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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XXV

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XXV

COMME QUOI LE SANGLIER, FORCÉ DANS SA BAUGE, FIT TÊTE À LA MEUTE, ET FUT ENFIN RÉDUIT AUX ABOIS.


Il y eut un moment de stupeur ; les trois hommes se regardaient avec une douloureuse surprise.

Mais tout à coup le comte Armand se redressa ; un jet de flamme jaillit de son regard.

— Oh ! s’écria-t-il avec égarement, c’est Vanda, c’est elle, ma bien_aimée !… Je veux !…

— Il s’élançait.

Julien le retint par le bras.

— Silence, monsieur ! lui dit-il sévèrement ; restez ici, je vous l’ordonne !

— Oh ! pardon, pardon, mon ami ! répondit le jeune homme avec désespoir ; mais ces cris me brisent le cœur ! J’ai eu tort, c’est vrai ; mais entendez, mon Dieu ! entendez !

— J’entends, monsieur ; moi aussi, j’ai l’âme navrée de cette douleur ; mais je suis patient, parce que je veux réussir ; tandis que si je vous laissais faire, votre violence insensée perdrait tout !

— Vous avez raison, mon ami, répondit le jeune homme les yeux pleins de larmes ; pardonnez-moi, je suis un fou, un ingrat ! Si atroce que soit la torture que m’impose votre volonté, je vous obéis.

— Je ne vous demande que quelques minutes de patience ; est-ce donc trop, lorsqu’après tant de difficultés vaincues nous touchons enfin au but ?

— Je me résigne ; agissez comme vous croirez devoir le faire dans mon intérêt ; je le sais, c’est lui seul qui vous dirige ; je ne vous blesserai plus par mes folles violences !

— Bien, mon ami, dit Julian en lui tendant la main, vous êtes un homme !

— Merci de la leçon, mon ami, dit le jeune comte avec un sourire triste en lui serrant affectueusement la main.

Tout était oublié dans cette chaleureuse étreinte de deux cœurs généreux.

— Si y a du bon sens à jacasser comme ça ! grommelait le bandit en haussant les épaules ; si ça servait à quelque chose, encore !…

— Approche ! lui dit Julian.

— À vos ordres, répondit-il.

— Reste-t-il encore quelque chose d’honnête en toi ? lui demanda Julian en fixant sur lui son regard d’aigle ; réponds franchement, tu t’en trouveras bien.

Le bandit sembla hésiter un instant ; mais prenant tout à coup son parti :

— Eh bien, dit-il, puisque vous y tenez, voilà : je suis ribotteur à mort, couleuvre comme y a pas ; j’peux pas travailler, c’est pus fort que moi, faut que j’noce ! Voleur, oui, faut ben vivre ; mais assassin, jamais ! V’là pourquoi qu’on m’appelle la Venette. Tuer dans une batterie, en défendant ma peau, c’est aut’chose ; j’vois rouge quand j’suis trop éméché, mais j’assassine pas. À jeun, j’suis pas pus méchant qu’un hanneton ; j’fich’rai pas tant seulement une calotte à un cricri ; mais quand j’suis bu, je m’connais pas ; faut que j’pioche et que j’bûche, car j’ai d’l’atout, ajouta-t-il en montrant sa carrure d’athlète, c’qui fait que, dame, quand j’tape, j’fais des malheurs ; v’là ma philiographie, vrai, foi d’homme !

— C’est bien, je te crois ; veux-tu gagner trente mille francs ? lui dit ex abrupto Julian qui ne l’avait pas perdu un instant de vue.

— Hein ! comment qu’vous dites ça, mon général ?…

Si j’veux gagner trente mille francs ? s’écria-t-il tout ahuri.

— Oui ; veux-tu gagner trente mille francs ?

— J’crois bien, c’te bêtise ! même plus, si ça peut vous être agréable. Censément, qué qui faut faire pour ça, dites un peu voir, hein ?

— M’obéir aveuglément.

— J’veux bien ; c’est pas difficile.

— M’aider à sauver la jeune dame que toi et tes complices vous avez enlevée il y a deux jours.

— J’demande pas mieux. J’lui en veux pas, moi, à c’te mignonne fillette, qu’est tout plein gentille.

— Et la défendre si je te l’ordonne.

— Et j’aurais trente mille francs, de vrai ?

— Je t’en donne ma parole.

— Ça m’va ! C’est plaisir de s’bûcher pour trente mille francs !

— Détachez cet homme, Charbonneau, et rendez-lui ses armes.

Le Canadien obéit.

— Merci, et sans rancune, dit en riant la Venette dès qu’il fut libre.

— Maintenant dis-moi combien il y a de monde ici.

— Une quinzaine de larbins, mais tous feignants qui saignent déjà du nez : rien à craindre de leur part.

— Qu’est-ce que c’est que ce Trocadéro dont tu m’as parlé ?

— Un carrefour des carrières, situé juste sous le Trocadéro.

— Et il y a des hommes dans ce carrefour ?

— Oui, une vingtaine, et peut-être plus, si les autres ont rappliqué ; des pratiques finies !… c’est Fil-en-Quatre qui doit les commander, un maigriot qu’est mauvais comme une teigne.

— C’est ton ami, ce Fil-en-Quatre ?

— Mon frangin intime, les cinq doigts de la main, quoi !

— Hum ! s’il fallait le tuer ?…

— Dam ! tant pis pour lui ; les affaires sont les affaires ; trente mille francs ne se trouvent pas tous les jours dans la poche d’un sergent d’ville, pas vrai ? Faut gagner sa braise, tant pis pour celui qu’étrenne ; Fil-en-Quatre m’en ferait autant s’il était à ma place et moi à la sienne ; c’est réglé, ça !

