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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XXIV

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XXIV

COMMENT LES COUREURS DES BOIS ATTEIGNIRENT ENFIN LE BOUT DE LEUR DOUBLE PISTE, ET COMMENT FELITZ OYANDI EUT UNE DISCUSSION ORAGEUSE AVEC DARDAR, ET CE QUI S’ENSUIVIT.


Nous avons dit plus haut que Julian et Bernard, sans se douter de ce qui se passerait pendant leur absence à la maison de la rue de Reuilly, avaient précisément choisi ce jour-là pour reprendre leurs investigations et, s’il était possible, les terminer, c’est-à-dire découvrir la retraite où les ravisseurs de Vanda avaient emmené la malheureuse jeune fille, en même temps qu’ils essaieraient de retrouver le Mayor.

Donc, vers onze heures du matin, après un déjeuner sommaire, Julian, le comte Armand et Charbonneau étaient montés dans une voiture et s’étaient fait conduire à l’ancienne barrière de l’Étoile.

Julian voulait reprendre la piste où Bernard l’avait arrêtée, aux environs de l’Arc de Triomphe.

De son côté, Bernard était monté dans une seconde voiture avec le policier et Tahera et s’était fait conduire à une centaine de pas de l’église Saint-Philippe-du-Roule, où il avait perdu les dernières traces du Mayor le jour où, se sentant vigoureusement chassé par le coureur des bois, le bandit avait donné l’ordre à ses hommes de se disperser, et où lui-même, après avoir traversé l’église, s’était blotti dans une voiture qui l’attendait et avait gagné au pied.

Après être descendus, les trois hommes commencèrent leurs recherches. Bientôt Bernard reconnut les traces du Mayor ; une fois sur la piste, le coureur des bois ne devait plus la perdre.

Mais, chose singulière, ces traces, au lieu de remonter le faubourg, le descendaient. Elles allaient du côté de la rue Royale, contournaient la Madeleine, remontaient le boulevard, et, à la hauteur du café de la Paix, ces traces se confondaient avec deux autres que Bernard reconnut pour être celles de Felitz Oyandi et du Loupeur.

Puis ces trois traces pénétraient ensemble dans le café.

Les trois hommes, après un assez long séjour dans le café de la Paix, étaient sortis par une autre porte que celle par laquelle ils étaient entrés.

Le Mayor et le Loupeur étaient restés pendant quelques instants sur le trottoir, tandis que Felitz Oyandi s’était dirigé vers le Grand-Hôtel, avait pénétré dans la cour et était monté dans une voiture de l’hôtel, qui était venue s’arrêter devant ; les deux autres hommes étaient restés sur le boulevard ; ceux-ci étaient montés dans la voiture qui s’était alors éloignée au grand trot dans la direction de la Bastille.

Tous ces détails, qui paraîtront peut-être incroyables, étaient cependant d’une exactitude rigoureuse.

Bernard avait lu comme à livre ouvert ces traces presque imperceptibles, laissées sur le sol et perdues au milieu de centaines d’autres.

Tout cela était net et clair dans l’esprit du coureur des bois. Il avait reconstruit en un instant les longues pérégrinations et jusqu’aux hésitations des trois hommes à travers les rues et les boulevards qu’ils avaient traversés.

Bernard sourit, et se frottant joyeusement les mains :

— Décidément, dit-il, le Mayor n’est pas aussi fort que je l’avais cru jusqu’à présent.

Sa voiture avait reçu l’ordre de suivre à une dizaine de mètres en arrière ; il fit signe au cocher de venir se ranger à la lisière du trottoir, ce qui fut aussitôt exécuté.

— Montez, messieurs ! dit-il en se frottant les mains ; notre tâche est terminée.

Les deux hommes montèrent dans la voiture.

— Au coin de la rue de Reuilly et du faubourg Saint-Antoine et bon train ! recommanda Bernard.

Les chevaux, vigoureusement enlevés par le cocher, filèrent comme un trait le long des boulevards.

Bernard avait en moins d’un instant compris le plan du Mayor : plan habile et surtout des plus audacieux.

Tandis que ses ennemis allaient le relancer dans ses repaires, il prenait, lui, de son côté, vigoureusement l’offensive, et tentait de s’introduire chez eux et d’enlever la comtesse par surprise.

Il expliqua en quelques mots ce plan hardi à ses deux compagnons.

— Malheureusement, dit-il en terminant, le Mayor a commis une maladresse. Au lieu d’essayer de nous donner le change en perdant ses traces sur les grands boulevards, ce qui prouve qu’il ne nous connaît pas encore bien, en supposant que nous nous laisserions prendre à ce stratagème enfantin, il aurait dû tout simplement partir de sa maison, dont nous ignorons encore la situation, et se rendre directement au faubourg Saint-Antoine, où il aurait donné rendez-vous à ses complices aux environs de la rue de Reuilly ; s’il avait agi ainsi, il nous aurait certainement dépistés, et peut-être son coup aurait-il réussi, au lieu qu’à présent il a compromis le succès de son coup de main, qui, je l’espère, échouera piteusement. Le Mayor s’est rouillé, il n’a plus ni cette décision ni cette sûreté de coup d’œil qu’il possédait à un si haut degré. Le séjour des villes l’a perdu ; il est dépaysé et ne voit plus clair. Essayer de nous faire perdre ses traces sur les grands boulevards ! Le niais, entre mille je les reconnaîtrais ! La situation est maintenant nette pour lui, elle se résume en trois mots : il est perdu.

Lorsque la voiture s’arrêta à l’angle de la rue de Reuilly. Bernard expédia Tahera en batteur d’estrade sur les derrières de maison, et il se hâta, en compagnie du policier, de gagner l’ancienne petite-maison.

Quand il arriva, don Cristoval et don Pancho étaient engagés dans une grave discussion avec Williams Fillmore.

L’Américain avait vu le matin Fil-en-Quatre ; le bandit lui avait annoncé la résolution prise par le Mayor de donner le jour même l’assaut à la nouvelle demeure de la comtesse, vers trois heures, à la tête de vingt-cinq ou trente hommes.

Williams Fillmore avait félicité Fil-en-Quatre de son exactitude à remplir ses engagements envers lui ; il l’avait congédié en lui ordonnant de rejoindre le Mayor et, une fois les murs escaladés, de s’échapper et de venir donner l’alarme.

