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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/III

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III

DANS LEQUEL FELITZ OYANDI JOUE UNE PARTIE
DÉCISIVE ET LA PERD.


Les lampes s’étaient depuis longtemps éteintes.

Le feu, presque entièrement consumé, ne lançait plus qu’à de longs intervalles des jets de flamme, presque aussitôt dissipés en fumée.

Par les fentes des volets mal fermés des fenêtres commençaient à filtrer les lueurs blafardes d’une aube pâle et froide.

Un silence profond régnait au dedans comme au dehors de l’auberge.

Tout à coup, un horrible cri d’agonie se fit entendre au milieu du silence, mêlé à des appels désespérés poussés d’une voix étouffée et n’ayant plus rien d’humain.

Cœur-Sombre se dressa aussitôt, un revolver de chaque main, de la chaise où il avait fini par céder au sommeil, en même temps que La Framboise apparaissait à une porte, une lampe à la main, suivi de don Cristoval de Cardenas et de son fils don Pancho, tous deux bien armés.

Au milieu de la salle, Calaveras, dont les liens étaient coupés, se débattait avec désespoir contre Bonhomme et Sah Ouh-Ra, les deux redoutables molosses du Canadien.

Sur l’ordre de Cœur-Sombre, l’hôtelier se hâta d’appeler ses chiens, qui vinrent en rechignant, mais en remuant triomphalement la queue, se ranger enfin derrière lui, tout en lançant des regards de colère au misérable couvert de sang et de blessures qui se tordait comme un serpent sur le sol.

Voici ce qui s’était passé :

On se souvient que, avant d’ouvrir sa porte aux bandits, l’hôtelier avait renvoyé ses chiens sous le comptoir, leur place habituelle pendant la nuit.

Tandis que s’étaient passés les événements rapportés dans notre précédent chapitre, les deux obéissantes bêtes ne s’étaient pas montrées.

Elles n’avaient dénoncé leur présence ni par un grondement, ni même par un de ces bâillements assez ordinaires chez les animaux de leur espèce.

Calaveras ignorait donc leur présence. Il se croyait seul dans la salle avec le chasseur.

Mais les molosses, dès que le silence avait été rétabli, que les bandits étaient sortis de l’auberge, avaient, avec cette intelligence presque humaine qu’ils possèdent, compris que leur faction commençait dès ce moment, qu’ils devaient veiller sur le repos de leur maître et de ses hôtes.

Chacun d’eux s’était embusqué à un angle du comptoir, de façon à ce que, tout en surveillant le bandit, étendu sur le sol, ils ne fussent pas vus de lui.

Cette double position prise, ils étaient demeurés immobiles comme des sphinx de granit, leurs yeux flamboyants implacablement fixés sur le bandit.

Celui-ci, naturellement, ne se doutait pas le moins du monde qu’il était surveillé par ces deux redoutables espions.

Felitz Oyandi était devenu un profond scélérat.

À la suite de quels événements s’était-il vu dans l’obligation de se faire attacher à l’intendance de l’armée expéditionnaire française au Mexique ?

Comment avait-il été amené à contracter alliance avec un exécrable bandit comme le Mayor ?

Par quelle mystérieuse affinité ces deux gredins s’étaient-ils reconnus et avaient-ils, de compte à demi, conçu et presque exécuté un crime horrible ?

C’est ce que nous ne pouvons dire en ce moment.

Mais ce que nous devons constater, c’est que Felitz Oyandi redoutait surtout d’être livré aux autorités françaises, qui ne lui feraient d’autre grâce que de le faire fusiller, ce dont le bandit ne se souciait pas le moins du monde.

Mais, à part cette crainte bien naturelle d’une mort infamante, en ce moment Felitz Oyandi en éprouvait une plus grande encore, s’il est possible.

Quel était ce mystérieux adversaire, si malencontreusement retrouvé au milieu du désert, à cinquante ou soixante lieues de toute terre habitée ?

D’où lui venait cet ennemi qui parlait la langue basque, si difficile cependant, aussi bien qu’il la parlait lui-même ? qui connaissait sa vie dans tous ses détails, et avait déclaré vouloir être sans pitié pour lui ?