— Allons, je vois que je puis compter sur toi ; conduis-toi bien, et tu ne le regretteras pas ; à présent, dis-moi comment je pourrai parvenir jusqu’à la jeune dame ?

— C’est pas malin ; poussez l’bouton qu’est là, dans c’te rosace, et une porte s’ouvrira subito ; une vraie féerie, quoi ! c’est pire qu’aux Délass’-Com’!

— Bien ; reste ici et attends mes ordres.

— Oui, mon maître.

— Surtout fais bonne garde, et avertis-moi au premier bruit suspect.

— Soyez calme ; c’est entendu.

— Restez, vous aussi, Charbonneau ; peut-être ne serez-vous pas trop de deux, dit-il au Canadien en lui lançant un regard d’intelligence que celui-ci comprit.

— Allez, monsieur, ne vous inquiétez de rien, répondit le chasseur.

— À présent, venez cher comte, dit Julian au jeune homme ; je crois que nous causerons une agréable surprise à votre charmante fiancée.

— Pauvre Vanda ! murmura le jeune homme avec passion, je vais donc enfin la revoir !

Julian appuya alors légèrement sur le bouton que lui avait indiqué la Venette : la cloison s’ouvrit aussitôt, sans produire le plus léger bruit.

Les deux hommes entrèrent doucement, en étouffant le bruit de leurs pas, et refermèrent derrière eux la porte secrète.

Ils se trouvèrent alors dans un délicieux boudoir, de grandeur moyenne, meublé avec un goût exquis et les soins les plus délicats.

Cette bonbonnière charmante était éclairée par le haut ; on n’apercevait aucune porte.

Ce délicieux séjour était une prison, une cage dont les barreaux dorés étaient à demi dissimulés sous la soie des tentures.

Vanda, revêtue du même costume qu’elle portait deux jours auparavant, bien que de riches vêtements fussent étalés sur des meubles, à quelques pas et presque en face d’elle, était à demi couchée sur une chaise longue, et, ses magnifiques cheveux inondant ses blanches épaules, son charmant visage caché dans ses mains, elle pleurait et sanglotait tout bas avec désespoir.

Le jeune comte ne put résister a ce spectacle navrant et s’élança d’un bond vers la pauvre éplorée, tomba à ses genoux, et d’une voix douce et plaintive il murmura plutôt qu’il ne prononça ce seul mot :

— Vanda !…

— Armand ! s’écria-t-elle en se dressant toute droite galvanisée, transfigurée, radieuse. Armand ! mon ami, mon frère, mon fiancé ! mon amour ! reprit-elle en riant et pleurant à la fois. Oh ! je le savais bien, moi, qu’à force de t’appeler tu viendrais, mon bien-aimé !

— Hélas ! ma chérie, répondit tristement le jeune homme, ce n’est pas moi qui t’ai retrouvée ; je suis aveugle, moi ; un autre, un ami, un frère, plus clairvoyant que moi, m’a guidé à travers ces ténèbres et, sans m’égarer une seconde, m’a conduit près de toi.

Et, se détournant à demi, Armand désigna d’un geste Julian d’Hérigoyen qui se tenait souriant à quelques pas en arrière, jouissant du bonheur des deux jeunes gens et se payant ainsi de toutes ses peines.

— Lui ! s’écria la jeune fille avec effusion ; je le savais, mon cœur me l’avait dit ; lui seul pouvait accomplir ce miracle ! Oh ! je suis heureuse ! bien heureuse !

Mais le choc avait été trop rude, tant de joie après tant de douleur avait brisé les forces épuisées de la jeune fille : ses traits pâlirent tout à coup, elle chancela, poussa un soupir et tomba défaillante dans les bras de son fiancé.

Elle avait perdu connaissance.

— Mon Dieu ! s’écria le jeune homme épouvanté de l’état où il la voyait et la reposant doucement sur la chaise longue ; mon Dieu ! Julian ! mon ami ! voyez, je vous en supplie, secourez-la ; que lui arrive-t-il donc ?

— Rien qui doive vous effrayer, mon ami, répondit-il. Rassurez-vous ; la joie subite et si inattendue qu’elle a éprouvée lui a causé cette syncope ; mais ce n’est rien, je vous le répète. D’ailleurs, voyez, déjà elle revient à elle, et elle vous sourit.

— Oh ! s’écria l’impétueux jeune homme, oh ! Vanda, ma chérie, parle-moi, souris-moi encore, afin de bien me convaincre que tu ne souffres plus ! Une terreur folle s’est emparée de moi en te voyant ainsi défaillir dans mes bras !

— À présent c’est passé, cher Armand, répondit-elle avec tendresse ; je me sens bien, mes forces reviennent ; dans quelques instants, je l’espère, je serai en état de te suivre. Nous allons partir, n’est-ce pas, mon ami ?

— Ne suis-je pas venu tout exprès pour te ramener à ma mère ?

— Pauvre mère ! comme elle a dû souffrir de mon absence si prolongée ? dit la jeune fille avec sentiment ; quelle inquiétude je lui ai causée sans le vouloir ! Oh ! que de caresses je lui prodiguerai pour lui faire oublier ses souffrances !

Quand elle te reverra, ma bien-aimée, notre mère oubliera toutes ses douleurs.

— Et Lucy, mon ami, ma compagne, qu’est-elle devenue, elle aussi ! J’ai tremblé pour elle, c’est en vain que je l’ai demandée ! Toutes mes questions sont restées sans réponse.

— Plus heureuse que toi, me chérie, miss Lucy Gordon a réussi à s’échapper des bras de ses ravisseurs, et elle est revenue à l’hôtel dans un état horrible ; mais rassure-toi ; à présent, bien que fort malade encore, elle va beaucoup mieux.