Malheureusement pour lui, le bandit n’avait pas réussi à remplir cette partie de ses engagements, et il avait été victime du double jeu qu’il jouait.

L’Américain était venu en toute hâte annoncer le danger pressant dont les hôtes de la maison étaient menacés.

Le retour de Bernard, dont il connaissait l’énergie et la décision, lui causa une vive satisfaction, et en deux mots il lui expliqua la situation que le coureur des bois, nous le savons, avait déjà devinée depuis une heure.

Bernard prit aussitôt toutes les mesures que réclamait la prudence.

Les domestiques et les Sonoriens de don Cristoval furent réunis : leur nombre s’élevait à peu près à cinquante. Dix furent laissés pour garder les dames.

Ce fut alors que l’on constata l’absence de la comtesse, ce qui causa une vive inquiétude à ses amis.

Bernard, don Cristoval, don Pancho et Williams Fillmore se mirent à la tête chacun d’un détachement de dix hommes. Ces quatre détachements devaient entrer dans le parc par des côtés différents et en occuper toute la largeur.

Bernard leur ordonna de ne s’avancer que doucement, avec la plus grande précaution, de manière à envelopper les bandits et à les prendre ainsi dans un immense coup de filet.

Au moment où les divers détachements prenaient leurs positions pour pénétrer dans le parc, Tahera arriva.

Les renseignements qu’il donna furent brefs, mais positifs : une quinzaine de bandits étaient disséminés dans la rue déserte, et ne possédant pas une seule maison, située derrière le parc.

Ces bandits surveillaient le parc, dans lequel une trentaine d’autres, à la tête desquels se trouvaient Felitz Oyandi, le Mayor et le Loupeur, avaient pénétré en forçant une porte percée dans le mur de clôture.

Ils devaient, au calcul de Tahera, avoir envahi le parc depuis plus de trois quarts d’heure.

Ce dernier détail étonna Bernard.

Il ne comprenait rien à l’inaction des bandits, le succès de leur surprise dépendant surtout de la rapidité de leur attaque. Il ignorait que cette inaction apparente et incompréhensible était causée par la longue altercation du Mayor avec la comtesse.

Mais, sans perdre de temps à chercher le mot de cette énigme, le coureur des bois donna le signal de la marche en avant.

Les quatre détachements disparurent aussitôt sous bois.

Bernard et ses compagnons étaient beaucoup plus rapprochés du kiosque que ne l’imaginait le Mayor, qui se supposait déjà maître de la situation, lorsque la comtesse, saisie par Fil-en-Quatre, qui n’avait obéi qu’a contre-cœur à l’ordre péremptoire de son chef, avait crié au secours et à l’assassin.

On sait le reste, et comment le Mayor, au lieu du succès sur lequel il comptait, avait cette fois encore subi un échec et s’était échappé a grand peine, avec deux blessures, peu graves à la vérité, mais suffisantes pour l’empêcher de recommencer l’attaque.

Madame de Valenfleurs n’avait pas tardé à reprendre connaissance, grâce aux soins empressés de don Cristoval ; et, se sentant assez forte pour marcher, car c’était une noble et vaillante nature, elle avait accepté le bras de l’haciendero, et tous deux s’avançaient doucement, en causant des événements affreux dont le parc avait été si inopinément le sanglant théâtre.

Tout à coup, au moment où Bernard et ses amis n’étaient plus qu’à quelques pas des bâtiments, deux détonations se firent entendre coup sur coup, mêlées à des cris de terreur poussés par des femmes et dominés par les aboiements furieux d’un chien.

— Mon Dieu ! s’écria la comtesse toute tremblante, que se passe-t-il donc encore ?

— Je reconnais la voix de Dardar ! s’écria Bernard en s’élançant à travers les montées.

Tout le monde le suivit.

En arrivant au premier étage, un spectacle affreux s’offrit aux regards des arrivants et les glaça d’horreur.

Le bon M. Romieux, affreusement déchiré et perdant son sang par cent morsures horribles, était étendu râlant sur le palier, se tordant comme un serpent dans les affres d’une agonie effroyable.

Sur le seuil même de la porte toute grande ouverte de l’appartement de miss Lucy Gordon, un bandit, renversé sur le dos et maintenu par les pattes puissantes de Dardar, le redoutable molosse, se débattait avec fureur, sans réussir à s’échapper des griffes du chien qui, tout en aboyant, le mordait à pleine gueule.

Un peu en arrière, miss Lucy Gordon, les vêtements ensanglantés, le visage livide et les yeux fermés, à demi étendue sur une chaise longue, recevait les soins de Clairette, qui n’interrompait sa charitable besogne que pour crier à pleins poumons à l’aide.

— Tiens bon, Dardar, mon brave chien ! cria Bernard, tiens bon ! mais ne mords pas trop !

Le chien releva vivement la tête, fixa son regard presque humain sur le coureur des bois, remua vivement la queue et poussa un joyeux aboiement.

— Eh ! eh ! fit Bernard en examinant le moribond et le poussant du pied, qu’avons-nous donc ici ? Eh ! sur ma foi de Dieu ! je ne me trompe pus ! Comment, c’est vous, cher monsieur Felitz Oyandi ? Vous ne vous corrigerez donc jamais ? Pour cette fois je crois que votre affaire est faite, hein ? C’est égal, il faut avouer, cher monsieur, que vous n’avez pas de chance avec les chiens, qu’ils soient de Terre-Neuve ou du mont Saint-Bernard ! C’est piquant !

— Tuez-moi ! implora le misérable, tuez-moi, par pitié ! je souffre comme un damné !

— Déjà ? fit-il avec ironie ; vous tuer, moi ? Ma foi, non ; ce serait vous rendre service, et nous ne nous aimons pas assez pour cela, dit l’implacable coureur des bois.

Il haussa les épaules et se détourna avec dégoût.

Cependant le policier s’était approché du bandit.

Il l’examinait avec la plus sérieuse attention, tandis que le docteur d’Hérigoyen, qui venait faire visite à ses amis, accourait, prévenu à l’instant de la blessure de miss Lucy Gordon, enjambait par-dessus le bandit toujours maintenu par Dardar, et pénétrait dans l’appartement.

Bernard s’était approché du policier.