Dans sa carrière de crimes, déjà très longue, Felitz Oyandi avait amassé tant de haines autour de lui, jonché sa route de tant d’ennemis, qu’il lui devenait impossible de reconnaître celui qui se révélait ainsi à l’improviste.

Mais, reconnu ou non, sa résolution n’en fut pas moins prise aussitôt : se débarrasser de lui, n’importe par quel moyen, si l’occasion s’en présentait, et s’échapper après.

Mais, pour atteindre ce but, il lui fallait d’abord une occasion, et il avait bien peu de temps devant lui, puis se délivrer de ses liens.

Ces deux points obtenus, l’affaire marcherait toute seule, puisqu’à quelques pas de lui seulement gisaient, réunies en monceau, toutes les armes abandonnées par les bandits mexicains avant de quitter l’auberge.

Provisoirement, comme on dit vulgairement, Felitz Oyandi jugea à propos de faire le mort.

Plusieurs heures s’écoulèrent sans qu’il fit un mouvement, demeurant les yeux fermés et feignant de dormir.

Cœur-Sombre, assis près de la table devant la cheminée, lui tournait presque le dos.

Le chasseur s’était d’abord absorbé dans ses réflexions, puis il avait appuyé le coude sur la table, avait machinalement posé la tête dans la main, et finalement il avait cédé à la fatigue et s’était laissé aller au sommeil.

C’était l’occasion qu’attendait le bandit ; il la saisit aux cheveux avec empressement.

Doucement, d’une manière presque imperceptible, par des mouvements admirablement calculés et sans produire le plus léger froissement, il s’était mis à ramper, comme un serpent, vers l’amas d’armes abandonnées.

Il lui fallut près d’une heure pour accomplir ce trajet de six ou huit pas.

Mais le Basque était patient : et puis, du résultat de cette tentative dépendait pour lui la vie ou la mort, et surtout le succès de sa vengeance.

Aussi n’eut-il pas une seconde de faiblesse ou d’hésitation.

Enfin, il toucha l’amas des armes.

Il s’arrêta un instant.

Il était accablé de fatigue, à cause des efforts qu’il avait faits.

Felitz Oyandi avait été garrotté depuis les épaules jusqu’aux pieds, les bras collés au corps, au moyen d’un lasso en cuir tressé.

Il était, selon l’expression maritime un peu vulgaire sans doute, mais caractéristique, il était ficelé comme une carotte de tabac, et si fortement serré que sa respiration en était gênée.

Les armes laissées par les Mexicains étaient toutes des armes à feu, rifles, fusils, carabines, revolvers et pistolets.

Mais heureusement, parmi ces armes se trouvaient deux machetes et deux poignards, enlevés au Mayor et à lui-même lors de leur arrestation.

C’était un machete que Felitz Oyandi pouvait atteindre.

Le machete mexicain est une espèce de sabre-poignard, à lame très large, que les rancheros portent sans fourreau, passé dans un anneau de fer.

Les deux machetes et les poignards avaient été jetés sur le monceau d’armes ; ils étaient assez difficiles à atteindre.

Mais le prisonnier ne désespéra pas.

Après s’être reposé pendant cinq ou six minutes, comme la plus complète tranquillité continuait à régner dans la salle, il recommença ses efforts mais cette fois dans le but de faire descendre un machete jusqu’à lui.

Enfin, après bien des tentatives infructueuses, il réussit à en faire venir un jusqu’à ses pieds.

Ce résultat obtenu, il reprit haleine.

Le plus difficile restait à accomplir.

Il s’agissait de réussir à mettre ce machete droit sur un des coupants.

C’était une question d’équilibre.

Il y parvint en engageant fortement la poignée du machete sous les autres armes.

La sueur lui coulait sur le visage et lui obscurcissait la vue.

Pour comble de malheur, la lampe s’éteignit en ce moment.

Le prisonnier se trouva alors dans une obscurité presque complète, n’ayant plus pour s’éclairer et se guider que la lueur faible et intermittente du feu presque éteint.

Felitz Oyandi haletait ; cependant il ne s’arrêta pas. Il était trop près de la réussite pour perdre une seconde.

Les machetes ont une trempe excellente, ils coupent comme des damas.