— Pauvre chère Lucy ! fit-elle en soupirant.

— Comment avez-vous été traitée, chère Vanda, depuis que vous avez été conduite ici ? lui demanda alors Julian avec intérêt.

— Je ne puis me plaindre, mon ami ; on a eu pour moi les soins les plus délicats, les attentions les plus grandes ; on se montre empressé à me plaire et à me faire oublier ma réclusion ; mais cet homme par lequel j’ai été enlevée et conduite dans cette maison me fait peur ; mon cœur se serre, un frisson de terreur agite tout mon corps, tout mon sang se glace lorsque son regard froid et glauque se fixe sur moi ; j’ai tout tenté pour lui échapper, plusieurs fois j’ai voulu me précipiter par la portière et me briser sur les pavés du chemin, plutôt que de le sentir près de moi ; mais il me surveillait avec une attention jalouse, toujours il a réussi à me retenir ; j’ai semé mes bijoux sur la route dans l’espoir qu’ils seraient plus tard retrouvés par vous et serviraient à faire découvrir mes traces, mes pauvres bijoux que j’aimais tant ! une bague qui me venait de toi, cher Armand, et qui m’était si précieuse, j’ai eu le courage de m’en séparer.

— Tes bijoux, ces chers jalons semés par toi, ma bien-aimée, ne sont pas perdus. Console-toi ; Julian et Bernard, ces deux amis si dévoués, tes sauveurs, ma chérie, les ont retrouvés tous les uns après les autres, et c’est grâce à eux que nous sommes arrivés enfin jusqu’ici.

— Dis-tu vrai, cher Armand ? s’écria-t-elle avec une joie délirante ; oh ! alors, c’était donc véritablement une inspiration du ciel qui me poussait, pour ainsi dire, malgré moi, à les semer ainsi sur la route, chaque fois que l’occasion m’en était offerte !

— Tiens, ma bien-aimée, les voici tous ; regarde, s’écria-t-il en les lui présentant.

— Oh ! quel bonheur ! s’écria-t-elle avec un rire perlé. Mes chers bijoux, les voilà, c’est bien eux ! Oh ! maintenant, ils me seront doublement chers !

— Permettez-moi une question, chère enfant, dit Julian ; pourriez-vous me dire si, après votre enlèvement, vous avez été directement conduite ici ?

— La voiture dans laquelle j’avais été transportée a marché très longtemps et très vite pendant près de trois heures. À un certain moment, nous avons changé de voiture ; je ne suis arrivée ici que vers trois ou quatre heures du matin, je ne saurais le préciser. Cette maison est la seule dans laquelle je sois entrée. Avant de me faire descendre on m’a bandé les yeux, probablement afin que je ne puisse pas reconnaître les passages par lesquels on me conduisait. J’étais portée dans une espèce de litière ; j’ai senti que nous mentions et que nous descendions souvent pour remonter encore : je crois être certaine d’avoir traversé des souterrains d’une assez grande étendue. Je dois être reléguée dans une campagne assez éloignée de Paris.

— Chère enfant, on vous a trompée à dessein ; vous n’avez pas quitté Paris, vous êtes à Passy, c’est-à-dire fort près de l’hôtel habité par votre famille, reprit Julian en souriant ; le long trajet fait par les deux voitures qui, tour à tour, vous ont transportée et n’ont fait que tourner sur elles-mêmes tout simplement, avait pour but d’embrouiller les traces des roues et de réussir ainsi à faire perdre votre piste.

— Ainsi, je suis à Paris ? dit-elle avec une grande surprise.

— Oui, chère enfant, vous ne l’avez pas quitté un instant. Tout au moins, reprit-il, vous devez connaître cette maison, dans laquelle vous êtes déjà depuis deux jours.

— Je l’ignore ; comment le saurais-je, cher monsieur Julian ? Regardez autour de vous, je suis au fond d’une espèce de puits ; ma vue ne peut se reposer que sur des murailles froides et tristes, percées de portes secrètes qui s’ouvrent sans bruit et qui semblent continuellement devoir s’ouvrir à l’improviste ; je meurs de peur dans cette cage affreuse ; je n’ose fermer les yeux de crainte de m’endormir vaincue par la fatigue et la souffrance ; cette torture est horrible ; si je restais seulement quelques jours dans cette odieuse prison, je mourrais ou je deviendrais folle.

— Oh ! cet homme est un démon ! s’écria Armand avec une douloureuse colère.

— Mais, reprit la jeune fille avec tristesse, que me veut cet homme ? De quel droit m’a-t-il enlevée ainsi à ma famille et à tous ceux qui me sont chers ?

— Le sais-je, pauvre chère enfant ? reprit le jeune comte avec tristesse. Ce monstre, que maintes fois, en Amérique, nous avons heurté sur notre chemin, prétend avoir à se venger d’une insulte que ma mère lui aurait faite.

— Lui, ce misérable ? s’écria vivement la jeune fille. Oh ! viens, Armand ! fuyons ! Je tremble, à chaque instant, de le voir paraître. Il te tuerait, Armand ! Viens, je t’en supplie ; ne restons pas un instant de plus dans ce coupe-gorge.

En ce moment, la porte secrète qui avait livré passage aux deux hommes s’ouvrit subitement, et le chasseur canadien parut.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Julian.

— Je ne sais, monsieur, répondit Charbonneau. Depuis quelques instants, un bruit singulier, ressemblant à une lutte, se fait entendre dans les souterrains. J’ai cru devoir venir vous avertir en toute hâte et prendre vos ordres.

— Vous avez eu raison, dit Julian.

Et il ajouta à voix basse, en jetant à la dérobée un regard sur la jeune fille.

— Que faire avec cette pauvre enfant ?

