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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/II

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II

COMMENT CŒUR-SOMBRE ET LE MAYOR SE TROUVÈRENT
EN PRÉSENCE ET DE CE QU’IL ADVINT.


Il y eut un instant de silence relatif au dehors.

On chuchotait à voix basse et on semblait se consulter.

Les chevaux renâclaient, ébrouaient et creusaient de leurs sabots la terre durcie par le froid.

Au loin, dans le fond des mornes, on entendait les glapissements ironiques des coyotes.

Le vent d’ouest se levait et commençait à courir à travers les branches des hauts cyprès géants, qu’il faisait s’entrechoquer avec de mystérieux murmures.

Dans l’auberge, pas un bruit ; silence calme et profond.

Cependant les inconnus, groupés à une courte distance de la cabane, chuchotaient toujours.

— À quoi bon discuter plus longtemps, caballeros ? s’écria tout à coup une voix haute et ferme ; à cinquante millet aux alentours, nous ne trouverons pas un endroit plus propice et plus sûr pour ce que nous voulons faire.

— Sans compter, dit une voix railleuse, que, dès que nous serons entrés, nous pourrons nous désaltérer tout à notre aise.

— Le fait est, dit une troisième voix, que les liquides ne manquent pas dans cette bicoque.

— Et ils sont bons ! s’écrièrent plusieurs voix ensemble.

— Raison de plus pour ne pas aller plus loin, reprit la première voix.

— Le Canadien doit dormir ; il n’ouvrira pas sa porte à cette heure de nuit, objecta quelqu’un.

— Bon ! reprit un autre ; que nous importe ! nous saurons l’ouvrir.

— Compagnons, prenez garde à ce que vous allez faire, dit une voix nouvelle. Le Canadien a acheté la franchise ; il a payé sans discussion le prix qui lui a été demandé ; nous ne devons pas ainsi manquer à nos engagements envers lui, ce serait nous déshonorer.

— Bon ! fit un autre en ricanant ; nous sommes des voyageurs paisibles qui réclamons un abri ; c’est notre droit.

— Oui, oui ! c’est notre droit ! crièrent les autres.

— D’ailleurs, reprit le premier interlocuteur, de quoi se plaindrait-il ? Tout ce que nous prendrons ou casserons chez lui, à commencer par sa grosse tête canadienne, nous le payerons généreusement, nous sommes des caballeros, por el rayo de Dios !

— C’est cela ! c’est cela ! s’écrièrent un grand nombre de voix, entrons ! entrons !

— Oui, entrons, d’autant plus, je vous le répète, qu’à cinquante milles aux alentours nous ne trouverons pas un lieu aussi propice que celui-ci, reprit la première voix. Ainsi à l’œuvre et vivement, nous n’avons déjà perdu que trop de temps.

Le silence se rétablit de nouveau au dehors.

Puis on entendit des pas pressés se dirigeant vers l’auberge.

La distance n’était pas grande.

En moins de deux ou trois minutes elle fut franchie.

— Je ne vois pas une seule lumière ! dit une voix. Tous dorment, sans doute.

— S’ils dorment, ils se réveilleront ! répondit la voix forte et accentuée qui précédemment avait parlé d’un ton de commandement. Frappe ferme avec la crosse de ton rifle ! Ils ont peut-être le sommeil dur…

— C’est la voix du Mayor ! glissa le Canadien à l’oreille du chasseur.

Celui-ci lui répondit, après quelques secondes de réflexion :

— Tout bien pesé, mieux vaut ouvrir de bonne volonté, de peur d’y être contraint par la force.

L’hôtelier ne put s’empêcher de témoigner sa surprise par un cri étouffé.

Cœur-Sombre lui dit quelques mots à voix basse.

— Ainsi, vous l’exigez ? répondit le Canadien.

— C’est le seul moyen de les mettre dans leur tort. Faites, je réponds de tout, dit gaiement Main-de-Fer.

— C’est singulier, murmura Cœur-Sombre, il me semble reconnaître cette voix : ce n’est pas la première fois qu’elle frappe mon oreille.