Le prisonnier parvint à soulever un peu ses pieds, au prix d’incroyables efforts, et il les posa à cheval sur le fil du machete ; puis, sans appuyer trop fortement, il leur imprima un mouvement de scie, d’aller et venir.

Trois tours de lasso furent tranchés net ; les pieds se desserrèrent et les jambes s’écartèrent.

Ses pieds et ses jambes étaient libres, à la vérité ; mais au premier mouvement qu’il essaya, il éprouva une violente douleur.

La circulation du sang, depuis longtemps arrêtée dans tous les membres, avait causé un engourdissement général du corps qui, provisoirement du moins, paralysait complètement les articulations.

Il fallait attendre que le sang eût repris un cours régulier ; Felitz Oyandi se résigna.

Mais au prix d’horribles souffrances, il avait réussi à se retourner, de façon à poser un de ses bras sur le fil du machete ; plusieurs tours du lasso éclatèrent, ce qui facilita et accéléra la circulation du sang.

Quelques minutes s’écoulèrent ; le bras délivré, d’abord inerte, avait peu à peu repris son élasticité et sa vigueur.

Le Basque poussa un soupir de soulagement, et pendant quelques instants il conserva son immobilité de statue.

Il réfléchissait et savourait à l’avance la vengeance, que maintenant il avait la certitude d’accomplir avant de prendre la fuite.

Il ne se doutait pas, en ce moment où il se croyait libre et maître de la vie de son ennemi, que deux espions terribles le guettaient ; que ces espions invisibles n’avaient perdu aucun de ses mouvements et de ses efforts ; que leur brûlant regard ne s’était pas une seconde détourné ; qu’ils se tenaient prêts, et que jamais il n’avait été aussi exposé à une mort horrible.

Et pourtant peut-être, si Felitz Oyandi, au lieu de tenter de se venger, s’était levé et dirigé tout droit vers la porte, les fidèles gardiens l’auraient laissé fuir, comme ils avaient vu fuir ses compagnons.

La porte était à la droite du bandit.

Pour se diriger vers elle, il lui fallait s’éloigner de la cheminée et du comptoir, par conséquent augmenter la distance existant entre lui et le chasseur endormi.

Les molosses, n’apercevant aucunes intentions agressives, n’auraient probablement pas bougé.

Mais Felitz Oyandi n’était pas homme à renoncer à une vengeance si longtemps caressée, surtout maintenant qu’il se la figurait sûre, et avec la persuasion où il était, de ne courir aucun danger.

Enfin, il sentit que toute sa vigueur était revenue ; il se mit sur son séant, et, en un tour de main, il acheva de se délivrer du lasso, dont les morceaux enveloppaient ses épaules et son buste.

Cela fait, il se leva.

Il trébucha d’abord ; il lui fallut une seconde ou deux pour s’affermir sur ses pieds encore endoloris.

— Enfin ! murmura-t-il avec une expression de joie inexprimable.

Rien ne le pressait, il prit son temps. Il commença par mettre à part un excellent rifle, quatre revolvers, un machete, une corne remplie de poudre et un sac plein de balles ainsi que sa gibecière.

— Quand j’en aurai fini avec lui, murmura-t-il en jetant un regard de haine au chasseur endormi, je prendrai ces armes et je partirai.

Il sembla hésiter pendant une seconde, mais bientôt il releva la tête, et souriant avec une hideuse ironie :

— Il y a loin de la coupe au lèvres ; je ne suis pas encore aussi près de la mort que je l’ai cru un moment, ajouta-t-il avec un ricanement diabolique.

Il prit alors son poignard, le dégaina et en tâta le fil.

— Allons, reprit-il, il faut en finir c’est trop tarder.

En ce moment le feu lança une flamme brillante, qui, pendant quelques instants, illumina toute la salle.

Felitz Oyandi saisit le poignard de la main droite, pencha le corps en avant, et s’avança à pas de loup vers la cheminée.

Un grondement sourd se fit entendre.

L’assassin s’arrêta, hésitant, et regarda anxieusement autour de lui.

Les nobles animaux lui donnaient un avertissement suprême !

Sa haine l’aveuglait.

Il ne vit et n’entendit rien.

Le silence le plus profond régnait de nouveau.

