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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XXIII

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XXIII

COMMENT LE MAYOR PERDIT SA PARTIE ET NAVAJA GAGNA LA SIENNE ; CE QUI PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LE MALHEUR DES UNS FAIT LE BONHEUR DES AUTRES.


Tout était sombre et silencieux sous les hautes frondaisons séculaires des mahoganys.

Ce silence imposant n’était troublé, par intervalles, que par des bouffées presque indistinctes d’harmonie apportées de la salle de bal sur l’aile humide de la brise nocturne.

Mais si l’on avait pu sonder l’épaisseur des ténèbres, on aurait aperçu derrière chaque levée de terre, chaque arbre, chaque buisson, un homme embusqué, les traits contractés, le regard flamboyant, immobile comme une statue de bronze, l’oreille au guet, le fusil à la main, le doigt sur la détente.

En passant à travers les halliers, de ce pas rapide et muet des coureurs des bois, Julian, sans s’arrêter, prononçait quelques paroles à voix basse, auxquelles les invisibles sentinelles répondaient par un seul mot, bien plutôt murmuré que prononcé.

Les deux chasseurs, continuant leur route mystérieuse, atteignirent bientôt la partie la plus épaisse et la plus sauvage du parc.

Là, les sentinelles étaient plus rapprochées les unes des autres, et des masses sombres d’hommes armés et massés dans les halliers se laissaient deviner par les regards accoutumés à percer les ténèbres.

Quand ils eurent atteint ce point du parc, Julian et son ami s’arrêtèrent au milieu d’un buisson.

Une faible lueur commençait peu à peu à filtrer à travers les feuilles des arbres : lueur pâle, froide, d’un blanc bleuâtre et qui imprimait aux accidents du paysage sortant de la masse d’ombre, une apparence presque fantastique.

La lune, à son dernier quartier, commençait à émerger de la ligne d’horizon, et montait lentement dans le ciel, mélancolique, et parfois noyant dans les nuages son disque réduit au tiers de sa grandeur.

Le premier coup de onze heures tinta lugubrement à la grande horloge placée à la façade de l’hacienda.

Les tintements de l’heure, répercutés par les échos, allèrent mourir au loin dans les mornes perdus des montagnes.

Au même instant, le cri de l’épervier d’eau, poussé par Julian, se fit entendre à trois reprises sous le couvert.

Soudain une fusillade bien nourrie éclata dans la direction de la Rancheria, mêlée à des cris et à des vociférations féroces.

Sur ces entrefaites, plusieurs têtes aux visages sinistres s’élevèrent silencieusement du faîte du mur de clôture.

Tout continuait à être silencieux dans le parc.

Les bandits montaient toujours le long de la muraille ; bientôt on aperçut des épaules, puis des bustes dessinèrent leurs noires silhouettes dans la nuit.

— Feu ! cria Julian d’une voix stridente, en déchargeant son fusil sur un bandit qui semblait être le chef des autres.

Sans qu’il fût possible d’apercevoir personne, une décharge terrible éclata comme un coup de tonnerre sous les hautes futaies du parc.

Tous les bandits disparurent en même temps, et on les entendit lourdement retomber au dehors.

En ce moment même, calme et souriant, comme si aucun événement extraordinaire ne fût venu troubler les plaisirs de la fête, don Cristoval de Cardenas, donnant le bras à doña Luisa, s’avança au milieu du bal, où le bruit de la fusillade commençait à répandre une panique qui menaçait de devenir bientôt générale.

— Señoras et vous caballeros ! cria-t-il d’une voix forte, afin d’être entendu de tous, rassurez-vous, vous ne courez aucun danger. Nous sommes attaqués par cinq cents hommes à peine et nous en avons quinze cents pour nous défendre, au nombre desquels se trouvent deux cents soldats français. J’étais prévenu depuis longtemps de cette attaque. Il m’a semblé qu’il serait beau de prouver à nos alliés les Français que le sang de nos pères n’a pas dégénéré dans nos veines, et que nous sommes bien les descendants des fiers conquistadores du Mexique. Dansons sans crainte ; don Julian et don Bernardo sont à la tête de nos défenseurs. Pas un bandit ne mettra le pied dans l’hacienda, je vous en donne ma parole d’honneur !

— Bravo ! Vive le Mexique ! s’écrièrent les invités d’une seule voix.

— Dansons ! dit la comtesse de Valenfleurs avec élan.

— Dansons ! répéta héroïquement Denizà, qui avait la mort dans le cœur ; dansons au son de la fusillade, comme les républicains de 1792 dansaient au bruit du canon, pour défier les ennemis de la République.

— Dansons ! dansons ! s’écrièrent toutes les dames, électrisées par ces chaleureuses paroles.

— Oui, dansons ! répétèrent les hommes, mais dansons les armes à la main.

— Dans cette pièce, vous en trouverez, dit alors le capitaine Petit, en paraissant dans la salle de bal le revolver à la main, et suivi de ses quinze matelots brandissant leurs haches d’abordage ; venez, suivez-moi !