— Eh ! notre ami, lui dit-il gaiement, vous regardez bien attentivement ce coquin ! Serait-ce, par hasard, une de vos anciennes connaissances ?

— Vous ne croyez peut-être pas dire si vrai, cher monsieur Zumeta, répondit le policier sur le même ton en massant délicatement une prise de tabac dans sa boîte d’argent niellé ; maintenant que j’ai rappelé mes souvenirs, je reconnais parfaitement ce drôle ; c’est une de mes anciennes pratiques.

Et, se penchant à l’oreille du coureur des bois, il ajouta à voix basse :

— Peut-être ferions-nous bien de l’interroger ?

— À votre aise, répondit Bernard en baissant aussi la voix ; seulement, cher monsieur, vous vous chargerez, n’est-ce pas ? de cet interrogatoire ; j’avoue mon incompétence en pareille matière. Vous devez savoir beaucoup mieux que moi de quelle façon on doit parler à des drôles de cette espèce.

— C’est vrai ; mais ne vous y trompez pas, reprit en souriant le policier, cet homme n’est pas, tant s’en faut, ce qu’il vous paraît ; c’est le locataire de la maison que nous avons visitée il y a deux jours.

— Ah ! diable ! ceci change la thèse.

— Eh ! là-bas ! mes braves bourgeois ! cria le bandit en interrompant sans façon la conversation des deux hommes, il est très réussi, votre toutou ! c’est un rude garde du corps, j’en sais quelque chose ; mais, vrai, je ne serais pas fâché, si aimable qu’il soit, de causer avec d’autres interlocuteurs, mais à deux pattes, si cela était possible.

— Patience, Loupeur, lui dit le policier en riant, nous nous occupons de vous.

— Tiens, vous me connaissez, vous ? Elle est bonne, celle-là, par exemple !

Sur un signe du policier, Bernard consentit à faire lâcher prise au chien.

— Ici, Dardar, mon vieux ! lui cria-t-il ; viens, tu es un beau et brave chien !

Dardar se trouva d’un bond près de son ami, jappant doucement, agitant la queue et faisant le beau, tout fier des caresses que lui prodiguait Bernard.

Le Loupeur se releva vivement.

— Bravo ! s’écria-t-il en riant et faisant jouer toutes ses articulations ; rien de cassé ; quelques coups de dents par-ci par-là, mais rien de grave ; j’en reviendrai. C’est égal, ce toutou est magnifique, je ne dirai pas le contraire. D’ailleurs j’adore les bêtes ; mais je ne me soucie pas d’un nouveau tête-à-tête avec lui ; quel gaillard ! Comme il a arrangé ce pauvre père Romieux ! En voilà un qui n’en mène pas large ! Il le dévorait tout vivant. J’ai tiré sur lui un coup de revolver ; je l’ai manqué, mais il ne m’a pas manqué, lui ! Quelle poigne, mes enfants ! Oh là là ! je passe la main ; je demande un autre partenaire ! Merci, n’en faut plus !

Les deux hommes avaient écouté en souriant la singulière élucubration du bandit. Lorsqu’il s’arrêta, faute d’haleine sans doute, le policier lui dit avec une exquise politesse, tout en se bourrant le nez de tabac :

— Si vous m’aviez fait l’honneur de me regarder un peu plus attentivement, cher monsieur, vous vous seriez évité, j’en suis certain, ce long boniment de carrefour ; il ne nous trompe pas. Nous vous connaissons très bien, vous ne nous donnerez pas le change ; redevenez donc, je vous prie, ce que vous êtes réellement, c’est-à-dire un homme comme il faut, ce qui nous fera grand plaisir.

— Ah ! ah ! dit le Loupeur en l’examinant à son tour et fronçant le sourcil, le Giverneur ! Excusez-moi, monsieur, je ne savais pas me trouver en aussi bonne compagnie.

— À la bonne heure ! je vous reconnais à présent, dit le policier toujours souriant ; vous plairait-il de m’accorder quelques minutes d’entretien ?

— Pourquoi non, cher monsieur ? Je suis prisonnier, je suppose.

— Hum ! je ne le sais pas encore bien moi-même, reprit le policier en hochant doucement la tête ; cela dépendra beaucoup, je crois, de la tournure que prendra notre entretien !

— Oh ! alors, tout peut s’arranger ; mais, pardon, je désirerais, avant que d’aller plus loin, avoir des nouvelles de cette jeune dame, que, dans un moment de rancune, j’ai eu la maladresse de blesser.

— Vous vouliez la tuer, sans doute ? reprit le policier avec un sourire caustique.

— Ma foi ! oui, j’y tâchais ; vous le savez, quand on est en colère, malheureusement on voit rouge. Maintenant que je suis de sang-froid, je serais désespéré d’avoir réussi ; je regrette sincèrement ce moment d’emportement, d’autant plus que tous les torts sont de mon côté et que je me suis conduit envers cette dame comme le dernier des misérables.

— Je vais moi-même aux renseignement, monsieur ; votre vue pourrait lui être désagréable.

— Mille grâces, monsieur ! En effet, il serait extraordinaire qu’il en fût autrement, répondit-il avec une désinvolture complète.

Le policier s’éloigna et pénétra dans l’appartement, où déjà étaient entrées, par une autre porte, la comtesse, Denizà et Mariette.

— Vous êtes arrivé à temps, monsieur, dit le Loupeur à Bernard avec un laisser-aller charmant.

— Pour vous ? répondit le coureur des bois avec ironie.

— Non, mais pour madame la comtesse de Valenfleurs. Dix minutes plus tard vous n’auriez trouvé que son cadavre ; notre chef avait juré de la tuer.

— Comment nommez-vous ce chef, monsieur ?

— Ma foi, vous m’en demandez trop long, monsieur, répondit-il avec un fin sourire ; on le nomme le chef, et voilà tout. D’ailleurs, nous ne le voyons que très rarement ; c’était le père Romieux, le manchot, qui lui servait d’intermédiaire avec nous ; il nous donnait aussi ses ordres que nous exécutions.

— Ah ! ah ! vous dites que le manchot se nomme Romieux ?

— Peut-être a-t-il un autre nom, mais maintenant, qu’importe cela ? Son compte est réglé.

En ce moment la policier revint.