Le bandit, bien qu’il fût en proie à une terreur superstitieuse, essaya de se rassurer lui-même ; et comme rien de suspect ne s’offrait à ses regards, il y réussit assez facilement.

— Est-ce que je deviens fou ? murmura-t-il avec un ricanement railleur, en essuyant la sueur qui, malgré le froid, inondait son visage ; idiot que je suis ! ajouta-t-il après un instant, c’est ce chasseur ; me laisserai-je donc effrayer par les ronflements d’un homme endormi ? Caraï ! ce serait plaisant !

Il rit avec amertume, brandit son poignard d’un air de menace, et se ramassant sur lui-même, comme un jaguar aux aguets, il s’élança en avant, l’arme haute.

Mais alors il se passa une chose terrible, inouïe, incompréhensible, et capable de terrifier l’homme le plus brave.

Un grondement bref, strident, retentit tout à coup ; deux masses sombres, énormes, bondirent à travers l’espace de deux points opposés, et s’abattirent avec une force irrésistible sur le misérable, glacé d’épouvante, qui, du choc, roula sur le sol en laissant échapper son poignard.

Cependant il essaya machinalement une défense désespérée, mais impossible.

Ses deux terribles adversaires s’acharnaient contre lui, et, tout en continuant leurs grondements sinistres, ils le mordaient et le déchiraient à pleine gueule.

La lutte se continua pendant quelques instants, silencieuse et acharnée.

Le bandit comprenait combien il était important pour lui de ne pas donner l’éveil.

Tout en se défendant du mieux qu’il pouvait contre ses redoutables adversaires, dont il avait reconnu l’espèce, il essayait de ressaisir son poignard ou de se rapprocher du monceau d’armes.

Mais les chiens ne lui laissaient pas de relâche.

Ils redoublaient de fureur contre lui.

Ils avaient goûté du sang, leur naturel féroce commençait à reprendre le dessus.

Enfin, la lutte prit bientôt des proportions si horribles, que, succombant à la douleur et se sentant perdu, il poussa un effroyable cri d’agonie, en même temps qu’il appelait au secours d’une voix lamentable.

Il était temps que le secours réclamé par le misérable arrivât.

Quelques minutes encore et les molosses auraient accompli leur effroyable besogne, en ne laissant de lui qu’un cadavre horriblement mutilé.

Ils le dévoraient tout vivant.

— Braves bêtes, hein ? s’écria le Canadien avec orgueil ; ils vous ont sauvé, Cœur-Sombre.

— Oui, répondit le chasseur, en flattant amicalement les molosses, tout joyeux de se voir ainsi remerciés ; mais voyons en quel état est ce drôle ?

— Je le crois bien malade, dit don Cristoval.

— Il n’a que ce qu’il mérite, appuya don Pancho avec ressentiment. C’est un lâche assassin !

— C’est vrai, mais le châtiment qu’il a reçu est rude, trop rude peut-être, reprit le chasseur avec mélancolie. Voyons ce que nous pouvons faire pour lui ; il ne doit plus maintenant inspirer que la pitié.

Felitz Oyandi était évanoui ; il gisait dans une mare de sang.

Le Canadien s’agenouilla, se pencha sur lui, l’examina attentivement, puis il se releva.

— Il a d’affreuses morsures, dit-il, mais elles sont plus douloureuses que véritablement dangereuses ; sa vie n’est pas en danger.

— Dieu soit loué ! murmura le chasseur, ainsi il en reviendra ?

— Oui, et promptement ; sauf le bras gauche, dont le poignet est horriblement mutilé, et qui est cassé en deux endroits, il sauvera ses membres.

— Mais le bras gauche ?

— Je crois que l’amputation sera nécessaire, dit le Canadien.

— Voyons un peu ? reprit le chasseur.

Il se pencha alors sur le blessé, qu’il examina à son tour avec la plus sérieuse attention.

— Eh bien ? lui demanda le Canadien, quand il se releva, qu’en pensez-vous, docteur ? Avais-je raison ?

— Oui, reprit le chasseur, seulement l’amputation n’est pas nécessaire, elle est indispensable, et doit être opérée séance tenante ; les os et les muscles sont broyés de telle sorte que la gangrène est à redouter, si l’on tarde à faire l’opération.