— Je faisais la même réflexion, dit Main-de-Fer.

L’échange de ces quelques mots n’avait duré que l’espace de deux ou trois minutes ; pendant ce temps, le Canadien avait retiré les lampes allumées de l’armoire, où il les avait renfermées.

Cela fait, les trois hommes s’étaient remis à table comme s’ils achevaient de souper.

Pendant une seconde, le visage effrayé de la femme de l’aubergiste avait apparu à l’entrebâillement d’une porte.

Mais le Canadien avait rassuré sa femme d’un mot, et lui avait intimé l’ordre de ne plus revenir quoi qu’elle entendit.

La pauvre femme avait poussé un soupir, mais elle s’était retirée aussitôt, et avait soigneusement refermé la porte derrière elle.

Des coups retentirent fortement appliqués sur la porte.

Les chiens s’élancèrent en aboyant à pleine gueule.

— À bas ! à bas ! allez coucher ! à bas ! ici Bonhomme ! ici Sahourah ! cria le Canadien d’un ton de menace.

On continuait à frapper contre la porte.

Le Canadien se leva et se rapprocha.

— Holà ! dit-il, qui frappe ainsi, à pareille heure ?

— Ouvrez, ce sont des amis, répondit-on du dehors.

— Les amis sont rares, même en plein jour, dans la savane, reprit le Canadien en ricanant ; ils doivent être bien plus rares encore pendant la nuit ; passez votre chemin.

— Ouvre, bribon, je suis le Mayor ; ne reconnais-tu pas ma voix ? répondit-on du dehors.

— Bon ! le Mayor est loin, s’il galope toujours, fit le Canadien riant ; d’ailleurs, je ne reconnais rien à travers une porte. D’ailleurs, comment serait-ce le Mayor ? puisque hier, en me quittant, il m’a assuré qu’il ne reviendrait pas de ce côté avant un mois.

— Ouvre, mil demonios ! si tu ne veux pas que je fasse jeter ta porte maudite en dedans.

— Pensez-vous donc que je vous laisserai faire ? Je ne suis pas seul chez moi. Sans parler de mes fils qui sont arrivés ce matin, j’ai plusieurs voyageurs prêts à me défendre si l’on m’attaque.

— Qui parle de t’attaquer, imbécile ? N’as-tu pas une franchise ? Ah çà ! est-ce que la peur te rend idiot au point de ne pas reconnaître tes amis ? Ouvre ta porte ! te dis-je. Tu n’as rien à craindre de nous, ou, si tu le préfères, entr’ouvre une fenêtre, et tu pourras t’assurer que je ne te mens pas.

— C’est bon mais avant, chers amis inconnus, veuillez vous reculer de quelques pas, s’il vous plaît ; il est bon de prendre ses précautions ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Je veux bien consentir à ce que tu demandes, mais fais vite, sinon…

— Ah ! pas de menaces, ou je n’ouvre ni portes ni fenêtres !

On entendit le pas de plusieurs hommes qui s’éloignaient.

— Ouvriras-tu, maintenant ? reprit le Mayor.

Le Canadien ne répondit pas.

Il était occupé à lever sans bruit les barres d’une fenêtre.

Les deux chasseurs s’étaient embusqués à droite et à gauche.

Les chiens se tenaient en arrêt à quelques pas en arrière.

— Voilà ! cria la Framboise en entr’ouvrant vivement une fenêtre.

Non moins vivement, quatre vigoureux gaillards, accroupis au pied du mur, bondirent dans la salle en repoussant si brutalement le Canadien, que celui-ci fut presque renversé.

— Pille ! pille ! cria-t-il.

On entendit, pendant quelques secondes, le bruit d’une lutte acharnée, mêlée à des grondements, des blasphèmes et des cris de douleur.

— Lâchez ! lâchez ! nous les tenons ! criait l’hôtelier. Là ! voilà qui est fait.

Et, couchant en joue le Mayor, debout à quelques pas, le Canadien, qui n’avait pas quitté la fenêtre, restée ouverte, cria avec colère :

— Vive Dieu ! vous vous êtes conduits comme un traître et un bandit, Mayor ; je ne sais qui me retient de vous loger une balle dans la tête !