— Eh bien, cher monsieur, quelles nouvelles ? demanda le Loupeur.

— Monsieur, je suis heureux de vous apprendre, répondit le policier, que la blessure est moins grave qu’on ne l’avait supposé d’abord ; la balle a glissé sur une côte elle a dévié et n’a fait que traverser les chairs, sans attaquer aucun organe délicat. Dans quinze jours, au dire du docteur qui lui donne ses soins, cette intéressante jeune femme sera sinon guérie, du moins en pleine convalescence.

— Dieu soit loué ! s’écria le Loupeur avec une émotion véritable ; pauvre chère enfant ! au moins je n’aurai pas sa mort à me reprocher ! Maintenant, messieurs, je suis à vos ordres.

— Suivez-nous, dit le policier.

Le Loupeur fit un geste d’assentiment.

Ils repassèrent alors devant Felitz Oyandi.

Le misérable râlait toujours, mais il allait s’affaiblissant rapidement.

Il était horrible à voir ; son crâne était à nu, le cuir chevelu avait été enlevé.

— Bon, dit Bernard avec une parfaite indifférence ; Tahera a fait encore des siennes ; voilà le cinquième scalp qu’il prend depuis une heure ! Sur ma foi de Dieu ! je ne comprends pas cette volupté que les Comanches éprouvent à enlever ainsi des chevelures.

Le Loupeur, malgré son féroce courage, était devenu blême à cette vue horrible ; il frissonnait, ce supplice épouvantable le glaçait de terreur.

Les trois hommes descendirent au rez-de-chaussée, ils pénétrèrent dans un petit salon où quelques minutes plus tard Tahera les rejoignit.

À la vue du Comanche, le Loupeur éprouva, malgré lui, un certain malaise, bien qu’il affectât la plus parfaite tranquillité.

— Vous avez scalpé l’homme de là-haut, chef ? lui dit Bernard.

— Oui, sa chevelure est très belle ; Tahera avait fait le serment de l’enlever ; il a attendu bien des lunes. Ce qu’un guerrier comanche dit, il doit le faire ; à présent son serment est accompli.

— C’est juste, chef : vous êtes un grand guerrier, votre parole est d’or ; mais pourquoi, après l’avoir scalpé, ne l’avez-vous pas tué ?

— Le Manchot est pire qu’un chien : un chien est bon et fidèle, le Manchot est une bête puante, un coyote : il doit mourir comme un coyote immonde : voilà pourquoi, sans doute, mon frère la Main de fer a refusé de le tuer quand le Manchot l’en a supplié.

— Hein ! quelle logique serrée ont ces Peaux-Rouges ? dit au policier Bernard qui ne trouvait rien à répondre à cette question.

Et il ajouta :

— Est-il mort ?

— Oui. il est mort, mais c’est trop tôt ; il aurait dû souffrir tout un jour encore !

— Oui, vous avez raison ; mais puisqu’il est mort, que le diable l’emporte ! faites-le jeter dans le trou avec les autres ; et puis, écoutez, chef : je vous prie de le fouiller vous-même, et vous m’apporterez, s’il vous plaît, ce que vous aurez trouvé dans ses poches.

— Il sera fait comme le désire mon frère la Main de fer.

Et, après avoir ainsi parlé, Tahera quitta le salon, au grand soulagement du Loupeur, que sa présence inquiétait secrètement.

— Sapristi ! quel type ! s’écria le Loupeur en respirant à pleins poumons ; il m’a donné la chair de poule ! Est-ce que tous ses compatriotes lui ressemblent ?

— Ils sont beaucoup plus féroces, dit Bernard avec bonhomie. Tahera est très doux ; il a, depuis son enfance, presque toujours fréquenté les blancs… il a modifié son caractère ; en vivant avec eux, il est devenu meilleur.

— Bigre ! s’écria le Loupeur, s’il s’est ainsi civilisé, qu’est-ce qu’il était donc auparavant ? Hum ! voila un peuple au milieu duquel je ne voudrais pas vivre, par exemple !

Bernard se mit à rire.

L’interrogatoire commença, très serré et conduit avec une rare habileté par l’ancien chef de la brigade de sûreté, qui savait sur le bout du doigt l’art de circonvenir un coupable.

Il aurait fait un excellent juge d’instruction.

Cet interrogatoire, nous devons le constater, fut aussi très habilement supporté par le Loupeur, qui n’était pas un bandit vulgaire et possédait aussi bien que n’importe quel diplomate le talent des réticences calculées de façon à ne jamais rien compromettre.

Bernard assistait impassible à cet interrogatoire, ne s’en mêlant en aucune façon et laissant s’escrimer les deux adversaires, qu’il jugeait de même force ; aussi, dans son for intérieur, était-il convaincu que ce ne serait qu’une lutte de mots sans résultats positifs.

— Tahera rentra et remit au coureur des bois différents objets sans importance et un portefeuille bourré de papiers.

Bernard, pour s’occuper, parcourut des yeux ces papiers.

Soudain, interrompant une question faite par le policier et la coupant sans pitié en deux :

— Pardon ! dit-il.

Et présentant un papier au Loupeur :

— Lisez ceci, ajouta-t-il, et ensuite vous serez édifié sur le compte de votre chef et la récompense qu’il vous réservait.

Le Loupeur prit le papier et le parcourut avec une vive indignation.

— Le misérable ! s’écria-t-il tout à coup en froissant avec rage le papier entre ses mains crispées ; ainsi, il méditait notre mort à tous ! Voilà la récompense qu’il se proposait de nous donner, pour l’avoir fidèlement servi ! Il nous réservait le sort de ses complices de la Maison des voleurs. Oh ! et cet ignoble Felitz Oyandi se vante d’avoir soufflé lui-même cette odieuse trahison au Mayor, qui le félicite d’avoir eu cette idée qui arrange tout ! Cordieu ! c’est écrit en toutes lettres… Mort de ma vie ! je me vengerai de ce hideux misérable ! Dussé-je être guillotiné dix ans plus tôt, disposez de moi, messieurs ; je vous suis acquis à la vie et à la mort. Il faut que je me venge, quoi qu’il advienne ! D’ailleurs, cette odieuse trahison me dégage de tous les engagements pris avec cet homme sans foi ni loi.