— Alors c’est un homme mort ? dit don Cristoval.

— Pourquoi cela ? demanda le chasseur, je suis médecin, je l’opérerai.

— Mais cet homme n’a reçu ces blessures qu’en essayant de vous assassiner ? s’écria don Pancho, songez-y, chasseur ?

Celui-ci sourit avec amertume.

— C’est vrai, dit-il ; mais qu’importe cela ? Jeune homme, souvenez-vous que l’exercice de la médecine est un sacerdoce, surtout dans une contrée comme celle où nous nous trouvons. Cet homme a voulu me tuer, dites-vous ; soit, moi je le guérirai ; nous nous vengerons chacun à notre manière.

— Mais si plus tard cet homme sauvé par vous…

— Tente de nouveau un assassinat contre moi ? interrompit tristement le docteur, eh bien ! il le tentera, et ma conviction intime est que, dès qu’il se sentira guéri, il reprendra toute sa haine. Je le connais depuis longtemps ; je sais ce dont il est capable ; depuis quinze ans nous sommes ennemis ; c’est une longue haine ! Plusieurs fois il a attenté à ma vie : chaque fois nos rôles ont été les mêmes. Que voulez-vous, ajouta-t-il avec un sourire douloureux, on se venge comme on peut ! Ne le trouvez-vous donc pas assez puni ?

— Non, dit nettement le jeune homme, nous autres Indiens, quand un serpent nous pique ou essaye de nous piquer, nous lui écrasons la tête sous notre talon : ménager son ennemi, c’est l’engager à recommencer.

— Peut-être ? Mais le temps presse ; ne le perdons pas davantage. La Framboise et vous, jeune homme, étendez cet homme sur la table et maintenez-le solidement tandis que j’opérerai. Heureusement il est évanoui et n’a pas conscience de ce qui va se passer.

Tout en parlant ainsi, le chasseur avait ouvert sa valise, dont il avait retiré une trousse d’un grand prix, dont tous les instruments étaient d’argent et de l’acier le plus fin.

Le chasseur étala ses instruments sur une table ; puis il revint au blessé, que les deux hommes avaient déshabillé.

Le chasseur commença par examiner de nouveau les blessures.

Il les lava et les pansa avec le plus grand soin, ce qui fut assez long, car les blessures étaient nombreuses.

Le blessé n’avait pas donné signe de vie, mais cette défaillance, loin d’inquiéter le chasseur, semblait, au contraire, lui causer une certaine satisfaction.

Sur ces entrefaites, le jour s’était levé tout à fait.

Les volets avaient été ouverts et un énorme feu était allumé dans la cheminée.

— Y sommes-nous ? demanda le chasseur.

— Oui, répondirent d’une seule voix don Pancho et le Canadien.

— Et moi, ne pourrai-je vous être utile ? dit l’alcade ; j’ai une certaine habitude des blessures.

— Vous me servirez d’aide, dit le chasseur avec un sourire.

— Merci, répondit doucement don Cristoval.

Au moment où l’opération allait commencer, un galop de cheval se fit entendre au dehors.

— Qu’est cela ? grommela l’hôtelier.

— Nous allons le savoir bientôt, répondit le chasseur avec indifférence.

Quelques minutes s’écoulèrent, au bout desquelles la porte s’ouvrit, et un homme parut.

Cet homme était Main-de-Fer.

— Oh ! oh ! dit-il, il y a du nouveau ici.

— Oui, un peu, répondit Cœur-Sombre.

Main-de-Fer s’approcha.

— Felitz Oyandi ! s’écria-t-il. Bon ! le misérable aura voulu te jouer quelque tour ?

— Il a essayé de m’assassiner pendant mon sommeil. Ce sont les molosses de La Framboise qui m’ont sauvé.

— Braves bêtes ! s’écria-t-il en les caressant, pourvu qu’ils ne deviennent pas enragés d’avoir mordu ce sinistre coquin, ajouta-t-il avec un gros rire. Que diable ! il devrait y prendre garde, ce cher ami ; il n’est pas heureux dans ses tentatives contre toi.

— Que veux-tu ! il espère qu’un jour le diable le protégera.

— Qu’il n’y compte pas, le diable n’a plus de ménagements à garder envers lui ; et toi, comme toujours, tu vas le sauver.