— Allons ! allons ! crièrent les hommes en s’élançant à la suite du brave capitaine.

L’élan était donné.

L’enthousiasme était général.

Personne ne voulait rester en arrière.

Bientôt les hommes reparurent, armés jusqu’aux dents, et le fusil en bandoulière.

— Un galop ! un galop ! crièrent les invités avec des trépignements de joie.

Et les danseurs s’élancèrent, emportés par un galop furieux et tout prêts à combattre au son, non seulement de la musique, mais encore de la fusillade qui faisait rage du côté de la Rancheria et des feux roulants qui se succédaient sans interruption dans les profondeurs éloignées du parc.

Il y avait un véritable héroïsme à danser dans des circonstances aussi critiques.

Le capitaine Édouard Petit, auxquels s’étaient joints tous les invités, trop âgés pour danser, mais encore capables de se battre bravement, avait improvisé, en quelques minutes, un bataillon d’une centaine d’hommes résolus, dont il avait pris le commandement.

Il avait organisé la défense de la salle de bal en embusquant des tirailleurs dans tous les fourrés de la huerta et derrière toutes les charmilles, mais conservant près de lui ses matelots afin de les lancer où besoin serait, en cas d’attaque, afin de donner le temps aux danseurs de venir prendre part à la lutte.

Le capitaine était aux anges.

Le digne marin était assez batailleur de sa nature ; pour lui, la fête était complète.

Cet accompagnement strident de la fusillade se mêlant à la musique de Strauss, lui semblait produire l’effet le plus pittoresque.

Il riait et se frottait les mains à s’enlever l’épiderme. Certes, il n’aurait pas consenti à troquer cette singulière petite fête, ainsi qu’il nommait cette terrible attaque, même contre le chargement complet de son trois-mâts la Belle-Adèle.

Cependant le Mayor, repoussé une première fois, ne s’était pas tenu pour battu.

Il voulait prendre sa revanche.

Rien ne devait l’arrêter…

Résolu à en finir à tout prix, pendant qu’il lançait ses hommes à un nouvel assaut, d’autres bandits attaquaient le bas de la muraille à coups de pioche et de levier.

La fusillade reprit plus intense et plus meurtrière.

Des bandits, embusqués dans les arbres, faisaient un feu roulant et bien dirigé sur les défenseurs du parc.

La situation devenait mauvaise pour les vaqueros.

Plusieurs d’entre eux déjà avaient succombé.

Julian dit quelques mots rapides au sous-officier commandant les chasseurs à pied.

Celui-ci fit un signe d’assentiment, et, ralliant ses hommes, il disparut avec eux dans les fourrés.

Le combat continuait toujours, les bandits, repoussés une seconde fois, étaient retombée au dehors.

La muraille, vigoureusement attaquée par le pied, oscillait.

Julian avait réuni une centaine de vaqueros prêts à s’élancer en avant à son premier signal.

Soudain, sur une étendue de près de cinq mètres, un pan de mur s’écroula d’une seule pièce.

Les bandits poussèrent un hourrah de triomphe et ils se ruèrent sur la brèche.

Mais ils furent accueillis par une fusillade terrible, qui les contraignit à reculer en frémissant.

Mil demonios ! s’écria le Mayor en s’élançant en avant et faisant franchir la brèche à son cheval, quelques peones poltrons vous font-ils peur ? cria-t-il à ses aventuriers en brandissant son sabre ; c’est une mine d’or qu’il s’agit de conquérir ! Rayo de Dios ! en avant ! Pour de l’or à pleines mains, en avant !

— En avant pour de l’or ! répétèrent les bandits en s’élançant à la suite de leur terrible chef.

Les vaqueros, électrisés eux aussi, répondirent par une nouvelle décharge.

Tout à coup, le cri strident de l’épervier d’eau traversa l’espace, en même temps que le cri de guerre des Indiens Comanches résonnait avec fureur.

— Ce sont nos amis ! s’écria Julian. Nous sommes vainqueurs ! En avant ! Ne laissons pas ces bandits souiller le parc de leur présence.

— En avant ! crièrent les vaqueros d’une seule voix.

Et tous s’élancèrent en avant avec une force irrésistible.

Encore une fois les bandits furent contraints de reculer.

Une fusillade terrible se faisait entendre sur les derrières des aventuriers.

Les coureurs des bois attaquaient.

Les bandits étaient pris entre deux feux.

Le Mayor, furieux de voir cette fois encore la victoire lui échapper et ne pouvant se résigner à une honteuse défaite, faisait des prodiges de valeur pour rétablir le combat.

Il semblait un lion aux abois, il rugissait.

Ses compagnons le secondaient avec le plus grand courage.

Un instant, le Mayor crut que la chance allait enfin tourner et se déclarer en sa faveur.

Il voulut profiter de ce retour de fortune ; et, groupant tous ses hommes autour de lui, il se prépara à charger une dernière fois, pendant que les coureurs des bois et les Peaux-Rouges étaient trop éloignés encore pour soutenir efficacement leurs amis.

