ne leur pardonne pas d’avoir refusé de l’emploi ; on leur en veut de ne pas mettre leur influence locale au service du règne[42]. Aussi bien, sous l’Empire comme jadis sous la République, ils sont, en droit comme en fait, en province et à Paris, des privilégiés à rebours, une classe suspecte, soumise à « une surveillance spéciale », et sujette à des rigueurs d’exception[43]. En 1808[44], Napoléon ordonne à Fouché de « lui dresser,… parmi les familles anciennes et riches qui ne sont pas dans le système,… une liste de dix par département et de cinquante pour Paris », dont les fils, de seize à dix-huit ans, seront envoyés de force à Saint-Cyr, et de là, comme sous-lieutenants, à l’armée. En 1813, encore « dans les classes les plus élevées de la société », et au choix arbitraire des préfets, il en prend 10 000 autres, exempts ou rachetés de la conscription, même mariés, même pères de famille, qui, sous le nom de gardes d’honneur, deviennent soldats, d’abord pour être tués à son service, ensuite et en attendant pour lui répondre de la fidélité de leurs proches. C’est la vieille loi des otages, ce sont les pires procédés du Directoire qu’il reprend à son compte et aggrave à son profit. — Décidément, pour les anciens royalistes, le régime impérial ressemble trop au régime jacobin ; ils répugnent à l’un presque autant qu’à l’autre, et, naturellement, leur aversion s’étend à toute la société nouvelle. Telle qu’ils la connaissent, et depuis un quart de siècle, ils y sont plus ou moins volés et opprimés. Pour que leur hostilité cesse, il faudra l’indemnité de 1825, cinquante ans d’adaptation graduelle, l’élimination lente de deux ou trois générations de pères, l’assimilation lente de deux ou trois générations de fils. — Rien de si difficile à réparer que les grandes injustices sociales ; ici la réparation incomplète n’a pas été suffisante ; le traitement, qui avait commencé par la douceur, a fini par la violence, et l’opération totale n’a réussi qu’à moitié.

IV

D’autres plaies ne sont pas moins profondes, et leur guérison est encore plus urgente : car elles font souffrir, non pas seulement une classe, mais le peuple presque entier, cette grosse majorité que le gouvernement tient à satisfaire. Avec les biens des émigrés, la Révolution a confisqué les biens de toutes les sociétés locales ou spéciales, ecclésiastiques ou laïques, églises et congrégations, universités et académies, écoles et collèges, hospices et hôpitaux, même les biens des communes. Toutes ces fortunes distinctes sont allées s’engloutir dans le Trésor public, qui est un trou sans fond, et s’y sont perdues. — Par suite, tous les services qu’elles entretenaient, notamment la charité, le culte et l’éducation, meurent ou défaillent, faute d’aliment ; l’État, qui n’a pas d’argent pour lui, n’a pas d’argent pour eux. Ce qui est pis, il empêche les particuliers de s’en charger ; étant Jacobin, c’est-à-dire intolérant et sectaire, il a proscrit le culte, il a chassé les religieuses des hôpitaux, il ferme les écoles chrétiennes, et, de toute sa force, il s’oppose à ce que d’autres, à leurs propres frais, fassent l’œuvre sociale qu’il ne fait plus.

Et pourtant, jamais les besoins auxquels cette œuvre pourvoit n’ont été si forts ni si urgents. En dix années[45], le nombre des enfants abandonnés est monté de 25 000 à 62 000 ; c’est « un déluge », disent les rapports : il y en a 1097 au lieu de 400 dans l’Aisne, 1500 dans le Lot-et-Garonne, 2035 dans la Manche, 2043 dans les Bouches-du-Rhône, 2673 dans le Calvados. Un compte trois à quatre mille mendiants par département, environ 300 000 en France[46]. Quant aux malades, infirmes et mutilés, incapables de gagner leur vie, il suffit, pour se figurer leur multitude, de considérer le régime auquel la France vient d’être soumise par ses médecins politiques : c’est le régime de la saignée et du jeûne. Deux millions de Français ont passé sous les drapeaux, et plus de 800 000 y sont morts[47] : parmi les survivants, combien d’éclopés, manchots et jambes de bois ! Tous les Français ont mangé du pain de chien pendant trois ans, et souvent n’en ont pas eu assez pour subsister ; plus d’un million sont morts de faim et de misère ; tous les Français riches ou aisés ont été ruinés et ont vécu dans l’attente de la guillotine ; 400 000 ont moisi dans les maisons d’arrêt ; parmi les survivants, combien de tempéraments délabrés, combien d’âmes et de corps détraqués par l’excès des privations et des anxiétés, par l’usure physique et morale[48] ! — Or, en 1800, pour cette foule d’invalides civils et militaires, l’assistance manque ; les établissements charitables ne sont plus en état de la fournir. Sous la Constituante, par la suppression de la propriété ecclésiastique et par l’abolition des octrois, on leur a retranché une grosse part de leur revenu, celle qui leur était assignée sur l’octroi et sur la dîme. Sous la Législative et la Convention, par la dispersion et la persécution des religieuses et des religieux, on les a privés des serviteurs compétents et des servantes volontaires qui, par institut, depuis des siècles, y prodiguaient leur travail gratuit. Sous la Convention, on a confisqué tous leurs biens, immeubles et créances[49] ; et, quand au bout de trois ans on leur a restitué ce qui en restait, il s’est trouvé qu’une portion de leurs immeubles était vendue et que leurs créances, remboursées en assignats ou converties en rentes sur le grand-livre, étaient des valeurs mortes ou mourantes, tellement qu’en 1800, après la banqueroute finale des assignats et du grand-livre, l’ancien patrimoine des pauvres est réduit de moitié ou des deux tiers[50]. C’est pourquoi les 800 établissements de charité, qui en 1789 avaient 100 000 ou 110 000 occupants, ne peuvent plus en entretenir que le tiers ou la moitié ; en revanche, on peut estimer que le nombre des postulants a triplé ; d’où il suit qu’en 1800, dans les hôpitaux et hospices, pour plus de six enfants, infirmes ou malades, il y a moins d’une place.

V

Sous ce cri des misérables qui implorent en vain des secours, des soins et un lit, on entend une plainte plus sourde, mais plus vaste, celle des parents qui ne peuvent plus donner d’instruction à leurs enfants, filles ou garçons, aucune instruction, ni la secondaire, ni la primaire. — Avant la Révolution, les « petites écoles » étaient innombrables ; dans la Normandie, la Picardie, l’Artois, la Flandre française, dans la Lorraine et l’Alsace, dans l’Île-de-France, la Bourgogne et la Franche-Comté, dans les Dombes, le Dauphiné et le Lyonnais, dans le Comtat, les Cévennes et le Béarn[51], on en comptait presque autant que de paroisses, en tout probablement 20 000 ou 25 000 pour les 37 000 paroisses de France, et fréquentées, efficaces ; car, en 1789, 47 hommes sur 100, et 26 filles ou femmes sur 100 savaient lire et pouvaient écrire ou du moins signer leur nom[52]. — Et ces écoles ne coûtaient rien au Trésor, presque rien au contribuable, très peu aux parents. En beaucoup d’endroits, des congrégations, entretenues par leurs propres biens, fournissaient les maîtres ou maîtresses. Frères de la Doctrine Chrétienne, Frères de Saint-Antoine, Ursulines, Visitandines, Filles de la Charité, Sœurs de Saint-Charles, Sœurs de la Providence, Sœurs de la Sagesse, Sœurs de Notre-Dame de la Croix, Vatelottes, Miramiones, Manettes du Tiers Ordre, et d’autres encore. Ailleurs, le curé était tenu, par le statut de sa cure, d’enseigner lui-même ou de faire enseigner par son vicaire. Un très grand nombre de fabriques ou de communes avaient reçu des legs pour l’entretien de leur école ; souvent l’instituteur jouissait, par fondation, d’une métairie ou d’une pièce de terre ; ordinairement il était logé ; de plus, s’il était laïque, il était exempt des plus lourds impôts ; en qualité de sacristain, bedeau, chantre, sonneur de cloches, il avait quelques petits profits ; enfin, chaque enfant lui payait 4 ou 5 sous par mois ; parfois, notamment dans les pays pauvres, il n’enseignait que depuis la Toussaint jusqu’au printemps, et faisait pendant l’été un autre métier. Bref son salaire et son bien-être étaient à peu près ceux d’un vicaire rural, d’un curé à portion congrue.

De la même façon, et mieux encore, l’initiative locale et privée avait pourvu à l’enseignement secondaire. Plus de 108 établissements le donnaient au complet, et plus de 454 le donnaient en partie[53]. Eux aussi, et non moins largement que les petites écoles, ils étaient défrayés par des fondations, quelques-unes très amples et même magnifiques : tel collège de province, Rodez[54], possédait 27 000 livres de rente ; tel collège de Paris, Louis-le-Grand, 450 000 ; chacun d’eux, grand ou petit, ayant sa dotation propre et distincte, en biens-fonds, terres et maisons, en revenus sur des bénéfices, sur l’hôtel de ville, sur l’octroi, sur les messageries. — Et, dans chacun d’eux, les bourses ou demi-bourses étaient nombreuses, 600 dans le seul Louis-le-Grand. Au total, sur les 72 000 élèves du royaume, on en comptait 40 000 pour qui l’éducation secondaire était gratuite ou demi-gratuite ; aujourd’hui, sur 79 000 c’est moins de 5000[55]. La raison en est qu’avant 1789, non seulement les revenus étaient gros, mais les dépenses étaient petites. Un proviseur, un professeur, un répétiteur adjoint coûtait peu, 450, 600, 900, au plus 1200 livres par an, juste ce qu’il faut à un célibataire pour subsister ; en effet, quantité de maîtres étaient prêtres ou moines, bénédictins, chanoines réguliers, oratoriens ; ceux-ci, à eux seuls, desservaient trente collèges. Exempts des charges et des besoins qu’impose une famille, ils étaient sobres par piété, ou du moins par discipline, habitude et respect humain ; quelquefois le statut du collège les astreignait à la vie en commun[56], bien moins chère que la vie à part. — Même entente économique dans les autres rouages, dans l’arrangement et dans le jeu de toute la machine. Une famille, même rurale, n’était jamais loin d’un collège ; car il y avait des collèges dans presque toutes les petites villes, sept ou huit par département, quinze dans l’Ain, dix-sept dans l’Aisne[57]. L’enfant ou l’adolescent, de huit à dix-huit ans, n’entrait pas dans la solitude et la promiscuité d’une caserne civile ; il restait à portée de ses parents. S’ils étaient trop pauvres pour payer au collège les 300 francs de pension, ils mettaient leur fils dans une famille honnête, chez un artisan ou petit bourgeois de leur connaissance ; là, avec trois ou quatre autres, il était logé, blanchi, soigné, surveillé, avec place à la table, au feu, à la chandelle ; chaque semaine, il recevait de la campagne sa miche de pain, ses petites provisions ; la maîtresse du logis lui faisait sa cuisine et raccommodait ses nippes, le tout pour deux ou trois livres par mois[58]. — Ainsi fonctionnent les institutions qui naissent spontanément sur place ; elles s’adaptent aux circonstances, elles se proportionnent aux besoins, elles utilisent les ressources et donnent le maximum de rendement avec le minimum de frais.

Tout ce grand établissement a péri, corps et biens, comme un navire qui sombre : les maîtres ont été destitués, bannis, déportés et proscrits ; les propriétés ont été confisquées, vendues, anéanties, et ce qu’il en reste aux mains de l’État n’a pas été restitué pour être appliqué de nouveau à l’ancien service : plus maltraité que l’assistance publique, l’enseignement public n’a recouvré aucun débris de sa dotation. Partant, dans les derniers temps du Directoire et même dans les premiers temps du Consulat[59], l’enseignement est presque nul en France ; en fait, depuis huit ou neuf ans, il a cessé[60], ou il est devenu privé, clandestin. Çà et là, en dépit de la loi intolérante et avec la connivence des administrations locales, quelques prêtres rentrés, quelques religieuses éparses le donnent, par contrebande, à de petits troupeaux d’enfants catholiques : cinq ou six fillettes, autour d’une ursuline déguisée, épellent l’alphabet dans une arrière-chambre[61] ; un prêtre, sans tonsure ni soutane, reçoit le soir en cachette deux ou trois jeunes garçons auxquels il fait traduire le De Viris. — À la vérité, pendant les intermittences de la Terreur, avant le 13 Vendémiaire, avant le 18 Fructidor, les écoles particulières repoussent, comme des touffes d’herbes dans une prairie fauchée et foulée ; mais ce n’est que par places et maigrement ; d’ailleurs, sitôt que le jacobin revient au pouvoir, il les écrase avec insistance[62] : il veut être seul à enseigner. — Or l’institution d’État, par laquelle il prétend remplacer les établissements anciens et les établissements libres, ne fait figure que sur le papier. Il a installé ou décrété une école centrale par département, quatre-vingt-huit pour le territoire de l’ancienne France ; ce n’est guère pour tenir lieu des huit ou neuf cents collèges, d’autant plus que ces nouvelles écoles sont à peine viables, délabrées par avance[63], mal entretenues, mal outillées, qu’elles n’ont pas de succursales préparatoires ni de pensionnats annexes[64], que le plan des études y est mal agencé, que l’esprit des études est suspect aux parents[65]. Aussi la plupart des cours y sont déserts ; il n’y a de suivis que ceux de mathématiques, et surtout ceux de dessin, notamment ceux de dessin graphique, probablement par de futurs arpenteurs, de futurs conducteurs des ponts et chaussées, de futurs entrepreneurs de bâtisse, et par quelques aspirants à l’École Polytechnique ; pour les autres cours, lettres, histoire et sciences morales, tels que la République les comprend et les impose, on ne parvient pas, dans toute la France, à recruter en tout plus d’un millier d’auditeurs ; au lieu de 72 000 élèves, l’enseignement secondaire n’en a plus que 7000 ou 8000[66] ; et six élèves sur sept, au lieu d’y chercher une culture, s’y préparent à un métier.

C’est bien pis pour l’enseignement primaire. On a chargé les administrations locales d’y pourvoir ; mais le plus souvent, comme elles n’ont pas d’argent, elles s’en dispensent, et, si elles ont installé l’école, elles ne peuvent pas l’entretenir[67]. D’autre part, comme l’instruction doit être laïque et jacobine, « presque partout[68] » l’instituteur est un laïque de rebut, un jacobin déchu, un ancien clubiste famélique et sans place, mal embouché et mal famé. Naturellement, les familles refusent de lui confier leurs enfants ; même honorable, elles se détournent de lui : c’est qu’en 1800 jacobin et vaurien sont devenus deux mots synonymes. Désormais les parents veulent que leurs enfants apprennent à lire dans le catéchisme, et non dans la Déclaration des droits[69] : selon eux, le vieux manuel formait des adolescents policés, des fils respectueux ; le nouveau ne fait que des polissons insolents, des chenapans précoces et débraillés[70]. Partant les rares écoles primaires où la République a mis ses hommes et son enseignement restent aux trois quarts vides ; vainement elle ferme celles où d’autres maîtres enseignent avec d’autres livres : les pères s’obstinent dans leur répugnance et dans leur dégoût : ils aiment mieux pour leurs fils l’ignorance pleine que l’instruction malsaine[71]. — Une manufacture séculaire, construite et approvisionnée par vingt générations de bienfaiteurs, donnait, gratis ou fort au-dessous du cours, le premier pain de l’intelligence à plus de 1 200 000 enfants[72]. On l’a démolie ; à sa place, quelques fabriques improvisées et misérables distribuent çà et là une mince ration de pain indigeste et moisi. Là-dessus, un long et profond murmure, longtemps étouffé, va s’enflant, celui des parents dont les enfants sont condamnés au jeûne ; à tout le moins, ils demandent qu’on ne contraigne pas leurs fils et leurs filles, sous peine de jeûne, à consommer les farines estampillées par l’État, c’est-à-dire une pâtée nauséabonde, insuffisante, mal pétrie et mal cuite, qui, expérience faite, révolte le goût et gâte l’estomac.