— Le bruit augmente rapidement. Il se rapproche, dit la Venette en paraissant à son tour sur le seuil de la porte secrète. On distingue parfaitement les détonations répétées des revolvers et les cris des combattants. Un combat acharné se livre dans les souterrains, il n’y a plus à en douter.

— Ce sont nos amis, et ils sont aux prises avec les bandits du Mayor ! s’écria Julian. Il faut courir à leur aide.

Le comte Armand lui montra Vanda d’un regard désespéré.

— C’est vrai ! s’écria vivement Julian ; nous ne pouvons exposer cette enfant dans cette bagarre. Restez près d’elle, comte. Je vais avec nos deux compagnons.

— Non ! s’écria résolument la jeune fille, je ne veux pas rester ici davantage ! pas une minute ! pas une seconde ! Qui sait si vous me retrouveriez vivante ? D’ailleurs, c’est pour moi, pour moi seule, que vous risquez si généreusement votre vie ; je dois, je veux rester avec vous, quoi qu’il arrive !

— Viens donc, ma bien-aimée ! s’écria le jeune comte avec un enthousiasme fébrile ; je te ferai un rempart de mon corps !

— Oui ! oui ! allons, reprit-elle en se levant et rattachant vivement les longues tresses éparses de ses magnifiques cheveux en même temps qu’elle s’enveloppait d’une mante qui se trouvait sous sa main.

— Arrêtez ! il est trop tard ! s’écria la Venette en accourant. J’ai reconnu les cris d’appel de mes anciens camarades ! Dans un instant ils seront au pied de l’escalier qui conduit ici.

— Si ce sont eux qui viennent ici, c’est qu’alors il battent en retraite ! s’écria Julian. Venez, venez, le succès de la partie est en notre main.

Ils se précipitèrent dans le premier salon servant, comme on le sait, de geôle aux gardiens de la jeune fille.

La porte des souterrains était ouverte.

Les cris et les coups de feu retentissaient avec un fracas effrayant, doublés et triplés encore par les échos des voûtes.

Julian ordonna d’un geste à ses compagnons de se retirer en arrière, puis, se penchant sur l’escalier et portant les deux mains à sa bouche, il poussa à deux reprises le cri de l’épervier d’eau, son ancien signal avec Bernard dans les hautes savanes américaines du Farwest.

Puis il écouta anxieux.

Presque aussitôt le même cri lui répondit, mais assez éloigné encore.

— C’est bien, dit Julian en se redressant froidement ; je ne m’étais pas trompé, ce sont nos amis ; soyons prêts, le moment venu, à les soutenir vigoureusement !

Le comte Armand fit asseoir sa chère Vanda à l’écart de façon à ce qu’elle ne fut exposée à aucun danger, puis il vint, les revolvers au poing, se ranger résolument près de ses compagnons.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Les bruits du combat qui se livrait dans les souterrains se rapprochaient de plus en plus. On apercevait déjà les éclairs des coups de feu.

Tout à coup un sifflement aigu, ressemblant à celui du serpent cascabel, s’éleva du fond du souterrain. Julian répondit aussitôt.

— À présent allons ! dit-il froidement à ses compagnons ; malheureusement nous tirerons en aveugles.

— Attendez ! cria la Venette.

Il ouvrit vivement une armoire, en retira plusieurs torches, les alluma, et, s’élançant dans l’escalier, il les fixa de distance en distance dans des mains de fer scellées à droite et à gauche dans la muraille.

Puis il remonta avec une rapidité prodigieuse, en secouant les oreilles sous une grêle de balles pleuvant dru autour de lui, mais dont pas une seule ne l’atteignit.

— Bien, lui dit Julian.

Approbation laconique dont le coquin se montra très fier.

Les bandits avaient été surpris grâce au Loupeur, qui, descendu ainsi que Bernard et ses compagnons par le puits du tapis-franc de la Marlouze, les avait conduits directement au carrefour du Trocadéro, le rendez-vous habituel des bandits.

Bernard et ses amis s’étaient rués sur eux à l’improviste.

Le Loupeur avait brûlé la cervelle à leur chef, et dans ce premier moment de surprise plusieurs bandits avaient été tués.

Mais comme ils étaient beaucoup plus nombreux que les assaillants, ils n’avaient pas tardé à se rallier, et avaient bravement soutenu le choc, en opérant leur retraite du côté de la maison du Mayor où ils se croyaient certains de trouver du secours.

Mais leurs adversaires, quoique moins nombreux qu’eux, étaient beaucoup mieux armés.

Le terrain était jonché des cadavres des bandits.

Une vingtaine au plus restaient debout encore, lorsque le signal de Julian s’était fait entendre.

Les bandits n’étaient plus qu’à quelques pas seulement de l’escalier. Ils redoublèrent d’efforts pour l’atteindre, et ils y réussirent au moment où, à son tour, Bernard annonçait à son ami l’approche des bandits par un sifflement de serpent cascabel.

En apercevant cet homme qui apparaissait au haut de l’escalier en brandissant des torches allumées, les bandits comprirent immédiatement qu’ils étaient trahis.

Ils poussèrent des cris de rage et firent une décharge générale contre le traître qu’ils avaient reconnu.

Puis ils s’élancèrent en courant à travers les montées.

— Feu à volonté ! cria Julian.

Les coups de revolvers commencèrent a crépiter sans interruption. Les balles plurent sur les bandits, complétement à découvert.

Ils étaient entre deux feux.

En proie à un inexprimable désespoir et se sentant perdus, les affiliés du Mayor renoncèrent à gravir l’escalier sous cette grêle de balles.

Ils redescendirent en désordre, résolus à vendre chèrement leur vie ; quant à se rendre et à demander quartier, ils n’y songèrent pas un instant.

