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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XXII

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XXII

DE QUELS SINGULIERS DIVERTISSEMENTS SONT PARFOIS ACCOMPAGNÉS LES MARIAGES SUR LA FRONTIÈRE INDIENNE.


Enfin le jour désiré et si impatiemment attendu par Denizà et Julian d’Hérigoyen, le dimanche fixé pour le mariage des deux fiancés, se leva radieux.

De retour à l’hacienda, après son entrevue avec Navaja, Julian avait fait part à ses amis des renseignements positifs, cette fois, que lui avait donnés l’aventurier.

Cette pensée diabolique du Mayor de faire coïncider l’attaque de l’hacienda avec le mariage de Julian et de Denizà, dévoilant clairement l’espoir, non seulement d’une revanche, mais encore d’une horrible vengeance, en remplissant d’indignation les amis de Julian, avait redoublé leur désir d’en finir cette fois avec les deux bandits qui, depuis si longtemps, s’étaient faits les persécuteurs acharnés du jeune homme.

On convint de mettre à profit les quelques jours qui devaient s’écouler avant l’attaque projetée pour augmenter encore les fortifications de l’hacienda, et établir solidement aux postes qui leur avaient été désignés les hommes dévoués chargés de la défendre.

Julian avait résolu de laisser ignorer à son père et à don Cristoval de Cardenas la date précise choisie par les bandits pour l’exécution de leur surprise de l’hacienda, tout en leur faisant comprendre cependant que cette surprise était imminente.

Ce qui importait surtout, c’était de ne pas effrayer les dames et les nombreux amis de l’haciendero, en suspendant sur leur tête, comme une épée de Damoclès, l’appréhension affreuse d’un horrible combat ; ce qui aurait changé en un jour de deuil et de douleur cette fête si longtemps attendue.

Charbonneau, le mayordomo ño Ignacio, et deux ou trois autres chasseurs, dont la discrétion était bien connue, savaient seuls, avec Julian et Bernardo, toute l’étendue de l’effroyable danger qui planait sur l’hacienda.

Bernardo et Charbonneau, sous le prétexte plausible d’aller battre l’estrade au dehors, afin de s’assurer que tout était tranquille, s’étaient rendus, le premier, au campement des Coureurs des bois, le second à celui des Comanches du Bison-Blanc, afin de les aviser des dernières et définitives mesures arrêtées par le Mayor, et les engager à occuper les points ou ils devaient s’embusquer, afin d’être prêts au premier signal.

Vers deux heures du matin, dans la nuit du samedi au dimanche, don Cristoval de Cardenas, Julian, Charbonneau, ño Ignacio, Bernardo, Jérôme Desrieux, accompagnés d’une septième personne, sous les ordres de laquelle étaient placés une quinzaine de matelots alertes et dévoués, fouillaient les fourrés et les buissons de l’immense parc de la Florida, faisaient les plus minutieuses recherches, s’assuraient que tous les postes étaient occupés, les sentinelles placées aux endroits désignés, et surtout qu’aucune brèche n’avait été pratiquée dans les murs de clôture.

Ce septième personnage, dont nous avons parlé plus haut, était le capitaine Édouard Petit, commandant le trois-mâts français la Belle-Adèle, en ce moment mouillé à Guaymas, près d’Hermosillo en Sonora.

Le capitaine Édouard Petit était jeune encore.

Il avait tout au plus trente-trois à trente-quatre ans ; sa taille un peu au-dessus de la moyenne était bien prise, solidement charpentée, avec une légère propension à engraisser ; il était leste, adroit et marcheur infatigable.

Il était blond avec des yeux bleus, bien ouverts, regardant droit, et pétillant de cette franchise pleine de finesse qui distingue en général tous les capitaines marchands, qui sont, pour la plupart, autant commerçants que marins.

Le front large, le nez légèrement busqué, la bouche belle et souriante d’inépuisable bonne humeur, la moustache blonde, fine, soyeuse, naturellement retroussée, tous ces traits réunis lui complétaient la physionomie la plus sympathique qui se puisse imaginer.

Il cachait sous une apparence un peu féminine une volonté de fer et un cœur de lion, il en avait, du reste, toutes les généreuses ardeurs ; c’était à la fois un ami sûr et un ennemi redoutable.

Appartenant à une des plus anciennes familles de la haute bourgeoisie parisienne, ses opinions franchement républicaines et sa foi inébranlable dans l’avenir lui avaient fait préférer la marine de commerce à celle de l’État.

À aucun prix il n’aurait consenti à servir l’Empire, dont il prévoyait dix ans à l’avance l’effroyable écroulement.

Du reste, ces opinions libérales étaient et sont depuis 1789 celles de la haute bourgeoisie parisienne, la plus intelligente et la plus éclairée qui soit au monde, à quelques très rares exceptions près.

Tel était le capitaine Édouard Petit, sur le compte duquel nous nous sommes étendus avec complaisance, non seulement parce qu’il est encore un de nos meilleurs amis, mais parce que nous aurons bientôt occasion de le retrouver.

Julian lui avait envoyé une invitation au nom de Denizà.