VI

Plus profond et plus universel encore s’élève un autre soupir, celui des âmes en qui subsiste ou se réveille le regret de leur culte aboli et de leur église détruite. — En toute religion, la discipline et les rites tiennent à la croyance, puisque c’est la croyance qui les suggère ou les prescrit ; ils en sont le prolongement et l’affleurement ; elle aboutit par eux et se manifeste par eux ; ils sont les dehors dont elle est le dedans ; ainsi, quand on les froisse, on la blesse : à travers l’épiderme sensible, on a choqué une chair vivante et vivace. — Dans le catholicisme, cet épiderme est plus sensible qu’ailleurs ; car il tient à la chair, non seulement par l’adhérence ordinaire qui est l’effet de l’adaptation et de la coutume, mais encore par une attache organique et spéciale qui est le dogme ; ici la théologie a érigé en articles de foi la nécessité des sacrements et la nécessité du sacerdoce ; partant, entre les parties superficielles et les parties centrales de la religion, l’abouchement est direct. Aussi bien, les sacrements catholiques ne sont pas simplement des symboles ; par eux-mêmes, ils ont « une force efficace, une vertu sanctifiante ». « Ce qu’ils figurent, ils l’opèrent[73]. » Quand on m’en interdit l’accès, on me bouche les sources où mon âme allait boire la grâce, le pardon, la pureté, la santé et le salut. Si je n’ai pu faire baptiser mes enfants, ils ne sont pas chrétiens ; si je ne puis procurer l’extrême-onction à ma mère mourante, elle part sans viatique pour le grand voyage ; si je ne suis marié que devant le maire, ma femme et moi nous vivons en concubinage ; si je n’ai pu confesser mes péchés, je n’en suis pas absous, et ma conscience chargée cherche en vain la main secourable qui la soulagera de son fardeau trop lourd ; si je ne puis faire mes pâques, ma vie spirituelle avorte ; il lui manque l’acte suprême et sublime par lequel elle doit s’achever, la participation mystique qui aurait uni mon corps et mon âme au corps, à l’âme et à la divinité de Jésus-Christ. — Or aucun de ces sacrements n’est valable s’il n’a pas été conféré par un prêtre, lui-même marqué d’un caractère supérieur, unique, indélébile par un dernier sacrement, qui est l’ordre et ne peut être conféré que sous certaines conditions ; entre autres conditions, il faut que ce prêtre ait été ordonné par un évêque ; entre autres conditions, il faut que cet évêque[74] ait été institué par le pape. Par conséquent, sans le pape, point d’évêques ; sans évêques, point de prêtres ; sans prêtres, point de sacrements ; sans sacrements, point de salut. Ainsi l’institution ecclésiastique est indispensable au fidèle ; il lui faut le sacerdoce canonique et la hiérarchie canonique pour l’exercice de sa foi. — Il lui faut davantage, s’il est fervent, imbu du vieil esprit chrétien, ascétique et mystique, qui retire l’âme du monde pour la tenir incessamment en présence de Dieu. À cet effet, plusieurs choses sont requises : d’abord, les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, c’est-à-dire la répression perpétuelle et volontaire du plus fort instinct animal et des plus forts appétits temporels ; ensuite, la prière assidue, surtout la prière en commun, où l’émotion de l’âme prosternée croît par l’émotion des âmes environnantes ; au même degré, la piété active, je veux dire l’accomplissement des bonnes œuvres, éducation et charité, en particulier l’accomplissement des besognes rebutantes, service des malades, des infirmes, des incurables, des idiots, des fous, des filles repenties ; enfin, la règle, sorte de consigne rigoureuse et minutieuse, qui, prescrivant et ramenant chaque jour les mêmes actes aux mêmes heures, donne l’habitude pour auxiliaire à la volonté, ajoute l’entraînement machinal à l’initiative réfléchie, et finit par introduire la facilité dans l’effort. De là les communautés d’hommes ou de femmes, les congrégations, les couvents : eux aussi, comme les sacrements, comme le sacerdoce et la hiérarchie, ils font corps avec la croyance et sont les organes inséparables de la foi.

Avant 1789, le catholique ignorant ou inattentif, le paysan à sa charrue, l’artisan à son établi, la bonne femme à son ménage, n’avaient pas conscience de cette suture intime ; grâce à la Révolution, ils en ont acquis le sentiment et même la sensation physique. Jamais ils ne s’étaient demandé en quoi l’orthodoxie diffère du schisme, ni par quoi la religion positive s’oppose à la religion naturelle ; c’est la Constitution civile du clergé qui leur a fait distinguer le curé insermenté de l’intrus, et la bonne messe de la mauvaise ; c’est l’interdiction de la messe qui leur a fait comprendre l’importance de la messe ; c’est le gouvernement révolutionnaire qui les a transformés en théologiens et en canonistes[75]. Obligés, sous la Terreur, de chanter et de danser autour de la déesse Raison, puis dans le temple de l’Être suprême, ayant subi, sous le Directoire, les nouveautés du calendrier républicain et l’insipidité des fêtes décadaires, ils ont mesuré, de leurs propres yeux, la distance qui sépare un dieu présent, personnel, incarné, rédempteur et sauveur, d’un dieu nul ou vague, et, dans tous les cas, absent ; une religion vivante, révélée, immémoriale, et une religion abstraite, fabriquée, improvisée ; leur culte spontané, qui est un acte de foi, et le culte imposé, qui est une parade froide ; leur prêtre, en surplis, voué à la continence, délégué d’en haut pour leur ouvrir, par delà le tombeau, les perspectives infinies du paradis ou de l’enfer, et l’officiant républicain, en écharpe municipale, Pierre ou Paul, un laïque comme eux, plus ou moins marié et bon vivant, délégué de Paris pour leur faire un cours de morale jacobine[76]. — Par ce contraste, on les a attachés à leur clergé, à tout leur clergé, régulier et séculier. Auparavant, ils n’étaient pas toujours bien disposés pour lui ; nulle part les paysans n’étaient contents de lui payer la dîme, et, dans les moines contemplatifs, oisifs et bien rentés, l’artisan, comme le paysan, ne voyait guère que des fainéants gras. En sa qualité de Gaulois, l’homme du peuple, en France, a l’imagination sèche et courte ; il n’est pas enclin à la vénération, mais bien plutôt narquois, critique, frondeur à l’endroit des puissances, avec un fond héréditaire de méfiance et d’envie contre tout homme en habit de drap qui mange et boit sans travailler de ses bras. — À présent, son clergé ne lui fait plus envie, mais pitié : religieux et religieuses, curés et prélats, sans toit, sans pain, emprisonnés, déportés, guillotinés, ou, tout au moins, fugitifs et traqués, plus malheureux que les bêtes fauves, c’est lui qui, pendant les persécutions de l’an II, de l’an IV et de l’an VI, les recueille, les cache, les héberge et les nourrit. Il les voit souffrir pour leur foi, qui est sa foi, et, devant leur constance égale à celle des martyrs légendaires, sa tiédeur se change en respect, puis en zèle. Dès l’an IV[77], les prêtres orthodoxes ont repris dans son âme la place et l’ascendant que le dogme leur assigne : ils sont redevenus ses guides effectifs, ses directeurs acceptés, seuls interprètes accrédités de la vérité chrétienne, seuls dispensateurs et ministres autorisés de la grâce divine. Sitôt qu’ils peuvent rentrer, il accourt à leur messe et n’en veut point d’autre. Même abruti, ou indifférent et obtus, sans autre pensée que les préoccupations animales, il a besoin d’eux[78] ; leurs solennités, les grandes fêtes et le dimanche lui manquent ; et ce manque est une privation périodique pour ses oreilles et ses yeux : il regrette les cérémonies, les cierges, les chants, la sonnerie des cloches, l’angélus du matin et du soir. — Ainsi, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, son cœur et ses sens sont catholiques[79] et redemandent l’ancienne Église. Avant la Révolution, cette Église vivait de ses revenus propres ; 70 000 prêtres, 37 000 religieuses, 23 000 religieux, défrayés par des fondations, ne coûtaient rien à l’État, presque rien au contribuable ; du moins, ils ne coûtaient rien, pas même la dîme, au contribuable actuel et vivant ; car, établie depuis des siècles, la dîme était une charge pour la terre, non pour le propriétaire jouissant ou pour le fermier exploitant ; ceux-ci n’avaient acheté ou loué que défalcation faite de cette charge. En tout cas, les biens fonciers de l’Église étaient à elle, sans dommage pour personne, par le titre de propriété le plus légal et le plus légitime, par la volonté dernière des millions de morts, ses fondateurs et bienfaiteurs. On lui a tout pris, même les maisons de prière qui, par leur emploi, leur aménagement et leur architecture, étaient le plus manifestement des œuvres chrétiennes et des choses ecclésiastiques, 38 000 presbytères, 4000 couvents, plus de 40 000 églises paroissiales, cathédrales et chapelles ; chaque matin, l’homme ou la femme du peuple, en qui s’est ravivé le besoin du culte, passe devant quelqu’une de ces bâtisses ravies au culte ; par leur forme et leur nom, elles lui disent tout haut ce qu’elles ont été, ce qu’aujourd’hui encore elles devraient être. Des philosophes incrédules, d’anciens conventionnels[80] entendent cette voix ; tous les catholiques l’entendent, et, sur les trente-cinq millions de Français[81], plus de trente-trois millions sont catholiques.

VII

Comment repousser une plainte si juste, la plainte universelle des indigents, des parents, des fidèles ? — Ici reparaît la difficulté capitale, l’embarras presque inextricable que la Révolution lègue à tout gouvernement régulier, je veux dire, l’effet persistant des confiscations révolutionnaires et le conflit qui met aux prises deux droits sur le même domaine, le droit du propriétaire dépouillé et le droit du propriétaire investi. Cette fois encore, la faute est à l’État, qui de gendarme s’est fait brigand, et s’est approprié par violence la fortune des hôpitaux, des écoles, des églises ; à lui de la rendre, en argent ou en nature. En nature, il ne le peut plus : elle a coulé hors de ses mains, il en a aliéné ce qu’il a pu, il n’en détient plus que des restes. En argent, il ne le peut pas davantage ; lui-même il s’est ruiné, il vient de faire banqueroute, il vit d’expédients et au jour le jour, il n’a ni fonds ni crédit. Reprendre les biens vendus, personne n’y songe ; rien de plus contraire à l’esprit du nouveau régime : non seulement ce serait là un vol semblable à l’autre, puisque les acquéreurs ont payé et que leur quittance est en règle, mais encore, à contester leur titre, le gouvernement infirmerait le sien ; car son autorité a la même source que leur propriété. Il est en place, comme ils sont en possession, en vertu du même fait accompli, parce que les choses sont ainsi et ne peuvent plus être autrement, parce que dix années de révolution et huit années de guerre pèsent sur le présent d’un poids trop lourd, parce qu’il y a trop d’intérêts et des intérêts trop forts engagés et enrôlés du même côté, parce que l’intérêt des 1 200 000 acquéreurs fait corps avec celui des 30 000 officiers que la Révolution a pourvus d’un grade, avec celui de tous les nouveaux fonctionnaires et dignitaires, avec celui du Premier Consul lui-même qui, dans cette transposition universelle des fortunes et des rangs, est le plus grand des parvenus et doit soutenir les autres s’il veut être soutenu par eux. Naturellement, il les protège tous, par calcul et par sympathie, dans l’ordre civil comme dans l’ordre militaire, en particulier les propriétaires nouveaux, surtout les moyens et les petits, ses meilleurs clients, attachés à son règne et à sa personne par l’amour de la propriété, qui est la plus forte passion de l’homme ordinaire, par l’amour de la terre, qui est la plus forte passion du paysan[82]. De leur sécurité dépend leur fidélité ; en conséquence, il leur prodigue les garanties. Par sa Constitution de l’an VIII[83], il déclare, « au nom de la nation française, qu’après une vente légalement consommée de biens nationaux, quelle qu’en soit l’origine, l’acquéreur légitime ne peut en être dépossédé ». Par l’institution[84] de la Légion d’honneur, il oblige chaque légionnaire « à jurer, sur son honneur, à se dévouer à la conservation des propriétés consacrées par les lois de la République ». Aux termes de sa Constitution impériale[85] « il jure » lui-même « de respecter et de faire respecter l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux ».

Par malheur, un boulet de canon sur le champ de bataille, une machine infernale dans la rue, une maladie à domicile peut emporter demain le garant et les garanties[86]. D’autre part, les biens confisqués gardent leur tache originelle. Rarement l’acquéreur est bien vu dans sa commune ; on lui envie le bon coup qu’il a fait ; non seulement il en jouit, mais tout le monde en pâtit. Jadis, tel champ dont il récolte les fruits, tel domaine dont il touche le fermage, défrayaient la cure, l’hospice et l’école ; à présent l’école, l’hospice et la cure meurent d’inanition, à son profit ; il est gras de leur jeûne. Chez lui, sa femme et sa mère ont souvent le visage triste, surtout dans la semaine de Pâques ; s’il est vieux, s’il devient malade, sa propre conscience se réveille ; par habitude, par hérédité, cette conscience est catholique : il a besoin d’être absous par le prêtre au moment suprême, et se dit qu’au moment suprême il n’obtiendra peut-être pas l’absolution[87]. Au reste, il aurait de la peine à se persuader que sa propriété légale est une propriété légitime ; car, non seulement elle ne l’est pas en droit, pour le for intérieur, mais encore elle ne l’est pas en fait, sur le marché ; à cet égard, les chiffres sont probants, quotidiens et notoires. Un domaine patrimonial qui rapporte 3000 francs trouve acquéreur à 100 000 francs ; tout à côté, un domaine national qui rapporte juste autant ne trouve acquéreur qu’à 60 000 francs ; après plusieurs ventes et reventes, la dépréciation persiste et retranche aux biens confisqués 40 pour 100 de leur valeur[88]. Ainsi roule et se prolonge, de vente en vente, un murmure indistinct et sourd, le murmure de la probité privée, qui proteste contre l’improbité publique et déclare au propriétaire nouveau que son titre est incomplet ; il y manque une pièce, et capitale, l’acte d’abandon et de cession, la renonciation formelle, le désistement authentique de l’ancien propriétaire. L’État, premier vendeur, doit cette pièce à ses acheteurs ; qu’il se la procure et négocie à cet effet ; qu’il s’adresse à qui de droit, aux propriétaires qu’il a dépossédés, aux titulaires immémoriaux et légitimes, je veux dire aux anciens corps. Ceux-ci ont été dissous par la loi révolutionnaire et n’ont plus de représentant qui puisse signer pour eux. Pourtant, malgré la loi révolutionnaire, un de ces corps, plus vivace que les autres, subsiste avec ses représentants effectifs, sinon légaux, avec son chef attitré et incontesté. Ce chef a qualité et autorité pour engager le corps ; car, par institution, il est suprême, et la conscience de tous les membres est dans sa main. Sa signature est d’un grand prix ; il importe de l’obtenir, et le Premier Consul conclut le Concordat avec le pape.