Le Mayor se dressa sur ses étriers et montrant la pointe de son sabre :

— En avant, mil demonios ! cria-t-il d’une voix tonnante ; la fortune ou la mort ! en avant pour les tonnes d’or de l’haciendero.

— En avant ! hurlèrent les aventuriers.

Ils s’élancèrent frémissants de rage et d’espoir.

Mais alors il se passa une chose étrange.

Non seulement une décharge terrible partit de la brèche du parc, mais une seconde décharge plus terrible encore éclata presque à bout portant derrière les bandits.

La retraite leur était définitivement coupée.

La compagnie de chasseurs à pied, après avoir tourné les bandits, s’était couchée dans l’herbe, attendant le moment de faire une diversion décisive.

Elle s’était levée tout à coup, et, après avoir tiré, avait rechargé et s’était lancée a la baïonnette.

En même temps les vaqueros franchissaient la brèche et les Comanches, à droite, arrivaient à pleine course, tandis que les coureurs des bois venaient au pas gymnastique, et, sans ralentir leur feu, barrer le chemin à gauche et derrière les bandits.

La manœuvre des défenseurs de l’hacienda avait été si habilement exécutée, que les aventuriers, sans le soupçonner encore, se trouvaient pris comme dans un immense filet.

Les aventuriers, déjà ébranlés, délogés de la brèche où ils ne réussirent pas à s’établir solidement, essayèrent de se reformer une fois encore, mais non plus pour une nouvelle attaque ; la partie était définitivement perdue pour eux.

Il ne s’agissait plus que d’opérer la retraite en bon ordre, autant que possible.

Ce fut alors qu’ils reconnurent avec désespoir que cette dernière chance leur était enlevée.

Le Mayor avait perdu plus de cent cinquante hommes dans ses diverses attaques, c’est-à-dire la moitié des hommes dont il disposait au moment d’assaillir l’hacienda.

Les bandits avaient abandonné leurs chevaux pour combattre plus commodément contre les défenseurs du parc.

Seul le Mayor était resté en selle.

Tous les aventuriers se groupèrent en cercle autour de lui.

Celui-ci, de la place qu’il avait choisie, dominait tout le champ de bataille.

Sur l’ordre de leur chef, les bandits faisant face de tous les côtés à la fois, s’avancèrent épaules contre épaules, faisant un feu terrible et continu contre leurs ennemis, essayant, avec la suprême énergie du désespoir, de faire une trouée et de s’ouvrir un sanglant passage à travers les rangs pressés des coureurs des bois et des chasseurs à pied.

Mais chaque pas leur coûtait un homme ; et la ligne de feu dans laquelle ils étaient enfermés se rétrécissait sans cesse autour d’eux.

Soudain les Comanches se ruèrent avec une force irrésistible contre cette poignée de misérables, rompirent leurs rangs et les coupèrent littéralement en deux.

Alors ce fut le dernier coup, l’agonie terrible de la troupe du Mayor.

Ce ne fut plus un combat, mais une boucherie atroce, sans pitié, sans merci, où le terrible sabre-baïonnette des chasseurs à pied, si redouté des Mexicains, joua son rôle implacable.

Des cris de rage, d’agonie, de désespoir s’élevaient de toutes parts.

Mais les aventuriers ne demandaient point quartier, ils savaient qu’ils ne l’obtiendraient pas des coureurs des bois ni des Comanches.

Les bandits, certains de succomber dans cette lutte inégale, combattaient avec cette rage froide et désespérée d’hommes qui ont fait bravement le sacrifice de leur vie, mais qui pour cela ne s’abandonnent pas et, au contraire, résistent vaillamment jusqu’à la dernière goutte de leur sang, déterminés à vendre le plus cher possible la victoire à leurs vainqueurs.

Les combattants se ruaient les uns contre les autres, ils se prenaient corps à corps, poitrine contre poitrine, pieds contre pieds, se perçant à coups de baïonnette, de machette, de couteaux ; car toutes les armes étaient bonnes pour tuer.

Ceux qui tombaient se relevaient sur les genoux pour frapper un dernier coup et ne pas succomber sans vengeance.

C’était une effroyable tuerie, silencieuse et d’autant plus terrible.

Les rangs des aventuriers se resserraient de plus en plus.

Leur cercle se rétrécissait ; ils n’étaient plus qu’une poignée d’hommes effarés, sanglants, n’ayant plus figure humaine.

Ils continuaient à se défendre. Il ne restait plus en eux que l’instinct féroce de la brute aux abois.

Ils ne voyaient plus, ils n’entendaient plus ; mais ils résistaient avec une rage toujours croissante, tressaillant d’une joie horrible, et riant d’un rire de démons quand ils sentaient leurs couteaux s’enfoncer dans la chair vive.

Cette sombre et épouvantable lutte se continua ainsi tant qu’un bandit demeura debout.

Cela dura pendant plus de trois quarts d’heure.

Si l’attaque avait été vive et foudroyante, la résistance avait été désespérée.

Tout à coup il se fit un grand silence.

Tous les bandits étaient morts !

Pas un seul n’avait survécu à cette boucherie sans nom.

