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Les Pieds-Noirs/02

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 10-16).


CHAPITRE II

Saül Vander


Le soleil d’une agréable matinée de printemps étincelait sur la blanche petite tente de Saül Vander, vis-à-vis de l’embouchure de l’Assiniboine.

Saül Vander était un ancien résident, généralement connu dans le pays sous le nom de vieux Saül le guide. On lui donnait la réputation méritée de connaître à fond les bois, prairies, montagnes, rivières et lacs. Il avait une physionomie honnête et ouverte qui prédisposait beaucoup eu sa faveur.

Cependant, ses traits, endurcis par la fatigue et les intempéries, annonçaient une volonté opiniâtre. Le son de sa voix dénotait aussi un homme ferme et résolu. Il avait habituellement l’air grave ; mais rarement cette gravité dégénérait en tristesse. Nous mentionnerons deux particularités de son caractère : Saül Vander considérait que la légèreté et la rodomontade étaient indignes d’un homme et il supportait difficilement les contradictions.

Au moment où nous le présentons au lecteur, Saül Vander, assis à la porte de sa tente, fourbissait les armes nécessaires à sa profession. Près de lui, se tenait une jeune personne qui, par la beauté de ses formes et la grâce de son attitude, était bien propre à inspirer de l’intérêt. Petite de taille, mais admirablement faite, elle rappelait les chefs-d’œuvre de la statuaire antique. L’idée de la perfection s’attachait naturellement aux contours classiques de sa tête, de son col délicieusement posé sur un buste adorable, et de ses pieds et de ses mains, dont le galbe délicat eût séduit les plus grandes dames.

Sylveen Valider avait la bouche mignonne, les dents blanches comme l’ivoire, les joues roses sous une légère nuance olivâtre qui en rehaussait l’éclat, les yeux vifs, perçants, le nez modelé avec amour, une fossette au menton ; le tout était encadré par une chevelure, dont les boucles folâtres ondoyaient sur ses épaules. Accoudée près du guide, elle formait avec lui un contraste frappant. Ici régnaient la sensibilité, la douceur, la beauté dans toute leur richesse. Là c’était la force, la rudesse, l’énergie dans toute leur puissance.

— Tu vois, petite, que je mets tout en ordre pour partir encore. Il ne faut pas que le vieux Saül reste longtemps oisif ; il se rouillerait bien vite, dit le guide, en suspendant son travail et regardant tendrement sa fille.

— Savez-vous à quoi je pensais, mon père ? demanda Sylveen avec un peu d’hésitation.

— Eh ! comment pourrai-je savoir ce qui se passe à travers cette petite tête-là dans le courant d’une journée ou d’une minute quelque caprice qui n’a peut-être pas le sens commun, hein ?

— Je me suis déterminée à suivre la brigade, dit Sylveen, se redressant en croisant les bras sur sa poitrine et battant le sol de son pied.

Le vieux Saül le guide laissa tomber la platine de sa carabine, qu’il astiquait vigoureusement avec un morceau de peau de daim, et, jetant un coup d’œil sur la belle enfant, partit d’un long et bruyant éclat de rire.

Elle supporta cette joyeuse moquerie de l’air le plus calme et le plus tranquille qu’il soit possible d’imaginer.

— Quand vous aurez assez ri, Saül Vander, dit-elle enfin, nous recommencerons et verrons si nous pouvons nous accorder. J’ai fait une remarque, il me semble.

— Oui, ma chère fille, tu as certainement fait une remarque, répliqua le guide en haussant les épaules.

— Je veux aller avec la brigade, reprit Sylveen d’un ton mutin.

Vander fronça légèrement les sourcils ; mais ses yeux rencontrant ceux de Sylveen, il sourit.

— Parle toujours, Bouton-de-rose ; j’aime à t’entendre ; ta voix résonne comme des clochettes d’argent aux oreilles du vieux Saül.

— Mon père, vous l’entendrez chaque jour de l’année, ou je ne suis pas sorcière, dit Sylveen en caressant, de ses blanches mains, le visage tanné du guide.