Par ce Concordat[89], le pape « déclare que ni lui ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu’en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayants cause ». Désormais la possession de ces biens n’est plus un péché ; du moins, elle n’est plus condamnée par l’autorité spirituelle, par cette conscience extérieure qui, dans les pays catholiques, dirige la conscience intérieure et souvent en tient lieu ; de ses propres mains, l’Église, maîtresse de la morale, ôte le scrupule moral, la dernière petite pierre incommode et dangereuse, qui, engagée sous la pierre angulaire de la société laïque, faussait l’assiette de l’édifice total et compromettait l’équilibre du nouvel État. — En échange, l’État dote l’Église. Par le même Concordat et par les décrets qui suivent, « le gouvernement[90] assure un traitement convenable aux évêques et aux curés », 15 000 francs à chaque archevêque, 10 000 francs à chaque évêque, 1500 francs à chaque curé de première classe, 1000 francs à chaque curé de seconde classe[91], plus tard[92] un maximum de 500 francs et un minimum de 300 francs à chaque desservant ou vicaire. « Si les circonstances l’exigent[93], les conseils généraux des grandes communes pourront, sur leurs biens ruraux ou leurs octrois, accorder aux prélats ou curés une augmentation de traitement. » Dans tous les cas, les archevêques, curés et desservants seront logés ou recevront une indemnité de logement. Voilà pour l’entretien des personnes. — Quant aux immeubles[94], « toutes les églises métropolitaines, cathédrales, paroissiales et autres, non aliénées, nécessaires au culte, seront remises à la disposition des évêques ». — « Les presbytères et les jardins attenants non aliénés seront rendus aux curés et aux desservants des succursales. » — « Les biens des fabriques non aliénés, ainsi que les rentes dont elles jouissaient et dont le transfert n’a pas été fait, sont rendus à leur destination. » Pour les dépenses et frais du culte[95], la fabrique paroissiale ou cathédrale, si son revenu ne suffit pas, sera aidée par sa commune ou par son département ; de plus, « il sera fait un prélèvement de 10 pour 100[96] sur les revenus de toutes les propriétés foncières des communes, telles que les maisons, bois et biens ruraux, pour former un fonds commun de subvention », une masse générale, à l’effet de pourvoir aux « acquisitions, reconstructions ou réparations des églises,… séminaires et presbytères ». D’ailleurs[97], le gouvernement permet « aux catholiques français de faire, s’ils le veulent, des fondations en faveur des églises,… pour l’entretien des ministres et l’exercice du culte », c’est-à-dire de léguer ou donner aux fabriques ou aux séminaires ; enfin, il exempte les séminaristes, futurs curés, de la conscription.

Il en exempte aussi les Ignorantins ou Frères des écoles chrétiennes, qui sont les instituteurs du petit peuple. À leur égard et à l’égard de toute autre institution catholique, il suit la même règle utilitaire, la maxime fondamentale du bon sens laïque et pratique : quand des vocations religieuses viennent s’offrir pour un service public, il les accueille et se sert d’elles ; il leur accorde des facilités, des dispenses, des faveurs, sa protection, ses dons, ou tout au moins sa tolérance. Non seulement il emploie leur zèle, mais encore il autorise leur association[98]. Ignorantins, Filles de la Charité, Sœurs Hospitalières, Sœurs de Saint-Thomas, Sœurs de Saint-Charles, Sœurs Vatelottes, plusieurs congrégations d’hommes ou de femmes se reforment avec l’assentiment des pouvoirs publics. Le Conseil d’État accepte et approuve leurs statuts, leurs vœux, leur hiérarchie, leur régime intérieur. Elles redeviennent propriétaires ; elles peuvent recevoir des dons et legs. Souvent l’État leur fait des cadeaux ; en 1808[99], trente et une communautés hospitalières et, pour la plupart enseignantes, obtiennent ainsi, par concession gratuite, en toute propriété, les immeubles et bâtiments qu’elles demandent. Souvent aussi[100] l’État pourvoit à leur entretien ; à plusieurs reprises, il décide que, dans tel hospice ou dans telle école, les sœurs désignées par l’antique fondation reprendront leur emploi et seront défrayées sur les revenus de l’école ou de l’hospice. Bien mieux, et malgré ses décrets comminatoires[101], en dehors des congrégations qu’il autorise, Napoléon laisse naître et vivre, entre 1804 et 1814, cinquante-quatre communautés nouvelles, qui ne lui soumettent pas leurs statuts, et qui se passent de sa permission pour exister ; il ne les dissout pas, il ne les inquiète point ; il juge[102] « qu’il y a des caractères, des imaginations de toute sorte, qu’on ne doit pas contraindre les travers mêmes quand ils ne sont point nuisibles », que, pour certaines âmes, la vie ascétique en commun est l’unique refuge ; si elles ne cherchent que cela, il ne faut pas les y troubler, et l’on peut feindre de les ignorer ; mais qu’elles se taisent et quelles se suffisent ! — Ainsi repoussent sur le tronc catholique ses deux branches maîtresses, le clergé régulier à côté du clergé séculier. Grâce à l’assistance, ou à l’autorisation, ou à la connivence de l’État, dans ses cadres ou hors de ses cadres, les deux clergés qui, en droit ou en fait, recouvrent l’existence civile, ont aussi, du moins à peu près[103], leur subsistance physique.

Rien de plus : personne ne s’entend mieux que Napoléon à faire de bons marchés, c’est-à-dire à donner peu pour recevoir beaucoup. Dans ce traité qu’il conclut avec l’Église, il serre les cordons de sa bourse, et surtout il évite de se dégarnir les mains, 650 000 francs pour les cinquante évêques et les dix archevêques, un peu plus de 4 millions pour les trois ou quatre mille curés de canton, en tout 5 millions par an, voilà ce que l’État promet au nouveau clergé ; plus tard[104], il se chargera de payer les desservants des succursales ; mais, encore en 1807, toute la dotation des cultes[105] ne coûtera au Trésor que 12 millions par an ; en principe, tout le reste, et notamment le traitement des quarante mille desservants et vicaires, doit être fourni par les fabriques et les communes[106]. Que le clergé s’aide de son casuel[107], que, pour ses ostensoirs, calices, aubes et chasubles, pour la décoration et les autres frais du culte, il s’adresse à la piété des fidèles, on ne leur interdit pas d’être libéraux envers lui, non seulement pendant les offices, à la quête, mais chez eux, à huis clos, de la main à la main. D’ailleurs, ils ont le droit de lui donner ou léguer par-devant notaire, de faire des fondations en faveur des séminaires et des églises ; après examen et approbation du Conseil d’État, la fondation devient exécutoire ; seulement[108], il faut qu’elle consiste en rentes sur l’État, parce que, sous cette forme, elle contribue à soutenir le cours de la rente et le crédit du gouvernement ; en aucun cas, elle ne sera composée d’immeubles[109] : si le clergé devenait propriétaire foncier, il aurait trop d’influence locale ; il ne faut pas qu’un évêque, un curé se sente indépendant ; il doit être et rester toujours un simple fonctionnaire, un travailleur à gages, auquel l’État fournit pour travailler un chantier couvert, l’atelier convenable et indispensable, en d’autres termes la maison de prière : c’est à savoir, pour chaque cure et succursale, « un des édifices anciennement destinés au culte ». Cet édifice n’est point restitué à la communauté chrétienne, ni à ses représentants ; il n’est que « mis à la disposition de l’évêque[110] ». L’État en retient la propriété ou la transfère aux communes ; il n’en concède au clergé que l’usage, et en cela il ne se prive guère. Églises cathédrales et paroissiales, la plupart sont, entre ses mains, des capitaux morts, presque sans emploi et presque sans valeur ; par leur structure, elles répugnent aux offices civils ; il ne sait qu’en faire, sauf des greniers à foin ; s’il en vend, c’est au prix des matériaux et à quelques démolisseurs, avec scandale. Parmi les presbytères et jardins rendus, plusieurs sont devenus des propriétés communales[111], et, dans ce cas, ce n’est pas l’État qui se dessaisit, c’est la commune qui est dessaisie. Bref, en fait d’immeubles fructueux, terres ou bâtisses, dont l’État pourrait tirer loyer, ce qu’il distrait de son domaine et livre au clergé est bien peu de chose. — À l’endroit du service militaire, ses concessions ne sont pas plus grandes : ni le Concordat ni les Articles organiques ne stipulent une exemption pour le clergé ; la dispense accordée n’est qu’une grâce ; elle est provisoire pour les séminaristes ; elle ne devient définitive que par l’ordination ; or c’est le gouvernement qui fixe le nombre des ordinands[112], et il le réduit le plus possible : dans le diocèse de Grenoble, il n’en souffre que huit en sept ans[113] ; de cette façon, non seulement il garde ses conscrits, mais encore, par le manque de jeunes prêtres, il force les évêques à placer d’anciens prêtres, même des constitutionnels, presque tous pensionnaires du Trésor, ce qui décharge le Trésor d’une pension ou la commune d’une subvention[114]. — Ainsi, dans la reconstruction de la fortune ecclésiastique, l’État s’épargne, et sa part contributive demeure exiguë ; il ne fournit guère que le plan, quelques grosses pierres d’attente et d’amorce, la licence ou l’injonction de bâtir ; le reste regarde les communes et les particuliers : à elles et à eux de s’évertuer, de continuer et d’achever, par ordre ou spontanément, sous sa direction permanente.

VIII

Tel est son procédé constant, et il l’applique à la reconstruction des deux autres fortunes collectives. — Pour ce qui concerne les établissements de bienfaisance, sous le Directoire, les hospices et hôpitaux avaient été réintégrés dans leurs biens non vendus, et, en remplacement de leurs biens vendus, on leur avait promis des biens nationaux de produit égal[115]. Mais l’opération était compliquée ; dans le gâchis universel, elle avait traîné ; pour l’effectuer, le Premier Consul la réduit et la simplifie. Du domaine national, il détache tout de suite une portion, dans chaque département ou district, plusieurs morceaux distincts, en tout 4 millions de revenu annuel en immeubles productifs[116], et il les distribue aux hospices au prorata de leurs pertes ; de plus, il leur attribue toutes les rentes, en argent ou en nature, dues pour fondations à des paroisses, cures, fabriques, corps et corporations ; enfin, « il affecte à leurs besoins » divers recouvrements éventuels, tous les domaines nationaux qui ont été usurpés par des particuliers ou des communes et pourront être découverts par la suite, « toutes les rentes appartenant à la République et dont la reconnaissance et le payement se trouvent interrompus[117] ». Bref il gratte et ramasse dans tous les coins les bribes qui peuvent aider à leur subsistance ; puis, reprenant et étendant une autre œuvre du Directoire, il leur assigne, non seulement à Paris, mais dans nombre de villes, une part dans le produit des spectacles et des octrois[118]. — Ayant ainsi augmenté leur revenu, il s’applique à diminuer leur dépense. D’une part, il leur rend leurs servantes spéciales, celles qui coûtent le moins et travaillent le mieux, je veux dire les Sœurs de Charité. D’autre part, il les astreint à une comptabilité exacte, il les soumet à une surveillance stricte, il leur choisit des administrateurs compétents et probes, il supprime, chez eux comme partout ailleurs, le gaspillage et le péculat. Désormais le réservoir public où les misérables viennent se désaltérer est réparé, nettoyé ; l’eau ne s’y gâte plus, ne s’y perd plus ; partant la charité privée peut, en toute sécurité, y verser ses eaux vives ; de ce côté, leur pente est naturelle et, en ce moment, plus forte qu’à l’ordinaire, car, dans le réservoir à demi vidé par la confiscation révolutionnaire, le niveau demeure toujours bas.

Restent les établissements d’instruction ; à leur endroit, la restauration semble plus difficile, car leur antique dotation a péri presque entière ; le gouvernement ne peut leur rendre que des bâtiments délabrés, quelques rares biens-fonds destinés jadis à l’entretien d’un boursier dans un collège[119] ou d’une école dans un village ; mais à qui les rendre, puisque le collège et l’école n’existent plus ? — Heureusement, l’instruction est une denrée si nécessaire, que presque toujours un père tâche de la procurer à ses enfants ; même pauvre, il consent à la payer, si elle n’est pas trop chère ; seulement, il la veut à son goût et de telle ou telle qualité, partant de telle provenance, avec telle étiquette et marque de fabrique. Si vous voulez qu’il achète, ne chassez plus du marché les fournisseurs qui ont sa confiance et qui lui vendent à bas prix ; au contraire, faites-leur accueil, et souffrez qu’ils étalent. Tel est le premier pas, un acte de tolérance ; les conseils généraux le réclament[120], et le gouvernement le fait. Il laisse revenir les Frères Ignorantins, il leur permet d’enseigner, il autorise les villes à les employer ; plus tard, il les agrège à son Université ; en 1810, ils auront déjà 41 maisons et 8400 élèves[121]. Plus largement encore, il autorise et favorise les congrégations enseignantes de femmes ; jusqu’à la fin de l’Empire et au delà, il n’y aura guère que des religieuses pour donner aux filles l’instruction, surtout l’instruction primaire. — Grâce à la même tolérance, les écoles secondaires se reforment de même, et non moins spontanément, par l’initiative des particuliers, des communes et des évêques, collèges ou pensionnats à Reims, Fontainebleau, Metz, Évreux, Sorrèze, Juilly, la Flèche et ailleurs, petits séminaires dans tous les diocèses ; l’offre et la demande se sont rencontrées, les maîtres viennent au-devant des enfants, et, de toutes parts, l’enseignement recommence[122].