Pas un n’avait essayé de fuir.

Les pertes étaient grandes du côté des défenseurs de l’hacienda, soixante-dix d’entre eux étaient morts, cent trente étaient plus ou moins grièvement blessés.

C’était avoir acheté la victoire bien cher !

Mais la fameuse cuadrilla du Mayor, si longtemps la terreur des savanes, était à jamais détruite.

Lui-même, pendant les dernières minutes de cette lutte véritablement homérique, était tombé de cheval, et avait roulé sur le sol, où il gisait enseveli sous les cadavres de ses compagnons.

Du côté de la Rancheria, les choses s’étaient passées à peu près de la même manière.

Seulement, à la seconde attaque contre les retranchements, le chef des aventuriers, Najava, cédant à son ardeur, s’était laissé emporter trop loin des siens et avait été enveloppé et fait prisonnier par les vaqueros.

Cette prise de Navaja, destinée à cacher sa défection et convenue à l’avance avec Julian, avait été exécutée avec une rare habileté par l’aventurier.

Aussitôt qu’il avait été en sûreté dans la Rancheria, on lui avait, d’après l’ordre donné par Julian, rendu la liberté et ses armes.

Navaja avait alors mis pied à terre, avait attaché son cheval à un piquet, s’était assis sur un banc, avait allumé une cigarette et était resté spectateur paisible et très satisfait de la bataille.

Cependant les aventuriers, à demi démoralisés par la perte de leur chef, ne combattaient plus qu’avec une certaine mollesse, n’ayant plus avec eux celui qui seul pouvait les diriger sûrement d’après les instructions que sans doute il avait reçues du Mayor.

Au moment où les aventuriers les plus influents délibéraient entre eux sur ce qu’ils devaient faire, ils furent à l’improviste attaqués par devant et par derrière par les chasseurs d’Afrique et les Peaux-Rouges ; et malgré une résistance désespérée, ils succombèrent jusqu’au dernier sous les sabres droits des chasseurs d’Afrique et les longues lances des guérilleros et des Comanches.

De ce côté le combat n’avait duré qu’une demi-heure au plus.

Les défenseurs de la Rancheria n’avaient perdu que neuf hommes morts et dix-sept blessés, ce qui n’était rien comparé à l’immense hécatombe qu’ils avaient faite de leurs ennemis.

il en est ainsi dans tous les combats qui se livrent dans les savanes.

On ne fait pas de quartier.

Pendant que ces effroyables événements se passaient, presque sous leurs yeux, les invités dans la salle de bal dansaient avec un entrain véritablement diabolique.

— Bravo ! vive la République ! nous sommes vainqueurs ! s’écria tout à coup une voix joyeuse qui domina les bruits de l’orchestre.

Les danseurs s’arrêtèrent subitement, et tous les regards se fixèrent sur l’homme qui avait annoncé cette bonne nouvelle.

Et, avec un cri général de joie, on reconnut Julian d’Hérigoyen.

C’était en effet Julian, couvert de sang des pieds à la tête ; tenant en main son fusil, dont le sabre baïonnette, faussé, était rouge jusqu’à la douille ; mais les cheveux au vent, l’œil étincelant et la physionomie joyeuse.

Denizà poussa un cri de joie en reconnaissant que son mari, bien qu’il ne se fût pas épargné, n’avait pas reçu même une égratignure.

— Parlez ! parlez ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Je le veux bien, répondit Julian en riant, d’ailleurs je puis, maintenant que le danger est passé, vous dévoiler la vérité tout entière, que, par prudence, don Cristoval et moi, nous avions cru devoir légèrement altérer.

— Oui, oui, vous avez bien fait ; mais dites-nous tout, répondirent les invités.

— Mon récit sera court, répondit-il avec bonne humeur. Sachez donc, señoras et caballeros, que trois cents bandits résolus, commandés par le Mayor, le redoutable scélérat que vous connaissez, ont tenté de pénétrer par surprise dans le parc de l’hacienda. Après une lutte acharnée, nous les avons écharpés, ils sont tous morts : j’ai reconnu le corps du Mayor criblé de blessures et couché sur les cadavres de ses bandits.

— Bravo ! vive le Mexique ! vive la France ! crièrent tous les invités.

En ce moment, Bernardo parut, il était à peu de chose près dans le même état que son ami.

C’est dire qu’il ressemblait à un boucher sortant de l’abattoir.

— Vous pouvez danser et vous réjouir sans crainte, dit-il ; en même temps que le Mayor tentait une surprise du côté du parc, un de ses lieutenants, à la tête de deux cents hommes, en exécutait une seconde contre la Rancheria ; j’ajouterai que, après une lutte désespérée, tous ces bandits ont été tués jusqu’au dernier ; ils sont maintenant étendus morts devant les retranchements de la Rancheria, sans avoir réussi seulement à pénétrer dans le Pueblo.

— Donc, ponctua Julian, nous voilà débarrassés de tous nos ennemis, et la savane est enfin délivrée de la redoutable cuadrilla du Mayor.

Les bravos et les vivats recommencèrent de plus belle.