— Tu es bien la plus grande sorcière que je sache, dit orgueilleusement Saül.

— J’ai sérieusement songé à cette affaire, mon père, répondit la jeune fille, et me suis décidée à vous accompagner dans la prochaine campagne. Il est vrai que je suis jeune et peu accoutumée aux privations ; mais, ajouta-t-elle chaleureusement, je puis m’y habituer, je le sais.

— C’est l’école qu’il te faut, ma pauvre enfant. Tu serais brisée après la première journée de marche avec la brigade.

— Non, répliqua-t-elle, en faisant un signe de tête déterminé.

— Réfléchis un peu aux dangers de la vie du trappeur, ma chérie, objecta le guide qui la contemplait passionnément.

— C’est ce à quoi je pense nuit et jour, mon excellent père, fit-elle d’un ton plein de douceur. Quand vous êtes parti je me dis : À présent mon père traverse de sombres délités, ou il tend ses pièges près des dangereuses retraites des Pieds-noirs. Peut-être à ce moment est-il blessé et n’a personne pour le soigner… Ah ! ces idées m’empêchent bien souvent de dormir.

— Bouton-de-rose, je crois que tu m’aimes bien, dit Saül vivement ému.

— Sans doute, Saül Vander, je vous aime, répliqua-t-elle en faisant jouer ses doigts sur ses dents comme sur les louches d’un piano.

Puis elle croisa les bras sur son sein et ajouta avec fermeté :

— J’irai avec la brigade.

Ensuite Sylveen porta ses regards vers un groupe de tentes dont les cônes blanchâtres se montraient en aval de la rivière. Elle remarqua tout à coup deux individus qui s’avançaient à cheval. L’un montait un grand bai brun et l’autre un polit animal aux poils longs et hérissés. Un chien, a l’aspect misanthropique et aux proportions gigantesques, les suivait. Le plus vieux des deux cavaliers, celui qui avait enfourché le petit cheval, était d’une stature un peu au-dessus de la moyenne, Il avait le corps assez mince, mais musculeux, les pommelles des joues saillantes, les yeux éveillés, une bouche presque comique, le nez anguleux et proéminent, le front d’une largeur suffisante, une chevelure et une barbe d’un rouge flamboyant. Le costume de ce personnage était enduit d’une respectable couche de poussière et de graisse. Si bas que pût être placé notre homme en matière de richesses temporelles, son visage affirmait éloquemment qu’il était et voulait être heureux, sans se soucier des circonstances extérieures, et en dépit de la pauvreté et des périls. Il y avait chez Nick Whiffles une bonne dose de philosophie et d’excentricité. Que le vent fît rage ou non ; que la fortune fût bonne ou mauvaise, il était content et n’aurait pas changé son sort pour tout au monde.

Son compagnon était beaucoup plus jeune et d’une physionomie différente. Les yeux perçants de Sylveen Vander reconnurent de suite qu’il était plus enclin aux raffinements du cabinet de toilette que l’honnête Nick. Elle fut aussitôt convaincue qu’il n’appartenait pas au commun des aventuriers. La modestie l’empêcha de l’observer bien particulièrement, mais sa bonne mine et l’élégance de sa taille n’échappèrent pas à la jeune fille.

En approchant, Kenneth Iverson arrêta sa vue sur Sylveen, avec un sentiment de curiosité fort naturel à l’âge qu’il avait. Mais quand il n’en fut plus éloigné que de quelques pas, la curiosité fit place à une autre émotion, l’admiration. Il s’imagina n’avoir jamais vu une beauté aussi exquise. Son aspect fut une compensation de tout ce qu’il avait osé et souffert dans les dangereuses régions du Nord-ouest. D’où venait cette délicate créature ? Comment ce lis avait-il fleuri dans ces sauvages solitudes ? Kenneth ressentit l’enthousiasme d’un artiste, mêlé à l’adoration d’un amant. Il était prêt à révérer la nature dans cette jeune fille, sa plus suave incarnation. Fixe et immobile sur sa selle, il examinait Sylveen au point de la faire rougir et de la contrarier par son opiniâtreté. Nick Whiffles le présenta à sa manière.