— N’en fais rien, la Sanguësa — la Framboise — répondit en riant le Mayor ; ce sont des entêtés qui m’ont désobéi. Sont-ils morts ?

— Non ; deux ont été presque étranglés par les chiens, voilà tout.

— Bon. Je te donne ma parole de caballero — et tu sais que je n’y manque jamais, — que tu recevras 1, 000 dollars de rançon pour tes quatre prisonniers, que nous ne briserons rien chez toi, et que tout ce que tu nous serviras te sera intégralement payé. Ouvre donc ta porte sans plus hésiter.

— Puis-je compter sur votre promesse ?

— Tu as ma parole ! Seulement, fais retirer tes fils et tes voyageurs ; nous avons besoin d’être seuls et les maîtres dans ta grande salle, pendant le temps que nous resterons chez toi.

— J’ai déjà renvoyé mes fils et mes voyageurs, sauf deux qui désirent rester près de moi. Quant à mes chiens, ils ne me quittent jamais. J’ai confiance en vous. J’ouvrirai la porte à la condition que ces deux voyageurs resteront dans la salle et que vous vous comporterez comme des caballeros.

— Sois donc tranquille, niais ; ne nous laisse pas plus longtemps nous morfondre dehors ; ouvre au plus vite, et garde tes deux amis, si cela te convient ; il ne leur sera rien fait : c’est convenu.

— Très bien ! Ayez encore quelques minutes de patience : le temps seulement d’ouvrir la porte.

— Soit ! mais hâte-toi, nous sommes gelés !

Chose bizarre, le Mayor ; ce sombre scélérat, qui ne respectait rien, respectait sa parole ; dès qu’il l’avait donnée, il n’y avait plus rien à redouter de lui.

De tous les sentiments humains, sombrés les uns après les autres dans cette âme de boue, un seul avait surnagé, le respect de sa parole, respect qu’il exagérait et poussait jusqu’à ses dernières limites.

Et cela se comprend : ne se rattachant plus que par ce point seul à la société qui l’avait justement renié, il se parait de sa parole dont il avait fait une vertu, et en était fier aux yeux de tous.

Le Canadien savait tout cela.

Aussi, après avoir en un tour de main fait disparaître les rifles accrochés au manteau de la cheminée, il s’était mis tranquillement à lever les barres, à repousser les verrous et à tourner la clef dans la serrure de la porte.

Les deux aventuriers avaient essayé de lui faire quelques observations sur l’imprudence qu’il commettait de se mettre ainsi, sans autre garantie, à la merci de cet homme.

Le Canadien leur avait répondu en riant :

— Vous ne connaissez pas le Mayor ? J’ai sa parole ; elle est d’or ; il tiendra tout ce qu’il a promis et au-delà, je suis aussi en sûreté maintenant que si j’étais dans ma maison de la rue de Paris, à Québec.

— Comme il vous plaira, dit Cœur-Sombre, et il se détourna avec indifférence.

Le Canadien ouvrit la porte toute grande :

— Entrez et soyez les bienvenus sous ce toit dont vous franchissez le seuil en amis.

— Ne t’inquiète de rien, répondit le Mayor en pénétrant dans la grande salle.

Cet homme était bien tel que l’hôtelier l’avait dépeint aux chasseurs.

La ressemblance était frappante.

Tout, dans ses allures et ses moindres gestes, dénotait l’homme du monde, le « gentleman », ainsi que disent les Anglais.

Mais son regard repoussait et faisait froid ; on éprouvait un indicible sentiment de malaise et de répulsion à sa vue.

Le Mayor semblait ne se préoccuper que très médiocrement de cet effet qu’il produisait sur tous ceux avec lesquels le hasard le mettait en rapport.

Il est vrai qu’il devait depuis longtemps y être accoutumé.

Une quinzaine d’individus appartenant à toutes les nationalités existantes, mais dont la majorité provenait du Mexique, entrèrent dans la cabane à la suite du Mayor.