Julian et les Chasseurs, en délivrant les frontières indiennes du célèbre bandit, avaient rendu un service signalé à tous les hacienderos et rancheros de ces parages pour lesquels le Mayor était véritablement un fléau terrible.

— Merci, ami, dit don Cristoval en prenant avec émotion les mains de Julian.

— Bah ! répondit en riant le chasseur, c’est plaisir de délivrer la terre de tels misérables ! Mais si vous nous le permettez, mon cher hôte, mon ami et moi nous allons changer de vêtements. Nous ressemblons véritablement un peu trop à des bouchers ; nous ne voulons pas plus longtemps effrayer les dames ; nous devons avoir des physionomies atroces.

La fête se continua, insouciante et joyeuse, presque jusqu’au jour, et se termina par un souper splendide.

Julian et Bernardo dansèrent à cœur-joie sans paraître se souvenir des commencements terribles de cette nuit, si pleine de péripéties effrayantes, et qui, grâce à Dieu, se terminait si heureusement.

Au lever du soleil, Julian se dirigea vers la partie du parc où avait eu lieu le combat.

Il voulait s’assurer une fois encore qu’il ne s’était pas trompé, et que le Mayor était bien réellement mort.

Mais déjà les peones, sous la direction du majordome, avaient accompli leur œuvre.

Les cadavres avaient été jetés pêle-mêle dans une énorme tranchée creusée sur le champ de bataille même, et la fosse avait été aussitôt comblée.

En ce moment, les peones étaient déjà en train de reconstruire le pan de muraille renversé par les bandits pendant le combat.

Le mayordomo, interrogé par Julian, ne put lui donner aucun renseignement.

Pressé d’enterrer les morts, il n’avait pas songé à constater l’identité du cadavre du Mayor.

Le chasseur se retira assez mécontent de cette incroyable négligence de la part d’un homme comme le mayordomo.

Cependant il ne laissa pas percer son désappointement ; au contraire, il félicita le mayordomo de la rapidité avec laquelle il faisait disparaître les traces de l’horrible combat de la nuit.

Mais tout en revenant vers l’hacienda, Julian réfléchissait.

— Ce démon a l’âme chevillée dans le corps, murmurait-il tout en marchant ; il est bien capable d’avoir échappé cette fois encore : s’il en est ainsi, que le diable, son ami particulier, le caresse ! Cordieu ! il m’a semblé pourtant être bien mort !… Il est vrai que, quant à présent, nous n’avons plus rien à redouter de lui !… Mais, plus tard !… Bah ! je crois, Dieu me pardonne, que je deviens fou !… Il doit être mort !… D’ailleurs, comment aurait-il échappé, surtout blessé comme il l’était ?

Cependant bien qu’il se répétât que le Mayor était mort, il n’en avait pas la certitude.

Le doute persistait malgré lui au fond de son cœur.

Pourtant, précisément à cause de ce doute même et afin de ne pas effrayer l’haciendero, si heureux d’être enfin délivré de son implacable ennemi, Julian résolut de ne rien dire, et de conserver pour lui ses appréhensions à ce sujet.

En arrivant à la cour d’honneur, la première personne contre laquelle il se heurta fut Navaja, qui arrivait de la Rancheria.

— Ah ! c’est vous, cher monsieur, lui dit Julian, en répondant à son salut ; je suis heureux de vous voir, pour vous remercier de la façon loyale dont vous avez tenu vos promesses. Je vous avoue franchement que vous nous avez rendu un immense service ; il est évident pour moi que sans vous, nous aurions succombé, tant les mesures du Mayor étaient bien prises.

— Je vous remercie, monsieur, de la justice que vous me rendez.

— Mais voici le moment de régler nos comptes ; veuillez je vous prie, me suivre dans mon appartement.

— Tout à vos ordres, monsieur.

Ils entrèrent alors dans l’habitation, où tout le monde dormait encore.

Julian introduisit Navaja dans un cabinet de travail faisant partie de son appartement, et après l’avoir invité à s’asseoir, il reprit tout en allumant un cigare :

— C’est probablement le désir de me voir qui vous a engagé à monter d’aussi bonne heure à l’hacienda ?

— Je vous l’avoue, monsieur, répondit Navaja en s’inclinant, bien que cette démarche puisse vous paraître un peu prématurée.

— Nullement, cher monsieur. Je la trouve parfaitement correcte au contraire. Nous avons fait un marché, les clauses de ce marché stipulent certaines choses qui ont été exécutées loyalement par vous ; je me suis engagé à régler avec vous aussitôt après la tentative de surprise tentée par le Mayor ; tout cela est positif et ne donne lieu à aucune équivoque ; votre démarche de ce matin est donc parfaitement légale a mes yeux.

— Vous avez raison, monsieur, au point de vue des affaires, mais à celui des convenances, c’est autre chose. J’aurais dû laisser passer quelques heures de plus avant de venir vous importuner de mes réclamations ; mais, pour ma justification et afin de vous prouver que je ne suis pas un malotru, je dois vous avouer une incroyable faiblesse de mon organisation.