Mais, en touchant le sol du souterrain, ils n’étaient plus qu’une douzaine, tous plus ou moins gravement blessés.

Une dernière décharge, éclata, terrible, presque à bout portant.

On entendit des piétinements sourds et furieux, des cris et des imprécations étouffés.

Puis le silence se fit tout à coup.

Les misérables étaient morts, ils avaient tous succombé sans qu’un seul échappât.

Bernard, par un dernier signal, se hâta de prévenir ses amis.

Le combat avait été rude ; cinq des serviteurs de la comtesse de Valenfleurs et des Sonoriens de don Cristoval de Cardenas avaient succombé, trois autres étaient blessés. La victoire coûtait cher.

Mais une fois encore, et probablement pour la dernière, la troupe du Mayor était anéantie.

— Tout est fini, dit Julian ; les bandits sont vaincus ; déposez, quant à présent, vos revolvers, mais chargez-les : peut-être en aurons-nous besoin encore ; nous ne tenons pas le Mayor.

Bernard et ses compagnons parurent alors à l’entrée du salon ; ils étaient noirs de poudre et couverts de sang pour la plupart.

Bernard et le policier avaient tous deux reçu de légères blessures, que Julian pansa en quelques minutes ; le Loupeur ne s’était pas épargné, mais il était sorti sauf de la mêlée.

Williams Fillmore avait été moins heureux. Une balle lui avait cassé le bras droit.

Quant à Tahera, il était radieux ; depuis bien longtemps il ne s’était pas trouvé à pareille fête ; aussi il s’en était donné à cœur joie, et son couteau a scalper avait fait une rude besogne sur les crânes des malheureux rôdeurs de barrières.

Aussitôt le combat terminé, le comte Bernard s’était hâté de ramener sa fiancée dans le deuxième salon, autant pour la soustraire à la vue des blessés que pour permettre a Julian de panser ces blessés et de leur donner tous les soins nécessaires.

Grâce à la Venette qui tenait à gagner loyalement son argent et qui se félicitait dans son for intérieur d’avoir abandonné ses anciens camaros, ainsi qu’il les nommait, les coureurs des bois et leurs compagnons furent fournis en abondance d’eau, de serviettes, de brosses et même de charpie, de bandes, etc., dont les armoires étaient pleines, sans doute en prévision de quelque événement semblable.

Quelques minutes suffirent pour faire disparaître toutes les traces de la longue excursion des chasseurs d’hommes à travers les carrières abandonnées et les désordres causés dans leurs vêtements pendant la lutte acharnée qu’ils avaient eue à soutenir.

Cela fait, la première émotion passée et le calme rétabli, vinrent les explications.

Chacun rendit compte des manœuvres qu’il avait exécutées et des événements qui s’étaient passés.

Mais les dangers, les ennuis et les fatigues furent bientôt oubliés devant l’importance du résultat obtenu.

Vanda avait assisté à ces longues explications faites dans le salon où d’abord elle s’était retirée avec son fiancé, et dans lequel ses amis n’avaient pas tardé à la rejoindre. La jeune fille remercia ses sauveurs avec allusion et pleurs de joie à la pensée de revoir bientôt sa mère bien-aimée.

— Partons ! Que faisons nous ici ? Partons ! répétait-elle sans cesse.

— Pourquoi ne partons-nous pas ? demanda Armand avec une impatience à peine contenue. Il me semble qu’il est inutile de rester plus longtemps ici.

— Mon cher comte, répondit Julian avec ce sang-froid dont il ne se départait jamais et qui imposait tant au fougueux jeune homme, mon cher comte, s’il était possible de faire sûrement partir mademoiselle de Valenfleurs, j’aurais été le premier à faire cette proposition. N’oubliez pas que le Mayor nous a échappé jusqu’à ce moment. Nous ne savons pas où il est, et nous ignorons ce qu’il machine contre nous. Nous sommes donc tenus à la plus grande réserve. Nous devons surtout ne rien laisser au hasard. Quelle douleur ce serait pour nous si, par notre faute, la chère enfant que nous avons si miraculeusement sauvée retombait au pouvoir de ce misérable sans foi ni loi !

— Oh ! mon ami, la seule pensée qu’un tel malheur soit possible me fait trembler ! s’écria le jeune comte en frémissant.

— Le sanglier est aux abois, mais il n’est pas forcé, dit rudement le Loupeur. Tant que nous ne l’aurons point porté bas, il se retournera contre nous. Tout ce que nous avons fait aujourd’hui ne servira à rien ; ce sera à recommencer dans quelques jours.

— Vous comprenez, n’est-ce pas, mon cher comte ? reprit Julian ; il nous faut en finir une fois pour toutes avec ce monstre ; c’est une nécessité implacable et fatale qui s’impose à nous, si nous ne voulons plus vivre dans des appréhensions continuelles et être exposés à des dangers terribles et sans cesse renaissants.

— Oui, murmura Vanda presque à voix basse : car ce démon me tuerait, j’en ai le pressentiment, ajouta-t-elle, avec un frisson de terreur ; oh ! s’écria-t-elle avec un cri d’épouvante ; voyez ! là ! là ! il est là !

Et elle étendit le bras vers l’extrémité du salon.

— À moi, Armand ! à moi ! sauve ta fiancée ! s’écria-t-elle à demi folle de peur.

Le jeune comte la prit dans ses bras, et, la remettant sur la chaise longue, il se plaça fier et résolu devant elle, prêt à la défendre.

Le Mayor venait d’apparaître dans l’entrebâillement d’une porte secrète.

Son visage pâle et convulsé par la colère avait une expression terrible.

— Ah ! murmura-t-il d’une voix sourde et hachée, c’est donc vrai ? C’est lui qu’elle aime ! le fils de Léona !