— Comment ça va, Saül Vander ? Un beau temps n’est-ce pas ! Bonjour, petite, et il s’inclina devant Sylveen. Permettez-moi de vous présenter un jeune gars qui sait tout ce qu’il comprend et ignore tout ce qu’il ne sait pas. Il s’appelle Kenneth Iverson. Vous le connaîtrez mieux quand vous aurez fait connaissance avec lui. Je suis en termes très-intimes avec lui ; car une fois, c’était ma foi l’hiver dernier, je lui ai donné le meilleur fouet qu’il ait jamais eu dans sa vie ; oui bien, je le jure, votre serviteur !

Kenneth devint écarlate comme une pivoine ; il jeta un regard rapide et désapprobateur à Nick, qui jouissait de son embarras.

— M. Iverson nous arrive avec de bonnes recommandations, dit Sylveen, baissant à demi les yeux.

— Mon ami Whiflles m’a certainement rendu un immense service, répliqua Kenneth, qui se mordait les lèvres de dépit.

— C’est cette baguette qui a fait l’affaire, poursuivit Nick, en touchant du doigt la baguette de sa carabine. Quand je l’eus fouetté de la belle façon que vous savez, je me trouvai si faible qu’on aurait pu me renverser avec la barbe d’une plume.

— Qu’avait donc fait votre ami pour mériter une pareille discipline ? dit Sylveen en appuyant sur le mot ami.

La maligne jeune fille, fidèle aux instincts de son sexe, voulait punir Kenneth de l’avoir fait rougir par la fixité de son regard.

Nick Whiffles allongea son bras droit et répondit, avec un accent de sérieux reproche ;

— Il se gelait, mam’selle ! voilà ce qu’il faisait. On l’avait assommé, laissé pour mort, et le froid allait l’achever, quand j’arrivai et, grâce au fouet que je lui donnai libéralement, il revint à la vie. C’est Chris Carrier et Jean Brand, ces deux misérables, qui avaient fait ce beau coup. J’espère qu’il viendra un temps, Saül Vander, où nous leur rendrons la monnaie de leur pièce. Si je pouvais seulement lancer Firebug sur leur trace, Firebug est mon coursier, appuyé par Calamité, qui est mon chien, je ne m’arrêterais pas avant de leur avoir fait faire connaissance avec Humbug (Blague) qui est ma carabine, oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Il me semble, dit le guide, que vous avez de bizarres idées sur les noms. Je ne vois, pardieu, pas la convenance d’appeler Humbug une carabine ; car vraiment il n’est rien au monde de moins humbug (blague) qu’une carabine.

— Vous conviendrez tous, j’espère, qu’il y a une certaine quantité de hum (bruit) en elle, quand elle envoie à six cents verges de distance un balle à travers le corps mortel d’un Peau-rouge ou d’un animal. Nous avons tous nos petites particularités au sujet d’une chose ou d’une autre, et les miennes s’attachent à des noms. J’aime à ce qu’ils se ressemblent un peu, afin de me les mieux rappeler. Ce chien, et Nick désigna du doigt le colossal mâtin, n’est pas tout à fait beau à voir ; mais il a bon cœur, je vous jure. Il est, je l’avoue. d’une humeur hargneuse, et pas mal disposé à regarder les habitants de la terre comme ses ennemis naturels. C’est la terreur des malfaiteurs, des jupons, et de fait, de tout le monde à peu prés.