— C’est bien ! dit alors Bernard. Maintenant, écoutez-moi : nous faisons la guerre au Mayor, puisque vous savez son nom, pour notre propre compte ; nous n’avons aucunes relations avec la police ; nous rendons nos arrêts et nous les exécutons nous-mêmes à nos risques et périls. Monsieur, que vous connaissez, paraît-il, vous l’affirmera.

— C’est vrai, dit le policier ; je ne suis pas ici officiellement.

— Votre affirmation me suffirait, monsieur, sans qu’il fût besoin de la faire attester par une autre personne, dit le Loupeur en s’inclinant courtoisement.

— Allons droit au but, reprit Bernard.

— Soit.

— Je vous propose un marché.

— Lequel ? monsieur, Il faudra qu’il soit bien désavantageux pour moi pour que je le refuse, répondit le bandit.

— Je dois avant tout préciser la question, afin d’éviter tout malentendu entre nous.

— Précisez, je ne demande pas mieux ; ce marché ne peut être pire que la position dans laquelle je me trouve vis-à-vis de vous.

— C’est à vous d’en juger. C’est précisément cette position que je tiens à bien établir ; nous sommes des espèces de francs-juges, ainsi que je vous l’ai fait comprendre ; vous avez été surpris en flagrant délit de meurtre dans une maison qui est la mienne, sur une jeune dame à mon service ?

— Tout cela est vrai, je le reconnais, monsieur.

— Je suis donc en droit, reprit Bernard, de vous appliquer la loi de Lynch des savanes américaines et de vous traiter comme l’a été votre complice Felitz Oyandi ; et ce ne serait que justice, ajouta-t-il avec sévérité.

— Vous avez ce droit et un plus grand encore, monsieur, je le reconnais : celui de la force, contre laquelle on ne discute pas. Voyons maintenant la proposition dont vous m’avez parlé.

— La voici : je vous offre deux cent mille francs et votre passage gratuit sur un navire qui vous conduira dans n’importe quel pays où il vous plaira de vous rendre, si vous vous engagez loyalement à nous faire retrouver avant ce soir la jeune fille enlevée par vous et le Mayor il y a deux jours, ainsi que le misérable qui vous a préparé et vous a ordonné ce crime. Réfléchissez avant de me répondre ; je pourrais me passer de votre concours, mais cela me ferait perdre un temps précieux ; il importe d’en finir au plus vite.

— Peut-être ! fit le Loupeur en ricanant. Mais la question n’est pas là pour moi : quand recevrai-je la récompense promise ?

— Une heure après la réussite.

— Vous me le promettez ?

— Je m’y engage sur ma parole d’honnête homme.

— J’accepte ; quelles garanties me demandez-vous.

— Aucune autre que votre parole de bandit.

— Soit, je vous la donne : moi, comte Philippe de Chermont de Montréal, dit le Loupeur, sur le blason de ma famille, je m’engage à vous faire retrouver la jeune fille enlevée par le Mayor, et le Mayor lui-même avant dix heures du soir. Cela vous suffit-il ?

— Je vous l’ai dit ; d’ailleurs vous voulez vous venger ?

— Oui, surtout ; j’abandonnerais volontiers ces deux cent mille francs pour avoir le plaisir d’abattre de ma main ce misérable comme un chien enragé !

— C’est bien ; j’ai votre parole de gentilhomme et de bandit, cela me suffit ; je compte sur vous.

— Vous avez raison.

Que l’on ne soit pas étonné de voir un scélérat mis au ban de la société arguer de sa noblesse et le prendre de très haut en parlant de son écusson ; il en a toujours été ainsi de noble à vilain.

En ceci comme en bien d’autres choses, la noblesse est logique, elle se souvient de son origine.

Nos nobles d’aujourd’hui sont bien, pour la plupart, des descendants directs des barons pillards qui allaient à la proie ou s’enrôlaient dans les compagnies d’écorcheurs.

Les mœurs se sont modifiées, le fond est toujours resté le même.

Le fameux Bouchard, sire de Montmorency, le premier baron chrétien, lequel vivait au dixième siècle, n’était-il pas un chef de brigands et de pirates d’eau douce ! Le duc d’Angoulême, fils posthume de Charles IX — de sanglante mémoire — et de Marie Touchet, qui faisait de la fausse monnaie et qui s’étonnait que ses domestiques lui réclamassent des gages, son hôtel étant situé sur un carrefour où aboutissaient quatre rues, et ce comte de Charolais, prince du sang, qui s’amusait, pour passer le temps, à tuer à coups de fusil les couvreurs sur les toits, qu’étaient-ils ?

Nous nous arrêtons ; la liste serait inépuisable.

Le banditisme n’a jamais déshonoré un gentilhomme, pas plus que la trahison.

Les nobles sont cosmopolites, lords d’Angleterre, grands d’Espagne ou comtes palatins et ducs français.

On vole, on pille, on incendie. On soulève une guerre civile, on se plonge dans le sang jusqu’à la nuque, mais on a quand même sa parole de gentilhomme, qu’il n’est permis à personne de mettre en doute.

Seulement, aujourd’hui, avec le progrès, les errements du bon vieux temps n’ont plus de cours légal. Les assassins et les escrocs titrés — quand on les prend, car ils sont lestes à disparaître, — passent en cour d’assises ou en police correctionnelle et sont envoyés au bagne, à la guillotine ou dans les maisons centrales.

C’est un malheur des temps.

Jadis il en était parfois de même, mais aucun gentilhomme ne se considérait comme déshonoré pour cela. C’était un des inconvénients du métier, voilà tout.

Les écussons des anciens preux, même les plus notoirement couverts de boue et de sang, demeurent immaculés, c’est convenu. Quelle belle et grande institution que la noblesse ! Et combien nos pères, en 1789, ont été coupables de la vouloir détruire ! Mais passons : cela nous conduirait trop loin.

— C’est bien, dit Bernard, j’ai confiance en vous.

— Cette confiance doit être entière ! répondit le Loupeur.

— C’est ainsi que je l’entends.

— Alors, à l’œuvre ! Il faut nous presser, je partirai en avant pour vous préparer les voies. Avez-vous une voiture que je puisse prendre, afin d’aller plus vite ?

— Oui, un fiacre acheté tout exprès pour les promenades incognito.

Et il ordonna d’atteler.