Maintenant on peut songer à le doter, et l’État y invite tout le monde, communes et particuliers ; c’est sur leur libéralité qu’il compte pour remplacer les anciennes fondations ; il sollicite des dons et legs en faveur des nouveaux établissements, et il promet « d’entourer ces dotations du respect le plus inaltérable[123] ». Cependant, et par précaution, il assigne à chacun sa charge éventuelle[124] : si la commune établit chez elle une école primaire, elle doit à l’instituteur un logement, et les parents lui doivent une rétribution ; si la commune établit chez elle un collège ou reçoit chez elle un lycée, elle paye l’entretien annuel des bâtiments scolaires[125], et les élèves, externes ou internes, payent une pension. De cette façon, les grosses dépenses sont déjà couvertes, et l’État, entrepreneur général du service, n’a plus à fournir qu’une quote-part très mince ; aussi bien, cette quote-part, médiocre en principe, se trouve presque nulle en fait : car sa principale largesse consiste en 6400 bourses qu’il fonde et prend à sa charge ; mais il n’en confère environ que 3000[126], et il les confère presque toutes aux enfants de ses employés militaires ou civils, en sorte que la bourse du fils devient un supplément de solde ou de traitement pour le père ; ainsi, les 2 millions que l’État semble, de ce chef, allouer aux lycées sont en fait des gratifications qu’il distribue à ses fonctionnaires et à ses officiers : il reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. — Cela posé, il institue l’Université, et ce n’est pas à ses dépens qu’il l’entretient ; c’est aux dépens d’autrui, aux dépens des particuliers et des parents, aux dépens des communes, surtout aux dépens des écoles rivales, des pensionnats privés, des institutions libres, et cela grâce au monopole universitaire qui les assujettit à des taxes spéciales aussi ingénieuses que multipliées[127]. Tout particulier obtenant diplôme pour ouvrir une pension doit payer à l’Université de 200 à 300 francs ; de même, tout particulier obtenant diplôme pour ouvrir une institution doit payer à l’Université de 400 à 600 francs ; de même, tout particulier obtenant permission pour faire un cours public sur le droit ou la médecine[128]. Tout élève, pensionnaire, demi-pensionnaire ou externe d’une pension, institution, séminaire, collège ou lycée, doit payer à l’Université le vingtième du prix que l’établissement auquel il appartient demande à chacun de ses pensionnaires. Dans les écoles supérieures, facultés de médecine et de droit, facultés des sciences et des lettres, les étudiants payent à l’Université des droits d’inscription, d’examen et de diplôme, tellement qu’un jour viendra où l’enseignement supérieur pourra, sur ses recettes, subvenir à toutes ses dépenses, et même accuser dans son budget total un surplus net de bénéfices. Ainsi défrayée, l’Université nouvelle doit se suffire à elle seule ; aussi bien, tout ce que l’État lui octroie effectivement, par un véritable don, en espèces palpables et sonnantes, c’est 400 000 francs de rente annuelle sur le grand-livre, un peu moins que la dotation du seul collège Louis-le-Grand en 1789[129] ; on peut même dire que c’est justement la fortune du vieux collège qui, à travers plusieurs emplois, réemplois, détournements et mésaventures, devient le patrimoine de la nouvelle Université[130] ; du collège à l’Université, l’État a opéré le transfert : à cela se réduit sa munificence ; elle éclate surtout à l’endroit de l’instruction primaire : pour la première fois, en 1812, il lui alloue 25 000 francs, dont elle ne touche que 4500[131]. — Telle est la liquidation finale des trois grandes fortunes collectives. Entre l’État et les établissements d’instruction, de culte, de bienfaisance qu’il a dépouillés, intervient un règlement de comptes, une transaction expresse ou tacite. Il a pris aux pauvres, aux enfants, aux fidèles 5 milliards au moins de capital, et 270 millions de revenu[132] ; il leur rend, en revenus fonciers et en rentes sur le Trésor, 17 millions par an. Comme il a la force et qu’il fait la loi, il n’a pas de peine à obtenir ou à se donner quittance ; c’est un failli qui a mangé l’argent de ses créanciers et leur jette en aumône 6 pour 100 de leur créance.

Naturellement, il profite de l’occasion pour les mettre dans sa dépendance étroite et permanente, pour ajouter aux chaînes dont l’ancienne monarchie avait déjà chargé les corps qui administrent les fortunes collectives. Toutes ces chaînes, Napoléon les alourdit et les resserre ; non seulement il intervient auprès des administrateurs pour leur imposer l’ordre, la probité et l’économie, mais encore il les nomme, il les révoque, il commande ou autorise chacun de leurs actes, il leur souffle leurs paroles, il veut être le suprême évêque, l’universel hospitalier, l’unique professeur et instituteur, bref le dictateur de l’opinion, le créateur et directeur de toute pensée politique, sociale et morale dans tout son empire : avec quelle rigidité et quelle ténacité d’intention, quelle variété et quelle convergence de moyens, quelle plénitude et quelle sûreté d’exécution, avec quel dommage et quels dangers, présents et futurs, pour les corps, pour le public, pour l’État, pour lui-même, on verra cela tout à l’heure ; lui-même, vivant et régnant, pourra s’en apercevoir. — Car son ingérence, poussée à l’extrême, finira par rencontrer une résistance dans un corps qu’il considère comme une de ses créatures, l’Église : là-dessus, oubliant qu’elle a une racine propre, profonde et située hors de ses prises, il enlève le pape et le tient captif, il interne des cardinaux, il emprisonne des évêques, il déporte des prêtres, il incorpore des séminaristes dans ses régiments[133], il décrète la fermeture de tous les petits séminaires[134], il s’aliène à jamais le clergé catholique, comme la noblesse royaliste, juste au même moment et par le même emploi de l’arbitraire, par le même abus de la force, par le même retour à la tradition révolutionnaire, à l’infatuation et à la brutalité jacobines, jusqu’à faire avorter son Concordat de 1802, comme son amnistie de 1802, jusqu’à compromettre son œuvre capitale, la réconciliation commencée, le rattachement de l’ancienne France à la France nouvelle. — Néanmoins son œuvre, même imparfaite, même interrompue et gâtée par lui-même, reste solide et salutaire : les trois grandes machines que la Révolution avait démolies avec tant d’imprévoyance, et qu’il a construites à si peu de frais, sont en état de travailler, et, avec des insuffisances ou déviations d’effet, elles rendent au public les services requis, chacune le sien, culte, bienfaisance, instruction. Pleine permission et protection légale aux trois principaux cultes chrétiens et même au culte israélite, cela seul suffirait déjà aux plus vifs des besoins religieux ; grâce à la dotation fournie par l’État, par les communes et par les particuliers, le complément nécessaire ne manque pas ; en particulier, la communauté catholique, qui est la plus nombreuse de toutes, exerce et célèbre effectivement son culte, conformément à sa foi, suivant ses canons ecclésiastiques, sous sa hiérarchie orthodoxe. Dans chaque paroisse, ou à portée de chaque paroisse, réside un prêtre autorisé qui confère des sacrements valables ; publiquement, dans un édifice consacré, avec un décor d’abord mince, mais de mieux en mieux restauré, lui-même en étole, il dit la messe ; non moins publiquement, des congrégations de religieux et de religieuses, des frères en robe noire, des sœurs en guimpe et cornette desservent les écoles et les hospices. D’autre part, dans ces hospices et hôpitaux bien desservis et bien administrés, dans les bureaux de bienfaisance, les ressources ne sont plus trop inférieures aux besoins, et la charité chrétienne, la générosité philanthropique opèrent incessamment, de toutes parts, pour remplir les caisses vides ; à partir de 1802, les legs et dons privés, autorisés par le Conseil d’État, se multiplient : de page en page, on les voit affluer dans le Bulletin des lois[135]. De 1800 à 1845, les hôpitaux et hospices recevront ainsi plus de 72 millions, et les bureaux de bienfaisance plus de 40 millions ; de 1860 à 1878, tous ensemble ils recevront ainsi plus de 415 millions[136]. Pièce à pièce, l’ancien patrimoine des pauvres se reconstitue ; et, le 1er janvier 1833, les hospices et hôpitaux, avec leurs 51 millions de revenu, pourront entretenir 154 000 vieillards et malades[137]. — Comme la bienfaisance publique, l’enseignement public redevient efficace ; dès 1806[138], Fourcroy compte 20 lycées installés et peuplés ; en outre, 370 écoles secondaires communales et 377 écoles secondaires privées sont ouvertes et reçoivent 50 200 élèves ; il y a 25 000 enfants dans les 4500 écoles primaires. Enfin, en 1815[139], dans la France ramenée à ses anciennes limites, on trouve 12 facultés de médecine ou de droit, avec 6329 étudiants, 36 lycées avec 9000 élèves, 368 collèges avec 28 000 élèves, 41 petits séminaires avec 5233 élèves, 1255 pensionnats et institutions privées avec 39 623 élèves, 22 348 écoles primaires avec 737 369 écoliers ; autant qu’on en peut juger, la proportion des hommes et des femmes qui savent lire et signer leur nom s’est relevée sous l’Empire jusqu’au chiffre et même au delà du chiffre[140] qu’elle atteignait avant 1789. — Ainsi les plus grands dégâts sont réparés : avec un mécanisme différent, les trois nouvelles machines font le service des anciennes et, au bout de vingt-cinq ans, donnent un rendement presque égal. — En somme, dans la grande maison saccagée par la Révolution, le propriétaire nouveau a rétabli les trois appareils indispensables de chauffage, de ventilation et d’éclairage ; comme il entend bien ses intérêts et qu’il est mal fourni d’argent comptant, il n’a contribué aux frais que pour un minimum ; quant au reste, il a groupé ses locataires en syndicats, par chambrées, par appartements, et il a mis à leur charge, volontaire ou involontaire, le principal de la dépense. Cependant il a gardé dans son cabinet, sous sa main et pour lui seul, les trois clefs des trois appareils ; c’est lui qui désormais, dans toute la maison, à chaque étage et logement, distribue à son gré la lumière, l’air et la chaleur ; il en distribue, sinon la même quantité qu’autrefois, du moins la nécessaire. Enfin, les locataires peuvent respirer à l’aise, voir clair, ne plus grelotter ; après dix ans de suffocation, d’obscurité et de froid, ils sont trop contents pour chicaner le propriétaire, discuter ses procédés, contester le monopole par lequel il s’est fait l’arbitre de leurs besoins. — De même dans l’ordre physique, pour les grands chemins, les digues, les canaux, les bâtisses utiles au public : là aussi il répare ou crée, par la même initiative autoritaire, avec la même économie[141], la même répartition des charges[142], le même concours spontané ou forcé désintéressés, la même efficacité pratique[143]. — Bref, si l’on prend les choses en gros et si l’on compense le pis par le mieux, on peut dire que, grâce à lui, les Français ont recouvré les biens qui leur manquaient depuis 1789 : paix intérieure, tranquillité publique, régularité administrative, justice impartiale, police exacte, sécurité des personnes, des propriétés et des consciences, liberté de la vie privée, jouissance de la patrie et, si l’on en est sorti, faculté d’y rentrer ; dotation suffisante, célébration gratuite et complet exercice du culte ; écoles et enseignement pour la jeunesse ; lits, soins et secours pour les malades, les enfants trouvés et les indigents ; entretien des routes et des bâtiments publics. Des deux groupes de besoins qui tourmentaient les hommes en 1800, le premier, celui qui datait de la Révolution, a reçu, vers 1808 ou 1810, une satisfaction raisonnable.