Le capitaine Édouard Petit, flatté de cette attention de son ancienne passagère, s’était mis en route aussitôt, après avoir confié le commandement du navire à son second.

Il était arrivé la veille à l’hacienda, vers dix heures du soir, escorté par vingt vigoureux matelots de son équipage, armés jusqu’aux dents, de fusils, baïonnettes, sabres, haches et revolvers.

Chaque matin, depuis l’arrivée de Julian, l’hacienda avait été minutieusement visitée dans toutes ses parties, surtout depuis qu’elle avait été organisée militairement.

Mais cette nuit-la, cette visite, on le comprend de reste, avait été beaucoup plus sérieuse et avait duré beaucoup plus longtemps que les autres jours, parce qu’il fallait que chacun fût à son poste, et que l’on fût prêt à toute éventualité.

Dans une pièce réservée de l’hacienda, Julian avait établi un dépôt d’armes de toute sorte et de munitions.

Ces armes étaient destinées à armer les hôtes et les invités, si besoin était, au moment de l’attaque.

Cette pièce était située à proximité de la salle de bal.

Julian la ferma et en remit la clef au capitaine Édouard Petit, après l’avoir mis au courant de la situation dans laquelle on se trouvait, et il le fit ainsi gardien de ce dépôt d’armes.

Les chasseurs à pied, les chasseurs d’Afrique, les matelots, les guerilleros, les Canadiens amenés par la comtesse de Valenfleurs, les vaqueros et les tigreros venus des pacages, joints aux serviteurs habituels de l’hacienda, tous excellents tireurs, avaient été définitivement établis dans les différentes positions qu’ils devaient défendre.

Et bien qu’ils fussent invisibles, rien de ce qui se passerait ne devait échapper à leurs regards.

Les peones de la rancheria avaient, eux aussi, reçu des armes et des munitions ; ordre leur avait été donné de faire bonne garde derrière leurs retranchements.

Tahera et ses deux compagnons Comanches, expédiés depuis plus de trois semaines en batteurs d’estrade dans la savane, n’avaient pas donné de leurs nouvelles.

Sans doute, ils n’avaient encore rien découvert de suspect.

Tout compris, au dehors comme au dedans, le nombre des défenseurs de l’hacienda dépassait quinze cents hommes, dont près de neuf cents étaient enfermés dans la Florida.

Les Coureurs des bois et les Indiens Comanches présentaient un effectif de plus de six cents hommes.

Ce chiffre respectable enlevait à Julian toute appréhension sur les résultats d’une attaque, si furieuse qu’elle fût.

D’ailleurs toutes les précautions étaient prises, tous les ordres donnés.

Depuis cinq jours, c’est-à-dire depuis la dernière entrevue de Julian et de Navaja, une tranquillité complète semblait régner dans la savane.

Don Cristoval commençait à espérer, dans son for intérieur, que les bandits, peut-être avertis par leurs espions, et ne disposant pas de forces suffisantes pour assaillir, avec des chances certaines de succès, une hacienda déjà forte par sa position sur une colline aux flancs escarpés, et défendue par des serviteurs nombreux, résolus et dévoués, avaient renoncé à une entreprise qui n’aboutirait pour eux qu’à un désastre ; et que, malgré les craintes de Julian, qu’il considérait comme très exagérées, rien ne viendrait troubler les fêtes du mariage du jeune homme.

Mais Julian s’obstinait dans son idée.

Depuis longtemps il connaissait le Mayor et surtout Felitz Oyandi.

Il savait jusqu’à quel point odieux ils poussaient la scélératesse et la rapacité.

Même en laissant de côté l’implacable haine qu’ils avaient vouée au chasseur, ils étaient encore excités par une soif inextinguible de rapine.

Déjà plusieurs fois ils avaient tenté de s’emparer de ce trésor des Incas, dont les richesses inestimables échauffaient leur imagination et surexcitaient leurs convoitises.

Julian, d’ailleurs convaincu par les renseignements que lui avait donnés Navaja, auquel il croyait avec raison pouvoir accorder une entière confiance, était certain que, malgré leurs précédents échecs, les deux bandits ne renonceraient pas à essayer une nouvelle et décisive tentative, quelles qu’en dussent être les suites pour eux.

Aussi le chasseur redoubla-t-il de vigilance, et sans s’expliquer autrement avec don Cristoval, qui essayait de lui persuader que cet excès de précaution n’était pas nécessaire, et que rien ne le motivait, vu le calme profond qui régnait aux environs de l’hacienda depuis plus de huit jours, il se contenta de répondre à toutes les observations de l’haciendero, qu’un grand bal aurait lieu cette nuit-là, qu’il fallait à tout prix empêcher que les dames et les jeunes filles actuellement à la Florida, et invitées par lui aux fêtes de son mariage ne fussent effrayées, même par l’apparence d’un danger imaginaire ; qu’il était, lui aussi, convaincu que tout péril immédiat était conjuré, et par conséquent avait disparu ; mais qu’à son avis c’était une raison de plus pour faire bonne garde partout, et prouver ainsi aux dames que leur hôte veillait avec sollicitude à leur sûreté.