— N’est-ce pas mon devoir ?

— Hum ! il y aurait bien des choses à répondre à cela ; après tout, ça te regarde ; il me semble que cette fois il ne s’en tirera pas aussi facilement que les autres.

— Non, malheureusement pour lui ; je vais l’amputer d’un bras.

— Le droit ?

— Non, l’autre, le gauche.

— Tant pis ; j’aimerais mieux le droit, répondit Main-de-Fer d’un air goguenard. Moi, à ta place, pendant que j’y serais, je couperais les deux ; ce serait autant de fait pour plus tard.

— Peux-tu plaisanter ainsi, dans l’état où se trouve le pauvre diable !

— Allons donc ! supposes-tu par hasard que je vais m’attendrir sur le compte de ce misérable assassin ? Caraï ! il faudrait que j’eusse de la pitié de reste ! Je te laisse agir avec lui à ta guise, c’est bien le moins que je parle à la mienne.

Et il alla, d’un air bourru et en tordant entre ses doigts une fine cigarette, s’asseoir auprès de la cheminée.

Cœur-Sombre le suivit un instant du regard, avec une expression singulière ; il hocha la tête à deux ou trois reprises, puis il se remit activement aux préparatifs de l’opération qu’il voulait faire subir au blessé.

Cependant celui-ci, soulagé sans doute par les soins qu’on lui avait donnés et par le pansement de ses blessures, avait, depuis quelques instants, fait plusieurs légers mouvements ; ses paupières battaient comme pour s’ouvrir.

Ces pronostics semblaient indiquer qu’il ne tarderait pas à reprendre connaissance.

Le chasseur, après l’avoir attentivement examiné pendant quelques instants, choisit un mince flacon dans sa pharmacie portative, le déboucha, versa sur du coton quelques gouttes de la liqueur qu’il contenait, puis, soulevant légèrement la tête du blessé, il approcha le coton imbibé de ses narines, et le lui fit respirer.

Aussitôt, les paupières presque entr’ouvertes se refermèrent.

Le blessé dormait.

— À l’œuvre ! maintenant, dit le chasseur ; maintenez seulement le corps, il ne bougera pas pendant l’opération, dont il ne s’apercevra même point.

— Pardieu ! je ne serais pas fâché d’assister à ce miracle, s’écria Main-de-Fer.

— À ton aise, mon ami ; regarde.

Le chasseur se leva et s’approcha de la table.

L’opération fut faite avec une grande habileté et fort rapidement par Cœur-Sombre, qui semblait posséder une longue expérience.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, pendant tout le temps que dura l’opération, le patient ne fit pas le plus léger mouvement.

Il ne poussa pas un soupir, même au moment le plus douloureux, c’est-à-dire lorsque l’opérateur scia l’os un peu au-dessus du coude.

Tous les assistants étaient émerveillés de l’adresse et de la sûreté de main du docteur improvisé ; il était impossible de mieux opérer.

Le patient, toujours immobile et profondément endormi, fut pansé, et, sur l’ordre du chasseur, emporté par La Framboise et don Pancho dans une chambre particulière, où il fut couché.

— Et dire que tu ne seras peut-être payé de cette magnifique opération que par un coup de poignard dans le cœur, dit Main-de-Fer avec un sourire railleur.

— C’est le seul payement que je puisse attendre de ce drôle ; mais qu’importe ! j’ai fait mon devoir, dit philosophiquement Cœur-Sombre, tout en se lavant les mains. Eh bien ? ajouta-t-il en s’adressant au Canadien qui rentrait en ce moment.

— Il dort comme un opossum, répondit celui-ci.

— Très bien ; il est bon qu’il dorme ainsi une heure ou deux. Avant de partir, je vous donnerai de quoi l’éveiller.

— Est-ce que vous me le laissez ici ?

— Que voulez-vous que j’en fasse ? J’avais d’abord l’intention de le conduire soit à Tubac, soit à Paso del Norte, et de le livrer aux autorités françaises. Mais maintenant, dans l’état où il est, ce serait de la barbarie. Il a été rudement châtié ; mieux vaut lui laisser cette chance de salut. Gardez-le ici, La Framboise ; vous avez assez de connaissances en médecine pour le soigner et le remettre sur ses jambes. D’ailleurs, il ne manque pas d’argent, et il vous payera ce que vous lui demanderez.