  1. Rœderer, III, 334 (16 août 1800).
  2. Stanislas de Girardin, Mémoires, I, 273 (22 thermidor an X) : « La France, agitée pendant plusieurs années, n’a plus qu’un besoin, qu’un sentiment, le repos. Tout ce qui pourra le lui garantir aura son assentiment : ses habitants, accoutumés à se mêler activement à toutes les questions politiques, paraissent aujourd’hui n’y mettre aucun intérêt. » — Rœderer, III, 484 (Rapport sur la sénatorerie de Caen, 1er décembre 1803) : « Le peuple des campagnes, concentré dans ses intérêts,… est profondément soumis, parce qu’il a maintenant sûreté pour les personnes et les propriétés…, Il ne s’exalte pas en louanges pour le monarque, mais il est plein de respect et de confiance pour un gendarme ; il s’arrête sur les chemins pour le saluer. »
  3. Rocquain, l’État de la France au 18 Brumaire (Rapport de Barbé-Marbois, 72, 81). Violation des caisses ; propos de quelques officiers : « Les richesses et la fortune sont pour les braves ; prenons : on trouvera nos comptes à la bouche de nos canons. » — « Les subalternes, ajoute Barbé-Marbois, bien instruits que leurs supérieurs puisent dans le Trésor public, leur font la loi pour avoir part au butin ; habitués à faire contribuer les ennemis du dehors, ils ne seraient pas éloignés de traiter en pays conquis les départements qu’ils sont chargés de défendre. »
  4. Rocquain, ib. ; Rapports de Barbé-Marbois et Fourcroy sur leurs missions dans la 12e et la 13e division militaire, an IX, 158 (Sur la tranquillité de la Vendée) : « J’aurais pu traverser tous les lieux sans escorte. Mon séjour dans quelques villages n’a été troublé d’aucune crainte, ni même d’aucun soupçon. » — « La tranquillité dont ils jouissent actuellement et la cessation des persécutions qu’on leur a faites… les empêchent de s’insurger. »
  5. Archives nationales, F7, 3273 (Rapports du général Ferino, pluviôse an IX, avec tableau des jugements de la commission militaire depuis floréal an VIII). La commission relève 53 assassinats, 3 viols, 44 pillages de maisons, exécutés par les brigands dans le Vaucluse, l’Ardèche, la Drôme, les Basses-Alpes ; 66 brigands ont été fusillés en flagrant délit, 87 après sentence, et 6 blessés sont morts à l’hôpital. — Rocquain, ib., 17 (Rapports de Français de Nantes sur sa mission dans la 8e division militaire) : « Le Midi peut être considéré comme purgé par la destruction d’environ 200 brigands, qui ont été fusillés. Il n’existe plus que trois ou quatre bandes de 7 ou 8 hommes chacune. »
  6. Archives nationales, F7, 7152 (Sur la prolongation du brigandage). Lettre de Lhoste, agent, au ministre de la justice, Lyon, 8 pluviôse an VIII. « Toutes les semaines, les diligences sont dévalisées en entier. » — Ib., F7, 3267 (Seine-et-Oise, bulletins de la police militaire et correspondance de la gendarmerie). Le 25 brumaire an VIII, attaque de la malle de Paris près d’Arpajon, par 5 brigands armés de fusils. Le 3 fructidor an VIII, à trois heures de l’après-midi, une voiture chargée de 10 860 francs expédiés par le receveur de Mantes à celui de Versailles est arrêtée, près de la machine de Marly, par 8 ou 10 brigands armés à cheval. Le gendarme qui accompagnait la voiture est saisi, désarmé. — Et quantité d’autres faits analogues : on voit que, pour mettre fin au brigandage, il fallut un an et davantage. — L’instrument employé est toujours la force militaire impartiale. (Rocquain, ib., 10.) « Il y a à Marseille trois compagnies de garde nationale soldées, de 60 hommes chacune, à la solde de 1 franc par homme. La caisse de cette garde s’alimente par une contribution de 5 francs par mois que paie chaque homme sujet à monter la garde et qui veut s’exempter. Les officiers… sont tous étrangers au pays, c’est depuis l’établissement de cette garde que les vols, les meurtres, les querelles ont cessé dans la ville de Marseille. »
  7. Archives nationales, cartons 3144 et 3145, n° 1004 (Rapports des conseillers d’État envoyés en mission pendant l’an IX, et publiés par Rocquain, avec des omissions, entre autres celle-ci dans le rapport de Français de Nantes) : « Les soins des maires de Marseille ont été assez efficaces pour qu’aujourd’hui un émigré en surveillance et fraîchement débarqué de l’étranger se promène dans Marseille sans être assommé ni assommeur, alternative dans laquelle ils avaient été jusqu’à présent. Cependant, au milieu de cette ville, il y a près de 500 hommes qui ont tué de leurs propres mains ou qui ont été complices des tueurs, aux diverses époques de la Révolution… Les habitants de cette ville sont accoutumés depuis si longtemps à être vexés et dépouillés, à être traités comme les habitants d’une ville rebelle ou d’une colonie, que le pouvoir arbitraire ne les effraie pas, et qu’ils demandent seulement qu’on mette leurs vies et leurs propriétés à l’abri des tueurs et des pillards et que leur sort soit toujours confié à des mains sûres et impartiales. »
  8. Rœderer, III, 481 (Rapport sur la sénatorerie de Caen, 2 germinal an XIII). — Faber, Notice sur l’intérieur de la France (1807), 110, 112 : « La justice est un des beaux côtés de la France actuelle ; elle est coûteuse, mais on ne peut pas l’appeler vénale. »
  9. Rocquain, ib., 190 (Rapport de Français de Nantes sur la 8e division militaire) : « Depuis plus de dix-huit mois, il règne dans les villes un calme égal à celui dont on jouissait avant la Révolution. La société et les bals ont repris dans les villes, et les antiques danses de la Provence, suspendues pendant dix ans, égaient aujourd’hui les campagnes. »
  10. Proclamation aux Français, 15 décembre 1799.
  11. La Révolution, tome VIII, 117, 118 (Notes).
  12. Délibération du Conseil d’État, 5 pluviôse an VIII (25 janvier 1800).
  13. Forneron, Histoire générale des émigrés, II, 374. En 1800, l’armée de Condé comprenait encore 1007 officiers et 5840 volontaires.
  14. Décrets du 3 brumaire an IV et du 9 frimaire an VI. — Cf. la Révolution, tome VIII, 350 et 393.)
  15. Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), article 93 : « La nation française déclare qu’en aucun cas elle ne souffrira le retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois rendues contre les émigrés. Elle interdit toute exception nouvelle à cet égard. »
  16. Avis du Conseil d’État, 25 décembre 1799.
  17. Arrêté du 26 décembre 1799. — Deux ultrajacobins, proscrits après Thermidor, Barère et Vadier, sont adjoints à la liste, sans doute en manière de compensation et pour que la balance n’ait pas l’air de pencher trop d’un seul côté.
  18. Arrêté du 30 décembre 1799.
  19. Arrêtés du 26 février, du 2 mars et du 3 mars 1800.
  20. Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, 199 (Paroles du Premier Consul à Regnaud, séance du Conseil d’État, 12 août 1801) : « J’aime bien à entendre crier contre les radiations. Mais vous-mêmes, combien n’en avez-vous pas sollicité ? Ce ne peut être autrement ; il n’y a personne qui n’ait sur les listes un parent ou un ami. »
  21. Thibaudeau, ib. (Paroles du Premier Consul) : « Il n’y a jamais eu de listes d’émigrés, il n’y a que des listes d’absents. La preuve, c’est qu’on a toujours rayé. J’ai vu, sur les listes, des membres de la Convention même et des généraux. Le citoyen Monge y était inscrit. »
  22. Ib., 97 : « Le ministre de la police faisait sonner bien haut l’arrestation et le renvoi de quelques émigrés rentrés sans autorisation ou qui inquiétaient les acquéreurs des biens, et, en même temps, il accordait de toute main des surveillances à tous ceux qui en demandaient, sans avoir égard à la distinction faite par l’arrêté du 28 vendémiaire. »
  23. Sénatus-consulte du 26 avril 1802.
  24. Sénatus-consulte du 26 avril 1802, titre II, articles 16 et 17. — Gaudin, duc de Gaëte, Mémoires, I, 183 (Rapport sur l’administration des finances en 1803) : « Les anciens propriétaires ont été réintégrés dans plus de 20 000 hectares de forêts. »
  25. Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, 98 (Paroles du Premier Consul, 24 thermidor an IX) : « Des émigrés rayés coupent leurs bois, soit par besoin, soit pour emporter de l’argent à l’étranger. Je ne veux pas que les plus grands ennemis de la République, les défenseurs des vieux préjugés, recouvrent leur fortune et dépouillent la France. Je veux bien les recevoir ; mais il importe à la nation de conserver ses forêts : la marine en a besoin. »
  26. Stourm, les Finances de l’Ancien Régime et de la Révolution, II, 459 à 461. (D’après les chiffres annexés au projet de loi de 1825.) — Il ne s’agit ici que de leur patrimoine immobilier ; leur patrimoine mobilier a péri tout entier, d’abord par l’abolition sans indemnité de leurs droits féodaux utiles sous la Constituante et sous la Législative, ensuite par la transformation légale et forcée de leurs capitaux mobiliers en titres sur le grand-livre, c’est-à-dire en rentes sur l’État, que la banqueroute finale du Directoire avait réduites presque à néant.
  27. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État (15 mars et 1er juillet 1806) : « Un des effets les plus injustes de la Révolution a été de laisser mourir de faim tel émigré dont tous les biens se sont trouvés vendus, et de rendre 100 000 écus de rente à tel autre dont les propriétés se sont trouvées, encore par hasard, dans les mains de la régie. Quelle bizarrerie encore d’avoir rendu les champs non vendus et d’avoir gardé les bois ! Il eût mieux valu, en partant de la déchéance légale de tous les propriétaires, ne rendre que 6000 francs de rente à un seul, et faire du restant une masse qui eût été répartie entre tous. »
  28. Léonce de Lavergne, Économie rurale de la France, 26 (D’après le tableau nominatif des indemnités accordées par la loi de 1825). — Duc de Rovigo, Mémoires, IX, 400.
  29. Comte de Puymaigre, Souvenirs de l’émigration, de l’Empire et de la Restauration, 94.
  30. Pelet de la Lozère, ib., 272.
  31. Comte de Puymaigre, ib., passim. — Alexandrine des Écherolles, Une Famille noble pendant la Terreur, 328, 402, 408. — Aux documents imprimés, j’ai pu ajouter des souvenirs personnels d’enfance et des récits de famille.
  32. Duc de Rovigo, Mémoires, IV, 399 (Sur la noblesse de province qui a émigré et qui rentre) : « Le Premier Consul ordonna sous main qu’on ne repoussât pas, pour cause d’émigration, les demandes que le plus grand nombre formait pour obtenir de petites places dans les différentes branches de l’administration. »
  33. M. de Vitrolles, Mémoires. — Comte d’Haussonville, Ma jeunesse, 60 : « Un matin, mon père apprit qu’il avait été nommé chambellan, avec un certain nombre d’autres personnes appartenant aux plus grandes familles du faubourg Saint-Germain. »
  34. Mme de Rémusat, Mémoires, II, 312, 315 et suivantes, 373. — Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, 4e partie, ch. iv.
  35. Rœderer, III, 459 (Paroles de Napoléon, 30 décembre 1802) : « Les nobles de France, eh bien ! je les protège ; mais ils voient qu’ils ont besoin d’être protégés… Je donne à plusieurs des places ; je leur rends des distinctions publiques et même des distinctions de salon ; mais ils sentent que c’est ma bonne volonté seule qui agit pour eux. » — Ib., III, 558 (janvier 1809) : « Je me repens tous les jours d’une faute que j’ai faite dans mon gouvernement ; c’est la plus sérieuse que j’aie faite, et j’en vois tous les jours les mauvais effets. Ç’a été de rendre aux émigrés la totalité de leurs biens ; j’aurais dû les mettre en masse commune et ne donner à chacun que jusqu’à concurrence de 6000 francs de rente. Dès que je me suis aperçu de ma faute, j’ai retiré pour 30 à 40 millions de forêts ; mais il en reste beaucoup trop à un grand nombre d’entre eux. » — On voit très bien ici l’attitude qu’il voulait leur imposer : c’était celle de clients et pensionnaires reconnaissants. Cette attitude, ils ne l’ont pas. — Rœderer, III, 482 (Rapport sur la sénatorerie de Caen, 1803) : « Les émigrés rentrés ne sont ni affectionnés, ni même satisfaits ; ils jouissent moins de ce qu’ils ont recouvré qu’ils ne s’indignent de ce qu’ils ont perdu. Ils parlent de l’amnistie sans reconnaissance et comme d’une justice imparfaite… Cependant ils paraissent d’ailleurs soumis. »
  36. Duc de Rovigo, Mémoires, V, 297. — Vers la fin, quantité de jeunes nobles avaient pris du service dans l’armée. « En 1812, il n’y avait plus un maréchal de France, ou même un général, qui n’en eût parmi ses aides de camp et dans son état-major. La presque totalité des régiments de cavalerie de l’armée était commandée par des officiers appartenant à ces familles. Déjà ils se faisaient remarquer dans l’infanterie. Toute cette jeune noblesse s’était franchement ralliée à l’Empereur, parce qu’elle se laissait facilement entraîner par la gloire. »
  37. Mme de Rémusat, II, 299 (1806) : « Il commença dès cette époque à s’entourer d’un tel cérémonial, que personne d’entre nous n’eut, plus guère de relations intimes avec lui… Cour de plus en plus nombreuse et monotone, chacun faisant à la minute ce qu’il avait à faire. Personne ne songeait à s’écarter de la courte série de pensées que donne le cercle restreint des mêmes devoirs… Despotisme croissant… crainte d’un reproche si l’on manquait à la moindre chose, silence que nous gardions sur tout… On n’y trouvait plus l’occasion d’y éprouver une émotion ou d’y échanger la moindre réflexion. »
  38. Rœderer, III, 558 (janvier 1809). — Le Régime moderne, tome IX, liv. I, ch. ii.
  39. Mme de Rémusat, III ; 75, 155 : « Quand le ministre de la police apprenait qu’un propos railleur ou malveillant avait été tenu dans un salon de Paris, il mandait aussitôt le maître ou la maîtresse pour les avertir de mieux surveiller leur société. » — Ib., 187 (1807) : « L’Empereur reprocha à M. Fouché de n’avoir pas exercé une surveillance exacte. Il exila des femmes, fit menacer des gens distingués, et insinua que, pour éviter les suites de son courroux, il fallait du moins réparer les imprudences commises, par des démarches qui prouveraient qu’on reconnaissait sa puissance. À la suite de ces provocations, un grand nombre de personnes se crurent obligées de se faire présenter. » — Ib., II, 170, 212, 303. — Duc de Rovigo, Mémoires, IV, 311 et 393 : « Nommé ministre de la police, dit-il, j’inspirais de la frayeur à tout le monde ; chacun faisait ses paquets ; on n’entendait parler que d’exil, d’emprisonnements et pis encore. » — Il profite de cela pour engager « tout ce qui, sur son catalogue, est désigné comme ennemi du gouvernement », à se faire présenter à la cour ; et tous, en effet, sauf « les grand’mamans » opiniâtres, se font présenter.
  40. Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française et Dix Ans d’exil. Exil de Mme de Balbi, de Mme de Chevreuse, de Mme de Duras, de Mme d’Avaux, de Mme de Staël, de Mme Récamier, etc. — Duc de Rovigo, ib., IV, 389 : « Les premiers exilés dataient de 1805 ; ils étaient, je crois, au nombre de 14. »
  41. Rœderer, III, 472 (Rapport sur la sénatorerie de Caen, 1803) : « Les nobles ne font société ni avec les citoyens, ni avec les fonctionnaires publics, sauf avec le préfet de Caen et le général de division qui y commande… Leurs liaisons avec le préfet annoncent qu’ils ont cru avoir besoin de lui. Tous rendent des devoirs au général commandant la division : sa cheminée est couverte de leurs cartes de visite. »
  42. Mme de la Rochejaquelein, Mémoires, 423 : « Nous vivions en butte à une tyrannie qui ne nous laissait ni calme ni bonheur. Tantôt on plaçait un espion parmi nos domestiques ; tantôt on exilait loin de leurs demeures quelques-uns de nos parents, en leur reprochant une charité qui leur attirait trop l’affection de leurs voisins ; tantôt mon mari était obligé d’aller rendre compte de sa conduite à Paris ; tantôt une partie de chasse était représentée comme une réunion de Vendéens. Quelquefois on nous blâmait d’aller en Poitou, parce qu’on trouvait que notre influence y était trop dangereuse ; d’autres fois on nous reprochait de ne pas y habiter et de ne pas employer cette influence au profit de la conscription. » — Son beau-frère, Auguste de la Rochejaquelein, invité à prendre du service dans l’armée, vient à Paris présenter ses objections : on l’arrête ; au bout de deux mois, « le ministre lui signifie qu’il restera prisonnier, tant qu’il ne sera pas sous-lieutenant ».