Tous les chasseurs s’étaient pour ainsi dire instinctivement groupés autour de la jeune fille.

— Voici le sanglier rentré dans sa bauge, reprit-il avec une ironie amère ; mais, avant d’être forcé, il découdra quelques-uns des chiens acharnés contre lui. Et d’abord à toi, beau muguet d’amour ! si je n’ai pu tuer la mère, au moins tuerai-je le fils !

Et, par un mouvement rapide comme la pensée, il leva son revolver et tira.

Mais, plus rapide encore, Vanda s’était jetée, par un effort sublime, devant son fiancé.

— Ah ! je meurs ! s’écria-t-elle d’une voix défaillante.

Et elle tomba dans les bras d’Armand fou de douleur, en murmurant : Armand, Armand ! je t’aime !

— Elle s’évanouit ; une large plaque rouge s’étendait sur sa robe blanche et s’élargissait de plus en plus sur la poitrine, près du cœur.

Les assistants étaient frappés de stupeur, si rapidement avait été accompli cet odieux et lâche assassinat.

Les traits du Mayor avaient pris une expression horrible ; il avait laissé tomber son revolver.

— Elle ! c’est elle que j’ai frappée ! s’écria-t-il avec horreur. J’ai tué ma fille, moi ! oh ! je suis maudit !

— Misérable ! s’écria le Loupeur.

Et il lui déchargea son revolver en pleine poitrine.

Le Mayor chancela.

— Merci ! dit-il avec un rire affreux ; tiens, voici ta récompense !

Et, prenant un autre revolver à sa ceinture, il lui fracassa le crâne.

Le Loupeur tomba raide mort.

— Va donc, chien ! murmura le Mayor en promenant un regard égaré autour de lui.

Il chancelait comme un homme ivre.

Il avait la sueur au front, mais il restait debout.

— Il faut en finir avec ce tigre ! s’écria l’Américain en bondissant en avant un revolver au poing.

Un nouveau coup de feu éclata.

Le Mayor poussa un hurlement effroyable et tomba tout de son long sur le plancher, ou plutôt il s’écroula comme un chêne déraciné par l’ouragan.

Les événements terribles que nous avons mis tant de temps à rapporter s’étaient accomplis avec une rapidité véritablement foudroyante.

Depuis le premier coup de feu tiré par le Mayor jusqu’à celui qui l’avait renversé, il ne s’était pas écoulé trois minutes.

Quant à l’apathie apparente des assistants, voici d’où elle provenait :

Julian, en voyant tomber la jeune fille, s’était élancé vers elle, s’était penché sur son corps et avait examiné anxieusement sa blessure.

Les chasseurs, en proie à la perplexité la plus grande, avaient tout oublié pendant un instant pour ne songer qu’à la malheureuse victime et connaître définitivement ce qu’ils avaient à craindre ou à espérer.

Ces hommes à cœur de lion pleuraient comme des enfants en contemplant les traits de l’intéressante victime qu’ils croyaient en danger de mort. Tout autre intérêt disparaissait pour eux devant celui-là.

Tout à coup Julian se releva, serra affectueusement la main du jeune comte en proie au plus violent désespoir, et le sourire le plus encourageant sur les lèvres :

— Rassurez-vous comte, lui dit-il presque gaiement ; Dieu a permis que la main de ce misérable tremblât au moment d’accomplir son épouvantable forfait ; la blessure de notre chère Vanda n’est rien, une simple égratignure à laquelle, dans deux ou trois jours, elle ne songera plus que pour en rire. La balle n’a tait qu’effleurer les chairs ; un pouce plus à gauche, elle était morte ; mais grâce à Dieu, je vous le répète, ce n’est rien.

— Serait-il possible, mon ami ! s’écria le jeune homme haletant d’espoir, mais craignant encore qu’il ne se réalisât pas ; mais ce sang ?

— Je vous donne ma parole d’honneur, comte, que notre chère Vanda ne court aucun danger, reprit sérieusement Julian ; quant à ce sang qui vous effraye, il provient de quelques vaisseaux sanguins du tissu superficiel brusquement déchirés par le passage de la balle ; ce sera pour notre chère malade, après tant de cruelles émotions, une excellente saignée, ajouta-t-il en souriant.

Et il acheva le pansement, ce qui ne fut pas long.

Le Mayor s’était à demi redressé sur un coude.

Il écoutait avidement ces paroles.

— Ah ! murmura-t-il avec un accent étrange, Dieu n’a pas permis que je tue ma fille, ma pauvre et chère enfant ! Au moins cette malédiction ne pèsera pas sur moi !

Il poussa un profond soupir et il retomba évanoui.

Le comte Armand avait fait transporter sa fiancée, toujours sans connaissance, dans une pièce voisine, pour ne pas blesser son regard, quand elle rouvrirait les yeux, par l’aspect hideux de cette scène de carnage.

Après avoir fait jeter dans le souterrain le cadavre du Loupeur et refermer la porte secrète, Julian d’Hérigoyen, sachant que le marquis vivait encore, ordonna à la Venette et à l’un des Sonoriens d’étendre son corps sur une chaise longue, et il examina ses blessures qu’il sonda et qu’il se hâta de panser.

Sur ces entrefaites, le Mayor ouvrit les yeux.

Il fixa pendant quelques instants avec une expression singulière son regard atone sur l’homme qu’il savait être son implacable ennemi, et qui cependant lui prodiguait les soins les plus attentifs.

Puis, d’une voix basse, mais ferme et parfaitement distincte :

— Nous nous sommes fait une rude guerre, dit-il.

— Je ne vous ai jamais attaqué, je n’ai fait que me défendre contre vous.

— Oui, fit-il avec amertume, mais quelle défense ! Oh ! je vous haïssais bien, et je sens que je vous hais encore !