Tandis que Nick discourait sur le nom et les qualités de son chien, Kenneth hasardait des regards admirateurs sur Sylveen. Whiffles aurait sans doute passé à l’éloge de son cheval et démontré la propriété de son nom, si l’arrivée d’un autre personnage n’eût changé le cours de la conversation. Le nouveau venu était beaucoup plus vieux que Kenneth, un peu plus grand, et d’une conformation moins nerveuse et moins symétrique. Il avait le teint plus bronzé, les yeux profondément enfouis sous leurs orbites. Sa physionomie manquait de franchise ; quelques rides labouraient son front. Il avait la bouche petite, les lèvres minces, étroitement comprimées sur ses dents blanches et aiguës. Son nez légèrement romain, pincé vers les ailes, était en parfait accord avec le reste de ses traits. Il portait une barbe noire, peignée avec soin. En approchant, il fit une inclinaison courtoise au guide et à sa fille, reconnut la présence de Nick Whiffles par un signe de tête à peine perceptible, et jeta sur Iverson un regard rapide et inquisiteur.

— Une belle matinée, monsieur Morrow, dit Vander. C’est Nick Whiffles Je présume que vous en avez déjà entendu parler. Ce jeune homme, — montrant Kenneth, — est son ami. Il se nomme… Iverson, je crois. Monsieur Iverson, Mark Morrow.

Mark Morrow, qui avait mis pied à terre, daigna à peine remarquer Kenneth, et le peu d’attention qu’il lui accorda n’avait rien de flatteur, car il se borna à lui envoyer un coup d’œil bref et hautain.

— Comment vont vos préparatifs pour la campagne de cet été, mon ami ? demanda-t-il, tout en considérant Sylveen, qui semblait disposée à rentrer sous la tente.

— Je pense que l’air du matin ne vous fera pas de mal, mademoiselle Vander, ajouta-t-il, en surprenant son intention et sans attendre la réponse du guide.

— L’air du matin ne fait de mal à personne, répliqua-t-elle d’un ton sec.

— Les affaires marchent assez bien, répliqua Vander à la question de Morrow. Bientôt nos hommes seront en route vers les chaussées des castors et les loges[1] des Peaux-rouges.

— Je vous souhaite cordialement du succès ; et si l’espérance n’est pas une vaine chimère, vous en aurez, riposta promptement Morrow. Si vous étiez un jeune blanc-bec, — il regarda Kenneth, — je n’aurais pas grand’foi en votre entreprise ; mais comme vous êtes d’une autre trempe, il n’est pas douteux que vous reveniez chargé de pelleteries.

Iverson, qui se tenait près de son cheval, le bras droit jeté négligemment sur la selle, étudiait minutieusement l’expression de l’homme qui faisait ces remarques, et observait que, dans ses yeux, il y avait une incertitude, une mobilité qui semblaient les indices d’un dessein secret et d’une disposition traîtresse. Il crut aussi apercevoir un changement dans les manières de la fille du guide, depuis l’arrivée de cet étranger à l’air impérieux. Il l’impressionnait évidemment. « Le craint-elle ou l’aime-t-elle ? » se demanda intérieurement Iverson.

Morrow s’était avancé vers Sylveen :

— J’espère vous voir souvent, pendant l’absence de votre père, lui dit-il avec chaleur et en adoucissant le timbre de sa voix. La colonie de la rivière Rouge peut vraiment être considérée comme un lieu charmant, tant que vous en faites voire séjour. Permettez-moi d’espérer que vous trouvez vos études agréables.

— Oh ! je ne suis pas une écolière ; il y a longtemps que j’ai fini mes études ! répondit-elle avec aigreur.

— Mille pardons, mademoiselle Vander, dit-il lestement. J’aurais dû savoir que vous n’êtes pas femme à faire pâlir voire teint et ternir vos beaux yeux sur les livres.

Se penchant à son oreille il lui glissa quelques mots que les autres n’entendirent pas. Sylveen rougit et un éclair passa sur son visage.

« Est-ce colère ou amour ? » se demanda encore Kenneth.

Mark Morrow fit à Sylveen un geste amical avec la main ; puis se tournant, dévisagea grossièrement Iverson. Ensuite il remonta à cheval, et partit, après avoir adressé un salut d’adieu au guide et à sa fille. Kenneth le suivit du regard avec un malaise et un sombre pressentiment dont il lui eût été bien difficile de donner la raison exacte.



  1. Nom généralement donné aux huttes des Indiens.