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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/047

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 67-68).
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XLVII

Je vois trois classes chez nous, le bourgeois, l’ouvrier, le paysan. Et l’on pourrait peut-être les caractériser par leur police d’opinions, c’est-à-dire par leur manière de penser, liée elle-même, comme il est inévitable, à leur travail ordinaire.

Le bourgeois gagne sa vie à plaire. Il tire ses profits des hommes, non directement des choses. Un banquier qui place son papier est un bourgeois ; un marchand qui dispose habilement son étalage est un bourgeois ; un préfet qui apaise les conflits, qui négocie, qui rallie, est un bourgeois. Un professeur est un bourgeois, car il doit plaire à ses élèves et à leurs parents. L’instituteur aussi ; mais il se trouve entre deux classes, peut-on dire, parce qu’il reçoit et manie les enfants du peuple. Ces nuances négligées, il me semble que la politesse est la première règle de l’esprit bourgeois ; ils n’aiment pas trop la contradiction ; ils discutent avec courtoisie ; ils aiment l’accord des opinions, et ils préfèrent les modérées, surtout par politesse.

Ce qui m’a toujours frappé dans les opinions des ouvriers, c’est qu’elles sont sans politesse, j’entends par là que lorsqu’ils vous interrogent et vous réfutent, ils ne se soucient point de vous plaire ; si vous êtes choqué, ils s’en moquent. C’est par là qu’ils effraient d’abord le bourgeois. Cela tient certainement à l’indépendance qu’ils ont par leur habileté manuelle. Celui qui sait faire des souliers n’a pas besoin de plaire à celui qui le paie. Mais il y a une autre raison, plus positive, qui vient de l’outil et de la chose. Car toute cette matière est sans politesse et sans caprice ; il faut l’observer et la vaincre, sans égards ni flatteries. C’est l’étude des choses et le maniement des choses qui a instruit l’humanité et qui a découronné les Dieux. La sagesse qui triomphe de plus en plus, c’est celle du forgeron, de l’ajusteur, du machiniste. Dans le travail bourgeois, il y a des miracles, car un bon discours retourne le client ; dans le travail ouvrier, il n’y a point de miracles. Maxime pour les bourgeois : « l’homme peut juste autant qu’il plaît. » Maxime pour l’ouvrier : « l’homme peut juste autant qu’il sait. » Le vrai savant est un grand ouvrier.

Le paysan a un autre caractère. D’un côté on peut dire qu’il manie les choses, ce qui lui donnerait du positif, et cette dignité ouvrière, qui agit au lieu de prier. Mais parmi les choses que manie le paysan, il y a les animaux domestiques, envers lesquels il y a une espèce d’éloquence, tantôt ingénieuse, tantôt brutale. En ce sens, un cocher serait autant paysan qu’ouvrier, mais bourgeois aussi en ce sens qu’il vit de politesse. Surtout les choses au paysan, qui sont la terre, la pluie, le soleil, ont, pris ensemble, des espèces de caprices ; les saisons ne répondent pas au travail comme le fer ou le courant électrique. Les immenses phénomènes météorologiques sont irréguliers d’apparence. Aussi on prie pour avoir la pluie ; on ne prierait point pour avoir de l’acier bien recuit. Il est donc vraisemblable que le paysan inclinera toujours à la superstition et à la poésie religieuse, faute d’une expérience sans ambiguité. Aussi croira-t-il moins aisément à la justice que ne fait l’ouvrier. Il saura attendre. Patience, vertu paysanne. Espérance, vertu bourgeoise. Volonté, vertu ouvrière.