— Oui, vous ne pardonnez jamais le mal que vous faites.

— Jamais !… Mais que vous importe, à présent ? La partie est décidée, je l’ai perdue, perdue sans retour !… ajouta-t-il avec un sourd grondement.

— À quoi bon parler de ces choses ? dit Julian avec un léger mouvement d’épaule.

— C’est vrai ! Enfin, c’est fini, la fatalité était sur moi ! Vous ne me haïssez donc pas, vous, que vous me donnez ainsi des soins ?

— Pourquoi vous haïrais-je maintenant ? D’ailleurs je suis médecin ; j’accomplis un devoir d’humanité.

— Oh ! l’humanité ! fit-il avec une indicible amertume.

Il y eut un silence.

Le Mayor semblait réfléchir.

— Ainsi, reprit-il après un instant, mademoiselle de Valenfleurs ne mourra pas ?… C’est bien ce que vous avez déclaré, n’est-ce pas ?

— J’ai déclaré, répondit Julian, que, grâce à Dieu, la blessure que vous lui avez faite n’était rien et que dans deux jours elle ne s’en ressentirait plus.

— Merci, reprit-il avec une émotion profonde ; vous me sauvez du désespoir. Maintenant, veuillez me dire franchement ce que vous pensez de mes blessures ; je souffre comme un damné, j’ai du feu dans la poitrine. Elles sont mortelles, n’est-ce pas ? Je suis un homme et un vieux soldat, ne me trompez pas… parlez sans ménagements…

— Vous avez reçu quatre blessures : deux n’ont qu’une gravité relative, les deux dernières sont mortelles ; c’est un miracle que vous viviez encore.

— Très bien ; je le savais, merci. Ce miracle ne se prolongera pas sans doute pendant longtemps. Combien me reste-t-il à souffrir encore avant de mourir ?

— Deux heures à peine.

— C’est ce que je pensais : deux heures c’est plus qu’il n’en faut ; voulez-vous adoucir pour moi les tortures atroces de ces deux heures et me rendre la mort presque douce ?

— Si cela dépend de moi, oui ! répondit franchement Julian.

— Je désire voir une dernière fois madame la comtesse de Valenfleurs.

— C’est que…

— Oh ! interrompit-il avec amertume, vous n’avez plus rien à redouter de moi, dans l’état où je suis ; d’ailleurs, si vous le désirez, vous assisterez à cette entrevue suprême…

— Vous ne m’avez pas compris, monsieur ; madame de Valenfleurs est, vous le savez, à l’autre bout de Paris, et avant…

— Pardon, monsieur, interrompit une seconde fois le marquis ; madame Valenfleurs est depuis une heure dans sa maison ou plutôt son hôtel du boulevard de Courcelles. Je la guettais, et je l’ai vue passer en voiture et entrer, en compagnie de votre père, dans son hôtel.

— Mais si madame de Valenfleurs refuse de vous voir ?

— Elle acceptera, répondit-il avec un énigmatique sourire.

— Soit ! j’essaierai de vous satisfaire ; madame la comtesse de Valenfleurs va être prévenue.

Julian appela Bernard d’un signe.

Il eut avec lui un entretien de quelques minutes, à la suite duquel son ami s’éloigna en compagnie du policier et du guerrier comanche.

— J’ai fait ce que vous désirez, dit Julian au moribond ; tâchez de prendre un peu de repos.

Le marquis sourit, mais il ne répondit pas.

Julian passa alors dans le premier salon, où Charbonneau et la Venette causaient des événements tragiques dont ils avaient été témoins et acteurs.

— Je suis satisfait de vous, dit Julian à la Venette ; vous avez loyalement rempli vos engagements ; je vous ai promis trente mille francs, en voici quarante ; prenez, ils sont à vous, je vous les donne. Avec cette somme vous pouvez vivre heureux, si vous voulez revenir au bien.

— Je tâcherai, monsieur, mais c’est bien difficile, répondit-il naïvement. Après cela, on dit que l’argent donne l’honnêteté ; peut-être réussirai-je à être honnête, maintenant que je suis riche. J’essaierai toujours, cela ne peut pas nuire.

Il serra précieusement ses billets de banque, remercia, et, sur l’autorisation qui lui fut donnée par Julian, il se hâta de quitter la maison.

Julian rejoignit alors le comte Armand.

Ainsi qu’il l’avait prévu, la jeune fille était un peu pâle ; mais elle causait tendrement avec son fiancé, et, sans se préoccuper de la blessure reçue, les deux amoureux formaient les plus charmants projets d’avenir.

Julian annonça à Vanda l’arrivée prochaine de madame de Valenfleurs, nouvelle qui combla de joie la jeune fille.

Il l’engagea à ne pas parler tout de suite de son égratignure à sa mère afin de ne pas l’effrayer, et de faire disparaître au plus vite tout ce qui pourrait la faire soupçonner.

La jeune fille sourit, remercia le mari de Denizà et elle mit gentiment les deux hommes à la porte afin de changer de vêtements.

Une demi-heure plus tard, lorsqu’elle les rappela, ils ne purent retenir un cri d’admiration tant elle était ravissante dans sa nouvelle et fraîche toilette.

Julian laissa les deux fiancés tête-à-tête, recommanda à Charbonneau de veiller sur le marquis, et il essaya de s’orienter dans cette vaste demeure dont tous les domestiques s’étaient prudemment enfuis, mais non probablement les mains vides, en apprenant que leur maître avait été blessé et était à l’agonie.

Le coureur des bois se reconnut facilement dans cette enfilade de pièces somptueusement meublées et décorées.

Il atteignit la porte d’entrée précisément au moment où deux voitures, dont l’une était vide, pénétraient dans la cour, dont en fuyant les domestiques avaient laissé la grille ouverte.