  43. Sénatus-consulte du 26 avril 1802 : « Considérant que cette mesure n’a pu être qu’une amnistie qui fît grâce au plus grand nombre, toujours plus égaré que criminel,… les amnistiés seront, pendant dix ans, sous la surveillance spéciale du gouvernement. » Il pourra obliger chacun d’eux « à s’éloigner de sa résidence ordinaire jusqu’à la distance de 20 lieues, et même à une plus grande distance si les circonstances le requièrent ».
  44. Thiers, X, 41 Lettre à Fouché, 31 décembre 1808, non insérée dans la Correspondance). — Le Régime moderne, tome IX. livre I, ch. ii.
  45. Rocquain, État de la France au 18 Brumaire, 33, 189, 190 (Rapports de Français de Nantes et de Fourcroy). — Statistique élémentaire de la France, par Peuchet (D’après un état publié par le ministère de l’intérieur, an IX), 200. — Statistiques des préfets, Aube, par Aubray, 23 ; Aisne, par Dauchy, 87 : Lot-et-Garonne, par Pieyre, 45 : « C’est pendant la Révolution que le nombre des enfants trouvés s’est accru à ce point extraordinaire, par l’admission trop facile des filles-mères et des enfants trouvés aux hospices, par le séjour momentané des militaires dans leurs foyers, par l’ébranlement de tous les principes de religion et de morale. » — Gers, par Balguerie : « Beaucoup de défenseurs de la patrie sont devenus pères avant leur départ… Les militaires, en revenant, gardaient leurs habitudes de conquêtes… De plus, beaucoup de filles, faute de mari, prenaient un amant. » — Moselle, par Colchen, 91 : « Mœurs plus relâchées. En 1780, à Metz, 524 naissances illégitimes ; en l’an IX, 646 ; en 1780, 70 filles publiques ; en l’an IX, 260. Même augmentation pour les femmes entretenues. » — Peuchet, Essai d’une statistique générale de la France, an IX, 28 : « Le nombre des naissances illégitimes, du quarante-septième qu’il était en 1780, est monté à près du onzième des naissances totales, suivant les aperçus rapprochés de M. Necker et de M. Mourgue. »
  46. Rocquain, ib., 93 (Rapport de Barbé-Marbois).
  47. La Révolution, tome VIII, 320 (note), 411, 412 (note).
  48. Statistiques des préfets, Deux-Sèvres, par Dupin, 174 : « Les maladies vénériennes, que, grâce à leurs bonnes mœurs, les campagnes ignoraient encore en 1789, sont aujourd’hui répandues dans le Bocage et dans tous les lieux où les troupes ont séjourné. » — « Le docteur Delahaye, à Parthenay, observe que le nombre des maniaques s’est accru d’une manière effrayante sous la Terreur. »
  49. Décrets du 19 mars 1793 et du 2 messidor an II. — Décrets du 2 brumaire an IV et du 16 vendémiaire an V.
  50. Statistiques des préfets, Rhône, par Verninac, an X. Revenu des hospices de Lyon en 1789, 1 510 827 francs ; aujourd’hui, 459 371 francs. — Indre, par Dalphonse, an XII. Le principal hospice d’Issoudun, fondé au XIIe siècle, avait 27 939 francs de revenu, sur lesquels il perd 16 232 francs. Autre hospice, celui des Incurables : sur 12 062 francs de revenu, il perd 7457 francs. — Eure, par Masson-Saint-Amand, an XIII : « 14 hospices et 3 petits établissements de charité dans le département, avec 100 000 francs environ de revenu en 1789 ; ils en ont perdu au moins 60 000. » — Vosges, par Desgouttes, an X : « 10 hospices dans le département. La plupart ont été dépouillés de la presque totalité de leurs biens et de leurs capitaux par l’effet de la loi du 23 messidor an II ; au moment où l’exécution de cette loi fut suspendue, les biens étaient vendus et les capitaux remboursés. » — Cher, par Luçay : « 15 hospices avant la Révolution ; ils sont restés presque tous sans ressources par la perte de leurs biens. » — Lozère, par Jerphanion, an X : « Les propriétés qui étaient attachées aux hospices, soit en fonds de terre, soit en rentes, ont passé en d’autres mains. » — Doubs, analyse par Ferrière : « Situation des hospices bien inférieure à celle de 1789, parce qu’on n’a pu leur restituer des biens en proportion de la valeur de ceux qui avaient été aliénés. L’hospice de Pontarlier a perdu la moitié de ses revenus par les remboursements faits en papier-monnaie ; tous les biens de l’hospice d’Ornans ont été vendus, etc. » — Rocquain, 187 (Rapport de Fourcroy). Hospices de l’Orne : leur revenu, au lieu de 123 189 francs, n’est plus que de 68 239 francs. — Hospices du Calvados : ils ont perdu 173 648 francs de revenu, il ne leur en reste que 85 955. — Passim, détails navrants sur le dénuement des hospices et de leurs hôtes, enfants, malades et infirmes. — Le chiffre par lequel j’ai tâché de marquer la disproportion des besoins et des ressources est un minimum. — Dupin, Histoire de l’administration des secours publics, 80 : « En 1799. la détresse des établissements hospitaliers était telle, qu’ils ne pouvaient même payer la contribution foncière du peu de biens qu’on leur avait rendus. »
  51. Abbé Allain, l’Instruction primaire en France avant la Révolution, et Albert Duruy, l’Instruction publique et la Révolution, passim
  52. Statistique de l’enseignement primaire (1880), II, CCIV. La proportion des lettrés et des illettrés a été constatée dans soixante-dix-neuf départements et à diverses périodes, depuis l’an 1580 jusqu’à l’an 1876, d’après les signatures de 1 699 985 actes de mariage. — Dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, publié par M. Buisson, M. Maggiolo, directeur de cette vaste statistique, a donné la proportion des lettrés et des illettrés pour les divers départements ; or, de département à département, le chiffre fourni par la signature des actes de mariage correspond assez exactement au nombre des écoles constaté d’ailleurs par les visites pastorales et par les autres documents. Les départements les plus illettrés sont le Cantal, le Puy-de-Dôme, la Nièvre, l’Ailier, la Vienne, la Haute-Vienne, les Deux-Sèvres, la Vendée et les départements de la Bretagne.
  53. Albert Duruy, l’Instruction publique et la Révolution, 25 (D’après le rapport de M. Villemain sur l’enseignement secondaire en 1843). — Abbé Allain, la Question d’enseignement en 1789, 88. — A. Silvy, les Collèges en France avant la Révolution, 5. Il résulte des recherches de M. Silvy que le chiffre des collèges donné par M. Villemain est beaucoup trop faible : « On ne peut évaluer à moins de 900 environ le chiffre des écoles secondaires sous l’ancien régime,… j’en ai déjà constaté 800 ;… je dois ajouter que mon enquête n’est point encore terminée et que je trouve chaque jour de nouveaux établissements. »
  54. Lunet. Histoire du collège de Rodez, 110. — Edmond, Histoire du collège de Louis-le-Grand, 258. — Statistiques des préfets, Moselle. (Analyse par Ferrière, an XII.) Avant 1789, 4 collèges à Metz, très complets, tenus par des chanoines réguliers, par des bénédictins, avec 3 professeurs, 38 maîtres répétiteurs 63 domestiques, 259 élèves externes et 217 internes. Tout cela a été détruit : il n’y a plus, en l’an IX, que l’École centrale, très insuffisante, avec 9 professeurs, 5 maîtres répétiteurs, 3 domestiques et 233 élèves externes.
  55. Albert Duruy, l’Instruction publique et la Révolution 25.
  56. Lunet, Histoire du collège de Rodez, 110.
  57. Statistiques des préfets, Ain, par Bossi, 368. — À Bourg, avant la Révolution, 220 élèves, dont 70 pensionnaires, 8000 livres de rente en biens-fonds confisqués pendant la Révolution. — À Belley, les professeurs sont les congréganistes de Saint-Joseph : 250 élèves, 9950 francs de revenu, en capitaux placés sur les pays d’États et anéantis par la Révolution. — À Thoissy, 8000 francs de rente en biens-fonds qui ont été vendus, etc. — Deux-Sèvres, par Dupin, an IX, et analyse par Ferrière, 48 : « Avant la Révolution, chaque ville du département, excepté Châtillon, avait son collège. — À Thouars, 60 pensionnaires à 300 livres par an et 40 externes. À Niort, 80 pensionnaires à 450 livres par an et 100 externes. » — Aisne, par Dauchy, 88. Avant 1789, presque tous les petits collèges étaient gratuits, et dans les grands collèges il y avait des bourses au concours. Sauf les grands bâtiments, tous leurs biens ont été aliénés et vendus, ainsi que les biens des 60 communautés qui donnaient aux filles l’instruction gratuite. — Eure, par Masson-Saint-Amand. Avant 1789, 8 collèges, tous supprimés et éteints. — Drôme, par Collin, 66 : « Avant la Révolution, chaque ville avait son collège, etc. »
  58. Cf., pour le détail de ces mœurs, Marmontel, Mémoires, I, 16 ; M. Jules Simon les a retrouvées plus tard et décrites dans ses souvenirs de jeunesse. — À la fin du règne de Louis XV, La Chalotais constatait déjà l’efficacité de l’institution. « Le peuple même veut étudier. Des laboureurs et des artisans envoient leurs enfants dans les collèges des petites villes, où il en coûte peu pour vivre. » — Cette extension rapide de l’instruction secondaire a beaucoup contribué à la Révolution.
  59. Statistiques des préfets, Indre, par Dalphonse, an XII, 104 : « Les universités, les collèges, les séminaires, les maisons religieuses, les écoles gratuites, tout a été détruit, et, sur ces décombres, on a élevé de vastes plans d’instruction nouvelle. Presque tous sont restés sans exécution… Nulle part, pour ainsi dire, les écoles primaires n’ont été instituées, et celles qui l’ont été l’ont été si mal, qu’il vaudrait presque autant qu’elles n’eussent pas été. Avec un pompeux et dispendieux système d’instruction publique, dix années ont été perdues pour l’instruction. »
  60. Moniteur, XXI, 644 (Séance du 13 fructidor an II). Un membre : « Il est bien certain, et mes collègues le voient avec douleur, que l’instruction publique est nulle. » — Fourcroy : « On n’apprend plus à lire et à écrire. » — Albert Duruy, 208 (Rapport au Directoire exécutif, 13 germinal an IV) : « Depuis près de six ans, il n’existe plus d’instruction publique. » — M. de la Sicotière, Histoire du collège d’Alençon, 33 : « En 1794, il ne restait plus que deux élèves au collège. » — Lunet. Histoire du collège de Rodez, 157 : « Les salles de classes restèrent vides de maîtres et d’élèves depuis mars 1793 jusqu’au 16 mai 1796. » — Statistiques des préfets, Eure, par Masson-Saint-Amand, an XIII : « Dans la majeure partie du département, il existait des maisons d’école, des dotations particulières pour les instituteurs et les institutrices. Les maisons ont été aliénées comme les autres domaines nationaux ; les dotations provenant d’établissements ou de corporations religieuses ont été éteintes. — Quant aux filles, cette portion de la société a fait une perte immense, relativement à son éducation, dans la suppression des communautés religieuses qui leur donnaient presque gratis un enseignement assez suivi. »
  61. Ma grand’mère maternelle apprit à lire d’une religieuse cachée dans le cellier de la maison.
  62. Albert Duruy, l’Instruction publique et la Révolution, 349. Arrêté du Directoire, 17 pluviôse an V, et circulaire du ministre Le Tourneur contre les écoles libres, qui sont « des repaires de royalisme et de superstition ». — Par suite, arrêtés des administrations départementales de l’Eure, du Pas-de-Calais, de la Drôme, de la Mayenne et de la Manche pour fermer ces repaires. « Du 27 thermidor an VI au 2 messidor an VII, écrit l’administration de la Manche, nous avons révoqué 58 instituteurs, sur la dénonciation des municipalités et des sociétés populaires. »
  63. Archives nationales, cartons 3144 et 3145, n° 104 (Rapports des conseillers d’État en mission dans l’an IX). Rapport de Lacuée sur la 1re division militaire. À Paris, trois écoles centrales, l’une dite des Quatre-Nations. « Il faut visiter cette école pour se peindre l’état de destruction et de délabrement de tous les bâtiments nationaux. Depuis l’ouverture des écoles, on n’a fait aucune réparation : tout tombe et se détruit… Des murs à bas, des planchers enfoncés… Pour préserver les élèves des dangers que présente à toute heure l’habitation de ces bâtiments, on est obligé de faire les cours dans des chambres très insalubres par leur petitesse et leur humidité. Dans la classe de dessin, les modèles et les papiers se moisissent dans les portefeuilles. »
  64. Albert Duruy, l’Instruction publique et la Révolution, 484 (Procès-verbaux des Conseils généraux, an IX, passim).
  65. Ib., 476 (Statistiques des préfets. Sarthe, an X) : « Des préventions difficiles à détruire, tant sur la stabilité de cette école que sur la moralité de quelques professeurs, en ont empêché quelque temps la fréquentation. » — 483 (Procès-verbaux des Conseils généraux, Bas-Rhin : « Le renversement de la religion a inspiré des préventions contre les écoles centrales. » — 482 (Ib., Lot) : « La plupart des professeurs de l’École centrale ont figuré dans la Révolution d’une manière peu honorable : leur réputation nuit au succès de leur enseignement ; leurs écoles sont désertes. »
  66. Albert Duruy, ib., 194 (D’après les relevés de 15 écoles centrales, de l’an VI à l’an VIII). Moyenne par école centrale : pour le dessin, 89 élèves ; pour les mathématiques, 28 ; pour les langues anciennes, 24 ; pour la physique, la chimie et l’histoire naturelle, 19 ; pour la grammaire générale, 15 ; pour l’histoire, 10 ; pour la législation, 8 ; pour les belles-lettres, 6. — Rocquain, État de la France, 29 Rapport de Français de Nantes sur les départements du Sud-Est) : « Là, comme ailleurs, les chaires de grammaire générale, de belles-lettres, histoire et législation sont désertes. Les chaires de mathématiques, chimie, latin et dessin sont un peu plus suivies, parce que ces sciences ouvrent des carrières lucratives. » — Ib., 108 (Rapport de Barbé-Marbois sur les départements de la Bretagne).
  67. Statistiques des préfets, Meurthe, par Marquis, an XIII, 120 : « Dans les écoles communales des campagnes, la rétribution était si modique, que les plus pauvres familles pouvaient contribuer à ce salaire. Des prélèvements sur les biens communaux aidaient d’ailleurs, presque partout, à former un traitement avantageux à l’instituteur, en sorte que ces fonctions étaient recherchées et communément bien remplies… La plupart des villages avaient pour institutrices des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ou d’autres, connues sous le nom de Vatelottes. — Le partage des biens communaux et la vente de ceux qui étaient assignés aux anciennes fondations ont privé les communes des ressources qui fournissaient un salaire honnête aux maîtres et maîtresses d’école ; le produit des centimes additionnels suffit à peine aux dépenses administratives. — Aussi n’y a-t-il plus guère maintenant que des personnes sans moyens qui prennent un état trop mal rétribué ; encore négligent-ils leurs écoles, dès qu’il se présente toute autre occasion de gagner quelque chose. » — Archives nationales, n° 1004, cartons 3144 et 3145 (Rapports des conseillers d’État en mission dans l’an IX). 1re division militaire, Rapport de Lacuée. Aisne : « Il n’y a point maintenant d’école primaire suivant l’institution légale. » — Même situation dans l’Oise, et dans la Seine pour les arrondissements de Sceaux et Saint-Denis.
  68. Albert Duruy, 178 (Rapport rédigé par les bureaux du ministère de l’intérieur, an VIII) : « Détestable choix de ceux qu’on a appelés des instituteurs : ce sont presque partout des hommes sans mœurs, sans instruction, qui ne doivent leur nomination qu’à un prétendu civisme, qui n’est que l’oubli de toute moralité et de toute bienséance… Ils affectent un mépris insolent pour les (anciennes) opinions religieuses. » — Ib., 497 Procès-verbaux des Conseils généraux). Sur les instituteurs primaires, Hérault : « La plupart ineptes et sans aveu. » — Pas-de-Calais : « La plupart ineptes ou immoraux. »