Une vingtaine d’autres étaient restés au dehors, accroupis autour d’un immense feu qu’ils avaient allumé pour se réchauffer, ou occupés à donner la provende à leurs chevaux, tout en préparant à souper pour eux-mêmes.

Tous ces individus d’aspect farouche et repoussant, sur les traits desquels le mot potence était écrit très lisiblement, étaient armés jusqu’aux dents, et vêtus d’habits qui avaient dû, à une autre époque, être magnifiques, mais, maintenant, n’étaient plus que de lamentables guenilles, où les trous le disputaient aux taches.

Ce qui ne les empêchait pas de se redresser et de se draper fièrement dans leurs haillons, et de prendre des airs de capitans.

— Hé ! dit le Mayor en s’adressant au Canadien occupé à jeter d’énormes brassées de bois dans le feu, te défies-tu de moi, compadre ?

— Moi ? Pourquoi me demandez-vous cela, Mayor ?

— Ordinairement, tu as quatre rifles accrochés au manteau de ta cheminée, comment n’y sont-ils pas en ce moment ?

— Ah ! bon ! C’est cela qui vous inquiète ? fit-il en haussant légèrement les épaules, ne vous ai-je pas dit que mes enfants sont de retour à la maison ? Quand je leur ai donné l’ordre de se retirer, ils ont insisté pour emporter les rifles avec eux. Voulez-vous que je rappelle mes gars ? ajouta-t-il de l’air le plus naturel, mais avec une imperturbable effronterie.

— Non, dit le Mayor en s’asseyant près d’une table et jetant un regard inquisiteur autour de lui.

Le coup d’œil ne manquait pas de pittoresque.

Les quatre bandits faits prisonniers étaient garrottés et couchés sur une table.

Non loin d’eux, les deux chasseurs, toujours attablés, buvaient ou semblaient boire, sans paraître attacher la moindre attention à ce qui se passait autour d’eux.

Les bandits s’étaient assis autour des tables inoccupées, et buvaient à longs traits les liqueurs servies par l’hôtelier.

Ce tableau, digne de Rembrandt ou de Salvator Rosa, était éclairé de la façon la plus fantastique par la lumière des lampes presque effacée par celle du foyer.

Au dehors, on apercevait le campement des autres bandits à demi noyé dans le brouillard, qui de nouveau s’était abattu sur la vallée.

Après avoir examiné pendant quelques instants les deux chasseurs d’un air soupçonneux, le Mayor appela l’hôtelier.

— Qui sont ces deux hommes ? demanda-t-il à voix basse.

— Deux chasseurs bien connus dans la prairie, répondit le Canadien.

— Ah ! ils ont un nom sans doute ; quel est-il ?

— Le plus rapproché de nous se nomme Cœur-Sombre, l’autre Main-de-Fer.

— Ah ! ah ! fit-il en leur lançant un coup d’œil curieux, ce sont les deux coureurs des bois si renommés dans toutes les prairies de l’Ouest ? Je ne suis pas fâché de les avoir vus ; et il ajouta entre ses dents : « J’espère, avant peu, faire plus ample connaissance avec eux. »

— Vous dites, Mayor ?

— Rien. Prends cette bourse, elle renferme en onces d’or mexicaines la rançon promise, rends la liberté à mes quatre camarades.

Il lui tendit la bourse.

— Tout de suite, Mayor, répondit le Canadien en faisant disparaître la bourse avec une dextérité extrême.

Le Mayor appela du geste un grand gaillard, aux traits sombres et sournois qui, l’épaule contre la cheminée, fumait un régalia tout en suivant d’un regard distrait les capricieux élans des flammes du foyer.

À l’appel de son chef, cet homme se redressa et vint s’asseoir nonchalamment sur la chaise que celui-ci lui désigna près de lui.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda dans une langue incompréhensible pour les autres bandits, le Mayor d’un ton presque affectueux, qu’as-tu donc, mon pauvre Felitz ? Depuis deux jours, je ne te reconnais plus, tu es sombre comme la nuit, serais-tu malade ?