Don Cristoval de Cardenas n’avait pas de parti pris ; il reconnut aussitôt la justesse de ce raisonnement du chasseur.

Il le remercia chaleureusement, et il le laissa libre d’agir a sa guise.

C’était tout ce que demandait Julian.

En effet, depuis deux ou trois jours, les invités arrivaient de toutes les haciendas voisines et de toutes les villes de la Sonora et de l’Arizona.

Depuis le samedi matin, les retardataires se pressaient en foule sur tous les sentiers, rayonnant à dix et même quinze lieues à la ronde autour de la Florida.

Les occasions de se divertir sont rares sur la frontière mexicaine.

Elles l’étaient surtout en ce moment à cause de l’occupation française.

Aussi, quand une occasion de prendre du plaisir s’offrait par hasard, on la saisissait avec empressement, tant on éprouvait le besoin de faire trêve pendant quelques jours, ou même quelques heures, à l’existence monotone et essentiellement ennuyeuse que l’on était contraint de passer derrière les tristes murailles des habitations.

Cette fois, un nouvel attrait s’ajoutait au plaisir que chacun se promettait.

Il s’agissait d’un mariage entre Français et Française, contracté selon les coutumes adoptées dans ce pays, coutumes complètement ignorées par la plupart des Mexicains.

Aussi la curiosité était grande.

Tous les invités, fort nombreux, presque tous très riches, brillamment et richement vêtus du pittoresque costume des Rancheros américains, arrivaient, hommes et femmes, montés sur de magnifiques mustangs des prairies, escortés par une suite plus ou moins considérable de peones, habillés de neuf et surtout bien armés.

La journée était magnifique.

L’hacienda était véritablement en fête.

Les chants, les rires et les grincements du jarabe, la guitare mexicaine, se faisaient entendre de tous les côtés.

Vers huit heures du matin, la vigie placée sur le mirador sonna de la trompe et annonça ainsi l’arrivée du général X…, accompagné de son état-major et escorté par deux escadrons de chasseurs d’Afrique et une guerilla mexicaine alliée.

Le mirador de la Florida était une espèce de tour très élevée, placée au centre et sur le toit du principal corps de logis.

C’était une espèce de lanterne qui permettait de surveiller la campagne dans toutes les directions, jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Aussitôt le signal donné par la vigie, une nombreuse cavalcade s’organisa.

Don Cristoval de Cardenas, le docteur, Julian et Bernardo prirent la tête, et la cavalcade, après avoir traversé la Rancheria, s’élança au galop de chasse à la rencontre du général.

Cette rencontre fut des plus cordiales.

Les deux troupes, confondues en une seule, après une brillante fantasia et de chaleureuses acclamations, retournèrent vers l’hacienda sans ralentir l’allure pressée de leurs cheveux.

Le général X… était un vieux soldat d’Afrique.

Chacun de ses grades avait été le prix d’une blessure ou d’une action d’éclat.

Il s’était engagé à dix-huit ans et avait porté le sac ; il était brusque, parfois même presque brutal, mais il était bon et juste.

Les soldats l’adoraient ; les Mexicains eux-mêmes avaient un grand respect et beaucoup de considération pour ce brave officier, parce que, dans toute l’étendue de son commandement, contrairement à ce que faisaient alors tant d’autres officiers supérieurs, il ne souffrait ni vols ni rapines, plus ou moins déguisés sous n’importe quels noms, ni vexations d’aucunes sortes contre les habitants, et rendait à chacun une justice égale sans distinction de race ni de nationalité.

À ce portrait, les anciens soldats de la néfaste expédition du Mexique reconnaîtront l’homme dont nous parlons ; son nom viendra tout naturellement sur leurs lèvres, d’autant plus facilement que bien peu d’officiers de son grade lui ressemblaient.

Cependant nous devons ajouter, pour être juste, qu’il y en avait quelques-uns.

Le général fut reçu par les dames et les invités avec la plus sympathique distinction.

Le docteur, on s’en souvient, avait remis au sous-intendant militaire, à Ures, un projet de contrat que cet officier d’administration s’était chargé de faire recopier en entier sur papier timbré ; le sous-intendant avait tenu sa promesse, et rapportait avec lui le contrat parfaitement en règle.

Une immense salle de l’hacienda avait été disposée à l’avance pour la cérémonie du mariage civil.

Au fond, on avait établi une estrade d’un pied et demi de haut ; sur cette estrade on avait placé deux tables, une assez longue, derrière laquelle étaient placés des fauteuils destinés au général, au sous-intendant militaire et à l’état-major du général ; un Code était posé sur cette table.

Sur l’autre table, beaucoup plus petite, un registre assez gros était ouvert à une page couverte presque entièrement d’écriture ; près de ce registre se trouvaient plusieurs papiers timbrés écrits, une écritoire et des plumes ; cette table était celle du greffier, dont l’emploi était rempli par un sous-officier, secrétaire de l’intendant.

Sur le mur, derrière le fauteuil du général-président, on avait placé un trophée de drapeaux français et mexicains.