— Je ne vois pas, monsieur…

— Permettez-moi, je vous prie, de vous faire connaître cette faiblesse, insista-t-il en souriant.

— Puisque vous le désirez si vivement, parlez, monsieur, je suis prêt à vous entendre.

— Mon Dieu, monsieur, ce que je vais vous dire va sans doute vous paraître bien ridicule, tranchons le mot, de la part d’un homme comme moi : je crois aux pressentiments.

— Vous croyez aux pressentiments ? fit Julian avec surprise et regardant l’aventurier avec un léger froncement de sourcils.

— Oui, monsieur. Oh ! ne supposez pas que j’aie l’intention de me railler de vous. Je crois aux pressentiments, et j’y crois fermement, parce que j’ai des raisons péremptoires pour qu’il en soit ainsi.

— Ce qui signifie ?

— Que depuis près de quarante ans que je suis au monde, chaque fois qu’il m’est arrivé quelque chose d’heureux ou de malheureux, il m’a été annoncé par un serrement de cœur, un malaise incompréhensible, une tristesse ou une gaieté que rien ne justifiait.

— C’est étrange ! murmura Julian.

— Oui, mais cela est ainsi.

— Est-ce donc sous le coup d’un de ces pressentiments que vous êtes venu me trouver si matin ? dit le chasseur en essayant de sourire.

— Riez, si cela vous plaît, monsieur, je ne m’en formaliserai nullement, mais cela est ainsi que vous me le dites.

— C’est vraiment singulier, et ce pressentiment, puis-je le connaître ?

— Certes, monsieur, je tiens même à ce que vous sachiez bien sous le coup de quelle préoccupation je viens vous voir.

— Ma foi, monsieur, je ne vous cacherai pas que vous éveillez ma curiosité.

— Je vais la satisfaire, monsieur. J’avais passé la nuit dans un rancho où, sans doute d’après vos ordres, j’avais été accueilli de la façon la plus hospitalière ; après quelques heures d’un excellent sommeil, je m’étais levé un peu avant l’apparition du soleil, frais, dispos, et, ma foi, pourquoi ne pas vous le dire, très satisfait d’être enfin libre de ma personne, riche et débarrassé de tous mes ennuis, qui certes n’étaient pas minces. J’étais donc dans les plus excellentes dispositions, car le passé ne m’inquiétait plus, et l’avenir me souriait. Je vous prie de me pardonner d’appuyer ainsi sur ce point, mais je tiens à ce que vous soyez bien convaincu que rien ne me troublait l’esprit.

— Ces détails étaient indispensables sans doute à ce qui va suivre ?

— Vous en jugerez, monsieur. J’allai baigner mon cheval ; je l’étrillai avec soin, puis, je le remis au corral, et, après lui avoir donné la provende, je me rendis dans une pulqueria ouverte seulement depuis quelques instants, et cependant remplie déjà d’une nombreuse assistance de vaqueros, qui, comme moi, venaient boire leur coup du matin. Tout naturellement, la conversation était très animée, et l’on ne parlait que des événements de la nuit. Un vaquero, entre autres, qui se trouvait dans le parc et avait assisté à la bataille qui s’était livrée sur ce point, racontait les diverses péripéties de cette lutte de géants. Cela m’intéressait. Je me rapprochai afin de mieux entendre. J’allais porter mon verre a mes lèvres, lorsque cet homme s’avisa de dire d’une voix goguenarde : « Cette fois, c’est bien fini ; nous sommes définitivement délivrés de ce brigand de Mayor. Il a été tué. On dit que son corps a été retrouvé troué comme une écumoire. Je ne l’ai pas vu ; je le regrette ; mais ce qui est certain, c’est que nous en sommes débarrassés ! »

— Ah ! fit Julian, cet homme disait cela ?

— Oui, monsieur. Mais, précisément au moment où il prononçait ces paroles, je sentis subitement mon cœur se serrer et une angoisse terrible s’emparer de moi : mes forces m’abandonnèrent, le gobelet échappa de ma main, tout sembla tourner autour de moi, et pendant quelques instants je crois que je perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, les vaqueros et le pulquero lui-même me prodiguaient des soins, ne comprenant rien à cette singulière syncope. Je remerciai ces braves gens ; je feignis de rire, mais c’en était fait de ma gaieté. Je bus un gobelet de jalapé, et je me hâtai de sortir, espérant que le grand air me remettrait ; mais ce fut en vain : j’ai toujours le cœur serré, et je suis en proie à une inquiétude extrême.

— Et que concluez-vous de cela, monsieur ? demanda Julian devenu sérieux peut-être malgré lui, et subissant, à son insu, l’effet de ce récit étrange, surtout par sa simplicité.

— Dois-je vous le dire, monsieur ?

— Puisque vous avez commencé, je crois que mieux vaut achever.

— Soit, mais vous rirez de moi ?

— Pas le moins du monde, je vous le promets !