  69. Rocquain, 104 (Rapport de Fourcroy sur la 14e division militaire, Manche, Orne, Calvados) : « Outre la mauvaise conduite, l’ivrognerie et l’immoralité de beaucoup d’instituteurs, il paraît certain que le défaut d’instruction sur la religion est le motif principal qui empêche les parents d’envoyer leurs enfants à ces écoles. » — Archives nationales, ib. Rapport de Lacuée sur la 1re division militaire) : « Les instituteurs et institutrices qui ont voulu se conformer à la loi du 3 brumaire et aux différents arrêtés de l’administration centrale, en mettant aux mains de leurs élèves la Constitution et les Droits de l’homme, ont vu leurs écoles se dépeupler successivement. Les écoles qui ont été les plus suivies sont celles où l’on fait usage de l’évangile, du catéchisme et de la vie de Jésus-Christ… Les instituteurs, ayant été obligés de se régler sur la marche indiquée par le gouvernement, ne pouvaient que suivre des principes qui contrariaient les préjugés et les habitudes des parents : le discrédit s’en est suivi, et, de là, un abandon presque total de la part des élèves. »
  70. La Révolution, tome VII, 133, 134 (note 2).
  71. Statistiques des préfets, Moselle (Analyse par Ferrière). À Metz, en 1789, cinq écoles gratuites pour le premier âge, dont une pour les garçons et quatre pour les filles, tenues par des religieux ou religieuses ; en l’an XII, point : « On a livré à l’ignorance une génération entière. » — Ib., Ain, par Bossi, 1808 : En 1800, les écoles primaires étaient presque nulles dans ce département, comme dans le reste de la France. » En 1808, c’est à peine s’il en possède 30. — Albert Duruy, 480, 496 (Procès-verbaux des Conseils généraux, an IX). Vosges : « L’instruction «  primaire est presque nulle. » — Sarthe : « L’enseignement primaire est nul. » — Meuse-Inférieure : « On craint que, dans une quinzaine d’années, il n’y ait plus un homme sur cent qui sache écrire, etc. »
  72. Ce chiffre est un minimum, et on y arrive par le calcul suivant : Avant 1789, 47 hommes sur 109 et 26 femmes sur 100, c’est-à-dire 36 à 37 individus sur 100, recevaient l’instruction primaire. Or, d’après les recensements de 1876 et de 1881 (Statistique officielle de l’enseignement primaire, III, XVI), les enfants de six à treize ans sont au nombre de 12 pour 100 dans la population totale. Donc, en 1789, sur une population de 26 millions, les enfants de six à treize ans étaient au nombre de 3 120 000, desquels 1 138 000 apprenaient à lire et à écrire. — Notez qu’en 1800 la population adulte a beaucoup diminué et que la population enfantine s’est beaucoup augmentée. De plus, la France s’est accrue de 12 départements (Belgique, Savoie, Comtat, comté de Nice, où les anciennes écoles ont également péri. — Probablement, si toutes les anciennes écoles avaient subsisté, le nombre des enfants qui auraient reçu en 1800 l’instruction primaire approcherait de 1 400 000.
  73. Saint Thomas, Summa theologica, pars III, questio 60 usque ad 85 : « Sacramenta efficiunt quod figurant… Sunt necessaria ad salutem hominum… Ab ipso Verbo incarnato efficaciam habent. Ex sua institutione habent quod conferant gratiam… Sacramentum est causa gratiæ, causa agens, principalis et instrumentalis. »
  74. Exception pour les prêtres ordonnés par un évêque du rite grec.
  75. La Révolution, tome III, 251 et suivantes. — Archives nationales (Rapports des commissaires du Directoire exécutif près des administrations de département et de canton. — Ces rapports sont par centaines ; en voici quelques spécimens.) — F7, 7108 (canton de Passavent, Doubs, 7 ventôse an IV) : « L’empire des opinions religieuses y est plus étendu qu’avant la Révolution, parce que le grand nombre ne s’en occupait pas, et qu’aujourd’hui la généralité en fait le sujet de ses conversations et de ses plaintes. » — F7, 7127 (canton de Goux, Doubs, 15 pluviôse an IV) : « La chasse qu’on donna aux prêtres insermentés, jointe à la dilapidation et à la destruction des temples, mécontentèrent le peuple qui veut une religion et un culte ; le gouvernement lui devint odieux. » — Ib. (Dordogne, canton de Livrac, 13 ventôse an IV) : « La démolition des autels, la fermeture des églises, avaient rendu le peuple furieux pendant le règne de la tyrannie. » — F7, 7129 (Seine-Inférieure, canton de Canteleu, 12 pluviôse an IV : « J’ai connu des hommes éclairés, qui, dans l’ancien régime, n’approchaient point des églises, avoir chez eux des prêtres réfractaires. » — Archives nationales, cartons 3144, 3145, no 1004 (Mission des conseillers d’État en l’an IX). À cette date, spontanément et de toutes parts, le culte se rétablit partout. — (Rapport de Lacuée.) Dans Eure-et-Loir, « à peu près chaque village a son église et son ministre ; les temples sont ouverts et fréquentés dans les villes ». — Dans Seine-et-Oise, « le culte catholique romain est exercé dans presque toutes les communes du département ». — Dans l’Oise, « le culte s’exerce dans toutes les communes du département ». — Dans le Loiret, « les églises sont fréquentées par la multitude avec presque autant d’assiduité qu’en 1788. Un sixième des communes (seulement) n’a ni culte ni ministre, et, dans ces communes, on désire vivement l’un et l’autre. »
  76. Archives nationales, F7, 7129 (Tarn, canton de Vielmur, 10 germinal an IV) : « le peuple ignorant croit aujourd’hui que patriote et brigand c’est égal. »
  77. Archives nationales, F7, 7108 (Doubs, canton de Vercel, 20 pluviôse an IV) : « Lors de la loi du 11 prairial, les prêtres insermentés furent tous rappelés par leurs anciens paroissiens. L’empire qu’ils exercent sur le peuple est si fort, qu’il n’est pas de sacrifice qu’il ne fasse, pas de ruse ni de moyens qu’il n’emploie pour les conserver et éluder la rigueur des lois qui les concernent. » — Ib. (canton de Pontarlier, 3 pluviôse an IV) : « Dans les assemblées primaires, l’aristocratie et la malveillance ont inspiré au peuple ignorant de n’accepter la Constitution que sous la condition de ravoir leurs prêtres déportés ou émigrés pour l’exercice de leur culte. » — Ib. (canton de Labergement, 14 pluviôse an IV) : « Les cultivateurs les adorent… Je suis le seul citoyen de ce canton, avec ma famille, qui adresse mes vœux à l’Éternel sans me servir d’un intermédiaire. » — F7, 7127 (Côte-d’Or, canton de Beaune, 5 ventôse an IV) : « … Le fanatisme exerce un empire très puissant. » — Ib. (canton de Frolois, 9 pluviôse an IV) : « Deux prêtres insermentés sont rentrés depuis environ dix-huit mois ; ils sont cachés et tiennent des assemblées nocturnes… Ils ont séduit et corrompu au moins les trois quarts des individus de tout sexe. » — Ib. (canton d’Ivry, 1er pluviôse an IV) : « Le fanatisme et le papisme ont perverti l’esprit public. » — F7, 7119 (Puy-de-Dôme, canton d’Ambert, 15 ventôse an IV) ; « Cinq prêtres rentrés y ont célébré la messe ; à chaque fois, ils ont traîné à leur suite 3000 à 4000 personnes. » — F7, 7127 (Dordogne, canton de Carlux, 18 pluviôse an IV) : « Le peuple est si attaché au culte catholique, qu’il fait des deux lieues entières pour assister à la messe. » — F7, 7119 (Ardèche, canton de Saint-Barthélemy, 15 pluviôse an IV) : « Les prêtres non soumissionnaires se sont rendus maîtres absolus de l’opinion du peuple. » — (Orne, canton d’Alençon, 22 ventôse an IV) : « Des présidents, des membres d’administrations municipales, au lieu d’arrêter et de faire traduire devant les tribunaux les prêtres réfractaires, les admettent à leur table, les couchent et les rendent dépositaires des secrets de l’administration. » — F7, 7129 (Seine-et-Oise, canton de Jouy, 8 pluviôse an IV) : « Sur 50 citoyens, 49 paraissent avoir le plus grand désir de professer le culte catholique. » — Ib. (canton de Dammartin, 7 pluviôse an IV) : La religion catholique a tout l’empire ; ceux qui ne l’observent pas sont mal vus. » — À la même date (9 pluviôse an IV), le commissaire de Chamarande (Seine-et-Oise) écrit : « Je vois des personnes faire des offrandes de ce qu’ils appellent le pain bénit, et n’avoir pas de quoi subsister ».
  78. Archives nationales, cartons 3144 et 3145, n° 1004 (Missions des conseillers d’État, an IX). — (Rapport de Barbé-Marbois sur la Bretagne.) « À Vannes, j’entrai le jour des Rois dans la cathédrale : « on y célébrait la messe constitutionnelle : il n’y avait qu’un prêtre et deux ou trois pauvres. À quelque distance de là, je trouvai dans la rue une si grande foule, qu’on ne pouvait passer : ces gens n’avaient pu entrer dans une chapelle déjà remplie, où l’on disait la messe appelée des catholiques. — Ailleurs, les églises des villes étaient pareillement désertes, et le peuple allait entendre la messe d’un prêtre récemment arrivé d’Angleterre. » — (Rapport de Français de Nantes sur le Vaucluse et la Provence.) Un dixième de la population suit les prêtres constitutionnels ; le reste suit les prêtres émigrés et rentrés : ceux-ci ont pour eux la portion riche et influente de la société. » — (Rapport de Lacuée sur Paris et les sept départements environnants : « La situation des prêtres insoumis est plus avantageuse que celle des prêtres soumis… Ceux-ci sont négligés, abandonnés : il n’est pas de bon ton de se joindre à eux… (Les premiers) sont vénérés par leurs adhérents comme des martyrs ; ils inspirent un tendre intérêt, surtout aux femmes. »
  79. Archives nationales, ib. (Rapport de Lacuée : « Les besoins du peuple en ce genre paraissent se borner en ce moment… à un vain spectacle, à des cérémonies : aller à la messe, au sermon, à vêpres, bon pour cela ; mais se confesser, communier, jeûner, faire maigre, n’est commun en pas un endroit… Dans les campagnes où il n’y a pas de prêtres, le magister officie, et l’on est content ; on aimerait mieux des cloches sans prêtres que des prêtres sans cloches. » — Ce regret des cloches est très fréquent et survit même dans les cantons assez tièdes. — (Creuse, 10 pluviôse an IV ; : « Ils s’obstinent à replanter les croix que la police arrache ; ils rattachent aux cloches, pour les sonner, les cordes que le magistrat ôte. »
  80. Archives nationales, cartons 3144 et 3145, n° 1004 Rapport de Fourcroy) : « Ce qu’on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir aux anciens usages, et il n’est plus temps de résister à cette pente nationale… La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte et de prêtres. C’est une erreur de quelques philosophes modernes, à laquelle j’ai été moi-même entraîné, que de croire à la possibilité d’une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux ; ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de consolation… Il faut donc laisser à la masse du peuple ses prêtres, ses autels et son culte. »
  81. Peuchet, Statistique élémentaire de la France (publiée en 1805), 228. D’après les états fournis par les préfets en l’an IX et l’an X. la population est de 33 111 962 individus ; l’annexion de l’île d’Elbe et du Piémont en ajoute 1 864 350. Total : 34 976 313. — Pelet de la Lozère, 203 (Paroles de Napoléon au Conseil d’État, 4 février 1804, sur les séminaires protestants de Genève et Strasbourg, et sur le nombre des protestants dans ses États) : « Leur population n’est que de 3 millions. » — Mais ce chiffre est beaucoup trop fort. D’après les recherches de M. Armand Lods aux Archives nationales et aux archives de l’Oratoire, il y avait alors trois groupes de protestants : 1o les calvinistes de l’ancienne France, 615 000 ; 2o les protestants, en grande majorité luthériens, de l’Alsace et de la Franche-Comté, environ 200 000 ; 3o les protestants des pays annexés par la République et le Consulat, environ 615 000. Total 1 430 000. (Pétition adressée à l’administration des cultes par les notables protestants, 1803.) Ces chiffres eux-mêmes sont probablement encore enflés. Portalis (dans son rapport de brumaire an XII) n’évalue les calvinistes du premier groupe qui à 500 000 au maximum.
  82. Rœderer, III, 330 (juillet 1800) : « Le Premier Consul m’a parlé des mesures à prendre pour empêcher les rayés de racheter leurs biens, vu l’intérêt de conserver à la cause de la Révolution environ 1 200 000 acquéreurs de domaines nationaux. » — Rocquain, État de la France au 18 Brumaire (Rapport de Barbé-Marbois sur le Morbihan, le Finistère, l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-du-Nord, an IX) : « Dans tous les lieux que je viens de parcourir, les propriétaires reconnaissent que leur existence est attachée à celle du Premier Consul. »
  83. Constitution du 22 frimaire an VIII, art. 94. — De plus, l’article 93 déclare que « les biens des émigrés sont irrévocablement acquis à la République ».
  84. Loi du 29 floréal an X, titre I, article 8. — Le légionnaire jure aussi « de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et la loi autorisent, toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal ». par conséquent les droits féodaux et la dîme.
  85. Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804). Titre VII, art. 53.
  86. Rœderer, III, 420-432 (4 avril 1802, 1er mai 1802) : « Defermon me disait hier : Tout cela ira fort bien tant que le Consul vivra : le lendemain de sa mort il nous faudra émigrer. » — « Depuis le navigateur jusqu’au fabricant, chacun se dit : « Tout est bien : mais cela durera-t-il ? Ce travail que nous entreprenons, ce capital que nous risquons, cette maison que nous bâtissons, ces arbres que nous plantons, que deviendraient-ils, s’il allait mourir ? »
  87. Rœderer, III, 340 (Paroles du Premier Consul, 4 novembre 1800) : « Aujourd’hui, qui est-ce qui est riche ? L’acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur. » — Les détails ci-dessus m’ont été fournis par des récits et anciens souvenirs de famille.
  88. Napoléon, Correspondance, lettre du 5 septembre 1795 : « Les biens nationaux et des émigrés ne sont pas chers ; les patrimoniaux sont hors de prix. » — Archives nationales, cartons 3144 et 3145, n° 1004, missions des conseillers d’État, an IX (Rapport de Lacuée sur les sept départements de la division de la Seine) : « Dans la Seine, la proportion entre la valeur des biens nationaux et patrimoniaux est de 8 à 15. » — Dans l’Eure, les biens nationaux de toute espèce se vendent du denier 9 au denier 12, les patrimoniaux du denier 20 au denier 22. On distingue deux sortes de biens nationaux : les uns de première origine (biens du clergé) ; les autres de seconde origine (biens des émigrés). Les seconds sont beaucoup plus dépréciés que les premiers. Comparés aux biens patrimoniaux, dans l’Aisne, les premiers perdent un cinquième ou un quart de leur valeur, les seconds un tiers ; dans le Loiret, les premiers perdent un quart, les seconds un demi ; dans Seine-et-Oise, les premiers perdent un tiers, les seconds trois cinquièmes ; dans l’Oise, les premiers sont à peu près au pair, les seconds perdent un quart. — Rœderer, III, 472 (décembre 1803). Dépréciation des biens nationaux en Normandie : « On ne les achète guère au-dessus du denier 15 ; mais c’est le sort de cette espèce de biens dans tout le reste de la France. » — Ib., III, 534 (janvier 1809) : « En Normandie, on ne place pas son argent à 3 pour 100 en biens patrimoniaux ; on le place à 5 pour 100 en biens de l’État. » — Moniteur (4 janvier 1825). Rapport de M. de Martignac : « Les biens confisqués sur les émigrés trouvent difficilement des acquéreurs, et leur valeur dans le commerce n’est point en proportion de leur valeur matérielle. » — Duclosage, ancien inspecteur des domaines, Moyens de porter les domaines nationaux à la valeur des biens patrimoniaux, 7 : « Depuis 1815, les biens nationaux ont été généralement achetés sur le pied d’un revenu de 5 pour 100, tandis que les patrimoniaux ne se vendent qu’au taux d’un revenu de 3 pour 100 et 4 pour 100 tout au plus. La différence pour cette époque est donc d’un cinquième et même de deux cinquièmes. »
  89. Convention entre le pape et le gouvernement français, 15 juillet 1801. Ratifications échangées le 10 septembre 1801. et publiées avec les Articles organiques, le 8 avril 1802. — Article 13.