— Vous emmènerez avec vous une douzaine d’hommes résolus et bien armés, cela suffira ; seulement, vous devez, par le costume, ressembler à des agents de police en bourgeois. M. Pascal Bonhomme, qui sera votre chef apparent, vous indiquera ce que vous devez faire pour cela. Il y aura probablement bataille : ainsi soyez prêts. Vingt minutes après mon départ, vous quitterez cette maison ; M. Bonhomme vous conduira à la cour de Rome.

— Chez la Marlouze ? demanda le policier. Oh ! oh !

— Soyez tranquille, je vous y attendrai.

— C’est bien ; voulez-vous des armes ?

— Je ne serais pas fâché d’en avoir, mais peut-être craindrez-vous de m’en confier ?

Bernard haussa les épaules.

— Voici deux revolvers à six coups et un poignard, dit-il ; n’ai-je pas votre parole ?

— Vous avez plus que cela, mon désir de me venger d’un traître, et la certitude d’être bientôt, grâce à vous, à l’abri de toutes poursuites.

Un domestique annonça que le fiacre était attelé.

— Au revoir ! dit le Loupeur ; bientôt tout sera fini. Et il sortit sans saluer.

Par les soins du policier, les hommes désignés par Bernard, au nombre desquels se trouvait l’Américain, furent bientôt travestis de façon à faire illusion aux yeux les plus clairvoyants.

Don Cristoval et son fils avaient insisté pour faire partie de l’expédition ; mais Bernard réussit à leur faire comprendre, à leur grand regret, qu’ils devaient rester pour veiller sur les dames et les protéger au cas où une nouvelle échauffourée, peu probable mais possible cependant, aurait lieu pendant l’absence des autres défenseurs.

Après avoir prévenu les dames et le docteur d’Hérigoyen qu’il était obligé de s’absenter de nouveau, Bernard et ses compagnons montèrent dans trois voitures de place qu’un domestique avait été chercher, et ils se firent conduire rue Saint-Martin, numéro 27. Cinq heures sonnaient au moment où ils se mettaient en route.

On se souvient que Julian d’Hérigoyen, le comte Armand et le chasseur canadien, s’étaient mis sur la piste de l’équipage dans lequel le Mayor avait enlevé Vanda.

Depuis lors, les trois hommes n’avaient pas reparu et n’avaient point donné de leurs nouvelles.

Voici ce qui s’était passé.

La piste était magnifique, parfaitement marquée et, par conséquent, facile a suivre, bien que le cocher de la voiture fût revenu deux ou trois fois sur ses pas et eût fait de nombreux et brusques crochets dans le but évident d’embrouiller ses passées et par conséquent ses traces.

Mais Julian était un trop vieux coureur des bois pour se laisser prendre à aucune de ces ruses. Il avait imperturbablement suivi la direction réelle de l’équipage.

La voiture marchait grand train. Elle avait gagné le pont de l’Alma par l’avenue Joséphine. Elle s’était arrêtée pendant quelques instants sur le quai, un peu avant le pont. Puis elle s’était remise à un trot allongé, avait traversé le pont et avait filé en remontant le long des quais de la rive gauche jusqu’au pont de la Concorde, où elle était repassée sur la rive droite.

Seulement, avant de faire cette nouvelle évolution, elle s’était arrêtée une seconde fois.

Julian remarqua près de la première voiture les traces d’une autre. Cette deuxième voiture paraissait avoir stationné assez longtemps près du quai.

Cette particularité singulière donna fort à penser à Julian.

Les deux voitures s’étaient trouvées arrêtées à une quinzaine de pas l’une de l’autre, et presque en face l’une de l’autre.

Il y avait là une énigme.

Soudain, Julian s’était frappé le front et avait sérieusement examiné le terrain entre les deux voitures.

Tout à coup il s’était baissé, et, à la place où avait stationné la deuxième voiture, il avait ramassé un bouton d’oreille en diamant, semblable à celui trouvé par Bernard près de l’Arc de Triomphe.

Vanda ne perdait pas espoir ; chaque fois qu’elle en avait l’occasion, elle laissait des traces de son passage. Elle savait que ses amis tenteraient l’impossible pour la sauver.

Ce bouton d’oreille si providentiellement retrouvé expliqua à Julian le plan du Mayor et comment il l’avait exécuté.

Plusieurs hommes, embusqués sous la voûte du pont, attendaient l’arrivée de la voiture du Mayor. Aussitôt que cette voiture s’était arrêtée, ces hommes, qui probablement s’étaient à l’avance munis de brancards, avaient, sans que le Mayor et Vanda missent pied à terre, opéré au moyen de ces brancards leur transbordement d’une voiture dans l’autre.

Puis la voiture abandonnée par le Mayor avait continué sa course du côté du boulevard Saint-Michel et s’était perdue dans le dédale des hauteurs de Montrouge, tandis que la seconde, dans laquelle se trouvaient maintenant la jeune fille et son ravisseur, avait tout simplement traversé le pont de la Concorde, gagné la grande allée des Champs-Élysées et monté jusqu’à l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

Cette seconde voiture était un coupé de remise ; ce fut à elle que Julian s’arrêta.

Ce coupé avait l’allure honnête d’une voiture de place qui suit son itinéraire sans penser à mal. Il allait tout droit, franchement, sans crochets ni détours.

Le Major était convaincu qu’il avait dépisté ses ennemis, grâce à cette habile manœuvre.

Et en effet, cela avait failli arriver.

Julian avait hésité longtemps ; sans le bouton de diamant, peut-être se fût-il laissé tromper.

Le coupé, trottant cahin-caha, car la mise en scène avait été admirablement soignée, avait suivi, en ballottant à droite et à gauche, la grande allée jusqu’à l’avenue Montaigne.

Là, il avait tourné et avait gagné les quais en descendant la Seine, il avait passé devant la Manutention, avait gravi au pas la pente du Trocadéro, puis il avait pris la rampe de Passy, au sommet de laquelle se trouve une espèce de carrefour.

Il avait tourné à droite, avait fait quelques pas et s’était tout prosaïquement arrêté devant la porte d’une maison isolée, d’assez piètre apparence.

Là, le cocher avait quitté son siège et s’était approché de la porte de la maison, non pour sonner — il n’y avait pas apparence de sonnette, — mais sans doute afin d’ouvrir lui-même cette porte.