Des banquettes avaient été rangées dans le reste de la salle pour les assistants, mais de façon à laisser un espace libre au milieu de la pièce.

À neuf heures précises, le général, son état-major, le sous-intendant militaire faisant fonctions d’officier civil, ou, si l’on préfère, de maire, et le greffier entrèrent dans la salle et prirent place sur l’estrade.

Puis, sur un signe du général, les autres portes furent ouvertes et les invités, au nombre de près de trois cents, entrèrent et allèrent s’asseoir sur les banquettes préparées pour eux.

Lorsque chacun fut placé, Moucharaby appela les fiancés.

Le cortège pénétra à son tour dans la salle.

Denizà était ravissante dans sa charmante toilette de mariée.

Elle était placée entre doña Luisa de Cardenas et la comtesse de Valenfleurs, par lesquelles elle était assistée, et elle s’appuyait, émue et tremblante de joie et de bonheur, sur le bras du docteur, aussi ému et peut-être encore plus heureux que sa chère fille adoptive ; car il voyait enfin tous ses souhaits réalisés.

Julian, dans son costume de Coureur des bois, qu’il n’avait pas voulu quitter, marchait entre Bernardo et don Cristoval de Cardenas, ses deux amis.

Le sous-intendant, ceint d’une écharpe tricolore, fit avancer les fiancés et leurs témoins.

Ces témoins étaient : pour Denizà, la comtesse de Valenfleurs, doña Luisa de Cardenas et don Pancho son fils ; pour Julian, le général X…, qui voulut ainsi prouver son estime au docteur d’Hérigoyen, Bernardo Zumeta, et les capitaines de Fontaine-Mareuil et l’Héritier, tous deux aides de camp du général.

La cérémonie du mariage civil fut imposante par sa simplicité même, et fit une grande impression sur les Mexicains.

Puis les mariés, les témoins et les principaux invités signèrent l’acte de mariage dont le sous-intendant conserva la minute tout en en remettant un extrait à Julian.

À peine la cérémonie civile était-elle accomplie, que les cloches de la chapelle de l’hacienda sonnèrent à toute volée pour la cérémonie religieuse.

Le général X… offrit son bras à la mariée, puis le cortège, après s’être reformé, quitta la salle, traversa dans toute sa longueur la cour d’honneur de l’hacienda et se rendit à la chapelle.

Cette chapelle, fort grande, avait été ornée et disposée avec le plus grand soin pour la circonstance.

Le chapelain, homme jeune encore, assez peu instruit, mais aimable, poli et très tolérant, ainsi que le sont généralement tous les prêtres mexicains, avait invité plusieurs de ses confrères à l’aider pendant la cérémonie, afin de lui donner plus d’éclat.

Ceux-ci, flairant une repue franche — dans tous les pays les prêtres sont gourmands, c’est là leur moindre faiblesse — avaient accepté l’invitation avec empressement.

Le chapelain sortit donc avec croix et bannières de la chapelle, et reçut le cortège sous le porche même de son église en miniature.

La messe de mariage fut chantée avec toute la pompe et le luxe que les Mexicains se plaisent à déployer dans toutes les cérémonies du culte, plus païen que chrétien, qu’ils décorent du nom de catholique.

Cette messe se prolongea pendant plus d’une heure.

Un magnifique orgue Alexandre accompagna les chants et les motets chantés en faux-bourdon.

Cette musique, que la plupart des assistants ne connaissaient pas, les transporta d’admiration.

La messe enfin terminée, le cortège rentra à l’hacienda, salué par les vivats et les cris joyeux des peones, groupés en grand nombre dans la cour d’honneur.

En sortant de la chapelle, Julian d’Hérigoyen, comme c’était maintenant son droit, avait passé le bras de sa chère Denizà sous le sien.

Mais, arrivé presque au pied du perron, au moment où la jeune femme écoutait, ravie, les charmants compliments qu’il lui glissait à l’oreille d’une voix émue, le nouveau marié s’arrêta subitement, et quittant brusquement le bras de Denizà, qu’il pria le général de prendre à sa place, il fit un signe muet à Bernardo, et tous deux s’élançant en même temps à travers la foule, disparurent presque instantanément.

La jeune femme, saisie par cette péripétie étrange et inattendue, et ne comprenant rien à l’action bizarre de son mari, se sentait le cœur serré par une indicible inquiétude.

Cependant, faisant un effort sur elle-même, elle réussit à rester calme et souriante, bien qu’un pressentiment secret l’avertît qu’un danger terrible menaçait l’homme qu’elle aimait.

Après avoir gravi lentement les marches du perron, arrivée au seuil de la porte d’entrée, elle s’arrêta frémissante et machinalement elle tourna la tête.

Il lui sembla alors remarquer un certain désordre dans le fond de la cour, sans pouvoir cependant apercevoir rien de distinct.

C’était, lui paraissait-il, au milieu de la foule oscillante, des gens se poussant et semblant se quereller.

Mais ce désordre, s’il existait réellement, n’eut que la durée d’un éclair.

Et, presque aussitôt, la jeune femme aperçut Julian et Bernardo revenant à grands pas vers l’habitation, tout en causant avec une certaine animation de l’air le plus satisfait.

