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Les Pieds-Noirs/03

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 17-22).


CHAPITRE III

Mark Morrow


Iverson revint, soucieux et fort préoccupé, à sa fente. Déjà, il sentait que les grâces de Sylveen avait fait une profonde impression sur son cœur. Les singularités de Nick Whiffles ne réussirent pas à le détourner de ses pensées. Elles n’étaient cependant pas éclairées par les rayons de l’espérance. Le doute et un sentiment indéfinissable de jalousie les empoisonnaient. La sinistre figure de Mark Morrow se dressait sans cesse entre l’image de la fille du guide et lui ; et la crainte que Sylveen ne le lui préférât le torturait constamment.

Obéissant à une influence irrésistible, il se rendit, le lendemain, chez Saül Vander, renouvela sa visite le jour suivant, et se lança à toutes voiles sur l’océan de l’amour.

Quatre jours après sa première entrevue avec Sylveen, Nick Whiffles et lui causaient, un matin, près du camp des trappeurs, qui étaient sur le point de se mettre en expédition, quand Mark Morrow arriva, monté sur son magnifique cheval et suivi d’un domestique. Ils s’arrêtèrent à côté de Kenneth.

— J’aperçois un nuage sur son front, murmura Nick, je mettrais ma tête à couper que ça couve un orage. Il vous ajuste avec son œil droit comme avec une carabine.

— Quel est cet individu qui vient derrière lui ? demanda Kenneth.

— Un individu que j’ai vu quelque part ; je ne saurais le nommer, Quel air de chat-tigre il a !

Kenneth reporta ses yeux sur le maître et s’inclina brusquement. Morrow répondit à ce salut, par un imperceptible mouvement de tête, sauta à terre et jeta au domestique les rênes de son cheval. Puis il se tourna lentement, mais résolument vers Kenneth. Une sourde irritation paraissait l’agiter. Sans dire un mot, il se croisa les bras sur la poitrine et braqua sur Iverson des yeux insolents. Une démonstration aussi inattendue ne manqua pas de surprendre Kenneth. Un instant il fut troublé, et les lèvres de Morrow exprimèrent le dédain triomphateur.

Mais l’embarras du jeune homme ne dura guère. Reprenant son empire sur lui-même, à son tour, il toisa délibérément l’étranger, lui rendant assurance pour provocation. Le regard du premier était perçant, rusé ; celui du second froid et invulnérable.

Nick Whiffles recula de trois ou quatre pas, s’accouda négligemment sur le canon de sa carabine, et observa cette étrange rencontre avec une inimitable insouciance : « Qui diable sera le vainqueur dans ce terrible combat à coups d’yeux ? » se demandait sans doute avec curiosité le chasseur.

En s’apercevant que la force morale de Kenneth répondait à la fureur dont il faisait preuve, Mark Morrow eut un terrible froncement de sourcils. La rage l’emporta sur la résolution qu’il avait prise d’affecter du mépris. Ses traits se contractèrent affreusement. Des éclairs jaillirent de ses prunelles ardentes ; tout en lui dénota l’emportement arrivé à son paroxysme.

Jamais, au contraire, Kenneth ne s’était montré plus composé. Il avait un air vraiment majestueux. Exaspéré par cette impassibilité à laquelle il ne s’attendait pas, Mark le frappa, de son lourd gantelet de fourrure, à la face.

— Je vous comprends, dit le jeune homme de sa voix ordinaire et sans changer d’attitude, ou laisser échapper un signe de colère. Vous ne m’avez pas dit la cause de votre querelle et je ne la connais pas ; mais je n’y tiens guère. Vous aurez ce que vous cherchez.

La physionomie de Mark s’altéra un peu. Il commença à concevoir plus de respect pour son adversaire, et comprit qu’il lui importait de se contenir, pour se montrer à la hauteur de Kenneth

— Le choix des armes vous appartient, dit-il d’un ton plus modéré.