— D’esprit et de cœur, oui, je ne sais quel sombre pressentiment m’agite, je ne me reconnais plus moi-même, si j’étais superstitieux, je croirais, le diable m’emporte, qu’un malheur est suspendu sur ma tête ! répondit-il dans la même langue.

— Allons donc ! Felitz, mon ami, est-ce que des gens comme nous doivent avoir de ces craintes puériles, bonnes pour les enfants et les vieilles femmes ? Nous ne reconnaissons qu’un Dieu, nous autres, le plus puissant de tous : l’or ! Secoue-toi et redeviens homme, nous tenons notre fortune entre nos mains, et quelle fortune ! je ne sais combien de millions, la laisserons-nous échapper par notre faute, ami Felitz, réponds-moi ?

— Mayor, voici trois fois que vous me donnez un nom que je ne porte plus quant à présent ; appelez-moi Calaveras, je vous prie, mon autre nom dans votre bouche me fait mal.

— Décidément tu deviens une petite maîtresse ! il est temps que nous nous retirions des affaires, toi tout au moins, ami Calaveras ; qui diable veux-tu qui nous comprenne ici, quel que soit le nom que je te donne !

— Qui sait ? la prudence est mère de la sûreté ; d’ailleurs je ne me suis associé avec vous que pour cette affaire seulement ; je ne fais qu’accidentellement partie de votre troupe.

— Comptes-tu donc me quitter ?

— Aussitôt l’affaire faite, de graves intérêts exigent mon retour en France.

— À ton aise, compagnon ; tu es libre comme l’air. En attendant, fais conduire ici nos quatre prisonniers.

Calaveras, puisque tel est son nom, se leva et sortit sans répondre.

— Ce gaillard-là me fait l’effet de saigner du nez, murmura le Mayor en le suivant du regard ; mais que m’importe ! il n’en est pas où il croit. Dès que tout sera fini, je réglerai son compte.

Le Mayor avait commis une lourde faute, en causant ainsi qu’il l’avait fait avec son complice, à haute voix, dans une langue qu’il supposait ignorée de tous ; deux hommes avaient entendu et compris tout ce qui s’était dit.

Ces deux hommes étaient les chasseurs.

Si, pendant qu’il causait avec son complice, le Mayor avait songé à jeter un regard du côté de ces deux hommes, il aurait remarqué l’expression étrange qui, à plusieurs reprises, avait contracté leurs traits caractérisés ; peut-être aurait-il regretté d’avoir parlé si franchement.

Cependant, Calaveras s’était acquitté de l’ordre qu’il avait reçu.

Quatre nouveaux personnages étroitement garrottés et conduits par cinq ou six bandits, venaient de faire leur entrée dans la salle de l’auberge.

Ces quatre personnages appartenaient à la race indienne pure ; il y avait un homme, une femme, une fillette de treize ans au plus, et un jeune homme de dix-huit.

Ils furent amenés en présence du Mayor, devant lequel ils s’arrêtèrent sans que leurs traits impassibles et d’un froid de marbre éprouvassent le plus léger frémissement.

L’homme avait quarante-cinq ou cinquante ans.

C’était un personnage de haute mine, fier, imposant et au regard de feu.

Une majesté suprême émanait de toute sa personne.

C’était, non pas un simple chef, mais un sachem, un sagamore.

Bien que son teint fût bruni par le soleil, la pluie et les intempéries des saisons, les parties de son corps préservées du contact immédiat de l’air étaient blanches, mais avaient cette teinte olivâtre particulière à la race espagnole des provinces méridionales.

Il en était de même pour les trois autres personnages.

Bien que la femme eût depuis quelques années dépassé la trentaine, cependant elle était encore très belle ; sa physionomie avait une grande expression de douceur.

Quant à la fillette, elle avait treize ans.

C’était une admirable enfant, petite, mignonne, en un mot, toute pétrie de grâces.

Le jeune homme avait dix-huit ans, il était de haute taille ; c’était un homme pour la vigueur et la résolution.

Il était vif, alerte, et ressemblait beaucoup à son père, dont il avait les traits caractérisés et la physionomie intelligente et fière.

Ces quatre personnes ne portaient nullement les vêtements des Peaux-Rouges du désert, mais bien le costume riche et pittoresque des rancheros mexicains.