  90. Convention entre le pape et la France, 16 juillet 1801, article 14.
  91. Articles organiques, 64, 65, 66.
  92. Loi du 30 novembre 1809, et avis du Conseil d’État du 10 mai 1811.
  93. Articles organiques, 68.
  94. Articles organiques, 71, 72. — Concordat, article 12. — Arrêté du 26 juillet 1803).
  95. Loi du 30 décembre 1809, articles 39, 92 et suivants, 105 et suivants.
  96. Loi du 15 septembre 1807, titre IX.
  97. Concordat, article 15. — Articles organiques, 73.
  98. Alexis Chevalier, les Frères des écoles chrétiennes et l’Enseignement primaire après la Révolution, passim. (Arrêtés du 24 vendémiaire et du 28 prairial an XI, du 11 frimaire an XII ; lois du 14 mai 1806, du 7 mars 1808, du 17 février 1809, du 26 décembre 1810.)
  99. Ib., 189.
  100. Alexis Chevalier, 185 et suivantes. (Arrêtés du 8 août 1803, du 25 mars 1805, du 30 mai 1806).
  101. Décret du 22 juin 1804 (articles 1 et 4). — Consultation sur les décrets du 29 mars 1880, par Edmond Rousse, 32 (sur les 54 communautés, il y en avait 2 d’hommes, les Pères du Tiers Ordre de Saint-François, et les Prêtres de la Miséricorde, l’une fondée en 1806 et l’autre en 1808).
  102. Mémorial de Sainte-Hélène. Napoléon ajoute « qu’un empire comme la France peut et doit avoir quelques hospices de fous, appelés Trappistes ». — Pelet de la Lozère, 208 (Séance du Conseil d’État, 22 mai 1804) : « Mon intention est que la maison des Missions étrangères soit rétablie : ces religieux me seront très utiles en Asie, en Afrique et en Amérique… Je leur ferai un premier fonds de 15 000 francs de rente… Je veux aussi rétablir les Sœurs de la Charité : je les ai fait remettre déjà en possession de leurs maisons. Je crois qu’il faudra également, quoi qu’on en dise, rétablir les Frères Ignorantins. »
  103. Rœderer, III, 481 (Sénatorerie de Caen, 11 germinal an XIII). Plaintes perpétuelles des évêques et de la plupart des prêtres qu’il a rencontrés. « Un pauvre curé, un malheureux curé… L’évêque vous prie à dîner, il vous prépare à la mauvaise chère d’un malheureux évêque à 12 000 francs de traitement. » — Les palais épiscopaux sont magnifiques, mais l’ameublement est celui d’un curé de village : dans la plus belle pièce, à peine de quoi s’asseoir. — « Les desservants n’ont pu encore obtenir de traitement fixe dans aucune commune… Les paysans ont voulu avec ardeur leur messe et leur service du dimanche, comme par le passé ; mais payer est autre chose. »
  104. Décrets du 31 mai et du 26 décembre 1804, mettant à la charge du Trésor le traitement de 24 000, puis de 30 000 desservants.
  105. Charles Nicolas, le Budget de la France depuis le commencement du XIXe siècle : Dotation des cultes en 1807 : 12 341 537 fr.
  106. Décrets du 2 prairial an XII, du 5 nivôse an XIII et du 30 septembre 1807. — Décret du 30 décembre 1809 (articles 37, 39, 40, 49 et ch. iv). — Avis du Conseil d’État, 19 mai 1811.
  107. Ce casuel lui-même est limité (Articles organiques, 5) : « Toutes fonctions ecclésiastiques sont gratuites, sauf les oblations qui seraient autorisées et fixées par les règlements. »
  108. Articles organiques, 73.
  109. Ib., 74 : « Les immeubles autres que les édifices destinés au logement et les jardins attenants ne pourront être affectés à des titres ecclésiastiques ou possédés par les ministres du culte à raison de leurs fonctions. »
  110. Avis du Conseil d’État, 22 janvier 1805 (Sur la question de savoir si les communes sont devenues propriétaires des églises et presbytères qui leur ont été abandonnés en vertu de la loi du 18 germinal an X, articles organiques). — Le Conseil d’État est d’avis que « lesdites églises et presbytères doivent être considérés comme des propriétés communales ». Si l’État renonce à la propriété de ces bâtisses, ce n’est pas en faveur de la fabrique, du curé ou de l’évêque, mais en faveur de la commune.
  111. En 1790 et 1791, nombre de communes avaient soumissionné pour des biens nationaux, afin de les revendre ensuite, et quantité de ces biens, non revendus, leur étaient restés entre les mains.
  112. Articles organiques, 26 : « Les évêques ne feront aucune ordination avant que le nombre des personnes à ordonner n’ait été soumis au gouvernement et agréé par lui. »
  113. Archives de Grenoble (Documents communiqués par Mlle de Franclieu). Lettre de l’évêque, Mgr Claude Simon, 18 avril 1809, au ministre des cultes : « Depuis sept ans que je suis évêque de Grenoble, je n’ai encore ordonné que 8 prêtres ; pendant cet intervalle, j’en ai perdu au moins 150. Les survivants me menacent d’une lacune plus rapide : ils sont ou infirmes, ou courbés sous le poids des années, ou surchargés de fatigues. Il est donc urgent que je sois autorisé à conférer les saints ordres à ceux qui ont l’âge et l’instruction nécessaires. Cependant vous vous êtes borné à demander l’autorisation pour les huit premiers de la susdite liste, dont le plus jeune est âgé de vingt-quatre ans… Je prie Votre Excellence de présenter à l’autorisation de Sa Majesté Impériale les autres sujets de cette liste. » — Id., 6 octobre 1811 : « Je n’ai qu’un diacre et un sous-diacre, tandis que je perds chaque mois trois ou quatre prêtres. »
  114. Articles organiques, 68, 69 : « Les pensions dont les curés jouissent en vertu des lois de l’Assemblée constituante seront précomptées sur leur traitement. Les vicaires et les desservants seront choisis parmi les ecclésiastiques pensionnés en exécution des lois de l’Assemblée constituante. Le montant de ces pensions et le produit des oblations formeront leur traitement. »
  115. Lois du 16 vendémiaire an V et du 20 ventôse an V.
  116. Arrêté du 6 novembre 1800.
  117. Arrêtés du 23 février 1801 et du 26 juin 1801. (On voit, par les arrêtés ultérieurs, que plusieurs fois ces recouvrements ont pu être effectués.)
  118. Loi du 7 frimaire an V imposant un décime par franc en sus du prix de chaque billet d’entrée dans tous les spectacles, pour secourir les indigents qui ne sont pas dans les hospices. — Décret du 9 décembre 1809. — Arrêtés du 27 vendémiaire an VII et rétablissement de l’octroi à Paris, « attendu que la détresse des hospices civils et l’interruption des secours à domicile n’admettent plus aucun délai ». — Et loi du 19 frimaire an VIII ajoutant 2 décimes par franc aux droits d’octroi établis pour l’entretien des hospices de la commune de Paris. — Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, I, 685. Nombre de villes suivirent cet exemple : « Deux années s’étaient à peine écoulées que l’on comptait 293 octrois en France. »
  119. Loi du 25 messidor an V. — Alexis Chevalier, les Frères des écoles chrétiennes, etc., 185. (Arrêtés du 30 frimaire an XI, du 20 thermidor an XI et du 4 germinal an XIII. — Loi du 11 décembre 1808 (article 1er).
  120. Albert Duruy, l’Instruction publique et la Révolution, 480 et suivantes. Procès-verbaux des Conseils généraux de l’an IX ; entre autres, vœux de la Gironde, de l’Ille-et-Vilaine, du Maine-et-Loire, du Puy-de-Dôme, de la Haute-Saône, de la Vienne, de la Manche, du Lot-et-Garonne, de la Sarthe, de l’Aisne, de l’Aude, de la Côte-d’Or, du Pas-de-Calais, des Basses-Pyrénées, des Pyrénées-Orientales, du Lot.)
  121. Alexis Chevalier, les Frères des écoles chrétiennes, etc., 182. (D’après les relevés statistiques de la maison mère, rue Oudinot. — Ces chiffres sont probablement trop faibles.)
  122. Recueil des lois et règlements sur l’enseignement supérieur, par A. de Beauchamp, I, 65 (Rapport de Fourcroy, 28 avril 1802) : « Depuis la suppression des collèges et universités, des écoles anciennes ont pris une nouvelle extension, et il s’est formé un assez grand nombre d’établissements particuliers pour l’éducation littéraire de la jeunesse. »
  123. Ib., 65 et 71 (Rapport de Fourcroy) : « Pour ce qui est des écoles primaires, il faudra échauffer le zèle des municipalités, intéresser la gloire des fonctionnaires,… faire revivre la bienfaisance, si naturelle au cœur des Français, et qui renaîtra si promptement lorsqu’on connaîtra le respect religieux que le gouvernement veut porter aux fondations locales. »
  124. Ib., 81. (Décret du 1er mai 1802, titres II et IX. — Décret du 17 septembre 1808, article 23.)
  125. Histoire du collège des Bons-Enfants de l’Université de Reims, par l’abbé Cauly, 649. — Le lycée de Reims, décrété le 6 mai 1802, ne s’ouvrit que le 24 septembre 1803. La ville avait dû fournir un mobilier pour 150 élèves. Elle dépensa près de 200 000 francs pour mettre les bâtiments en état… Cette somme fut fournie, d’une part, au moyen d’une souscription volontaire qui produisit 45 000 francs, et, d’autre part, par des centimes additionnels.
  126. Loi du 1er mai 1802, articles 32, 33 et 34. — Guizot, Essai sur l’instruction publique, I, 59 : « Bonaparte nourrissait et élevait dans les lycées, à ses frais et à son profit, environ 3000 enfants,… communément choisis parmi les fils de militaires ou dans les familles pauvres. » — Fabry, Mémoires pour servir à l’histoire de l’instruction publique, III, 802 : « Enfants de militaires dont les femmes vivaient à Paris, fils d’hommes en place que le luxe empêchait d’élever leurs familles : telles étaient les bourses de Paris. » — En province, « des employés des droits réunis, des contributions, des postes, et autres fonctionnaires nomades : tels étaient ceux qui, presque exclusivement, sollicitaient les bourses communales ». — Lunet, Histoire du collège de Rodez, 219, 224. Sur 150 bourses, 87, en moyenne, sont occupées.
  127. Recueil, etc., par A. de Beauchamp, I, 171, 187, 192. (Loi du 17 septembre 1808, article 27, et arrêté du 7 avril 1809.)
  128. Ib. Les maîtres de pension et les chefs d’institution payeront en outre, chaque année, le quart des sommes ci-dessus fixées. (Loi du 17 septembre 1808, article 25. — Loi du 17 mars 1808, titre XVII. — Loi du 17 février 1809.)
  129. Recueil, etc., I, 189. (Décret du 24 mars 1808 sur la dotation de l’Université.)
  130. Emond, Histoire du collège Louis-le-Grand, 238. Ce collège, avant 1789, avait 450 000 livres de rente.) — Guizot, ib., I, 62. — Ce collège fut maintenu, pendant la Révolution, sous le nom de Prytanée français et reçut en 1800 les biens de l’Université de Louvain. Plusieurs de ses élèves s’enrôlèrent en 1792, et on leur promit de leur conserver leurs bourses à leur retour : de là l’esprit militaire du Prytanée. — En vertu d’un décret du 5 mars 1806, une rente perpétuelle de 400 000 francs fut transférée au Prytanée de Saint-Cyr : c’est cette rente qui, par le décret du 24 mars 1808, devient la dotation de l’Université impériale. Désormais les dépenses du Prytanée de Saint-Cyr sont mises à la charge du département de la guerre.
  131. Alexis Chevalier, les Frères des écoles chrétiennes, etc., 265. (Allocation aux novices des Frères Ignorantins.)
  132. L’Ancien Régime, tome I, 22 et 23. — La Révolution, tome VII, 88. — Alexis Chevalier, les Frères des écoles chrétiennes, 341 : « Avant la Révolution, les revenus de l’instruction publique dépassaient 30 millions. » — Peuchet, Statistique élémentaire de la France (publiée en 1805), 256. Revenu des hospices et hôpitaux au temps de Necker, 40 millions, dont 23 sont le produit annuel des immeubles et 17 sont fournis par des capitaux mobiliers, contrats, rentes, part dans les octrois, etc.
  133. Comte d’Haussonville, l’Église romaine et le premier Empire, t. IV et V, passim. — Ib., III, 370, 375 (13 cardinaux italiens et 19 évêques des États Romains sont transportés et internés en France, ainsi que beaucoup de leurs grands vicaires et chanoines ; vers la même date, plus de 200 prêtres italiens sont déportés en Corse). — V, 181 (12 juillet 1811, les évêques de Troyes, Tournay et Gand sont mis à Vincennes). — V, 286 (236 élèves du séminaire de Gand sont enrégimentés dans une brigade d’artillerie et acheminés sur Wesel, où une cinquantaine d’entre eux meurent à l’hôpital). — Souvenirs inédits du chancelier Pasquier. IV, 358 (Quantité de prêtres de la Belgique, détenus dans les châteaux de Ham, Bouillon et Pierre-Châtel, furent mis en liberté après la Restauration).
  134. Décret du 15 novembre 1811, art. 28, 29 et 30. (Grâce à M. de Fontanes, les petits séminaires ne furent pas tous fermés : il en subsistait 41 en 1815.)
  135. Collection des lois et décrets, passim, à partir de 1802.
  136. Documents fournis par M. Alexis Chevalier, ancien chef des services hospitaliers au ministère de l’intérieur ; total du montant des legs et dons faits : 1° aux hospices et hôpitaux : du Ier janvier 1800 au 31 décembre 1845, 72 593 360 francs ; du 1er janvier 1846 au 31 décembre 1855, 37 107 812 ; du 1er janvier 1856 au 31 décembre 1877, 121 197 774. Total. 230 898 346 francs ; — 2° aux bureaux de bienfaisance : du 1er janvier 1800 au 31 décembre 1845, 49 911 090 ; du 1er janvier 1846 au 31 décembre 1873, 115 629 925 ; du 1er janvier 1874 au 31 décembre 1877, 19 261 065. Total, 184 802 080. — Total général. 415 601 026 francs.
  137. D’après les relevés de M. de Watteville et de M. de Gasparin.
  138. Rapport de Fourcroy, annexé à l’exposé de la situation de l’Empire, et présenté au Corps Législatif le 5 mars 1806.
  139. Coup d’œil général sur l’éducation et l’instruction publique en France, par Basset, censeur des études au collège Charlemagne, (1816), 21.
  140. Statistique de l’enseignement primaire, II, cciv. De 1786 à 1789, 47 époux sur 100 et 26 épouses sur 100 ont signé leur acte de mariage. De 1816 à 1820, c’est 54 époux et 34 épouses.) — Morris Birbeck, Notes on a journey through France in July, August and September 1814, 3 (London, 1815) : « On me dit que tous les enfants des classes laborieuses (labouring classes) apprennent à lire, et en général reçoivent de leurs parents l’instruction. »
  141. Mme de Rémusat, I, 243 (Voyage dans le Nord de la France et en Belgique avec le Premier Consul, 1803) : « Dans ces sortes de voyages, il prit l’habitude, après s’être fait informer des établissements publics qui manquaient aux différentes villes, d’en ordonner, lors de son passage, la fondation, et, pour cette munificence, il emportait les bénédictions des habitants. » — Un peu après, arrivait cette lettre du ministre de l’intérieur : « Conformément à la grâce que vous a faite le Premier Consul (plus tard, l’Empereur), vous êtes chargé, citoyen maire, de faire construire tel ou tel bâtiment, en ayant soin de prendre les dépenses sur les fonds de votre commune » ; ce que le préfet du département l’oblige à faire, même quand les fonds disponibles sont épuisés ou appliqués ailleurs.
  142. Thiers, VIII, 117 (août 1807) et 124. — 13 400 lieues de grandes routes ont été entretenues ou réparées ; 10 grands canaux ont été entrepris ou continués, aux frais du Trésor public : 32 départements contribuent à ces travaux, par les centimes additionnels qui leur sont imposés : en moyenne, l’État et le département contribuent chacun pour moitié. — Parmi les maux physiques causés par la Révolution, le plus visible et le plus grossièrement sensible était l’abandon, par suite la dégradation, des routes devenues impraticables, la dégradation encore plus redoutable des digues et travaux de défense contre la mer et les fleuves. (Cf. dans Rocquain, État de la France au 18 Brumaire, les rapports de Français de Nantes, Fourcroy, Barbé-Marbois, etc.) — Le Directoire avait imaginé des barrières avec péages sur chaque route pour l’entretenir, ce qui rapportait à peine 16 millions pour 30 à 35 millions de dépenses. Napoléon remplace les péages par le produit de la contribution sur le sel (Décret du 24 avril 1806, art. 59).
  143. Souvenirs inédits du chancelier Pasquier, I, 380 : « À peine restait-il deux ou trois grandes routes suffisamment viables… Sur les rivières comme sur les canaux, la navigation devenait impossible. Partout les édifices publics, les monuments tombaient en ruine… Si la rapidité des destructions avait été prodigieuse, celle des restaurations ne le fut pas moins. »