— Mais quand il sera guéri ?

— Eh bien, quand il sera guéri ?

— Oui, que ferai-je de lui ?

— Rien du tout ; vous le laisserez aller où il lui plaira. Soyez tranquille, c’est un papillon de nuit, il ne manquera pas les occasions de se brûler à la chandelle.

— Oh ! quant à cela, je m’en moque ; je ne m’intéresse pas à lui le moins du monde.

— Maintenant, servez à déjeuner à mon compagnon et à moi, nous sommes pressés.

— Dans dix minutes, le déjeuner sera prêt. Que ferai-je de toutes ces armes ?

— Ce qu’il vous plaira. Je vous les donne. Je vous autorise à dire, si l’on vous interroge, que je les ai brisées et brûlées.

— Merci, Cœur-Sombre, je les garderai soigneusement ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Peut-être aurez-vous raison. Hâtez le déjeuner.

— J’y vais.

Et il sortit.

— Ainsi vous partez, seigneur Cœur-Sombre ? dit alors don Cristoval.

— Vous le voyez, seigneur. Une affaire importante m’oblige à quitter cette auberge au plus vite.

— Serait-il indiscret de vous demander dans quelle direction vous comptez vous diriger ?

— Nullement, senor, d’autant plus que je me proposais de vous offrir mon escorte et celle de mon compagnon, pendant une partie de votre voyage. Je me dirige vers la frontière mexicaine, du côté de l’Arizona.

— Je ne sais véritablement, senor, comment je m’acquitterai jamais envers vous, après le service immense que vous avez rendu à ma famille et à moi, et celui que vous allez nous rendre encore. Avec une femme et un enfant, j’ignore vraiment comment j’aurais fait, seul au milieu de ce désert.

— Bon ! ne parlons pas de cela, don Cristoval. Je vous rends service aujourd’hui, demain peut-être ce sera à votre tour de m’obliger, une bonne action porte avec soi sa récompense. Il faut bien que de temps en temps il se rencontre d’honnêtes gens au désert, fit-il en riant, sans cela il serait inhabitable ; serrons-nous la main, soyons amis.

— Oh ! de grand cœur, interrompirent le père et le fils avec élan en lui tendant la main.

— À la bonne heure ! me voilà payé, dit-il gaiement en leur pressant les mains. Voici notre ami La Framboise qui apporte le déjeuner ; la senora et sa charmante fille le suivent. Mettons-nous à table afin de partir au plus vite ; nous avons une longue traite à faire.

Dona Mercedès de Cardenas, la charmante enfant, se jeta joyeusement dans les bras du chasseur en le remerciant avec une effusion touchante. Sa mère, dona Luisa de Cardenas, adressa, elle aussi, de chaleureux remercîments au Cœur-Sombre, puis on se mit à table.

— Aviez-vous des chevaux ? demanda le chasseur.

— Nous en avions trois, répondit don Cristoval.

— Ils sont à l’écurie, dit le Canadien, avec celui du Mayor, qui est une bête magnifique, et celui du senor Calaveras.

— Donnez la provende aux trois chevaux, ainsi qu’à celui du Mayor et aux nôtres.

Au moment de partir, Cœur-Sombre se chargea de payer pour tous.

— Je vous laisse faire, dit don Cristoval avec un rire un peu forcé ; les bandits ne m’ont pas laissé un ochavo ; nous réglerons plus tard.

— Que cela ne vous inquiète pas, caballero. La Framboise, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant au Canadien voici deux onces d’or, est-ce assez ?

Plaisantez-vous, Cœur-Sombre ? répondit l’hôtelier ; vous ne me devez rien, c’est moi, au contraire, qui suis votre débiteur.

— C’est possible, répondit-il en riant, mais comme je n’ai pas en ce moment le temps de régler nos comptes, prenez toujours ceci, nous nous arrangerons plus tard.

Et il le força à accepter les deux pièces d’or.

Cinq minutes plus tard, la petite caravane s’éloignait au galop de l’auberge où, en si peu de temps, s’étaient accomplis tant de curieux et terribles événements.