Leurs yeux, dont l’extrémité était légèrement relevée vers les tempes, sans que cette courbe fût aussi prolongée que chez les Mongols et les Malais, ce signe caractéristique et particulier à la race indienne pure, établissaient seuls une différence entre eux et les Espagnols d’Europe.

À l’entrée de ces prisonniers, les deux chasseurs s’étaient levés d’un air indifférent, et s’étaient rapprochés du Mayor, occupé à causer avec le Canadien.

Les chasseurs se mêlèrent aux bandits et attendirent.

Il y eut un silence complet de deux ou trois minutes.

Enfin le Mayor, se tournant vers les prisonniers, leur dit d’une voix railleuse, en langue comanche :

— Êtes-vous enfin décidés à me répondre ?

— Oui, répondit le père en espagnol, si vous m’adressez la parole en castillan, que vous partez aussi purement que moi, et que tout le monde comprend ici.

— Vous êtes Indien, je vous parle dans votre langue, reprit le Mayor avec mépris.

— Non pas, ma langue est l’espagnol ; je suis Indien, il est vrai, je descends de race royale, mes ancêtres ont régné à Mexico, je suis Inca ! Après la conquête du Mexique par Fernan Cortès, ma famille a embrassé le christianisme, a reconnu le gouvernement espagnol et adopté les coutumes de ses conquérants ; je suis, moi, alcade mayor du presidio de Tubac. Vous savez toutes ces choses aussi bien que moi, pourquoi donc feignez-vous de les ignorer ? Prenez garde, je ne suis peut-être pas aussi abandonné que vous le croyez ?

En ce moment les deux chasseurs écartèrent les bandits derrière lesquels ils s’étaient abrités jusque-là, et ils allèrent résolument se placer entre le Mayor et ses prisonniers, ayant le Canadien à leur gauche.

Sans laisser au Mayor le temps de répondre à l’alcade, Cœur-Sombre s’inclina avec une politesse exquise devant celui-ci et lui tendit la main :

— Je vois que j’ai été bien inspiré de venir vous attendre ici avec mes partisans, senor don Cristobal Mytzli de Cardenas ; je me félicite d’avoir fait diligence, je vous ai manqué d’une heure, au paso del Lobo. Mais, grâce à Dieu, je vous ai devancé ici, et j’espère que tout va s’arranger à l’amiable.

Ces paroles furent prononcées avec un tel accent d’ironie à l’adresse du Mayor, que celui-ci, malgré toute son impudente audace, en fut complètement démonté.

— Merci, senor Cœur-Sombre, répondit l’alcade en serrant cordialement la main que lui tendait le chasseur, merci pour ma femme et mes enfants, qui vous devront d’échapper à d’horribles tortures.

— Oui, fit avec ironie le chasseur, le Mayor est expéditif ; le vol et le meurtre ne sont rien pour lui. Mais, cette fois, ses espérances seront trompées. Il s’est jeté lui-même dans le piège tendu sous ses pas ; il s’est perdu par excès de précautions en choisissant cette auberge isolée, où il se figurait pouvoir, en toute sûreté, mettre le sceau à son infâme trahison envers vous.

— C’en est trop ! s’écria le Mayor en se levant avec violence ; croyez-vous m’effrayer par ces menaces ridicules ? Regardez autour de vous, ma troupe vous enveloppe ; avant que vous puissiez appeler à l’aide, je vous aurai étendu à mes pieds !

Et, saisissant un revolver à sa ceinture :

— Calaveras ! cria-t-il dans cette langue que déjà il avait employée précédemment : Calaveras ! Haïncinat, animu ! Salto eghiozu ! — Cavaleras ! en avant ! courage ! précipitez-vous dessus !

Zande ichtampat — Attendez un moment — dit le chasseur avec ironie, Ez zitela hain presatua izan jauna Felitz Oyandi — Ne soyez pas si pressé, monsieur Felitz Oyandi.