— Donc, monsieur, je vous le répète, mes pressentiments ne m’ont jamais trompé. Eh bien, quoi que l’on puisse me dire, si fortes que soient les assurances que l’on me donne de la mort du Mayor, ma conviction est faite : rien ne la changera, parce que je sens que cela est vrai, le Mayor…

— Eh bien, achevez donc ! interrompit vivement Julian, voyant l’hésitation de l’aventurier.

— Eh bien, monsieur, non seulement le Mayor est vivant, mais encore il s’est échappé.

— Je m’attendais à cette conclusion, dit Julian en hochant la tête. Je l’ai vu mort, étendu sur des monceaux de cadavres ; moi aussi, je doute que cette mort soit réelle.

— Ah ! vous partagez donc mon opinion à ce sujet ?

— Oui, jusqu’à un certain point : cet homme est un insaisissable Protée. Plusieurs fois il a, par miracle, échappé on ne sait comment à la mort. À plusieurs reprises le bruit en a couru, et au bout de deux ou trois mois, il reparaissait à l’improviste, sans que l’on pût deviner d’où il sortait. Je l’ai condamné, moi, à être abandonné, sans armes et sans vivres, sans feu et sans cheval, au fond des Montagnes-Rocheuses, dans une contrée désolée, où les fauves eux-mêmes ne sauraient vivre ; il fut transporté là les yeux bandes, puis abandonné, garrotté, sur la lèvre d’un gouffre où le moindre mouvement pouvait le précipiter. Que se passa-t-il alors ? Je l’ignore. Comment réussit-il à se sauver ? Cela est pour moi un mystère. Toujours est-il que deux mois plus tard je le retrouvai à la tête d’une nombreuse cuadrilla, et recommençant ses déprédations : voilà pourquoi je doute même de mon propre témoignage, puisque je l’ai vu et je l’ai reconnu, et je crains que cette fois encore il ne reparaisse.

— Moi, monsieur, j’en suis certain, il reparaîtra ; voilà pourquoi je veux quitter ces parages et mettre au plus vite la mer entre lui et moi.

— Oh ! même si votre prévision est juste, il se passera de longs mois avant qu’il soit en mesure de vous nuire.

— Peut-être, monsieur, et, je le désire vivement ; car, je ne sais pourquoi, il me semble que cet homme me sera fatal.

— Oh ! vous allez trop loin : une fois en France, vous pourrez braver toutes ses poursuites ; jamais il n’osera y retourner.

— Qui sait, monsieur ? Cet homme a toutes les audaces, l’impossible surtout l’attire et lui plaît.

— Enfin, à la grâce de Dieu ! Mais comme je tiens à ne pas vous retarder, laissez-moi maintenant régler nos comptes.

— Monsieur, je suis confus.

— Bah ! ce sera bientôt fait, cher monsieur, et je crois que vous serez satisfait du règlement.

Julian se leva, alla ouvrir un meuble dont il retira quelques papiers, puis il reprit sa place.

— Nous disons d’abord soixante-cinq mille piastres à vous appartenant ; voici un chèque de pareille somme que vous pourrez toucher à vue à Hermosillo, chez Scrub and C°, banquiers anglais.

— Je connais la maison, elle est excellente.

— Oui, vous pourrez même, si cela vous convient, prendre chez Scrub and C°, une traite à vue sur Rothschild de Paris, de Londres ou de Vienne, à votre choix.

— Mille grâces, monsieur.

— Maintenant, passons à autre chose : don Cristoval de Cardenas m’a chargé de vous faire ses meilleurs compliments et de vous remercier de la loyauté avec laquelle vous avez exécuté les conventions de votre traité passé avec lui et moi.

— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur, ce sont surtout les affaires délicates qui doivent être traités le plus loyalement.

— Je suis complètement de votre avis, monsieur, et don Cristoval de Cardenas pense de même ; et, la preuve en est, qu’il est si satisfait des résultats de cette affaire, qu’il m’a chargé de vous remettre, non pas deux mille onces mexicaines, mais quatre mille.

— Quatre mille onces ! Ah ! monsieur, c’est beaucoup trop ! s’écria l’aventurier avec émotion.

— Non, monsieur, c’est juste, répondit Julian en souriant.

— Mais une somme aussi considérable…

— Serait-elle décuplée, ne le gênerait en rien, monsieur. Don Cristoval est riche comme une mine d’or ; il serait, je crois, fort embarrassé de dire le chiffre exact de sa fortune, car lui-même l’ignore.

— Puisqu’il en est ainsi, monsieur, j’accepte.

— À la bonne heure ! voici un second chèque, dans les mêmes conditions que le premier ; la maison Scrub and C° est prévenue, elle vous recevra fort bien, et se mettra à votre disposition pour tout ce que vous désirerez. Il y a précisément plusieurs bâtiments de commerce anglais mouillés en ce moment à Guaymas.

— J’espère m’embarquer sur l’un d’eux, de préférence aux bâtiments français.

— Vous aurez raison ; en Angleterre, vous réussirez facilement a vous refaire un état civil inattaquable.