— Je le sais, répondit Iverson, et, ajouta-t-il lentement, je choisirai les armes.

Il appuya si particulièrement sur ces mots que Mark Morrow tressaillit.

— Mais je voudrais, d’abord, poursuivit Iverson, savoir si je vous ai sciemment ou à mon insu, insulté vous ou les vôtres. Comme l’un de nous deux doit mourir, et comme la mort est une chose importante et solennelle, je désire l’aborder en sachant pourquoi, et, avec une bonne conscience si c’est possible.

— Ça ne me paraît pas fort utile, d’autant plus que je vous ai insulté d’une façon qui ne saurait être oubliée, au moins par quiconque prétend au titre de gentilhomme. Qu’il vous suffise de savoir que j’ai, contre vous, un motif de haine mortelle.

Il s’arrêta ; mais incapable de dompter davantage le ressentiment qui fermentait dans son sein, il s’écria bientôt, en écumant de fureur :

— Nous n’avons pas besoin d’intrigants parmi nous ; tout étranger qui vient ici doit prendre garde de ne pas courir sur les brisées de Mark Morrow !

Sylveen ! dit Nick Whiffles, comme s’il se parlait à lui-même.

Les deux antagonistes, par un mouvement commun, jetèrent les yeux sur Nick, puis les reportèrent l’un sur l’autre. Sur leur physionomie, on put lire le mot de l’énigme, que tous deux savaient par cœur, mais ne voulaient pas prononcer. Kenneth rougit jusqu’aux tempes et Morrow resta déconcerté.

Toutefois ils se remirent promptement.

— Me parlez-vous ? dit impatiemment Iverson en s’adressant à Nick.

— Ma foi, non, répliqua-t-il, en tapotant avec la paume de sa main sur la gueule du canon de sa longue carabine ; ma foi, non, mais j’aimerais assez à le faire, quoique vous ayez assez de quoi vous occuper à présent, oui bien, je le jure, votre serviteur !

Kenneth se tourna vers Morrow :

— Vainement, dit-il avec sévérité, vous voulez cacher vos motifs réels. Si vous ne les avouez pas, je puis certainement les supposer.

— Pourquoi diable les demandez-vous alors ? Quelle différence cela fera-t-il dans cent ans d’ici que je me sois battu pour un homme ou une fille ? Si vous avez le courage dont vous vous vantez ou faites parade, à quoi bon hésiter ? indiquez l’heure, le lieu et les armes.

— C’est bien, M. Morrow. Le temps sera : demain, trente minutes après le lever du soleil ; le lieu, un joli plateau, non loin d’ici, charmante place pour une tombe ; les armes seront là, sans faute. Ces arrangements vous conviennent-ils, monsieur ?

— Oui, à une exception près, c’est que l’heure ne sonnera jamais assez vite, dit Morrow en mettant la main sur le pommeau d’un pistolet qui sortait de son capot. Cependant, je saurai attendre.

Un sourire joua sur les lèvres de Kenneth.

— Vous n’avez pas parlé des seconds, dit Mark.

— Voici le mien, répliqua Iverson en indiquant Whiffles. — Nick, je puis compter sur vous, n’est-ce pas ?

— Oui bien, je le jure, votre serviteur ! répliqua le chasseur, avec un regard paternel à sa carabine.«

Saül Vander avait achevé ses préparatifs pour l’expédition des trappeurs, et causait avec sa fille devant la lente dont nous avons parlé.

— Je ne comprends pas du tout la détermination, disait-il en regardant Sylveen. Je ne puis découvrir le comment et le pourquoi, tu comprends ?

« Tu comprends » était une expression favorite du guide.

— Supposez-moi, mon cher père, assez de sens et de raison pour croire que je ne suis pas dirigée par un caprice ou une fantaisie du moment. J’ai de puissants motifs pour désirer quitter la colonie et rester sous votre protection immédiate. J’avoue que l’amour des aventures me séduit jusqu’à un certain point. Peut-être ai-je hérité, de vous ou de ma mère, de cette disposition particulière. Vous m’avez souvent dit que cette pauvre mère, — Dieu veuille avoir son âme ! — aimait les vastes prairies, les lacs, rivières et montagnes du Nord-ouest.