Julian alla recevoir madame de Valenfleurs à la portière et s’excusa de lui avoir fait transmettre cette prière d’un mourant.

— Je ne pouvais refuser de venir, répondit-elle avec un sourire triste. Ne m’interrogez point, mon ami, vous saurez bientôt pourquoi. Vous avez assisté à la première scène de ce drame effroyable : Dieu permet que vous assistiez à son dénouement. Conduisez-moi près de cet homme.

Elle prit, par un geste d’une morbidezza charmante, le bras de Julian, car elle était bien faible encore. Malgré elle, malgré son courage, la comtesse se sentait frissonner à la pensée de cette entrevue suprême avec l’homme qui l’avait pendant si longtemps poursuivie d’une haine si injuste.

— Ma fille ! parlez-moi de ma fille ? demanda-t-elle à Julian.

— Elle vous attend avec une vive impatience ; désirez-vous la voir avant ?

— Non, interrompit-elle vivement ; à ce malheureux homme d’abord… Après je tâcherai d’être heureuse en embrassant mes deux enfants.

Le Mayor semblait assoupi lorsque la comtesse s’approcha de la chaise longue sur laquelle il gisait ; cependant il l’entendit venir, car il ouvrit subitement les yeux, fit un effort pour se redresser et s’appuya sur le coude droit.

Julian avait d’un geste ordonné à Charbonneau de se retirer. Ils étaient donc, le moribond, la comtesse et Julian, seuls dans le salon.

— Je vous attendais, Léona, dit le marquis avec un sourire amer ; je vous sentais venir à moi. La partie que nous avons entamée, il y a plus de vingt ans, à Saint-Jean-de-Luz, se termine aujourd’hui à Paris. Vous m’avez vaincu. Cela devait être : vous êtes femme ! Je vais mourir ; cette fois, je ne m’échapperai plus de ma tombe. Léona, je vous lègue ma fille ; mariez-la à votre fils, qu’elle aime jusqu’à vouloir mourir pour lui ! Je vous la lègue. Puisse-t-elle vous être aussi funeste qu’elle l’a été pour moi ! Ce legs est ma dernière vengeance. Mon sang coule dans ses veines ; un jour… Acceptez-vous ?

— Vanda est ma fille ; elle ne me quittera jamais, répondit-elle avec tristesse. La fatalité qui pèse sur elle me la fait aimer davantage. Désirez-vous la voir ?

— Non, dit-il d’une voix sourde. J’ai voulu la tuer, je me punis ; je m’impose cet atroce châtiment !

— Mon Dieu !… murmura la comtesse atterrée.

— Écoutez-moi, reprit-il brusquement ; dans quelques minutes tout sera fini pour moi. Sachez, madame, qu’à cette heure où je suis étendu vaincu et râlant devant vous, me haine est peut-être plus forte encore qu’elle ne l’était dans cette nuit fatale de la maison hantée de Louberria, où je vous tenais pantelante sous mon genou et je vous condamnais à une mort horrible !

— Je vous plains et je vous pardonne, monsieur, répondit-elle doucement. Jamais je n’ai rien fait pour justifier cette haine.

— Vous n’avez rien fait, vous qu’un mariage odieux et que la mort seule pouvait rompre avait rivée à mon existence ? s’écria-t-il avec une rage sourde. Je vous haïssais avant de vous connaître, vous que de misérables raisons d’intérêt me contraignaient à épouser sous peine de briser ma carrière militaire. Ce mariage, en me lançant sur une pente fatale, a causé tous mes crimes, fait de moi un bandit et conduit où je suis, moi, le marquis de Garmandia, dont le nom est un des plus beaux de France ! ajouta-t-il avec un rire convulsif qui bientôt se changea en râle.

Il essaya de parler encore, mais en vain.

Une écume sanglante monta à ses lèvres bleuies, une convulsion affreuse tordit tout son corps ; il jeta un cri d’agonie horrible, et il retomba mort.

Son regard glauque, déjà vitreux, resta fixé sur la comtesse.

Son visage convulsé gardait, même après la mort, cette expression de haine implacable qui bouleversait ses traits à ses derniers moments.

La comtesse tomba agenouillée près de ce cadavre hideux, et elle pria !…

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Dans les premiers jours du mois de mai 1872, au renouveau, le comte Armand de Valenfleurs, ex-officier de l’armée de la Loire, décoré à la bataille de Coulmiers, épousa, à la mairie du septième arrondissement de Paris, mademoiselle Vanda Allacuesta. Miss Lucy Gordon était une des demoiselles d’honneur de la charmante mariée.

La comtesse de Valenfleurs est heureuse entre ses deux enfants, dont le frais et jeune bonheur fait l’admiration de tous ses amis, et ils sont nombreux.

Julian d’Hérigoyen et Bernard Zumeta vivent dans leurs terres de Touraine ; leurs enfants poussent comme des champignons.

Charbonneau et Tahera essaient d’oublier les déserts du Farwest en chassant toute l’année dans les vastes forêts de leurs amis.

On parle du mariage prochain de miss Lucy Gordon avec don Pancho de Cardenas, mais ce fait mérite confirmation.

M. Pascal Bonhomme plante ses choux à Nanterre ; il a définitivement renoncé à la Police.

La Marlouze, la maîtresse du tapis-franc de la cour de Rome, a couronné son existence accidentée en se faisant dévote ; elle s’est affiliée à toutes les congrégations, communie tous les dimanches et ne manque pas un pèlerinageà Lourdes, la Salette, Paray-le-Monial et autres lieux.

Elle ne pouvait mieux finir.

— C’est une bien digne femme ! dit le curé de sa paroisse quand on lui parle d’elle.


FIN