Denizà respira.

Elle sourit et reprit instantanément toute sa tranquillité.

— Pourquoi m’as-tu quittée si brusquement ? demanda-t-elle à son mari d’un ton de doux reproche, dès que celui-ci l’eut rejointe ; tu m’as si inopinement plantée là tout à l’heure, que j’ai éprouvé une inquiétude mortelle.

— Pardonne-moi, chérie, répondit-il avec un bon et franc sourire, mais j’avais un ordre pressé à donner à Charbonneau, une surprise que je te ménage, et qui, je le crois, te sera très agréable ; mais, n’insiste pas, je te prie, pour savoir ce dont il s’agit, car je te le dirais, et alors il en serait fait de me surprise.

— Pour cette fois, ami cher, je te pardonne, dit-elle gaiement ; je suis trop heureuse de te revoir près de moi pour te garder rancune ; mais, ajouta-t-elle en le menaçant de son doigt mignon, à l’avenir je ne veux plus de secrets entre nous.

— Je te le promets, mignonne, ce sera le seul que j’aurai jamais pour toi, et encore bientôt tu le connaîtras.

— À la bonne heure ainsi ; je retiens ta parole, ajouta-t-elle en s’envolant légère comme un oiseau.

En rentrant à l’hacienda, toutes les dames s’étaient éclipsées pour un instant.

La coquetterie ne perd jamais ses droits.

Elles avaient un besoin pressant de rafraîchir leurs charmantes toilettes.

Bientôt elles reparurent plus belles et plus séduisantes, et l’on se dirigea vers la salle à manger.

Pour cette circonstance l’estrade avait disparu.

Il n’y avait plus de distinction de places entre les convives.

La table était partout de niveau.

Elle était servie avec un luxe, une richesse et un goût fastueux, que l’on ne rencontre qu’au Mexique, ce pays de l’or où toutes les féeries les plus incroyables sont possibles.

Nous ne citerons qu’un exemple.

On servit aux convives à la fin du repas des gâteaux chauds sortant du four, et renfermant des glaces à l’intérieur.

Nous ne sommes pas encore parvenus en France à réaliser de telles impossibilités qui, au Mexique, semblent toute naturelles.

Le général avait pris place au fauteuil d’honneur.

Il avait Julian à sa droite et Denizà à sa gauche.

Le repas fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire somptueux, excellent et admirablement servi à la française.

Un cuisinier et un glacier français étaient venus tout exprès de Mexico pour le faire.

Ils avaient accompli de véritables miracles culinaires.

Potel et Chabot, si chers aux gastronomes parisiens, n’auraient pas aussi bien réussi. À l’exemple de Vatel, ils auraient eu la velléité de se passer leur épée à travers le corps, si depuis très longtemps déjà les cuisiniers ne portaient plus que des couteaux à découper.

Les crus de Bordeaux furent très appréciés par les connaisseurs, ainsi que les vins d’Espagne ; mais ce fut le champagne qui enleva tous les suffrages.

Les dames surtout en raffolaient.

Quatre heures sonnant à la grande horloge de l’hacienda, les clairons résonnèrent dans la cour d’honneur.

Le général X… et ses officiers se levèrent aussitôt.

L’heure du départ était venue.

Tous les autres convives voulurent se lever, mais le général insista pour qu’on ne se dérangeât pas.

Il s’excusa de ne pouvoir, à son grand regret, demeurer plus longtemps.

Il remercia en termes chaleureux don Cristoval de Cardenas et toutes les personnes présentes de l’accueil sympathique qui lui avait été fait.

Puis il salua les dames et quitta la salle suivi par ses aides de camp.

Le docteur, Julian, Bernardo et don Cristoval de Cardenas l’accompagnèrent.

Arrivés dans un petit salon où le général et ses officiers s’étaient débarrassés de leurs manteaux, et dont les fenêtres ouvraient sur la cour d’honneur, Julian s’approcha du général et lui dit en souriant :

— Je ne sais véritablement comment vous remercier, général, de l’honneur que vous m’avez fait, en daignant venir ici et me servir de témoin pour mon mariage. Pourtant, je crois presque m’acquitter envers vous de tant de bienveillance, en vous priant d’accepter un cadeau que je désire vous offrir.

— Un cadeau ! fit le général en fronçant le sourcil et ne sachant s’il devait rire ou se fâcher de cette singulière proposition, faite ainsi pour ainsi dire à brûle pourpoint.

— Veuillez, je vous prie, général, m’accorder un instant d’attention, reprit Julian avec une courtoisie extrême, et ce qui, à bon droit, vous semble extraordinaire dans mes paroles vous sera expliqué.

— Soit, monsieur, parlez, je vous écoute, répondit un peu sèchement le général ; seulement, soyez bref, je vous prie, le temps me presse.

Et il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit dans un fauteuil, en invitant d’un geste les personnes présentes à prendre des sièges, ce qu’elles firent aussitôt.