— Oui, répondit Saül avec un soupir ! elle aimait les vertes vallées, les hautes montagnes, les lacs tranquilles et les ruisseaux murmurants. Ma chérie, tu peux venir avec la brigade.

— Merci, oh ! merci, mon guide adoré, s’écria Sylveen embrassant tendrement son père.

— On ne peut rien vous refuser, méchante fille !

Ce disant, il lui pinçait gaiement le menton ; puis il lui adressa quelques conseils et marcha vers le camp des trappeurs.

— Le Loup ! cria Sylveen, en se tournant vers la porte de la tente.

Un petit Indien, âgé d’environ quatorze ans, parut aussitôt. Il avait les mouvements lestes, le buste et les membres aussi symétriquement taillés que ceux d’un jeune Apollon. Son visage, quoique tanné, possédait une beauté sauvage, étrange et presque fascinatrice. S’avançant à quelques pas de Sylveen, il s’arrêta, riva ses yeux noirs sur le sol, et attendit, en silence, les ordres de sa maîtresse.

— Le Loup, dit-elle, en l’examinant avec une profonde attention, malgré la perversité de ton caractère et la méchanceté de ta nature indienne, tu m’as jusqu’ici paru fidèle et obéissant. Ainsi, exécute ce que je vais te commander. Tu as vu Mark Morrow, quand il est descendu, hier et ce matin, vers le camp. Mon sauvage et fier garçon, tu as des yeux aussi vifs que eux d’un lynx, si tu es aussi rusé que ceux de ta race, tu as lu sur sa physionomie, et peux me dire ce qu’elle exprimait.

— Lever-du-soleil, répliqua l’adolescent d’un ton un peu maussade, vous oubliez que Le Loup n’est qu’un rejeton des Pieds-noirs.

— Je sais que d’autres t’insultent et te reprochent de descendre des valeureux Pieds-noirs ; mais je ne t’ai jamais adressé de mots blessants. Allons, ne sois pas grimaud avec une maîtresse qui, tu le sais bien, est toujours indulgente pour toi.

L’enfant releva lentement ses yeux et les attacha sur Sylveen :

— Le Loup ne se plaint pas, dit-il. Il est assez grand pour songer à lui. Il porte maintenant un couteau et votre père lui a donné une carabine. Que quelqu’un l’injurie, visage pâle ou visage bruni, et il saura quoi faire !

Les prunelles de l’Indien dardèrent un éclair de courroux.

— La fille aux regards de soleil, celle qui fait la lumière dans les loges, demande, ajouta-t-il, au jeune loup ce qu’a le visage pâle. Il répondra.

— Pied-de-renard, continua Le Loup, se servant du langage métaphorique des Indiens, désire que le visage de Lever-du-soleil étincelle dans son wigwam. Son cœur est enflammé de jalousie contre le jeune fils des visages pâles qui a rôdé autour de votre tente, durant ces quatre derniers jours. Il essayera de le jeter hors de son sentier. Il était sombre comme la tempête, en se rendant, ce matin, aux blanches loges.

— Le Loup, tu as la sagacité que la tradition accorde à ta race. Cours au camp comme un daim ; devance le vent. Surveille Mark Morrow. Que tes yeux perçants ne le quittent pas une seconde ! Fais bien attention à ce qui se passera entre lui et Kenneth Iverson. Puis, reviens vers moi, rapide comme la flèche.

— Vous avez parlé ; le rejeton des Pieds-noirs a entendu, car ses oreilles étaient ouvertes au son de votre voix qui ressemble au murmure des eaux. Vous avez commandé. Le Loup obéit.

Et jetant un regard d’intelligence à sa maîtresse, il partit avec l’agilité de l’antilope.