— Oh ! mes précautions à ce sujet sont prises depuis longtemps, monsieur ; je me suis fait naturaliser citoyen américain depuis trois ou quatre ans déjà ; tous mes papiers sont en règle, je ne crains rien.

— Je vous en félicite, monsieur ; maintenant si je puis vous être agréable en quoi que ce soit, disposez de moi, je vous en prie.

— Je vous remercie, monsieur ; une heure après avoir quitté l’hacienda, j’aurai complètement dépouillé l’aventurier, il ne restera plus que le yankee pur sang.

— Allons, je vois que vous êtes un homme de ressources ; du reste, je vous avais deviné au premier coup d’œil.

— Monsieur, me permettrez-vous un mot encore ?

— Parlez, monsieur.

— Je désirerais que ces chèques fussent mis au nom de William Fillmore, c’est sous ce nom que je désire me présenter a la maison Scrub and C°.

— Rien de plus facile, monsieur ; ce nom est donc le vôtre, maintenant ?

— Pas à présent, mais dans une heure, répondit-il en souriant.

— C’est juste, dit Julian en souriant lui aussi ; les chèques ?

— Les voici.

Julian écrivit quelques mots, les mit sous enveloppe, ainsi que les chèques, cacheta le tout et frappa sur un timbre.

Un peon parut aussitôt.

— À don Cristoval tout de suite, vous attendrez la réponse, dit Julian au peon en lui donnant le paquet ; et s’adressant à Navaja, dans un instant ce sera fait, ajouta-t-il.

— Un dernier mot, monsieur, répondit l’aventurier en s’inclinant ; j’ignore vos intentions, je ne désire pas les connaître ; mais, à mon avis, il est probable que bientôt vous quitterez ce pays et retournerez en France ; si quelque jour, monsieur, après votre retour à Paris, vous aviez besoin d’un homme sûr, et qui vous fût tout dévoué, n’importe pour quoi, souvenez-vous, monsieur, que William Fillmore, de New-York, se tiendra tous les jours, de quatre à cinq heures du soir, au Palais-Royal, au café de la Rotonde, à votre disposition. Nul ne peut prévoir l’avenir et un homme dévoué peut parfois être utile.

— C’est vrai, monsieur, je vous remercie ; si je retourne en France, ce qui est possible, je n’oublierai ni ce nom, ni ce rendez-vous permanent.

— Je ne sais vraiment comment vous remercier, monsieur ?

— C’est moi, au contraire, qui vous dois des remerciements. Qui sait si, plus tard, je ne mettrai pas vos services à contribution ?

— Ce jour-là, monsieur, vous me rendrez bien heureux, je vous le jure !

En ce moment, le peon rentra, remit un paquet à Julian et sortit.

— Voici votre affaire, dit Julian en décachetant le paquet et lui remettant les chèques.

Navaja les prit et jeta les yeux dessus.

— Oh ! fit-il.

— Quoi donc ? demanda Julian.

— Don Cristoval de Cardenas a fait une erreur.

— Ce n’est pas possible, donc Cristoval ne commet jamais d’erreur.

— Voyez, cependant, monsieur, il y a cinq mille onces au lieu de quatre mille.

— Il n’en fait jamais d’autres ; je m’en doutais.

— Mais, monsieur, il me semble…

— Croyez-moi, cher monsieur, serrez vos chèques ; don Cristoval sait parfaitement ce qu’il fait. Que voulez-vous, ajouta-t-il en riant, il faut en prendre votre parti : si je les lui renvoyais, il serait capable de mettre six mille cette fois. On n’a jamais le dernier mot avec lui.

— S’il en est ainsi, je suivrai votre conseil, monsieur, dit Navaja gaiement, car ce serait à n’en plus finir.

— Oui, c’est le meilleur parti que vous puissiez prendre, dit Julian sur le même ton.

Les deux hommes se levèrent alors.

Navaja prit congé et quitta le cabinet, reconduit jusqu’à la porte par Julian.

Au même instant, Bernardo parut.

— J’ai tout entendu, dit-il.

— Eh bien, que t’en semble ? Crois-tu le Mayor vivant ?

— Oui, certes. Pour tuer cet homme et être bien sûr qu’il soit mort, il faudra le couper en quatre.

— En effet, ce serait un excellent moyen. Surtout, pas un mot à personne à ce sujet.

— Sois tranquille.

— Que penses-tu de Navaja ?

— C’est un homme précieux, et sur lequel on peut compter : peut-être aurons-nous besoin de lui un jour.

— Au fait, c’est possible ; aussi je garderai précieusement les renseignements qu’il m’a donnés.

— Tu feras bien.

— Et maintenant, silence ! reprit Julian, et descendons ; on doit nous attendre, et j’ai hâte de revoir ma chère Denizà. Que le diable emporte ce drôle de Mayor qui m’a fait une si désagréable nuit de noces !

— Amen, dit Bernardo en riant.

Et ils descendirent à la salle à manger, où ils trouvèrent tous les invités réunis.

Leur entrée fut saluée par de joyeuses acclamations.

Les événements et les terreurs de la nuit étaient complètement oubliés, et on ne songeait plus qu’à se divertir.