— Vous souvenez-vous, général, reprit Julian sans paraître remarquer l’impatience de l’officier supérieur, qu’en arrivant au bas du perron, après notre sortie de l’église, je vous priai, sans vous donner aucune explication, de prendre à ma place le bras de madame d’Hérigoyen ?

— En effet, monsieur, et vous nous avez quittés aussitôt ; j’ai même, je vous l’avoue, été fort étonné de cette espèce de fuite, que rien ne semblait motiver, au contraire.

— En voici la raison, général, répondit le chasseur. J’avais cru reconnaître, caché dans la foule pressée autour de nous, un bandit vainement recherche depuis plusieurs mois par la police française, et dont la présence ici me semblait très inquiétante pour la sécurité des personnes réunies en ce moment dans l’hacienda de la Florida ; cela d’autant plus que ce misérable me fait l’honneur d’être mon ennemi, et a juré de tirer de moi une éclatante vengeance.

Chacun se rapprocha avec intérêt.

Don Cristoval et le docteur étaient au comble de la surprise, ne comprenant pas où le chasseur en voulait venir.

— Continuez, monsieur, dit le général avec courtoisie.

Julian reprit :

— Je fis signe à mon ami Bemardo de me suivre, ce qu’il fit, et je me lançai à la poursuite de ce scélérat. Se doutant que je l’avais deviné, le misérable s’était perdu au milieu de la foule, manœuvrant de façon à se rapprocher de la porte de l’hacienda, laissée ouverte, afin de s’échapper ; mais je suis coureur des bois, je sais chasser un fauve. Au moment où ce drôle se croyait sauvé et allait se précipiter au dehors, je le saisis et Bernardo le prit à la gorge ; il essaya de résister, il voulut même jouer un peu du couteau, mais sans y réussir. Je le fis garrotter solidement, après l’avoir fouillé ; il avait sur lui ce billet que, sans doute, il se préparait à expédier à son ou à ses complices, je ne saurais préciser.

Tout en prononçant ces derniers mots, Julian présenta au général, qui l’ouvrit, un papier plié en forme de lettre.

— Hum ! dit le général après avoir lu deux fois le billet, probablement afin de s’assurer qu’il ne se trompait pas et qu’il avait bien lu ; voici, sur ma parole, une machination.

Et il ajouta, après avoir rendu le billet à Julian, qui le serra précieusement :

— Et cet homme est Français ? Qui est-il ? Cette lettre n’est pas signée ?

— Elle n’a pas besoin de l’être, général ; quand vous verrez l’homme, j’espère que vous le reconnaîtrez.

Julian se pencha alors à l’une des fenêtres et fit un signe.

— On amène le prisonnier, reprit-il.

En effet, la porte s’ouvrit presque aussitôt, et le prisonnier parut conduit par le mayordomo et quelques chasseurs canadiens.

Il portait les haillons sordides et indescriptibles d’un lepero, mais il marchait la tête haute et les lèvres crispées par un sourire ironique.

— Felitz Oyandi ! s’écria le sous-intendant militaire avec une vive surprise.

— Eh quoi ? fit le général ; ce misérable n’est donc pas mort ?

— Vous voyez, général, reprit Julian, car c’est bien lui.

— Je le reconnais, dit vivement le docteur ; cet homme ne s’est introduit ici que pour commettre de nouveaux crimes.

— Me voler et m’assassiner, comme plusieurs fois déjà il a tenté de le faire avec l’aide de son digne complice le Mayor, s’écria l’haciendero avec un frémissement d’horreur.

— Je réclame la remise immédiate de ce scélérat aux mains de la justice militaire française, dit le sous-intendant avec énergie.

— Voilà le cadeau que je proposais de vous faire, général, reprit Julian en souriant, l’acceptez-vous ?

— Pardieu ! répondit le général sur le même ton, vous êtes un charmant compagnon, monsieur d’Hérigoyen ; je vous remercie sincèrement. Le drôle est en bonnes mains ; je ne le laisserai pas échapper, soyez tranquille.

Capitaine Lhéritier, veuillez, je vous prie, veiller vous-même à ce que ce drôle soit surveillé de près ; nous le conduirons à Urès avec nous.

— À vos ordres, mon général, répondit le capitaine, et, s’adressant au prisonnier : Allons marchez, misérable, votre compte est bon, lui dit-il.

— Bah ! fit Felitz Oyandi avec son éternel ricanement et en riant sans cérémonie au nez des assistants ; je ne suis pas encore mort… À bientôt, mes bons amis, nous nous reverrons ; ce n’est que partie remise ; vous ne perdrez rien pour attendre.

Et il sortit en haussant les épaules, et ricanant plus que jamais.

— Quel hideux coquin ! s’écria le général ; ah ça ! j’ai bien envie de laisser à votre disposition une centaine d’hommes pour vous donner un coup de main contre ces bandits, car il est probable que vous serez attaqués cette nuit.

— Nous le serons certainement, général, reprit Julian, j’ai été averti depuis plusieurs jours déjà.