Et d’un mouvement rapide comme la pensée, il saisit le Mayor à l’improviste, et malgré la force du bandit, il l’enleva dans ses bras et le lança sur le sol avec une violence telle que le Mayor demeura étendu sans donner signe de vie sur le sol de la salle.

De son côté, Main-de-Fer avait agi de même avec Calaveras, en lui disant d’une voix railleuse :

Hartzazu aûchet ! — Acceptez ceci.

La foudre éclatant sur la tête des deux scélérats ne les aurait pas plus épouvantés et stupéfiés que d’entendre les deux chasseurs leur parler le basque, cette langue qu’ils croyaient seuls posséder.

Aussi Cœur-Sombre avait-il eu bon marché d’eux.

Leur défense n’avait été pour ainsi dire que machinale et inconsciente.

Leurs armes avaient été enlevées en un tour de main et données à l’alcade et à son fils.

De sorte que les bandits virent soudain se dresser devant eux cinq hommes résolus et les ajustant avec un revolver à six coups de chaque main.

Ce que nous avons mis tant de temps à raconter s’était passé si rapidement, que les Mexicains, terrifiés par le succès incroyable de cet acte audacieux de violence, étaient restés sous le coup d’une surprise touchant à l’hébétement.

Ils échangeaient entre eux des regards de stupeur et faisaient force signes de croix, en grommelant des exclamations sans suite, et pour ainsi dire involontaires.

Les métis mexicains sont d’une bravoure poussée parfois jusqu’à la férocité, le couteau, le poignard ou la lame et le machete à la main.

Ils ont besoin de sentir palpiter sous leur arme la chair de leur ennemi.

Sous le plus léger prétexte, ils jouent du couteau, à Mexico même, en pleine rue, sans souci de la foule.

Mais ils ont conservé une terreur superstitieuse des armes à feu ; ils ne souffrent pas d’être frappés de loin, autrement que par le lasso ou la reata.

La vue d’un pistolet dirigé contre eux suffit pour les mettre en fuite, fussent-ils dix contre un.

Ce fait bizarre est trop bien établi pour que nous insistions davantage.

Ils étaient trente, armés jusqu’aux dents, de fusils, pistolets, lances, machetes, navajas, etc., etc., devant eux, il n’y avait que cinq hommes.

Mais cinq hommes résolus, disposant de soixante coups de revolver au moins, sans parler des rifles et des revolvers de rechange ; de plus, les bandits étaient convaincus que de nombreux partisans, cachés dans l’auberge, n’attendaient qu’un signal pour paraître.

Et puis, raison péremptoire et qui décidait la question contre eux, ils n’avaient plus de chefs.

Cœur-Sombre savait tout cela, il connaissait de longue date les hommes auxquels il avait affaire ; il savait comment les prendre.

Sans leur laisser le temps de réfléchir, il s’approcha d’eux, et, d’une voix tonnante :

— Bas les armes, mes maîtres ! cria-t-il ; vous n’êtes pas les plus forts. Ne m’obligez pas à vous le prouver.

— Si nous nous rendons, serons-nous libres de nous retirer où bon nous semblera ? demanda un des bandits au nom de tous.

— Oui, parce que ni meurtres ni vols n’ont été commis encore ; vous conserverez vos chevaux avec les harnais, la reata et le sac à la médecine ; vous emporterez vos navajas ; mais toutes les autres armes, lances, machetes, fusils, rifles, pistolets et revolvers, doivent immédiatement être abandonnés ici. Vous avez cinq minutes pour obéir.

— Les cinq minutes sont inutiles, dit le bandit qui déjà avait parlé, et il jeta ses armes.

— C’est bien, reprit le chasseur, partez, hâtez-vous et prenez garde de ne pas retomber dans nos mains, vous n’en seriez pas quittes à aussi bon marché.

Le bandit sortit, et bientôt on l’entendit s’éloigner au galop.

Un par un tous les bandits sortirent de l’auberge après avoir jeté leurs armes.

Ils montèrent à cheval et s’éloignèrent dans des directions différentes.

Un quart d’heure plus tard, la clairière était déserte.

Il ne restait plus dans l’auberge que le Canadien, les deux chasseurs, l’alcade et sa famille.