Puis le Mayor avait mis pied à terre. Ses traces n’étaient pas nettes ; elles étaient piétinées comme s’il y avait eu, non pas lutte, mais certains efforts.

Évidemment Vanda résistait ; elle refusait de descendre. Le Mayor, selon toutes probabilités, l’avait enlevée dans ses bras et transportée dans la maison, sans lui laisser poser le pied à terre.

Mais la jeune fille n’en avait pas moins, malgré les minutieuses précautions de son ravisseur, réussi à laisser des traces de son passage.

Une bague fort riche, dernier cadeau de son fiancé, avait été jetée par elle, comme un appel suprême pour venir à son secours !

Le comte Armand recueillit pieusement la bague, ainsi qu’il avait déjà fait pour les boutons d’oreilles.

— C’est l’histoire du Petit Poucet mise en action, dit gaiement Julian.

— Vous me promettez, n’est-ce pas, mon ami, que nous la retrouverons ? lui demanda le comte avec anxiété.

— Il me semble que nous sommes sur la voie, répondit Julian en riant.

— Oui, c’est admirable ! s’écria le jeune homme !

— Eh bien, continuons nos recherches,

Après avoir déballé ses voyageurs, ainsi que disent élégamment MM. les cochers, celui du coupé remonta sur son siège et repartit.

La comédie avait été poussée jusqu’au bout : il y avait eu simulacre de paiement. Un sou avait roulé dans la poussière.

La porte de la maison s’était rouverte. Était-ce tout de suite, était-ce plus tard ? C’est ce que Julian ne réussit pas à établir avec certitude.

Cependant il supposa qu’il devait faire jour.

Deux hommes étaient sortis, le Mayor et un autre que, à l’examen attentif des traces, Julian reconnut pour être Felitz Oyandi.

Julian ne dit rien de cette découverte à ses compagnons, afin de ne pas augmenter l’inquiétude du comte Armand.

Selon toutes probabilités, Vanda, après avoir été transportée dans cette maison, n’en était pas sortie, tout au moins par la porte.

C’était ce dont il importait de s’assurer.

Nous avons dit que cette maison était isolée ; elle s’élevait entre une double rangée de palissades en planches ; jusqu’à une assez longue distance à droite et à gauche, il n’y avait pas d’autres maisons.

Les trois batteurs d’estrade commencèrent alors un examen approfondi des palissades, ce qui leur prit beaucoup de temps ; mais leur patience et leur opiniâtreté furent récompensées.

Deux planches mal clouées furent découvertes par Charbonneau et leur livrèrent passage ; derrière eux ils eurent soin de replacer les planches.

Les chasseurs, car ils étaient de véritables chasseurs d’hommes, reconnurent alors que la maison isolée possédait un assez grand jardin, complètement en friche du reste, ressemblant à une forêt vierge en miniature, et clos par un treillage semblable à ceux usités le long des voies des chemins de fer, treillage que l’on achète au mètre.

Celui-ci était en fort mauvais état ; il fut très facile de se frayer un passage au travers.

En quelques minutes, les trois hommes se trouvèrent près de la maison.

C’était une espèce de masure légèrement construite, n’ayant qu’un rez-de-chaussée avec deux fenêtres à hauteur d’appui donnant sur le jardin, et entre les fenêtres une porte surélevée de trois marches ; en somme, c’était une masure.

Il ne fallait pas songer à s’introduire par les fenêtres, garnies de solides volets en chêne fermés et retenus à l’intérieur. Restait la porte, fermée avec une serrure à gorge et un verrou de sûreté ; il aurait fallu la briser pour l’ouvrir.

Nos rôdeurs furent un instant décontenancés.

Cependant, comme ils n’étaient pas hommes à se décourager après avoir réussi à venir jusque-là, ils firent le tour de la maison afin de s’assurer si, d’un autre côté, ils ne rencontreraient pas plus de facilités.

Derrière lu maison, il y avait une espèce de hangar à demi ruiné.

Ce hangar, fait avec d’énormes pieux plantés en terre, était recouvert en papier bitume et atteignait presque le toit de la maison.

Charbonneau saisit un des montants, grimpa comme un chat, atteignit le toit après quelques vigoureux efforts et disparut presque aussitôt.

Julian et le comte Armand retournèrent du côté de la porte.

Un silence de mort régnait dans l’intérieur de la maison.

Soudain les deux hommes entendirent un grand bruit de ferraille ; la porte s’ouvrit et Charbonneau parut.

— Entrez, dit-il, la maison est vide ; nous sommes les maîtres.

Ils entrèrent, mais en ayant le soin de laisser la porte ouverte et poussée seulement, afin de s’assurer une retraite en cas de besoin ; et ils commencèrent la visite de la maison.

Ce fut bientôt fait ; elle ne se composait que de trois pièces : une chambre à coucher en désordre, où l’on ne couchait presque jamais ; une cuisine servant de débarras ; deux cabinets noirs et un cabinet de travail, celui-là même où nous avons assisté à la première entrevue de ce bon M. Romieux avec le Loupeur.

Tout y était vide ; il n’y avait pas un chat.

Charbonneau s’était introduit dans la maison en levant un châssis à tabatière et en se laissant tomber dans un grenier complètement vide.

Julian fronça le sourcil.

— Cette masure est à double fond, je le sens, dit-il ; a-t-elle des caves ?

On chercha une entrée de cave ; il n’y en avait pas.

— Allons, reprit Julian, ne nous décourageons pas ; cherchons, sondons les murs et les planchers !

On se mit à l’œuvre aussitôt.

Soudain Julien s’arrêta.

Son regard s’était fixé, par hasard, sur un point lumineux, gros comme une pointe d’épingle. Il se baissa pour mieux voir ; les deux autres attendaient anxieux.

— C’est là, dit-il en frappant du pied ; relevez le misérable tapis qui est au milieu de la pièce.

Ce fut fait en un instant.

Le comte Armand et Charbonneau ne virent rien. Ils crurent que leur compagnon s’était trompé ; ils le regardaient haletant.

Julian souriait ; son regard allait du plancher au bureau et du bureau à la glace et à la cheminée.