— Alors, il n’y a pas de temps à perdre ; je vais donner les ordres nécessaires ; capitaine de Fontaine-Mareuil…

— Arrêtez, général, interrompit vivement Julian ; il est inutile de diminuer votre escorte ; nous ne vous en sommes pas moins reconnaissants de votre offre généreuse, soyez-en persuadé ; mais ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, nous sommes en mesure de bien recevoir les bandits, s’ils osent se présenter.

— Cependant, une centaine de bons soldats…

— Général, dans l’hacienda seule, nous sommes plus de neuf cents hommes armés ; au dehors six cents chasseurs et Peaux-Rouges n’attendent que notre signal pour attaquer les bandits et les prendre à revers.

— Oh ! oh ! fit le général en se frottant les mains, avec un pareil effectif et dans une position comme celle-ci, vous êtes en état de soutenir un long siège.

— Recevez mes remerciements bien sincères, général, dit don Cristoval de Cardenas.

— C’est moi, au contraire, qui vous remercie, caballero, répondit gracieusement le général, d’abord pour votre magnifique hospitalité et ensuite pour le cadeau que m’a fait M. d’Hérigoyen, ajouta-t-il en riant.

— Ah ! je le savais bien, général, répondit Julian sur le même ton, que vous apprécieriez mon cadeau à sa juste valeur.

— Certes ; maintenant, messieurs, au revoir et bonne chance je vous souhaite, reprit le général en se levant, je ne puis rester davantage.

Dans la cour d’honneur, Julian retrouva Charbonneau, avec lequel il échangea quelques mots à voix basse, en lui remettant le billet saisi sur Felitz Oyandi.

Le général prit congé une dernière fois de ses hôtes.

Puis il se mit en selle et quitta l’hacienda.

Bientôt le général et son escorte disparurent dans un tourbillon de poussière soulevé par les chevaux.

Le marié et ses amis rentrèrent dans l’habitation.

— C’est encore à vous, cette fois, que je devrai mon salut et celui de ma famille, mon ami, dit don Cristoval de Cardenas avec une profonde émotion ; comment pourrai-je jamais…

— Allons donc ! interrompit Julian avec un rire joyeux ; vous vous trompez, mon ami ; je n’agis que poussé par un hideux égoïsme, voilà tout : je ne défends que ma femme, ma bien-aimée Denizà. Je vous sauve par la même occasion, tant mieux ! j’en suis ravi, mais je n’y suis pour rien. Un mot, s’il vous plaît, avant de rejoindre nos amis.

— Parlez, mon cher don Julian ; je suis à vos ordres pour tout ce qui vous plaira, malgré ce hideux égoïsme dont vous faites si plaisamment parade.

— Il est bien entendu, n’est-ce pas, que je suis toujours le commandant en chef de l’hacienda et que je me charge de tout ?

— Eh ! quoi, vous voulez un jour comme celui-ci, vous…

— C’est précisément pour cela, señor don Cristoval, que j’insiste si fort : donc, laissez-moi faire, je vous prie, interrompit Julian.

— Oh ! puisque vous y tenez tant, je ne demande pas mieux, mon ami ; d’ailleurs, c’est vous, en résumé, qui avez tout préparé et organisé ; vous savez donc mieux que moi ce qu’il convient de faire.

— Bientôt, cher don Cristoval, vous reconnaîtrez que vous avez eu raison de me donner carte blanche.

— Mais dites-moi au moins…

— Pas un mot ; tenez-vous en joie : surtout ne laissez rien soupçonner de ce qui va se passer ; soyez charmant avec vos invités, occupez-les n’importe comment, voilà votre rôle, il est facile ; quant à moi, laissez-moi faire. Le moment venu d’agir vigoureusement, je vous avertirai.

— Vous me le promettez ?

— Sur l’honneur !

— Allons, c’est convenu, puisque vous le voulez absolument ; quelle singulière nuit de noce vous allez passer !

— Bah ! je sacrifie celle-ci pour que les autres soient meilleures, répondit-il en riant.

Ils rentrèrent alors dans la salle à manger et reprirent leurs places à table.

La joie était à son comble, tout le monde riait, chantait, bavardait à qui mieux mieux.

On ne s’entendait plus ; excepté Denizà et la comtesse de Valenfleurs, personne ne s’était aperçu de la longue absence de nos personnages.

Julian profita de l’inattention générale pour causer avec sa femme et lui faire certaines confidences, maintenant indispensables.

— Ma chère Denizà, lui dit-il d’une voix contenue, il est de mon devoir de vous expliquer ce que ma conduite a eu, à vos yeux, d’extraordinaire depuis ce matin. Vous n’êtes pas une femme ordinaire, ma bien-aimée ; vous avez un esprit trop élevé et un cœur trop vaillant pour qu’il me soit nécessaire de prendre avec vous certains ménagements dont, avec toute autre femme que vous, je serais contraint d’user ; d’ailleurs, je vous ai promis de ne plus avoir de secrets pour vous ; je dois donc, et je veux tout vous dire, franchement et loyalement.

— Je vous comprends, mon ami, répondit la jeune femme toujours souriante : un danger nous menace, n’est-ce pas ?