Puis, le Mayor et Calaveras fortement garrottés.

Les Mexicains s’étaient éloignés sans même songer à s’inquiéter de leur chef, qu’ils redoutaient fort mais qu’ils haïssaient cordialement.

Ils l’avaient donc abandonné sans le moindre remords et avec la plus entière indifférence.

— Caballero, dit Cœur-Sombre au Mayor, je ne vous fais pas l’injure de supposer que vous avez cru un instant à mes cinquante partisans, vous voyez ici toute ma troupe.

Le Mayor eut un frémissement de rage.

Il grinça des dents, frappa du pied avec colère, mais il ne prononça pas un mot.

Dans une heure, vous serez libre, continua Cœur-Sombre je vous connais, je sais que vous essayerez de vous venger, mais je vous ai arraché les griffes, je ne vous crains pas.

— Tuez-moi, je suis entre vos mains, répondit le bandit les dents serrées.

Cœur-Sombre hocha la tête avec tristesse.

— Je ne me venge pas, je vous châtie, répondit-il avec un accent glacé. La punition que je vous réserve est mille fois pire qu’une mort immédiate ; mais elle renferme une chance de salut, bien faible à la vérité. Voilà pourquoi c est un châtiment. Je vous abandonne à la justice divine ; seule, elle peut vous condamner ou vous absoudre, car vos crimes dépassent tout ce que les instincts monstrueux des plus grands scélérats ont conçu jusqu’à ce jour. On vous conduira en plein désert, les yeux bandés, afin que vous ne puissiez retrouver votre route. Là, vous serez abandonné, sans armes, sans vivres et sans moyen d’allumer du feu, seul face à face avec vous-même.

— Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, par grâce, tuez-moi plutôt que de me condamner à cet horrible supplice !

— Je vous laisse une chance ; Dieu, s’il le veut, peut vous sauver, rentrez en vous-même, implorez-le.

— Vous êtes sans pitié, soit ! dit le bandit en grinçant des dents ; mais si je m’échappe, prenez garde, ajouta-t-il avec une expression terrible.

— Je méprise vos menaces, senor ; elles ne sauraient ni m’effrayer ni m’émouvoir ; je vous répète que je ne vous crains pas.

Et s’adressant à son compagnon :

— Va, Main de-Fer, lui dit-il.

Après avoir été minutieusement fouillé, le Mayor fut de nouveau solidement garrotté ; on lui enveloppa la tête dans un zarapé ; puis le chasseur l’attacha solidement sur la croupe de son cheval et partit au galop.

Cœur-Sombre et Calaveras étaient demeurés seuls dans la salle.

L’alcade et sa famille, sur les instances du chasseur, s’étaient retirés pour prendre quelques heures d’un repos bien nécessaire, après les fatigues et les mauvais traitements qu’ils avaient subis depuis deux jours.

— Prétendez-vous me garder longtemps lié ainsi comme un veau ? demanda Calaveras avec une impudente ironie.

Le chasseur le regarda un instant avec un indicible dégoût.

— Êtes-vous un homme ! lui dit-il. Non, vous êtes un monstre cent fois plus méprisable que le Mayor lui-même. Au moins lui, il est franchement brigand ; vous, attaché à l’armée française, portant un grade honorable dans l’intendance, vous avez abusé des saintes lois de l’hospitalité pour livrer vos hôtes à un bandit, les torturer et les tuer pour leur voler leur fortune. C’est aux chefs de cette armée loyale que vous déshonorez que je vous livrerai, seuls ils disposeront de vous.

— Qui donc êtes-vous ? s’écria-t-il les traits décomposés par l’épouvante. Que vous ai-je fait pour que vous vous vengiez si cruellement de moi ?

Sans plus se préoccuper du misérable qui se tordait avec une rage impuissante dans ses liens, le chasseur se détourna, laissa tomber sa tête sur la poitrine et s’absorba en lui-même.

Calaveras, ou Felitz Oyandi, s’était aplati sur le sol.

Il était immobile ; veillait-il ? était-il évanoui ? dormait-il ?

Nul n’aurait su le dire.