Tout à coup il éclata de rire :

— C’est très ingénieux, dit-il, mais cette fois nous les tenons. Charbonneau, avez-vous la lanterne sourde que je vous ai recommandé de prendre ?

— Certes, monsieur ! la voici.

— Bien ; il fait très sombre ici ; allumez-la, bientôt nous ne verrons plus clair. Maintenant, messieurs, placez-vous le plus près possible des fenêtres et ne bougez pas ; là très bien.

Les deux hommes avaient obéi militairement.

Julian s’était mis sur le fauteuil en cuir devant le bureau.

— Attention ! dit-il.

Il appuya vigoureusement le pied droit sur le sol.

Aussitôt une partie du plancher se détacha et glissa sans bruit dans une rainure invisible.

— Là, ajouta le coureur des bois ; voici le passage.

En effet, en se déplaçant, le parquet avait démasqué un escalier s’enfonçant profondément en terre.

Les trois hommes mirent le revolver au poing et descendirent. L’escalier avait soixante-trois marches.

Quand ils atteignirent le sol, ils se trouvèrent dans un vaste souterrain de date très ancienne et percé de nombreuses galeries s’enfonçant dans plusieurs directions.

Julian prit la lanterne et examina attentivement le sol.

— Allons ! dit-il.

Le souterrain faisait de nombreux et brusques détours.

Tantôt il montait, tantôt il descendait, parfois il se rétrécissait, d’autres fois il s’abaissait ; souvent il fallait traverser des flaques d’eau stagnantes ou franchir des amas de décombres.

On entendait un bruit sourd et continu ressemblant au roulement éloigne du tonnerre ; de distance en distance les explorateurs rencontraient de lourds et massifs piliers, servant à soutenir les voûtes.

Depuis une vingtaine de minutes, les trois hommes avançaient ainsi à peu près dans les ténèbres mais sans se décourager, lorsque tout à coup Julian repoussa vivement ses amis derrière un pilier et masqua l’âme de sa lanterne, en murmurant ce seul mot d’une voix basse comme un souffle :

— Silence !

Les trois amis virent presque aussitôt apparaître une espèce de colosse, tenant une lanterne de la main gauche et un revolver de la droite, marchant le corps penché en avant, et promenant la lumière de sa lanterne dans toutes les directions.

— Le diable m’emporte ! grommelait-il entre haut et bas, si je n’ai pas cru entendre marcher et apercevoir un point rouge comme une étoile ! je me serai trompé pour sûr ; ces vieilles carrières sont hantées par des légions de démons, on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec elles ! Il serait pourtant bien temps que le patron revienne ! La petite fait un boucan à tout casser ! Il n’y a pas moyen de lui fermer la bec ! Allons, il n’y a rien ; j’vas aller, puisque j’ai tant fait, jusqu’au Trocadéro, où sont les autres ; j’m’ennuie d’être enfermé tout seul dans ce grand appartement, sans même pouvoir jaspiner un brin avec les larbins ; j’ramènerai un zig, nous jargouillerons en tuant le ver ; ça y est, tant pis !

Mais au moment où le pauvre diable allait s’engager dans une galerie latérale, un nœud coulant tomba sur ses épaules, et il roula comme une masse sur le sol humide du souterrain, sans même pousser un cri, en laissant du même coup tomber sa lanterne et son revolver.

Julian l’avait lassé à trente pas à la mode mexicaine.

En un tour de main le bandit, plus qu’à demi étranglé, fut bâillonné et garrotté, en même temps qu’on le débarrassait de ses armes et que le nœud qui lui serrait la gorge, était relâché.

On ne lui avait laissé que les jambes de libres.

— Marche ! lui dit durement Julian ; si tu bronches, tu es mort !

— Gredin d’sort ! grommela le bandit tout en se hâtant d’obéir ; en v’la une déveine ! Où faut-il aller ? demanda-t-il après un instant.

— Conduis-nous à l’endroit d’où tu viens.

— V’là l’essayer ; pas d’chance tout de même !

— Où conduit cet escalier ? demanda Julian.

— Aux chambres secrètes.

— Combien êtes-vous là ? Ne mens pas, il t’en cuirait.

— Je suis seul. Nom d’un nom ! c’est-y tannant, tout d’même ! les autres sont au Trocadéro ; j’suis fumé, quoi !

— C’est bien : monte, mais prends garde !

— Foi d’la Venette, qu’est mon nom, j’ai pas menti ! J’suis mordu, quoi ! Contr’la force, y’a pas d’résistance ; c’est vrai, parole sacrée !

— Silence ! monte, ou sinon !…

— C’est bon, on y va, gredin d’sort !

Il ne se fit pas répéter cet ordre péremptoire.

Les trois compagnons montaient derrière lui, le revolver au poing.

Arrivé à la dernière marche de l’escalier, il s’arrêta sur une espèce de palier, et, montrant une porte :

— C’est là, dit-il.

— Ouvre ! ordonna Julian.

— J’sais pas si y r’naud’ra, l’patron, quand y saura ça ! non, rien qu’un peu ! fit-il en secouant les épaules.

Mais, sur un geste menaçant de Julian, il se hâta d’ouvrir.

Ils entrèrent et se trouvèrent alors dans une espèce de salon, dont les meubles, fort beaux, étaient déchirés et tachés de graisse et de vin.

C’était là que le bandit avait établi son corps de garde.

La porte secrète fut soigneusement refermée.

— Y a-t-il d’autres portes pour arriver ici ? demanda Julian.

— J’en connais trois, dans d’autres parties de la maison. Polichinelle d’sort, va ! J’savais bien qu’y avait du monde !

— Maintenant, fais bien attention à la question que je vais t’adresser.

— Allez-y, quoi ! Puisque j’suis pigé marron y a pas besoin d’faire tant d’manières quoi !

— Où est la jeune fille enlevée il y a deux jours par ton chef ?

— C’est pas malin ; elle est là, à côté ; vous n’tarderez pas à l’entendre chanter ; elle ne décesse pas de crier au secours ! Dieu merci, qu’j’en suis sans comparaison tout otolondré, quoi ! Et tenez, qu’est-ce que je disais ?

Soudain, en effet, la voix de la malheureuse Vanda s’éleva avec une expression déchirante.

La pauvre enfant appelait à l’aide avec des sanglots convulsifs.

Les trois hommes frémirent à ces accents désespérés.