— Un danger terrible ; c’est ce danger qui m’a, il y a un mois, ramené ici, où je ne savais pas avoir le bonheur de vous retrouver ; ce danger menace surtout nos hôtes : don Cristoval, sa femme et ses enfants. Deux bandits redoutables ont juré de les assassiner et de les dépouiller de ce qu’ils possèdent. Rassurez-vous ; nous sommes sur nos gardes, l’hacienda est fortifiée et littéralement bourrée de défenseurs résolus et dévoués. Vous n’avez donc rien à redouter ; quand je vous ai quittée si brusquement à la sortie de l’église, c’était parce que dans la foule pressée autour de nous, j’avais reconnu un de ces bandits ; je l’ai arrêté moi-même et livré au général X… ; savez-vous quel est ce misérable ? c’est Felitz Oyandi.

— Mon Dieu ! s’écria la jeune femme pâlissant à ce nom détesté.

— Rassure-toi, mon ange bien-aimé, nous n’avons plus rien à redouter de cet homme ; mais son complice est libre, lui, et il est à la tête d’une nombreuse troupe de bandits ; et cette nuit, j’en ai la certitude, nous serons attaqués. Je suis chargé de la défense de l’hacienda : mon devoir passe avant mon bonheur. Je veux sauver nos hôtes, qui toujours ont été si bons et si dévoués pour nous.

— Accomplis ton devoir, mon Julian, dit-elle avec une vive émotion, mais le sourire sur les lèvres et la voix à peine tremblante. Moi, je saurai aussi accomplir le mien, en souriant et feignant d’être gaie, heureuse, pendant que j’aurai la mort dans le cœur. Souviens-toi seulement que si tu meurs, je mourrai aussi, car tu es ma vie…

— Ne crains rien, ma chérie, ton amour me protégera ; d’ailleurs, je te l’avoue en confidence, les dangers que je courrai ne seront pas bien grands, ne conserve donc aucune inquiétude sur mon compte.

— N’essaie pas de me rassurer, mon Julian, je suis forte ; je prierai Dieu qu’il te protège.

Ils échangèrent un serrement de main furtif, et ce fut tout.

Ces deux généreux cœurs s’étaient compris.

On se leva enfin de table et on passa dans le jardin, où don Cristoval avait fait servir le café.

Julian, libre désormais, ne s’occupa plus que de la défense de l’hacienda, qu’il organisa en quelques minutes avec une intelligence réellement militaire.

Nous avons dit qu’un immense bâtiment en bois avait été construit dans le jardin et relié à l’hacienda, avec laquelle il communiquait par les larges portes du rez-de-chaussée.

Ce bâtiment, magnifiquement paré, devait servir de salle de bal.

Vers huit heures du soir, le bal commença.

Il fut ouvert par Denizà et Julian, les nouveaux mariés.

On dansait le quadrille français entrecoupé de polkas, mazurkas, redowas et de danses mexicaines.

Après la contredanse, Julian s’éloigna sans affectation.

Le mayordomo s’approcha de lui et lui dit quelques mots à voix basse.

Julian le suivit.

Charbonneau l’attendait dans la cour d’honneur.

— Eh bien ! lui demanda Julian.

— Les trois Comanches sont arrivés il y a un quart d’heure, répondit le Canadien ; ils ont reconnu deux pistes : l’une se dirigeant vers la Rancheria ; la seconde va du côté du parc. Les traces sont nombreuses.

— Très bien, dit Julian en souriant. Est-ce tout ?

— Le Mayor a reçu la lettre, reprit Charbonneau. Sa troupe est nombreuse, elle compte plus de cinq cents hommes, ce sont tous des bandits les plus redoutables de la savane ; il espère nous surprendre et croit être sur de la réussite.

— Nous verrons bien ! s’écria le chasseur avec un sourire d’une expression singulière, ensuite ?

— Le Mayor a partagé sa troupe en deux corps : le premier et le plus nombreux, composé de trois cents hommes choisis, est commandé par le Mayor en personne ; il attaquera du côté du parc, le second corps attaquera la Rancheria.

— Allons, tout va bien, je vois avec plaisir que Navaja ne m’avait pas trompé.

— C’est lui qui commande le second corps, celui qui doit attaquer la Rancheria.

— Tant mieux, nous le sauverons plus facilement ; vous vous souvenez de mes ordres ?

— Soyez tranquille, nous le sauverons.

— Bien ; quand le Mayor attaquera-t-il ?

— Au premier coup de onze heures.

— C’est parfait ! Il n’est encore que dix heures ; nous avons une heure devant nous ; c’est plus qu’il ne nous en faut. Que chacun se rende à son poste : la bataille sera belle et bientôt terminée.

Julian rentra dans le bal, et il échanges un sourire significatif avec Denizà, qui dansait.

Il glissa en passant quelques mots à son père et à don Cristoval, tout bas à l’oreille, et fit signe à Bernardo de venir près de lui, ce que celui-ci se hâta de faire.

Ils quittèrent ensemble la salle de bal.

Leurs armes étaient placées sur une banquette ; ils les prirent.

Puis, sortant de l’habitation sans être remarqués, Julian et son ami se dirigèrent à grands pas vers le parc et s’enfoncèrent résolument sous les hautes futaies.